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Classiques Garnier

Introduction

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2017 – 2, n° 4
    . Immersion
  • Auteurs : Cormerais (Franck), Gilbert (Jacques Athanase)
  • Pages : 9 à 17
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406092889
  • ISBN : 978-2-406-09288-9
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09288-9.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 06/08/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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INTRODUCTION

En hommage à Paul Virilio.

Lespace-temps de la représentation opto-électonique du monde, nest plus celui des dimensions physiques de la géométrie, la profondeur nest plus celle de lhorizon visuel, ni celle du point de fuite de la perspective, mais celle uniquement de la grandeur primitive de la vitesse, la grandeur de ce nouveau vide (vide du vide) qui remplace désormais toute étendue, toute profondeur de champ (géométrique, géophysique) []

Paul Virilio, Lespace critique, 1984, Bourgois, p. 51.

Immersion et perception

Limmersion participe dune déréalisation ou dune surréalisation du monde, comme on voudra, mais elle induit également une profondeur du temps qui efface lespace en le virtualisant. Le terme dimmersion se trouve aussi très largement utilisé depuis plusieurs années au point quon en vient à se demander ce qui nest pas « immersif ». Il fait partie de ces termes qui, à un moment donné, paraissent aptes à décrire toute sorte dexpériences et de pratiques : les reportages sont « en immersion », les stages de même et cela coïncide depuis déjà une petite dizaine dannées avec larrivée de technologies décrites comme 10« immersives », quil sagisse de la réalité virtuelle, de la réalité augmentée ou de la réalité mixte.

Des technologies relativement bon marché, parfois à la limite de la low tech, permettent désormais une expérience de perception 3D à 360°, accompagnée dun son lui aussi à 360°. Ces dispositifs simulent des situations dans lespace tout à fait « réelles » dans la mesure où elles interagissent avec le corps du spectateur qui voit le spectacle se modifier en fonction des mouvements de son corps. Mais on peut donner à cet espace virtuel une dimension supplémentaire si on introduit dautres « personnes » dans le dispositif. Il est alors possible dinteragir avec dautres acteurs, ce qui introduit dans cette réalité fabriquée un surcroît de vraisemblance : il sagit bien dun espace partagé par les différents acteurs. Ceci dautant plus, si on ajoute une dimension haptique avec des gants sensibles. De la sorte, dans certaines activités de type technologique ou industriel, se mettent en place les conditions dune téléprésence. Les pilotes de drones militaires naccèdent au terrain que dans des conditions proches du jeu vidéo : le scénario de La stratégie Enders est déjà actuel.

