Aller au contenu

Classiques Garnier

Topologies de l’immersion

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2017 – 2, n° 4
    . Immersion
  • Auteur : Lescop (Laurent)
  • Résumé : L’approche topologique de l’immersion permet de déterminer les types d’espaces en jeu dans les expériences immersives. On oppose le réel au virtuel mais la question est plutôt de type diégétique. Il existe bien des espaces construits ou symboliques, continus ou disjoints. La topologie proposée souligne les processus de transition d’un espace à l’autre pour appréhender la frontière entre le réel et le virtuel. Une fois ces espaces établis, il faut inventer une grammaire 360° .
  • Pages : 21 à 52
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406092889
  • ISBN : 978-2-406-09288-9
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09288-9.p.0021
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 06/08/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : 360° , panorama, réalité virtuelle, perspective, récit, art, jeu vidéo, hors-champ, mimèsis
21

TOPOLOGIES DE LIMMERSION

Présentation

La réalité virtuelle est passée, depuis une vingtaine dannées, des sphères académiques et techniques aux industries du loisir ouvertes au grand public. Lavènement des digital natives dans lespace marchand, la généralisation dun matériel et dapplications accessibles et faciles dutilisation, créent un contexte favorable à la diffusion rapide de contenus dits immersifs et popularise la notion dimmersion qui va se trouver mobilisée dans de nombreux champs de la pensée savante (voir contribution de Jacques Athanase Gilbert). Cette diffusion rapide et lemballement quelle suscite doivent, soit nous interroger sur lhypothèse dun changement de paradigme concernant les questions de narration, de représentation et dimmersion, soit au contraire, nous inviter au développement dune nouvelle itération, dans la continuité des théories et des pratiques. Il nous faut dès lors soit consolider les connaissances autour des paradigmes en cours, soit détecter, voire influencer, ceux qui renouvelleront les pratiques actuelles. La notion dimmersion est généralement traitée par ses contenus dont on interrogera la nature et les relations avec ce qui est considéré comme le réel, soit par les instruments en évaluant leur puissance à tromper les sens et laisser croire à lutilisateur que ce quil voit ou perçoit est proche dune expérience du réel. Assez rarement est pris en compte et étudié ce que lon peut nommer dispositif, à savoir la scénographie dune expérience immersive depuis les rives du réel jusquaux « bains » dimmersion. Une scénographie implique des espaces qui sarticulent dans une démarche narrative ce qui implique une maîtrise de la temporalité ainsi quun certain nombre deffets : la qualité de la scénographie découle donc la réussite de lexpérience illusionniste de limmersion. Lapproche proposée ici est donc celle de la topologie et la description 22des espaces impliquant limmersion. Celle-ci, en effet, définit plusieurs espaces quil sagit de caractériser et de comparer. Le premier espace est, de façon évidente, celui du récit auquel répond celui du réel, mais ce ne sont pas les seuls, et la partition de ces deux espaces ne définit pas précisément les spécificités et la nature de chacun dentre eux, ni la façon dont ils sarticulent et communiquent, la manière dont ils sont conçus et vécus. Pour parvenir à les catégoriser, savoir ce qui va différencier ces types et niveaux de spatialités, il est nécessaire dinvestiguer la question de limmersion à travers lanalyse de ses dispositifs et de déterminer, par ceux-ci, ce que ces espaces ont de commun ou de différenciant. Une telle posture induit un postulat fort : le contenant qualifie le contenu ; les conditions de diffusion des images, leurs circonstances mêmes.

Cette investigation devrait donner quelques éléments pour apprécier lapport des technologies numériques aux récits immersifs. En effet, à partir de la compréhension des topologies de limmersion il sera possible desquisser les premiers éléments dune grammaire narrative immersive applicable pour lécriture des contenus à 360°.

Les appuis historiques

Les coupoles des églises toscanes, dans lesquelles les anges et les nuages semblent flotter au-dessus de nous, pourraient être tenues pour un modèle des systèmes immersifs, en tant que dispositifs conçus pour projeter un spectateur dans un monde en trompe-lœil. Mais il est plus juste de voir dans linvention du panorama par Baker en 1787 en Écosse le véritable ancêtre de tout ce qui sest développé ensuite. Sa première réalisation est une immense toile représentant Édimbourg tendue à lintérieur dun cylindre au centre duquel se trouve le spectateur, hissé sur une plate-forme. Par effet trompeur de synecdoque, le panorama est souvent ramené à sa simple toile peinte. Cest pourtant un dispositif illusionniste total comme le montre bien la description des brevets1. Celui de Barker date de 1796, celui de Fulton du 6 floréal an VII (26 avril 1799). Il faut être attentif au fait que la conception dun panorama répond à 23un cahier des charges extrêmement précis, articulant et enchaînant des espaces plongés dans des ambiances lumineuses contrastées. Dans son Essai sur lhistoire des panoramas et de dioramas, Germain Bapst précise que la construction se fait ainsi, selon des « lois scientifiques » : « 

Le panorama est une peinture circulaire exposée de façon que lœil du spectateur, placé au centre et embrassant tout son horizon, ne rencontre que le tableau qui lenveloppe [] Pour établir lillusion, il faut que lœil, sur quelque point quil se porte, rencontre partout des figurations faites en proportion avec des tons exacts et que, nulle part, il ne puisse saisir la vue dobjets réels qui lui serviraient de comparaison ; alors quil ne voit quune œuvre dart, il croit être en présence de la nature. Telle est la loi sur laquelle sont basés les principes du panorama2.

