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Classiques Garnier

L’économie de l’intention et l’hyperdocumentarité

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2017 – 2, n° 4
    . Immersion
  • Auteur : Cormerais (Franck)
  • Résumé : L’économie de l’intention repose sur des algorithmes. Elle participe d’un mouvement qui cherche à cerner les intentions des internautes. Avec elle, se déploie un capitalisme cognitif qui repose sur un nouveau régime documentaire que nous nommons « hyperdocumentarité ». Ceci implique une dimension politique de l’économie qui engage l’hyperdocumentarité. Il s’agit de penser les relations entre le volontaire et l’involontaire, ce qui nous amène à réévaluer la question du consentement.
  • Pages : 137 à 155
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406092889
  • ISBN : 978-2-406-09288-9
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09288-9.p.0137
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 06/08/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Document, hyperdocumentalité, capitalisme cognitif, intention, corps propre
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Léconomie de lintention
et lhyperdocumentarité

Notre développement se conçoit en deux parties. Une première est consacrée à une reprise et à une transition qui caractérisent léconomie de lintention reposant sur des algorithmes. Nous montrerons que léconomie de lattention nillustrait quune première phase dun mouvement dune plus vaste amplitude qui cherche à cerner aujourdhui les intentions des internautes. Avec léconomie de lintention se déploie un capitalisme cognitif qui repose sur un nouveau régime documentaire que nous nommons « hyperdocumentarité ».

Dans une seconde partie, nous attacherons à la dimension politique de léconomie de lintention, comprise maintenant comme économie qui engage lhyperdocumentarité, en partant du texte dÉtienne de La Boétie : « De la servitude volontaire » (1576). Cet essai servira de conducteur pour penser les relations entre le volontaire et linvolontaire, ce qui nous amènera à réévaluer la question du consentement pour envisager un nouveau régime dengagement dans la perspective dune réactualisation de lidée émancipation qui nous vient de la modernité, ceci afin de ne pas réduire lindividu à un « document comme les autres ».

LAVÈNEMENT LÉCONOMIE
DE LINTENTION ET LA MUTATION DOCUMENTAIRE

Lhyperdocumentarité comme passage
de léconomie de lattention à léconomie de lintention

Après léconomie de lattention (Cary, 1999) nous assistons à lapparition dune économie de lintention. La question de lintention, 138après avoir été traitée largement dans la phénoménologie husserlienne, refait surface dans la littérature consacrée la digitalisation (Ferraris, 2016). Dans le tableau suivant nous proposons de problématiser léconomie de lintention en lien avec lhyperdocument, ce qui explicite lémergence dune nouvelle configuration dans les technologies intellectuelles (Goody, 1977) pour explorer des pratiques liées à une raison documentaire. À partir dune distinction entre document et « semi-document » (Escarpit, 1976), penchons-nous sur lhyperdocument.

Document

Semi-document

Hyperdocument

Objets

Livre, manuscrits,

revues, journaux

Musique, radio, film,

Télévision

Documents digitaux,

Hypertexte

Supports

Papier

Disque, CD, DVD

Écran, disque dur, serveur

Éditions

Imprimerie

Pressage

Mise en ligne

Modalités

Écriture, lecture

Enregistrement

Donnée structurée

Consultation

Compulser

Visionner, écouter

Interroger

Lieu

Bibliothèques, archives

Médiathèque

Ubiquithèque

Fig. 1 – « Évolution du document ».

Un Hyperdocument ne reproduit pas le grand partage des documents et semi-documents car il hybride des caractéristiques des deux régimes documentaires précédents. LHyperdocument rend possible une hyperdocumentarité qui renvoie à des transformations de la structuration de linformation et à la (re) documentarisation (Salaün, 2007, 2012). Si la documentalité se comprend comme une « spécialité sociale de lécriture » (Ferraris, 2016, p. 51), lhyperdocumentarité sentend comme capacité à produire des hyperdocuments. Le principe de concept de documentarité fut développé (Crozat, 2016), il faut y ajouter, au-delà des dimensions culturelles et technologiques, une dimension économique.