Immersion et action

On imagine très aisément lutilité de tels dispositifs techniques. Ils permettent dagir dans des zones inaccessibles à lhomme, lointaines ou contaminées. On peut désormais agir à distance dans des environnements quon nhabite pas immédiatement grâce à tout un ensemble de médiations technologiques. La présence à distance, déjà rendue familière par lutilisation du téléphone et de la visioconférence, se dote désormais doutils kinésthésiques qui autorisent, par exemple, des opérations chirurgicales à distance. Et plus généralement, toutes sortes dopérations techniques avec pour effet une sorte de télékinésie qui peut paraître encore étrange aujourdhui mais quon peut facilement imaginer sinstaller dans nos pratiques usuelles et bientôt environner notre univers familier aussi facilement que lécoute ou la vue à distance ont pu simposer au début du xxe siècle. Laction à distance peut « toucher » très simplement tout un ensemble dobjets et de fonctions et le 11fait quelle soit médiatisée par un simple de relais, au point quelle se trouve réduite au dispositif informationnel, constitue déjà une large part de notre « réalité ». De ce point de vue, la distinction entre digital et numérique que nous avions envisagée dans les précédents numéros demeure de première importance. Nous avions souligné le fait quen français, digital sentend comme ce qui relève des doigts et du contact, comme « les empreintes digitales », alors que numérique correspond plutôt à la conversion en information numérique dun ensemble déléments qui demeurent disparates relativement au corps perceptif. Un fichier audio ou vidéo, ou encore une information gestuelle, ne sont plus, quand ils sont numérisés, des « objets » si différents. Ils sont indifféremment constitués des informations codées quon peut traiter, par exemple compresser, de la même façon. Nicholas Carr sétait interrogé dans son ouvrage sur lautomatisation sur la perte de contact avec la « réalité » qui découlait de la généralisation de ces relais1. Il soulignait la perte de compétence de lêtre humain quand il se trouvait entouré dobjets digitaux automatisés. Il faisait alors lhypothèse que la cause de plusieurs accidents davion serait peut-être due à cette « perte de contact », quasi gestuelle, avec la réalité. Perte de contact dautant plus inévitable que la médiation informationnelle automatisée sinscrit dans la quasi-totalité des choses avec lesquelles nous interagissons. Bien entendu, cela nous mène à nous interroger sur ce que nous désignons comme « la réalité » à partir du moment où la plupart des objets que nous manipulons savèrent bien réels même dans des conditions dartificialité complète. Il est intéressant de noter le retour de la dimension gestuelle dans linformatique via des tablettes sensibles, non seulement aux gestes et aux mouvements, mais aussi, et de plus en plus, à la pression. Mais peut-on dire que ces gestes, mouvements, pressions reproduisent des conditions de gestualité naturelle ? Après avoir vu une petite fille écarter le pouce et lindex sur un livre denfant, un livre en papier sentend, on peut penser, dune certaine façon, que se reconstitue sous nos doigts une « pseudo-nature » qui se trouve « mise sous la main » le plus simplement possible et qui finit par se rapporter à une « nouvelle nature ». Linterface devient de plus en plus intégrée, au point quon peut imaginer une informatique sans apprentissage spécifique. Elle accomplirait ainsi les rêves des fonctionnalistes du début du xxe siècle qui imaginaient des objets réduits 12à leur seul usage. Bien évidemment, les usages mêmes du corps sont médiatisés par la culture et on doit garder à lesprit les remarques que Marcel Mauss avait formulées en 1934 dans Les techniques du corps : les gestes les plus naturels ne sont en réalité que le résultat dun processus dapprentissage qui a fini par sintégrer dans le corps. Il avait déjà bien identifié le fait que les gestes les plus communs que nous accomplissons, le simple fait de marcher, se trouvent tout à fait marqués par la culture qui les a produits. La présence auprès de nous de plus en plus doutils digitaux très élaborés, qui plus est dotés de toutes sortes de capteurs capables de saisir notre mouvement, notre position, mais aussi de procéder à la mesure déléments corporels qui échappent généralement à notre conscience, nous plonge dans un « environnement de données » qui finit par se mélanger absolument avec notre « réalité ».

Immersion et spatialité

Cest ici que la notion dimmersion prend une dimension bien particulière. Il est tentant de limiter la notion dimmersion au fait de se trouver plongé dans une réalité « virtuelle » ou « mixte » qui pourrait remplacer ou compléter la réalité « réelle » dans laquelle nous nous trouvons. Au-delà des usages technologiques télékinésique, limmersion intéresse les domaines du jeu et de la simulation mais aussi ceux de la fiction et du spectacle. Les usages apparaissent des plus variés et peuvent aussi bien concerner des simulations techniques que des visites dappartement ou encore lexploration de bâtiments qui nexistent pas encore ou qui ont disparu, de villes quon veut transformer, de patrimoines quon veut reconstituer. Ce sont les usages les plus évidents de limmersion : donner accès à une réalité inaccessible ou non disponible immédiatement. Bien entendu, le développement des technologies suscitera des usages spécifiques et peut-être inattendus. Lhypothèse de la fiction à 360° pose en effet des questions de focalisation narrative qui peuvent paraître surprenantes au regard de ce que pratique le cinéma 2D. À côté des questions technologiques, se pose celle de larchéologie ou de la conservation : comment reproduire un environnement disparu 13quon peut modéliser et recréer comme « il était » ? Comment imaginer un univers narratif dans lequel on peut se déplacer et interagir ? Comment prendre en charge lirruption possible du divers dans un champ ouvert à 360° ? Comment envisager des dispositifs spécifiques à ces nouveaux médias, avec leur propre langage artistique irréductible à celui des techniques artistiques qui les ont précédés ? Les dispositifs immersifs permettent de se représenter une réalité tridimensionnelle et de pouvoir agir autrement que par simple projection sur un espace bidimensionnel. En un sens, on réussit à introduire une dynamique dans la représentation, et pas seulement par lintroduction du mouvement dans limage. On peut concevoir un espace au sein duquel on peut se déplacer ou quon peut envisager comme « habitable », mais selon une nouvelle manière dhabiter.