Fig. 1 – LESCOP-COUPE-PANORAMA-02 :
coupe de panorama générique du xixe siècle.

Du point de vue constructif, Bapst donne également des indications rigoureuses : « On construit une rotonde à toit conique [] dans lintérieur 24sélève, au centre, une plate-forme isolée, de la hauteur de la moitié de lédifice ; cest là que se place le spectateur, qui est maintenu à une certaine distance du mur circulaire entièrement recouvert par la toile du tableau. La toile est en quelque sorte sans fin, ses deux extrémités se raccordant et se confondant en un même point.

Les objets y doivent être représentés selon les règles de la perspective, en prenant comme point central la plate-forme où se tient le spectateur.

Une zone vitrée large dun mètre, placée à la partie basse du toit conique, au-dessus et à lintérieur de la toile, laisse passer le jour qui tombe directement sur elle, la partie centrale du toit restant pleine. Un parajour situé au-dessus du spectateur lui cache ce qui est au-dessus de sa tête, lempêche de voir lextrémité supérieure de la peinture et louverture circulaire par où pénètre le jour ; léclat de la lumière est ainsi amorti, et lombre du spectateur ne peut plus se dessiner sur la toile ; enfin le ton gris de cet appareil forme contraste avec les tons lumineux de la peinture et les fait paraître plus éclatants. Dans les premiers panoramas, une étoffe de même couleur que le parajour était tendue en pente depuis le bord de la plate-forme jusquau bord du tableau ; elle en dérobait lextrémité et tenait lieu de premier plan situé dans lintervalle compris entre le spectateur et le tableau3. »

Les premiers concepteurs de panoramas ont bien compris, dès lorigine, que la seule toile peinte, fût-elle immense et dun réalisme parfait, ne peut garantir à elle seule lillusion immersive. Il faut créer une scénographie depuis lentrée, à lachat du ticket, jusquà la plate-forme dobservation, laquelle contribue, par sa forme même, à faire entrer les spectateurs dans le dispositif. Il est donc rapidement apparu que limmersion ne pouvait reposer que sur sa dimension visuelle et sur ce que nous pourrions qualifier de « pari synesthésique » selon lequel limage est capable dactiver un ensemble de stimuli sensoriels. Louis-Jacques Mandé Daguerre, ancien assistant de Pierre Prévot lui-même acquéreur du brevet de Barker, transforme le dispositif en 1822 en y ajoutant de la lumière mais surtout du son. Il mobilise ainsi une autre dimension sensorielle pour parachever ses reconstitutions des batailles napoléoniennes selon un procédé quil nomme Diorama. Le succès de Daguerre est tel quil réunira assez de fonds pour financer et faire aboutir ses recherches sur la photographie. Mais ce nest pas lui qui réalisera 25le premier panorama photographique. On doit celui-ci à Girault de Prangeyqui qui, en 1842, montrera Rome depuis les collines du Palatin. Jean-Pierre Alaux lui, tente, en 1827, un travail sur les ambiances lumineuses avec son Néorama qui représente, en quelque sorte, la première tentative danimation dune perspective intérieure.

Les panoramas connaissent un véritable engouement au xixe siècle qui ne se démentira pas jusquau début du xxe siècle. Ils deviennent de plus en plus impressionnants, couvrant de nombreuses thématiques depuis la découverte paysagère jusquà la fresque historique4. On construit des « rotondes », objets architecturaux conçus non seulement pour abriter les panoramas mais également pour maîtriser la scénographie de lillusion. Parmi les plus célèbres et les plus spectaculaires de ces constructions, le Colosseum de Thomas Hornor, édifié en 1827 à Londres, à lest de Regent Park, restera longtemps la plus imposante. En plus du spectacle intérieur que le public a pu admirer depuis une plate-forme centrale et des passerelles périphériques, le Colosseum donnait accès à sa partie sommitale doù les visiteurs pouvaient jouir du panorama réel de la ville en tant que telle. Cette vision totale de la ville ne pouvait quaboutir à une vision synoptique du monde, surtout à une époque où les puissances européennes, qui se donnent pour des empires, ont imposé une occidentalisation du monde à travers leur concurrence aussi féroce que planétaire. Lappropriation passe ainsi également par lédification de mappemondes intérieures, véritables « terres-creuses5 », pour oser la référence à Edmund Halley, dans lesquelles les visiteurs vont découvrir une projection cartographique monumentale. On peut citer le Géorama de Charles Auguste Guérin (1840) qui se présente sous la forme dune sphère de dix mètres de diamètre à lintérieur abritant une carte au 1/770 000. À Londres, James Wyld conçoit le Wylds Great Globe, connu aussi sous le nom de Wylds Globe ou Wylds Monster Globe, qui est installé au Leicester Square entre 1851 et 1862. Le panorama accompagne ainsi les thématiques qui traversent le xixe siècle : le paysage est donné comme représentation de la nation et des didentités culturelles6 ; les grandes scènes dhistoire structurent le roman national ; limprégnation culturelle de la machinerie et de la technique triomphe et la vision synoptique du monde avec elle.