Ainsi, nous pouvons associer à chaque moment du document une économie dont rendent comptent des opérations techniques liées à la signifiance. Les opérations du système technique débouchent sur un processus de la valuation. Ce phénomène rend compréhensible lhyperdocumentarité.

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Économies

Opérations techniques liées à la signifiance

Processus de Valuation

Document

Économie du signe

Redoublement usage/échange par signifiant/signifié

Le signe comme formulation des besoins et des motivations

Hyperdocument

Économie de lattention

Système biface, gratuit/payant

Capture des flux attentionnels du sujet

Hyperdocumentarité

Économie de lintention

Analyses des traces

Data analytics

Anticipation des intentions du soi à partir des profils

Fig. 2 – « Économie de lintention et transition digitale ».

La saisie des transformations proposées par ce tableau suppose un détour par la fonction denregistrement des traces sur laquelle repose léconomie de lattention. Disons que laccélération du mémorisable par linformatique organise un tournant. Léconomie de lintention se construit sur une prise en considération de limportance de la place de la « mémoire » dans léconomie (Cormerais, 2003).

Aujourdhui cest la dynamique de la conquête de lintelligence et de sa mémorisation par les algorithmes quil savère urgent danalyser. On peut même parler de la mise en œuvre dune « volonté et dune représentation du monde » par les algorithmes. Sans discuter ici de cette référence philosophique, disons que le concept de volonté va nous servir par la suite pour penser la relation à la servitude.

Lhyperdocumentarité
et le conflit des intentions

Aujourdhui un nouveau type de conflit apparaît, il nest pas relié à lorthodoxie religieuse ou du droit (Kant, 1798) mais à la suprématie dun discours technoscientifique qui repose principalement sur lefficience 140du calcul. Le nouveau principe ordonnateur, vient de lordinateur qui contribue à la « société de contrôle » (Deleuze, 1993). Nous reviendrons sur le commandement pour montrer linversion de la relation entre le sujet et la machine car la « juridiction », entendue cette fois comme norme, passe du côté des algorithmes.

Le conflit des intentions renvoie maintenant à la différence entre lintentionnalité humaine et lanalyse prédictive de lintelligence artificielle. Un nouveau type de conflit que nous qualifions de conflit des intentions oppose le sujet « humaniste » à la machine. La perturbation cognitive liée à la perception capturée dans des dispositifs informationnels produit un capitalisme attentionnel. Le travail de Citton établit un parallèle entre « lattention volontaire et léconomie neuronale » (Citton, 2014 p. 192). La question de la capture de lattention par un « système exécutif » remplace ce qui relevait encore de la seule conscience qui reposait sur lintention et la volonté libre, ou encore sur une visée et une aptitude à faire des choix délibérés.

Avec la capture des intentions, un pas de plus est franchi. Pour le comprendre, il faut reprendre lanalyse de la chaîne suivante : perception, aperception1, conscience. Dans cette évolution sopère un passage aux limites entre lextérieur et lintériorité. Une transition mène de la perception à laperception, puis de laperception à la conscience comprise comme manifestation dune intentionnalité qui satisfait à une fonction de visée saccomplissant ou pas ensuite dans des actes.

Sans entrer dans le débat de la philosophie moderne sur lintentionnalité qui va de Husserl à la pragmatique de Searle (Clément & Kaufmann, 2005), il faut rappeler que lintention est une « disposition desprit, mouvement intérieur par lequel une personne se propose, plus ou moins consciemment et plus ou moins fermement, datteindre ou dessayer datteindre un but déterminé []2 ».

Ces précisions terminologiques apportées, nous pouvons maintenant mieux saisir la logique de captation lintention dans les réseaux comme une structure profonde du sujet. Avec le conflit des attentions, compris comme conflit des facultés dans le milieu digital 1, à un conflit 141des intentions dans le milieu digital 2. Cette transition repose sur la mutation du statut de lobjet infodynamique que représente la donnée informatique. Entre les données dans le web1.0 et celle du web 0.3 sopère une transformation dont rend compte le tableau suivant.