À ce titre plusieurs questions se posent : quel statut accorder à cette nouvelle réalité « computable » qui accompagne désormais largement nos représentations ?

Immersion et temporalité

Limmersion peut également sanalyser comme une fabrique du temps qui se livre dans le passage de limage-mouvement à limmersion dans les données (big data). Le thème « être de son temps » peut senvisager alors comme un temps de la crise qui est aussi lexpression dune crise du temps, comprise comme nouveau régime des flux, autrement dit comme celui de lavènement de nouvelles temporalités multidimensionnelles. Nous pouvons appréhender ces temporalités autour du passage de la projection à limmersion Ceci afin de mieux saisir les distributions nouvelles des relations entre présent, passé, futur pour élaborer une réflexion critique sur les nouveaux rythmes du temps marqués par la vitesse (Virilio) et laccélération (Rosa).

Partons de ce constat pour aborder limmersion dans les données : les innovations techniques modifient et conditionnent nos temporalités. Linjonction à « être de son temps » se révèle dans notre confrontation avec les situations immersives. Avec Internet, lespace-temps se trouve 14modifié et aussi, pourrait-on dire, « mondifié », et non seulement mondialisé. Porté par lespace unique et calculatoire de la globalisation, qui réaménage les coordonnées des flux, il devient lui-même un « monde ». Ceci ne va pas sans poser certaines questions à lheure où la puissance occidentale et son influence culturelle semblent confrontées à dautres puissances, à dautres cultures. Sommes-nous dans un « plurimonde » ? Ou nous trouvons-nous confrontés à une infusion de la conception occidentale du monde dans dautres sphères culturelles, de la même manière que se sont diffusées à dautres époques les techniques de la perspective comme le relate Hans Belting dans son ouvrage, Florence et Bagdad2 ?

Aussi, convient-il dessayer de penser notre « temps » de limmersion comme une période de transition des systèmes (techniques, économiques, humains), temps du désajustement et de la désorientation qui traduisent la fin dune dépoque et aussi une entrée dans un autre siècle.

La fabrique du temps se fait aujourdhui par limmersion. Cette situation traduit lavènement dans un nouveau milieu (cf. Études digitales no 3), celui quorganisent les données informatiques. La mobilisation du temps efface les lieux dans des flux qui conditionnent les modes de perception, dattention, bref les modes de lexistence. La mutation technologique de limmersion sinsère dans une formation subjective (individuation) de nouvelles vitesses perceptuelles : une nouvelle surcharge sensorielle du temps de lhorloge aux temps du microprocesseur se précise autour dune transition majeure qui embarque les lieux et les hommes

Limmersion et la projection,
petite archéologie dun embarquement

Une question se pose quant à notre devenir immersif : comment penser, avec limmersion, une transition des temporalités et des spatialités quand on distingue un temps anthropologique de la projection du xxe siècle et une culture généralisée de limmersion du xxie siècle ?

La projection est un terme utilisé dans un sens très général pour désigner lopération par laquelle un fait psychologique est déplacé et 15localisé à lextérieur, soit en passant du centre à la périphérie, soit du sujet à lobjet, soit du sujet à lautre. Limmersion, quelle soit de nature physique ou psychologique, introduit chez la personne dun nouvel état de « présence » dans lenvironnement virtuel. Abordons dans le tableau suivant les transformations des relations entre le dedans et le dehors, lintériorité et lextériorité pour préciser le passage de la projection à limmersion. Nous aurons alors une vue diachronique de la transformation de notre espace-temps.