26

Précisément, les panoramas se nourrissent des dernières avancées technologiques pour parfaire lillusion et offrir des sensations de plus en plus fortes. Lobservation passive, la contemplation souvrent désormais à limmersion en action. De la sorte, le panorama Le Vengeur, mis au point par Théophile Poilpot en 1891, propose aux spectateurs ni plus ni moins que de vivre un combat naval. Le public, installé sur un véritable pont de navire, se trouve ballotté par une houle mécanique qui donne à certains un authentique mal de mer. Les propositions les plus innovantes sont formulées lors de lExposition Universelle de 1900. En préparation de cet événement, Raoul Grimoin-Sanson brevette en 1897 le Cinéorama qui permet aux spectateurs dexpérimenter un voyage virtuel en ballon. Dix projecteurs synchronisés projettent à lintérieur dun cylindre le film dune ascension tandis que le public est installé sur une plate-forme construite à limage dune nacelle. Le système est hélas très vite fermé : la très forte chaleur dégagée par les projecteurs met la sécurité en péril. Plus étonnant encore, le Méréorama7 crée lillusion dun véritable voyage en bateau qui décuple lexpérience proposée par Le Vengeur. Les passagers, embarquant sur le pont faisant cinquante mètres de long sur neuf mètres de large, ressentent les effets de la houle. Le paysage est donné par un jeu de doubles toiles panoramiques mesurant chacune sept cent cinquante mètres de long pour quinze mètres de haut. Les visiteurs de lExposition Universelle parisienne peuvent encore prendre le Transsibérien et soffrir ainsi un voyage immersif à travers lEurope imaginé par larchitecte Georges Chedanne. Là encore les paysages défilent sur des toiles peintes quun ingénieux mécanisme met en mouvement. On comprend dès lors que limmersion nécessite un dispositif physique réel raccordé à un dispositif figurant le réel. Cest le parfait raccord entre lun et lautre qui détermine le succès de leffet.

Au cours du xxe siècle, dincessantes améliorations chercheront à rendre la sensation dimmersion plus puissante encore, sans toutefois connaître le succès massif des panoramas du xixe siècle. Si Girault de Prangey était parvenu à assembler des photographies pour créer un panorama à 360°, les frères Lumière ont parfait linvention. Ils déposent en 1900 un brevet pour la prise de vue à 360° sur une seule plaque : limage continue ainsi obtenue permet un véritable tour dhorizon. Cest le Photorama.

Mais en ce début de xxe siècle, le cinéma remplace déjà les grands panoramas. Les rotondes ne tardent pas à être détruites ou converties. 27Néanmoins, le désir dune grande image immersive, enveloppante, continue de motiver les recherches et les développements techniques. Cette idée de rendre le mouvement, de suivre laction partout où se porte le regard, se retrouve dans le projet du Napoléon dAbel Gance, réalisé en 1927. Chaque séquence donne lieu à une projection à la fois distincte et simultanée sur trois écrans grâce au système Polyvision mis au point par Émile Vuillermoz. Possédant un aspect au ratio de 4/1, il sest révélé trop complexe à mettre en place et à maintenir. Il a fini par être abandonné. Malgré cet échec, on va toutefois voir se multiplier les projets de multi-écrans quil serait ici trop long dénumérer, mais on peut avoir en tête le Vitarama (1939, onze caméras), le Cinérama (1952, trois caméras), le Circlorama (1958, onze caméras), lHexiplex (1992, six caméras)8 . Chez Disney, cest le Circarama qui offre aux visiteurs une rotonde immersive avec onze écrans disposés en couronne9.

Le numérique relance lintérêt pour le panorama grâce au développement de ce qui sera baptisé la « réalité virtuelle ». Si limage peinte ou filmée est ici remplacée par une image entièrement générée par un ordinateur, le principe même de limmersion via un dispositif et un protocole reste somme tout identique. Et il le restera jusquà lintroduction de linteraction appelée à devenir une des caractéristiques fondamentales de limmersion virtuelle et de ses développements. Si la réalité virtuelle sépanouit dans un premier temps dans et pour le monde industriel, la diffusion des technologies, la simplification de leur usage et la baisse des coûts des matériels et des logiciels a permis au théâtre de se ressaisir de la notion de théâtre immersif comme le Théâtre sphérique de Weininger10. Juste retour des choses finalement puisque le terme de « réalité virtuelle » aurait été proposé en premier par Antonin Artaud en 1938 dans Le théâtre et son double. Artaud écrit ainsi :

Et cette perpétuelle allusion aux choses et au principe du théâtre que lon trouve dans à peu près tous les livres alchimiques, doit être entendue comme le sentiment (dont les alchimistes avaient la plus extrême conscience) de lidentité qui existe entre le plan sur lequel évoluent les personnages, les objets, les images, et dune 28manière générale tout ce qui constitue la réalité virtuelle du théâtre, et le plan purement supposé et illusoire sur lequel évoluent les symboles de lalchimie11