Régime documentaire

Réseau

Technologie informationnelle

Opération

Hyperdocument

Web 1.0

moteur de recherche

Indexation

Hyperdocumentalité

Web 2.0

réseaux Sociaux

Traçabilité

Hyperdocumentarité

Web 0.3

algorithmes, internet des objets

Filtrage des données massives

Fig. 3 – « La transformation des régimes documentaires ».

Lavènement de lhyperdocumentarité se comprend autour dune évolution des infrastructures réticulaires et des opérations réalisées par les technologies informationnelles associées. Avec le conflit des intentions se définit le franchissement dune étape dans nos rapports aux objets techniques ; il y va de la redéfinition des notions dobjet et de sujet. Pour bien saisir les enjeux de cette transition, il faut revenir au conflit entre autonomie et hétéronomie de la conscience. Le questionnement devient alors le suivant : que devient lintention « de », autrement dit lintentionnalité comme visée, lorsque cette dernière est confrontée aux « données intelligentes » distribuées entre les objets documentaires par des algorithmes ?

Cette question appelle la nécessité dintroduire une anticipation des effets produits par les boucles rétroactives entre les données et les documents. Ne faut-il pas concevoir une attitude de prudence avec lhyperdocumentarité qui consisterait à envisager une « antéaction3 » comme réponse à la prise en charge de lactivité de la noèse (de la pensée) par les opérations de rétroaction de la technèse (lactivité technique). Cette attitude se situe dans le prolongement des travaux de Bernard Stiegler (1994), en particulier, autour des rétentions et du concept de redoublement épokhal qui souligne que la condition instrumentale apparaît comme une déjà là qui précède le sujet qui doit toujours corriger son 142retard (Cormerais, 2013). Avant de souligner limportance dun contrôle des rétroactions, ou au moins leurs limitations, dans la relation entre pensée et technologie, lintention doit être approchée par le biais corps car la conscience de soi naît toujours à partir dune frontière floue et entre le corps et le monde des objets hors de lui.

Le passage du corps propre
au corps embarqué de lhyperdocumentarité

Lavènement de léconomie de lintention accompagne la transformation des régimes documentaires exposés dans la précédente section. Le conflit revient maintenant autour de la relation entre le corps et la conscience. Dans la continuité des travaux relatifs à la phénoménologie, où lintentionnalité savère centrale pour aborder la question du sujet, il nous faut maintenant faire une nouvelle hypothèse : celle dun passage du corps propre au corps embarqué dans lhyperdocumentarité. Cette distinction nous permettre de préciser le cadre de léconomie de lintention comprise comme capture de lactivité noétique par les dispositifs techniques du milieu (technèse)

Le concept de « corps embarqué dans les documents » répond à une forme historique renouvelée du « corps propre » mis en avant par Merleau-Ponty4. Ce concept opère un retour au circuit qui va de la perception à lintention. Comment sopère cette transition ? La question de lembarquement atteste dun déséquilibre vécu dans le corps qui se trouve exposé aux objets infodynamiques que sont les hyperdocuments.

Le corps embarqué nest pas le « corps-objet », biologisé par lapproche des sciences objectives ; il nest pas non plus réductible à une étendue du corps machin réglé par les lois des mouvements matériels. Dans le modèle mécaniste, le corps nest pas le corps vécu. Non réductible dans la réalité physique, le corps se construit dans une relation à limaginaire. Ce corps qui est mien est le corps que je suis, il possède un intérieur. 143Ce corps est un centre dexistence compris comme « puissance à la fois dagir et de percevoir et comme moyen pour le sujet dinsertion dans le monde ». Ainsi Merleau-Ponty réfute ainsi lidée dun vécu transparent à lui-même. Le propre renvoie ainsi à une synthèse passive qui consiste à être au monde, dans le monde. La reprise de Husserl est ici patente, même si Merleau-Ponty admet avec Freud que le sujet est traversé par des affects. La responsabilité se conquiert dans la manière dont le sujet se situe par rapport à ce passif. Notons que le corps propre devient un corps sujet, opaque à lentendement, non transparent à lui-même mais qui peut se voir de lextérieur dans lexpérience du miroir. Si Merleau-Ponty cherche un contact avec le monde, une sorte de retour aux choses qui précède toute perception, force est de noter que ce retour à la vérité de lexistence par la « parole opérante » (Merleau-Ponty, 1976, p. 229) ne dit rien sur le milieu technique.