Mutation

Projection au tournant
du xxe siècle

Immersion au tournant
du xxie siècle

Dates

1895 : invention du cinéma

1995 : développements de nombreux moteur de recherche sur internet Lycos, Excite, Altavista, Nomade, Voila…

VRML

1997 : (langage 3D), puis Google en 1998

Temporalité

Temps fragmenté par montage et ellipse : image animée

Temps raccordé par exploration : imagerie calculée

Position des images

Devant limage mouvement

Dans limage dite de synthèse

Lieux

Salle de cinéma

Cyberspace

Type de société

Société du spectacle

Société du simulacre

Régulation principale

Régulation du désir par la loi/transgression

Régulation de désir par la satisfaction de lobjet/satiété/addiction

Une tension existe entre projection et immersion, entre les modes dexistence qui sont associés à chaque tournant, lun se superposant à lautre mais lun dominant également lautre. Limmersion ne tue pas la projection mais la rend tout autre.

Limmersion, comme phénomène en pleine progression, se développe conjointement avec lapparition dun temps devenu « réel » ruinant lespace des lieux. Comment penser alors les ruines du temps ? Sa profondeur interroge la disparition, parallèle, de la profondeur du champ.

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Le sommaire du numéro quatre
dÉtudes digitales

Tout dabord, le dossier consacré à limmersion : lintérêt du travail de Laurent Lescop consiste dans le fait quil réinscrit les dispositifs de réalité virtuelle dans une histoire qui nest pas si récente : dès la fin du xviiie siècle et durant le xxe siècle sest développé tout un ensemble dinventions de panoramas avec parfois lintégration de machines les mettant en mouvement. La question de limmersion est envisagée à travers la question du cadre et celui du hors-champ, du cinéma jusquaux casques de VR. Selon une direction complémentaire, Jacques Athanase Gilbert pose la question de savoir comment on peut « habiter » limmersion en tentant de tracer la « forme symbolique » qui permettrait de la distinguer de la représentation, considérant ainsi quil ne sagit pas simplement dajouter une dimension supplémentaire à la 2D mais bien dengager un rapport différent au monde. Bruno Trentini appréhende limmersion à travers la forme écologique de la perception. Il pose également la question du cadre à travers lanalyse des dispositifs immersifs nomades. Yan Breuleux, en tant quartiste et créateur, développe une étude de limmersion sensorielle à partir du paradoxe qui fait que lexpérience immersive est à la fois collective, interactive et isolée. Il explore la notion de réflexivité des interfaces, propre au design numérique, à travers la structure narrative du projet Feed de lartiste Kurt Hentschläger ainsi quun certain nombre de ses projets personnels. Anne Dubos entreprend une approche anthropologique de limmersion postulant un lien entre jeu et chamanisme à partir de la figure de lavatar. Franck Cormerais enfin, selon un angle dapproche un peu différent, propose une étude de léconomie de lintention et de lhyperdocumentarité en interrogeant la « conscience embarquée » de cette nouvelle inscription dans le flux des données. Limmersion est alors envisagée dans sa dimension de mode dexistence au sein des données.

Les varia, présentent une longue contribution de Jean-Max Noyer autour des structures intellectives pour lédition numérique scientifique. Le développement sans précédent des mémoires numériques dans le domaine des sciences couplé avec la crise des humanités et la difficulté 17de faire apparaître les relations internes des savoirs pose la question des infrastructures de lédition. Cela met en jeu les écritures du web, les technologies intellectives capables de rendre productifs ces nouveaux « milieux » dintelligence. Cet article met en évidence les principaux points dapplication des forces par où surmonter lencyclopédisme en éclats est possible.

La rubrique économie digitale, tenue par Philippe Béraud, est consacrée à la différence entre collaboration et coopération envisagée par Eloi Laurent. Enfin, la rubrique art digital, tenue par Jean-Paul Fourmentraux, sintéresse à limmersion cyborg de Billy Vorn.

Franck Cormerais
et Jacques Athanase Gilbert

immersion

1 Nicholas Carr, The Glass Cage, W.W. Norton & Company. 2015.

2 Hans Belting, Florence et Bagdad, Gallimard, 2016.