Les dispositifs de réalité virtuelle reprennent, du Cave12 au cylindre, la dialectique cube/sphère dÉtienne Souriau13 pour qui, le cube coupe une fraction de réel alors que la sphère crée un espace sans limites. Lartiste australien Jeffrey Shaw14, directeur fondateur du ZKM à Karlsruhe, crée un dispositif cylindrique qui sera utilisé par des artistes tels que Bernd Lintermann, Joachim Böttger, Torsten Belschner pour Globorama ou Jean-Michel Bruyère pour CaMg (Co3)². On pense aussi au Wooster Group qui, avec There Is Still Time Brother (2007)15, propose des installations grâce auxquelles le spectateur explore le panorama à travers un judas virtuel16. Dans cette même veine, la Spherecam17, assemblage génial, permet la réalisation dun panoramique animé. Lun des premiers dispositifs immersifs cylindriques numérique est lHemispherium construit en 1999. Lécran, monté verticalement, est un dôme de six mètres de large. Il offre une authentique ouverture à 180° dans les deux plans verticaux et horizontaux. Le dôme est une solution particulièrement intéressante : limage y apparaît comme tridimensionnelle en ce quelle enveloppe et outrepasse le champ de vision. Capable dimiter la voûte céleste, le dôme devient naturellement la figure des planétariums. Celui de Moscou a ouvert ses portes le 5 novembre 1929. Le bâtiment, dune architecture avant-gardiste, a été conçu par les architectes Mikhaïl Barch et Mikhaïl Siniavski. Surmontée dune coupole de dix-sept mètres, la salle principale a accueilli, dans les années 1980, le Théâtre fantastique dont les spectacles étaient adaptés dœuvres de célèbres écrivains de science-fiction. Les dômes consacrés à la projection se répandent à travers le monde. Nous pensons, par exemple, à la Géode du parc de la Villette à Paris. Inaugurée le 6 mai 1985, elle a été construite par larchitecte Adrien Fainsilber et lingénieur 29Gérard Chamayou. Son écran hémisphérique fait vingt-six mètres de diamètre et mille mètres carrés de superficie. Les autres exemples de dômes immersifs sont nombreux. On peut retenir, à Montréal, le Satosphère ou Sensorium18 de la Société des Arts Technologiques (SAT) qui vient occuper un ancien bâtiment industriel en bordure du Quartier des Arts ; à Magdeburg, lElbe Dôme qui illustre le savoir-faire du Fraunhofer. Mais il existe bien dautres systèmes encore et à toutes les échelles.

Avant daller plus loin, faisons une révélation. Lexpression « réalité virtuelle » napparaît pas pour la première fois sous la plume dAntonin Artaud. Une occurrence plus ancienne existe dans Histoire de La Philosophie Allemande Depuis Kant Jusquà Hegel, volume II écrit par Joseph Willm. On y voit apparaître la phrase suivante : « Dans le système de Fichte, le moi nest plus une simple faculté de sentir et de penser, un simple sujet, subissant laction des choses selon sa nature, et réagissant sur elles par la pensée : il est virtuellement tout la réalité, et travaille à la produire pour soi, à sen donner la conscience actuelle. De son côté, le non-moi est en soi vide de toute réalité ; ce nest que la réalité virtuelle du moi, considéré comme posée hors de lui, et il ne se réalise véritablement quautant quil est posé dans le moi, quil est déterminé par le sujet19. ». Il va sans dire que Wilm pose ici, dans son analyse de lidéalisme de Fichte, quelques arguments essentiels à la compréhension de la topologie de limmersion.

Expérience individuelle
versus expérience collective

Aujourdhui, un panorama se crée en un clic à laide de caméras 360 très économiques telles que la Samsung Gear ou la Theta de Ricoh, la liste de ce matériel sallongeant par ailleurs de jour en jour. Tenant dans la poche, reliées à un téléphone portable, ces caméras donnent à chacun les moyens de saisir le monde à 360° puis de lobserver dans un casque tel que le Google CardBoard que lon acquiert pour le prix dun café en terrasse. 30Cette facilité, déclenchant une économie de loffre très abondante, laisse croire que lavenir se trouve dans les dispositifs individuels. Toutefois, en regardant en arrière, on rencontrera la même alternative à la naissance du cinéma. En 1889, le génial Thomas Edison invente le Kinetoscope : il sagit dune sorte de meuble dans lequel un spectateur, pour autant que le terme soit juste, peut regarder un film à travers une binoculaire placée sur la partie supérieure. Si lon ouvre le meuble, on peut apercevoir le film perforé qui défile sur des systèmes de rouleaux et passe devant une lampe équipée dun obturateur fonctionnant à grande vitesse. Peu de temps après, en 1894, W. K. L. Dickson and Herman Casler proposent le Mutoscope, une sorte de grosse bobine également équipée dune optique binoculaire. Ici, point de film : les images sont enfichées sur un moyeu dont la rotation rapide restitue lanimation. Les frères Lumière adoptent un système proche avec le Kinora en 1895. Ces dispositifs sont précisément adressés à une seule personne à la fois. Il est difficile de ne pas voir une étonnante correspondance avec les images des utilisateurs du Mutoscope, installés en batterie et celles des salons ou musées où les visiteurs assis en grappes sessaient au plaisir du virtuel. Lanalogie va même plus loin puisque déjà à lépoque, des naughty films, de petits films coquins, pouvaient irriter les plus prudes comme cela arrive aujourdhui avec les promesses des masques immersifs.