Cest là que sopère une différence fondamentale entre le corps propre et le corps-embarqué qui se trouve capturé par une hyperdocumentarité, dont il ne peut que se défaire. La vérité de lexistence ne prend plus appui sur un antéprédicatif, mais sur une activité intentionnelle se situant dans la dépendance des « mailles » du milieu technologique (technèse) informationnel.

Ce corps embarqué est un corps vivant, mais qui est pris dans une indissociabilité du vécu alliant noèse (pensée) et la technèse (milieu technologique). Comme dans un système informatique embarqué, où le système logiciel est intégré à un matériel. Sans rabattre la technèse sur la noèse et inversement, le vivant organise un frayage qui rencontre un conflit entre intention, autre figure du libre arbitre, et les données infodynamiques. Dans le tableau suivant, nous cherchons à préciser à partir du milieu technique des infrastructures du réseau en lien avec un processus dindividuation dans lequel se construit le frayage du sujet.

Régime documentaire

Réseaux

Processus dIndividuation

Contrôle/guidage

Hyperdocument

Web 1.0 

Le sujet « domine » lobjet pour garantir son autonomie dans une conscience manipulatoire et réflexive

Phase de la commande informatique

144

Hyperdocumentalité

Web 2.0

Le sujet est sollicité en permanence par les dispositifs. Lattention est capturée (laperception du phénomène est invisible)

Phase de la recommandation par linformation

Hyperdocumentarité

Web 3.0 

Le sujet trouve une définition de soi dans une relation hétéronomique

Ce nest plus la connaissance qui est embarquée mais le corps (immersion)

Phase de lexodocommandement par la prédictibilité

Fig. 4 – « Régimes documentaires et contrôle de soi ».

Les infrastructures du régime documentaire et les processus dindividuation livrent une formation historique du sujet dans sa relation aux réseaux. Ce phénomène implique une désorientation de ce dernier qui nappartient plus à lâge de foule (Reisman, 1964). Cest bien la relation au pouvoir compris comme contrôle et guidage qui devient saillante.

Rappelons que la notion de commande, étymologiquement du latin commando, renvoie à confier, transmettre, recommander, puis en bas latin à ordonner, dominer. Aujourdhui, nous entrons dans une nouvelle époque de la commande avec le passage de la commande informatique à la recommandation, puis de la recommandation à lexocommandement. Si lexodétermination était la marque des sociétés traditionnelles, par inversion, elle devient aujourdhui le symptôme des sociétés hypermodernes, où la prédictibilité sempare de sujet pour lui indiquer sa trajectoire, son chemin dans le frayage des réseaux. Lagencement suivant (commande, recommandation, exocommandement) témoigne dune situation inédite qui sinscrit dans notre relation aux documents, aux machines informationnelles et aux objets infodynamiques que sont les données. Le pouvoir des données tend à remplacer les données du pouvoir et à faire reculer la puissance des institutions qui sorganisent en fonction du marché.

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Face à cette tendance du système technique, qui devient un macro-système technique du digital, il ne sagit ni daffirmer le commencement absolu dans le sujet, ni sa réfutation pour opérer un sauvetage de lhumanisme classique ; il convient, à linverse, de proposer à titre dhypothèse une ouverture infoménologique du champ de la conscience intentionnelle qui ne repose pas un individu (insécable) mais sur une individuation psychique et collective avec laquelle il conviendra par la suite dévoquer la construction dans une intentionnalité de groupe que nous aborderons dans la deuxième partie.