De fait, le Kinetoscope et le Mutoscope ont disparu au profit de lexpérience collective quoffre le cinéma. Aujourdhui, la même alternative se rejoue entre des dispositifs collectifs, disponibles sous la forme de nombreuses attractions, et les dispositifs individuels, solitaires tels que lOculus Rift, le HTC Vive, le Sony PlayStation VR ou le Samsung Gear VR pour névoquer pour linstant que les casques fermés les plus célèbres.

Les topologies de la perspective

Avant linvention de la perspective, les images semblaient pouvoir se développer indéfiniment, tant que la surface pouvait les porter. La tapisserie de Bayeux, composée au xie siècle, eut pu se poursuivre au-delà de ses soixante-dix mètres et poursuivre ainsi son récit indéfiniment. Cela signifie que le regardeur, pour reprendre le terme de Régis Debray, 31parcourt limage et la met en mouvement grâce à sa propre dynamique. Il se construit donc un espace en avant de limage quil contient, un espace qui détermine une dynamique longitudinale parallèle à la grande largeur. Limage plane, crée donc un espace en avant delle et la peinture de Pierre Soulage est peut-être lune des expériences immersives les plus sublimes et dont largument illustre parfaitement notre propos :

Une toile [] cest une organisation de lumière. De lumière réfléchie par le noir bien entendu, transformée par le noir, ce qui entraîne des conséquences importantes, parce que, ce que lon voit, cest du noir, certes, mais cest aussi de la lumière qui vient de la toile vers nous qui la regardons. Dans ce cas-là, lespace de la toile, nest plus, sur la toile, ni dernière la toile comme cest le cas de la perspective, lespace de la toile est devant la toile, et moi qui la regarde, je suis dans lespace de la toile20

La perspective de Brunelleschi, centrale et monofocale, induit un tout autre espace. Le plan de projection, autrement dit le tableau, est assimilé à une fenêtre. Le sujet représenté appartient donc à un monde situé de lautre côté dune frontière physique. Les deux espaces situés de part et dautre du plan de projection fonctionnent en symétrie et non pas en miroir : en effet, si ce qui y est représenté nest pas identique, la construction géométrique de lun des côtés conditionne néanmoins celle de lautre. Cest ainsi que fonctionne, par exemple, lillusion du trompe-lœil. La perspective centrale impose, contrairement au dispositif mis en œuvre par la tapisserie de Bayeux, une position dobservation fixe qui fait dire à Francastel que la perspective organise le monde et le rend commensurable.

Le théâtre va hériter de la perspective. Au Moyen Âge, le théâtre de foire place les comédiens sur une scène surélevée dont le fond est fermé par un décor faisant référence au récit joué. Le public se dispose autour de lestrade et en profondeur, sur les trois faces ouvertes. Le spectacle est donc vu depuis un demi-espace tandis que le lieu du récit est strictement contenu dans le périmètre de la scène. Le théâtre dit à litalienne va profondément changer les choses. On en doit le premier modèle à Andrea Palladio qui livre le teatro olimpico de Vicence en 1580. La disposition du public est désormais frontale, cest-à-dire face à la scène. La perspective est mobilisée pour donner de la profondeur à lespace construit sur le 32plateau. Cette fois-ci, le public est contenu dans une boîte fermée, orientée, organisée, hiérarchisée, tandis que lespace du récit sétire en profondeur, à linfini. Les premiers plans des décors sont construits en dur, mais les arrière-plans séchelonnent sur des toiles peintes que lon appelle feuilles, décorées pour simuler une perspective centrale qui donnera lillusion de la profondeur. Au xixe siècle, alors que les panoramas explosent le modèle de la frontalité et de la perspective monofocale, lillusion perspectiviste produite par les feuilles de décor va également être remise en cause. Elle est dabord ébranlée par la scénographie quAdolphe Appia concevra des « paysages de lumière ». Plus fondamentalement encore, elle sera renversée par les architectes du Bauhaus : on pense au Kugeltheateer (1926, 1927) dAndor Weininger, lEndlosen Theater de Kiesler en 1924, mais surtout au Total Theater de Gropius. Conçu en 1927 pour Piscator, ce théâtre qui se veut synthétique, installe le spectacle dans un volume composé dune scène mobile qui peut entrer en interaction avec la salle mobile. Ces projets, bien quils soient restés utopiques, correspondent à labandon de la frontalité. Ils inspireront Jacques Poliéri, qui dans les années soixante-dix et quatre-vingt, va concevoir des projets de salles comme le Théâtre du Mouvement Total à Osaka (1970), où gradins et scène bougent, interagissent et plongent plus encore les spectateurs dans laction.