Préalablement, il faut revenir sur le risque de fermeture du processus dindividuation, telle quil se présente dans la relation aux données produisant un exocommandement qui nest plus synonyme détat de conscience libre et intentionnelle. Cette clôture, produisant une hétéronomie, vient influencer lattention du moi, puis ses intentions en tant quelles contribuent à sa détermination comme sujet. Une intention présupposée antérieurement à son actualisation par le sujet est possible et même envisagée. La question majeure est bien celle du changement dorientation de lattention et de lintention et des règles qui dirigent lactivité du corps embarqué à travers une immersion dans un flot incessant de documents connectés.

Lhyperdocumentarité
et La défense DE LINTENTION

Léconomie de lintention, telle que nous avons essayé de la définir dans la première partie, appelle une mobilisation de lhyperdocumentarité au service de lintention collective qui permettrait dorganiser des antéactions comme réponse aux rétroactions des modèles de lIA. Si nous sommes ce que sont les traces ou ce que les « documents font de nous » (Ferraris, 2014, p. 109), il convient de se poser la question de ce que nous devons faire des documents digitaux. En transformant les actes en objet infodynamiques, la trace et la mémoire forment des enjeux dune hyperdocumentalité qui met en danger les formes de lintentionnalité classiques (réflexive, expressive, imaginative).

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La défense dune intentionnalité permet de montrer comment, aujourdhui, sétablit une « servitude involontaire » qui serait le résultat dune « inattention » que lon peut lire comme une aperception dun mouvement, ou encore comme une inconscience qui vient entamer la liberté du sujet.

LHyperdocumentarité
et la crise de la conscience digitalisée

La notion de « crise de la conscience » introduit la formation dun nouveau régime historique, la subjectivation manifeste un changement dans la distribution des relations entre théorie et conflictualité. Dans le tableau suivant nous présentons de façon cavalière trois crises de la conscience de façon à ancrer et la transition de lépoque actuelle.

Crise

Théorie

Conflit

Document

17e et 18e

Crise de la conscience (1) (Hazard)

Rationalisme des lumières humanisme moderne

Libre arbitre versus

Discussion des textes sacrés

20e

Crise de la vie dans lhumanité européenne (2)

(Husserl)

Positivisme, crise des valeurs de lhumanité

Objectivisme scientiste versus science de lesprit

Mathématisation du livre de la nature

21e

Crise de la conscience
digitalisée (3)

Post-vérité, fin des théories, transhumanisme

Profilage versus intentionnalité collective

Digitalisation du monde vécu -

Fig. 5 – « Crises, théories et conflits de la modernité à lhypermodernité ».

Dans son ouvrage la Crise de la conscience européenne (1935), Paul Hazard introduit un nouvel ordre des choses. Le basculement relatif à lautorité, à la croyance aux dogmes sopère. Samorce un règne de la Raison, du doute, de la liberté individuelle. Des changements relatifs aux valeurs intellectuelles préfigurent les révolutions. De son côté Husserl prononcera une série de conférences au milieu des années trente sur la 147crise de lhumanité Européenne qui donneront lieu plus tardivement à une publication. Cette nouvelle crise (2 dans le tableau) ne sépare pas crise des sciences et crise éthique et politique. Pour Husserl seul un retour réflexif sur létat des sciences peut permettre den élucider le sens.

Aujourdhui, une nouvelle crise se livre dans des notions aussi disparates que post-vérité (Keyes, 2004), disparition de la nécessité des théories et fin de lhumanisme avec le post-Humain. Il nous semble que cette crise trois sinscrit dans un prolongement dun « reformatage » de lactivité noétique de la conscience dans sa relation aux documents. Cest le statut des données qui permet de définir un nouveau conflit des interprétations. Ce nest plus linterprétation des textes sacrés, ce nest plus laxiomatique formelle qui guide le travail de la pensée mais le rôle des data informatiques.

La crise 1 correspond à lapparition dune intentionnalité moderne qui conquière sa liberté par éloignement du dogmatisme, la crise 2 renvoie à un risque majeur de la suspension de lintentionnalité qui débouche sur une irrationalité qui sera celle de la seconde guerre mondiale. La crise 3 met en scène un sujet pris dans une intentionnalité virale contre une intentionnalité vitale, dont il est la victime. Le soft power dun capitalisme cognitif dirige la conscience de soi.

La servitude inversée :
le besoin du droit et lintentionnalité collective

Aujourdhui léconomie de lintention cherche à contourner lactivité intentionnelle du sujet qui garantissait son libre-arbitre ; cette nouvelle économie scripturaire à base de données informatiques traduit un discours indirect dans lequel la liberté du sujet est hypothéquée par une marchandisation algorithmique de ses intentions qui sont devinées avant même que le sujet ne se les formule à lui-même. Nous passons alors de la servitude volontaire formulée par La Boétie à une servitude involontaire. Celle-ci témoigne dune figure historique nouvelle dune relation à soi que résume bien la formule : « plus proche de moi que moi-même » (Sloterdijk, 2010, p. 587). Nous sommes devant un paradoxe : la liberté saffirme comme une valeur essentielle, être soi, alors que le contrôle des formes de subjectivation de la conscience passe sur un contrôle discret des machines informationnelles qui transforment tous les actes en documents.

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La servitude inversée précise la transition du volontaire à linvolontaire qui se comprend comme un consentement volé ; élément fondamental de lautonomie de la volonté celui qui soblige, en se rendant débiteur dune obligation, doit avoir préalablement consenti. Dans cette configuration la source des obligations juridiques est le contrat ; ce contrat fait vivre lautonomie de la volonté car il reste un instrument juridique de laccord qui soude les parties dans un accord. Très vite, une critique de cette conception qui ne tient pas compte du rapport de force pouvant exister entre les deux parties contractantes, simpose.

La construction dune réalité sociale sur un libre consentement suppose un contrôle de lefficience et de lefficacité des technologies par lavènement dune intentionnalité collective susceptible dorganiser une riposte au danger dune intentionnalité virale des réseaux. Cette intentionnalité, reposant sur des antéactions informationnelles qui sopposent aux cycles incontrôlables de rétroactions, sécarte de lidéalisation dun consensus (Searle, 1998) qui serait livré « par-dessus le marché » ; au contraire cest autour dune prise au sérieux du rôle de lintentionnalité dans léconomie de lintention que lon peut réaliser autour du contrôle des données informatiques une acception collective dun pouvoir attentif aux formes scripturaires liées au digital. La donnée informatique devient alors une condition de possibilité de lintentionnalité collective dans la perspective dune hyperdocumentarité.

Lorganisation des temporalités
de lhyperdocumentarité

La question de la réorganisation de lintention suppose un point de vue complexe pour échapper à une conscience guidée par lintentionnalité virale du réseau ; ce point de vue rassemble les trois dimensions de la temporalité, passé, présent, futur (cf. tableau no 5). Cette synthèse, préalable à la formulation dun régime dengagement collectif, se pense non comme un refus des technologies de linformation mais comme une nouvelle relation entre cognition, histoire et documentation.

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Temporalité

Intentionnalité

Mode cognitif

Histoire

Document

passé

rétention

mémorisation

filiation

conservation

présent

intention

perception

identification

consultation

futur

protention

anticipation

invention

proservation

Fig. 6 – « Les temporalités de lhyperdocumentarité ».

Face au risque dune technophobie qui peut se développer lors dune prise de conscience de la servitude involontaire interprétée comme un retour dune conscience réifiée par les réseaux, il faut souligner limportance des données qui prennent en compte la sphère de lactivité noétique (la cognition distribuée), la sphère technologique (informatique, télécommunication) et la sphère psycho-sociale (les réseaux sociaux et les applications internet)5.