Il est intéressant de décrire les organisations des espaces qui prévalent dans ce que nous allons qualifier ici de dispositif à récits, que ce soit un théâtre, un cinéma, une salle dexposition ou un panorama. La première discrimination spatiale évidente est celle qui sépare lespace accueillant le public de celui contenant le récit. Or, dès le théâtre grec antique, cet espace du récit est lui-même scindé en deux : lespace visible dune part et lespace invisible dautre part. Ce dernier a deux fonctions. Dordre symbolique, la première est létablissement dun hors-champ qui étend laction hors des limites de la scène. Il nourrit le spectacle dun extérieur duquel arrivent et repartent les personnages, où se déroulent les actions lointaines et doù proviennent les actions passées. La seconde fonction de lespace invisible est une fonction technique qui consiste à machiner les décors, à cacher les accessoires, le mobilier et les acteurs. Lespace visible est lespace de jeux : il produit une image qui sera vue du public. Entre lespace du récit et lespace où se tient le public, il existe une frontière, conceptuellement très importante, une « ligne de partage des eaux » ainsi que la qualifiait le scénographe Josef Svoboda. Elle délimite la forme 33de la scène ou de lécran, décrit léchelle du spectacle mais également, protège le spectateur des effets du récit. La fiction se déroule dun côté, le spectateur se tient de lautre. Mais les créateurs comme le public nourriront toujours la tentation de traverser cette ligne de partage, de passer de lautre côté du miroir : cest tout lenjeu de limmersion que de vouloir créer, pour le public, lillusion de passer cette frontière intangible.

Dans le théâtre grec antique, lespace visible du récit se décompose également en deux sous-espaces : lavant-scène ou proskenion accueille les acteurs et les éléments de décor. Si elle est éloignée du public, lorchestra vient à son contact. Cest là que se tient le chœur. Supprimant lorchestra, le théâtre romain va avancer la scène, appelée proscenium, et proposer ainsi un dispositif frontal. Cette organisation de la confrontation joue également de la modification du rapport entre le théâtre proprement dit et son environnement naturel. Les Grecs articulent leur dialogue, laissant le paysage formé le fond de scène. Au contraire, les romains construisent un mur de scène, comme à Orange, mur dont la nature et la modénature feront partie de la définition spatiale du lieu. Au Moyen Âge, la tendance sinverse à nouveau : les mystères sortent des enceintes des églises pour se déployer dans la rue. Le public déambule dune scène à lautre et se masse face aux tableaux qui lui sont proposés. Chacun deux se juche sur une estrade enrichie dun décor peint ou partiellement construit qui permet desquisser la thématique du récit proposé. Le mystère en tant que genre théâtral perdure jusquà laube du xxe siècle et dune certaine manière, se perpétue, dans la forme sinon dans le fond, dans certaines pratiques de théâtre de rue.

Linvention de la perspective va opérer des changements importants dans le contrôle de lespace du récit et de lespace du public. Ainsi que nous lavons décrit, lespace visible du récit se joue dès lors de ses proportions réelles en se déployant, visuellement, mais non physiquement, en profondeur. Le trompe-lœil, lillusion, donne à voir un espace visible mais virtuel. Toutefois, pour que leffet fonctionne, il faut que le spectateur soit bien placé. La position de chacun doit donc être précisément réglée alors même que lon sait quil nexiste quun seul point idéal dobservation : la place du prince. Plus on séloigne de cette position, moins lillusion optique fonctionne, plus lastuce géométrique est trahie. La mise en œuvre de la perspective déploie lespace du récit en profondeur, en ouvrageant de limmatériel sur du matériel.

34

Dun côté, donc, le dispositif grec, auquel succèdent les processions médiévales et les pièces sur estrades, constituent des solutions où le spectacle est vu de façon centrifuge, selon plusieurs angles. Leffet de participation est important : le spectacle est visible par tous les spectateurs répartis autour de lespace du récit quils soient ou non face à la scène. De lautre côté, le théâtre à litalienne oriente les regards dans une même direction. Focalisant lattention sur des points déterminés, il propose une image unique à tous.

Unités de lieux, unités de temps

Il est commun, de nos jours, de saisir en une image un instant donné figeant une unité de temps, une unité de lieu et une unité daction. De fait, il est pertinent de sinterroger sur la possibilité davoir plusieurs temporalités dans un même espace ou plusieurs espaces dans une même temporalité. Au-delà de cette question, il reste à déterminer sil est envisageable de réunir plusieurs actions dans le même espace-temps. Lhistorienne britannique Frances Yates21 indique que les arts visuels davant le xive siècle contiennent des structures mnémoniques qui peuvent nous être difficiles à décrypter. Dans les tableaux de Masaccio ou de Lippi un même espace accueille une action en train de se dérouler : un même personnage peut apparaître trois fois dans le tableau à trois instants clés du récit. Dans le Banquet dHérode (ou Festin dHérode), peint entre 1452 et 1465, Fra Filippo Lippi place dans une même scène Salomé à trois moments de sa danse. Un exemple plus récent de cette superposition des temps, des espaces et des actions concerne les panoramas. Celui de la bataille de Reichshoffen, peint par Poilpot et Jacob et présenté en 1881 à Paris, présente à 360° une action qui nest pas un instant figé. En balayant du regard la toile dun côté à lautre, le spectateur voit les évènements se développer, mais des événements relativement distants dans le temps, ce qui rend limage ambiguë aujourdhui. La chronophotographie mise au point par Eadweard Muybridge en 1878, puis selon un procédé un peu différent par Français Étienne-Jules Marey en 1882, a rendu populaire la vision continue du temps dans un 35même espace. La démarche a fasciné les peintres. Le Nu descendant lescalier (1912) de Marcel Duchamp en témoigne, tout autant que les productions du Futurisme italien telles que celle dUmberto Boccioni, associées à la notion de vitesse, ou celles de Giacomo Balla qui se présentent comme des appropriations du concept. Montrer le mouvement en décomposant les positions du corps est un procédé graphique que lon retrouve en peinture comme dans le Cycliste (1913) de la peintre russe Natalia Gontcharova et qui deviendra très courant en bande dessinée. Larchéologue Marc Azéma pense même détecter ces principes dexpression dynamique dans lart pariétal22.

Au cinéma, deux temporalités peuvent se dérouler dans le même espace grâce à linvention du Bullet Time popularisé en 1999 par John Gaeta dans le film Matrix. Le Bullet Time fige le temps en un volume au sein duquel il est possible de se déplacer, créant de la sorte une deuxième ligne temporelle. Héritier de la camera path que John Gaeta a mis au point en 1997, le procédé a été réellement conçu en 1994 par Emmanuel Carlier pour un court-métrage intitulé Temps Mort autour de Caro & Jeunet et présenté en 1995 à la troisième biennale de Lyon.

Être présent dans deux espaces simultanément peut sembler plus difficile à concevoir. Pourtant, un exemple trivial peut aider à approcher des solutions : assis dans un train, nous sommes bien simultanément dans deux espaces distincts, celui du train et celui du paysage, qui sont différenciés grâce au référentiel vitesse. Nous nous déplaçons à une vitesse de 300 kilomètres heure, traversant ainsi lespace du paysage à toute allure ; pour autant nous sommes immobiles dans le wagon, ou nous nous déplaçons en marchant lentement. Le regard nous fait passer dun espace à lautre, du paysage défilant par la fenêtre à lintérieur de la voiture. Si nous saisissons un livre, nous pouvons même emboîter un troisième espace dans la même temporalité, celui de la fiction décrite par la lecture. Cette simultanéité spatiale est un enjeu majeur de la réalité virtuelle. En effet, celle-ci consiste bien souvent à faire croire au corps quil est dans une autre dimension spatiale alors que le sujet reste parfaitement conscient du lieu auquel il appartient. Cette illusion sobtient par une saturation sensorielle et par une tentative de substitution de la perception de lespace à la perception de lespace de la fiction. Limmersion serait donc parfaite si lensemble de nos sens était mobilisés, saturés et détournés de la perception ambiante. Si cela semble 36acquis pour ladresse des cinq sens, laudition, la vision, le touché et lodorat ont même des solutions grand public, cela lest moins pour la perception de lenvironnement, en particulier, les effets aérauliques ou thermiques. Plusieurs équipes scientifiques se sont penchées sur ce sujet et ont proposé, pour y répondre, différentes approches multisensorielles. Par exemple, Nobuyoshi Yabuki et son équipe23 ont mis au point un système low-cost, le VRATE System, qui permet de reproduire des sensations de vent et de chaleur. Un avatar de lutilisateur est entouré dun nuage de particules représentant les mouvements aérauliques et leur composante thermique. Pour peu que lon accepte de se voir représenter ainsi, le système à la vertu de montrer linvisible. Sécarter de la suggestion visuelle, cest tenter de reconstruire la réalité sans la réalité ; cest construire un environnement maîtrisé, contrôlé, pour distiller à des cobayes consentants des stimuli censés être la reproduction de cette réalité. Le WindCube de Moon et Kim24 reproduit ainsi la sensation dêtre exposé aux vents. Le Winddisplay25 de Kosaka poursuit le même objectif, en imposant à lutilisateur dêtre assis, tout comme le Treadport Active Wind Tunnel26 par lequel Sandip Kulkarni allie lutilisation dun large écran à de généreuses turbines à air. Antérieurement, dautres systèmes ont été proposés parmis lesquels le célèbre Sensorama (1961) de Morton Heilig27 qui se présente comme une cabine équipée dun écran stéréoscopique grand-angle, dun siège dynamique et vibrant, denceintes stéréophoniques et de neuf ventilateurs soufflant du vent quil est possible de parfumer. Le Sensorama apparait de presque toutes les littératures consacrées au virtuel comme lancêtre magnifique de tout ce qui viendra ensuite. Au-delà, les brevets de Morton Heilig, disponibles sur le site www.mortonheilig.com, sont une source inépuisable de surprises et dadmiration : ils se présentent maintenant comme détaillant les premiers dispositifs de réalité virtuelle.