Le recours à linvention dans les régimes dhistoricité subvertit la dominante dune « pensée asservie » et ne réduit pas la pensée humaine à lactivité de lautomate spirituel quest la « machinalité » de lintelligence artificielle. Le problème réside dans la critique dun calcul (computation) compris comme la figure de labsolu et donc la réduction de toute chose et tout humain à sa calculabilité. Linvention est une bifurcation quil faut construire dans une réappropriation des données par des outils de partage. Cest dans ce cadre que léconomie du document savère importante. Le passage de la conservation à la proservation appelle de nouvelles institutions du sens que sont les bibliothèques et médiathèques (Cormerais, 2012). Favoriser par la proservation des documents une logique danticipation par une synthèse active de la protention afin dorganiser des bifurcations inventives relève dun programme de désautomatisation (Stiegler, 2015). Il convient donc de sopposer à un web qui savance vers une situation de monopole technologique des GAFAM. Il y a une revendication à mener pour décentraliser les architectures informationnelles afin de rétablir les conditions dune intentionnalité collective qui relace une dynamique dengagement collectif garantissant une capacitation des acteurs sociaux que sont les internautes. Cette dynamique ne suppose 150pas la disparition des conflits, elle les repose à un autre niveau (celui de la conscience) pour en esquisser une politique.

Critique de lexocommandement et bataille des données

La mise en œuvre dune politique comprise maintenant comme une intentionnalité collective garantissant lajournement de lintentionnalité virale et algorithmique implique de ne pas décorréler lhyperdocumentarité des enjeux relatifs aux données informatiques, sous peine de voir dans le document et sa production le summum dune manifestation de la « servitude involontaire ». Cest bien la question du commandement et avec elle celle de la décision collective qui devient importante. Le « moi technologisé » par lexocommandement est rendu explicite à partir de la séquence déjà exposée dans la section 3 : commande, recommandation, commandement. Dans le tableau suivant nous cherchons à souligner la configuration dun moi technologisé, où lintention de la vie de lesprit est subsumée par lexocommandement de lintention algorithmique.

Moi technologisé par exocommandement

Moi identitaire

(étape 1)

Adhésion non

Conscientisée à linternet

(internaute)

Normativité acceptée implicitement

Identité numérique (déclarative, agissantes, calculée)

Moi tracé

(étape 2)

Réseaux sociaux

Centralisés, diffusion
des archétypes

(réseaunaute, socionaute)

Devenir soi-même comme un mème par guidage

(mémétique)

Réduction du sujet au document

Fig. 7 – « Les deux étapes de lexocommandement algorithmique ».

Le concept dexocommandement repose sur un discours indirect par lequel le sujet, dans lillusion de sa propre liberté, se trouve identifié aux moyens des traces quil produit sur les réseaux. Sa présence sur le réseau, comme pratique sociale incontournable, lamène à une acceptation dune identité par anticipation de ses intentions. Ce mouvement déploie une « servitude involontaire » qui sénonce comme une métamorphose du connais-toi toi-même en connais-toi par le biais des algorithmes. Cette métamorphose traduisant une mémoire de soi qui facilite un « devenir soi-même comme un mème ». Rappelons que le mème est un élément culturel 151reconnaissable, répliqué et transmis par limitation du comportement dun individu par dautres individus (Jouxtel, 2005) ce qui permet une synchronisation mimétique.

Pour échapper à une mémétique et aller vers une intentionnalité collective éclairée par la prise en considération des données et la reconnaissance des théories de linformation dans la sphère du politique (Escarpit, 1981), il convient détablir une balance des effets négatifs (entropiques) et positifs (néguentropiques) des choix collectifs dans les sphères de la vie, telles quelles ne peuvent plus se concevoir sans la mobilisation des artefacts que sont les documents (cf. tableau no 8).

Sphère de la vie

Documentarité

Qualité et grandeur à établir par le calcul

Pratiques néguentropiques

Politique

Document lisible et accessible

Participation

Transparence/délibération

Économique

Bilan social de lentreprise

Contribution

Intégration des externalités positives et négatives

Sociale

Coécriture des projets de loi

Solidarité

Citoyenneté active

Culturelle

Pratiques artistiques

Création

Développement de lamateurat

Opinion

Co-rédaction des nouvelles

Expression

Défense des médias de proximité

Fig. 8 – « Sphère de la vie et documentarité ».

Dans chacune des sphères de la vie, le déploiement de nouvelles grandeurs doit sorganiser autour des qualités autour des documents. Ces mesures impliquent des échelles et des effets de dimensionnement quil convient dapprécier comme un cadre de référence pour organiser les processus dune décision collective. Lintentionnalité collective ne repose pas seulement sur des « états mentaux » (Searle, 1991, lintentionnalité collective) mais sur une coopération jamais indépendante des dispositifs où le « vouloir faire » rentre dans une relation avec un « savoir-faire » informationnel et un « pouvoir faire » institutionnel.

152

La caractérisation des pratiques néguentropiques repose sur la démarche pharmacologique du soin. Une politique de la volonté demeure la condition de lélaboration dune individuation psychique et collective qui ouvre une perspective renouvelée de lidentité numérique. Dans ce contexte, il convient daffirmer limportance des données, sans elles pas de sauvegarde dune intentionnalité collective : « Reste alors la question des données, puisque, dans ce commerce de partages singuliers, les données doivent, de nouveau, se concentrer, au moins sur une plateforme, pour se trouver, en temps réel, à la disposition de chacun. Cruciale, la bataille sociale et politique daujourdhui les concerne, puisque, peu à peu, elles équivaudront à de largent. Le remplaceront-elles ? Quoiquoubliées les données personnelles doivent demeurer la propriété de ceux à qui elles appartiennent. Voilà désormais le bien commun, bien de tous et de chacun, souvent de manière difficile à partager » (2015, p. 246)

Michel Serres souligne limportance de cette bataille de la donnée qui implique une réinvention des politiques publiques en la matière qui se contentent aujourdhui de suivre une industrialisation des data pilotée par les firmes privées. La donnée se situe bien « entre » (dans et à travers) les sphères de la vie, entre public et privé. Reste à inventer une organisation légitime des plateformes par des « ordres » des grandeurs et un processus collectif de valuation face à la montée dun « gouvernement algorithmique ».

Conclusion : la servitude involontaire
comme servitude documentaire

Le concept de servitude volontaire (La Boétie) sinverse aujourdhui dans lacceptation dune « servitude involontaire ». Cette inversion nous interroge : comme sommes-nous entrés dans son cycle ? Sommes-nous en train de céder à une servitude documentaire ? Aujourdhui une tyrannie se profile, elle participe dun smart power qui allie la connaissance et la donnée dans la constitution de vastes monopoles. Face à ce constat comment organiser « ce grand présent de la voix et de la parole pour nous accointer et fraterniser davantage, et faire par la commune et mutuelle 153déclaration de nos pensées une communion des volontés » (La Boétie passage cité par Lefort, 1993, p. 295/296). Le faire unité, omnes in unum, devient ainsi un rapport social où le rôle de linformation et des données à travers la documentalité savère central pour inventer des dispositifs qui font tenir ensemble des collectifs libres. Les architectures des plateformes comme enjeu dun milieu digital par lequel les événements arrivent coordonneront un destin commun. Aussi, conviendrait-il de compléter lapproche informationnelle de la rétroaction cybernéticienne par « lantéaction ». Avec ce concept Wiener sinquiétait de la théorie de Von Neumann sur lautomation car le guidage et le contrôle de conscience ne peuvent être laissés aux seules machines.

Franck Cormerais

MICA Bordeaux Montaigne,

Équipe E3D (Études digitales,
des données aux dispositifs)

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Bibliographie

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1 Rappelons que laperception est la conscience de soi qui accompagne la perception de tout objet. Une conscience pure, originale qui est la condition nécessaire de lexpérience et la fondation ultime de lunité de lexpérience.

2 http://www.cnrtl.fr/definition/intention

3 Lantéaction est un concept développé par Norbert Wiener (Conway & Siegelman, 2012, p. 355)

4 Chez Merleau-Ponty le corps nest pas le prolongement instrumental du sujet comme chez Husserl, il est traversé, étayé par le monde de la vie, il renvoie à une expérience complexe de lespace.

5 Cette triple approche caractérise une démarche infoménologique. Linforménologie, en étudiant les canaux, favorise lidée de coordination et lidée de contribution.