37

Le jeu vidéo peut être considéré comme la forme la plus aboutie des variations sur lespace et le temps. Limmersion que procure le jeu se vit comme une formalisation dun double espace dans une même temporalité : lespace dusage et lespace diégétique du jeu. Plus intéressant est la multiplicité des dimensions temporelles au sein dun même espace. Dans le jeu GTA (Grand Theft Auto), dont la version 3 en 3D à la troisième personne est sortie en 2001, une heure dure deux minutes et la journée complète se déroule en quarante-huit minutes. Bien entendu, le joueur ne sen rend pas compte. Lensemble des évènements nest pas accéléré, tout semble se dérouler en « temps réel ». Il existe donc deux chronologies simultanées : celle du temps qui passe, qui est accélérée, et celle du temps des actions, qui est en temps réel. On peut ajouter à cela une troisième temporalité plus intéressante encore. Il nest pas réellement possible dans une narration à 360° temps réel de faire des ellipses temporelles. Or, toute narration use de ce procédé pour rendre le propos intéressant : elle sacrifie régulièrement le temps continu pour un temps discret qui sélectionne les points importants de lintrigue. En temps réel qui, est celui du jeu, une ellipse est envisageable fût-ce au prix de la convention instaurant le déroulé continu. Précisément, les jeux de la série Assassins Creed, développés par Ubisoft depuis 2004 y parviennent en compressant, non pas le temps mais les espaces moins intéressants. Alors que largument est de se déplacer dans des reproductions fidèles despaces réels, il apparaît, en comparant les plans des villes où se déroule laction, que les aires les plus scénographiées ont été rapprochées aux dépens de zones qui le sont moins. Dès lors, lellipse narrative consistant à aller dun point dintérêt à un autre a été résolue en convertissant le temps en espace.

Topologie du corps dans un dispositif à 360°

Dans la culture occidentale, lhéritage de la perspective place le corps dans un espace situé et mesuré, mais quen est-il dans un environnement à 360°. Dans un panorama, quil soit peint comme celui de Barker, ou projeté comme celui du SAT de Montréal ou de lElbeDom de Magdeburg en Allemagne, lespace de limmersion est un espace réel qui se raccorde 38avec un espace dillusion. Cette absence de rupture permet au corps du spectateur dêtre présent et agissant. La question devient plus intrigante lorsque des casques immersifs sont utilisés. Il existe ainsi un premier corpus de films où le corps du spectateur est totalement absent. Réduit à une présence fantomatique, ce corps sapparente à un spectre dont la présence ninterfère plus dans lespace du récit. Il peut être vu ou non. Outre de très nombreux exemples de fictions ou de documentaires, des bandes annonces de films à grand spectacle tels que Ben-Hur réalisé par Timur Bekmambetov en 2016 ou un an avant Star Wars, Le réveil de la Force (The Force Awakens) de J. J. Abrams ont placé le spectateur au cœur de laction – comme sil était pris dans un environnement à 360°. Pour autant, la question demeure : de quel point de vue sagit-il ? Limmersion induit-elle de fait une subjectivité imposée ? Dans une salle de cinéma, quelles que soient lintention du réalisateur et limportance du recours à la 3D, le code de la perspective de Brunelleschi sapplique : lespace du récit se déroule au-delà dun tableau/fenêtre. Au contraire, dans le cas dune immersion VR à laide dun casque, le spectateur est au centre de laction, géométriquement et symboliquement parlant, sans pour autant y participer, ou simplement sous la forme dune interpellation. Dans lunivers des jeux vidéo à la première personne, les FPS (First Person Shooter), une solution originale, fondée sur les codes graphiques, a été trouvée pour donner une résolution à la mise en scène de la subjectivité du joueur. Ces codes en ont été établis par Wolfenstein 3D28 en 1992. Une partie du corps représentant le joueur dans lespace du jeu est visible. Il sagit essentiellement des avant-bras et des mains, éventuellement des pieds. Il arrive parfois que le personnage subisse des blessures, dans ce cas limage se couvre de traces de sang, parfois la vue se brouille signalant un stress physique important. Un principe similaire est mis en scène dans le film Gatorade de Rama Allen et de Westley Sarokin datant de 201529 : le spectateur voit les bras dun joueur de baseball comme si cétaient ses bras. Ce procédé introduit un second corpus de films à 360° qui, eux-mêmes, ne font apparaître quune partie du corps. Dans ses deux films Catatonic30 et Mule31 Guy Shelmerdine fait subir 39au spectateur les pires désagréments. Toutefois, leffet ne fonctionne que si ce dernier est allongé dans la même position que le protagoniste : son regard peut dès lors confondre son propre corps avec celui de la fiction, il sera alors découpé puis incinéré ! Bien entendu, lindustrie pornographique propose également des expériences de ce type : invariablement, il convient de prendre la position dun protagoniste dont on perçoit les extensions en avant-plan de sollicitations visuelles les plus diverses… Le lecteur se chargera de trouver les nombreux et créatifs exemples en la matière…

Cette subjectivation du point de vue narratif est intéressante quand elle est perturbée. Dans la proposition expérimentale Gender Swap, lhomme est invité à être dans le corps dune femme et inversement. Lexpérience est montée par BeAnotherLab32 qui a mis au point The Machine to Be Another33. Ce dispositif visuel et haptique se veut capable de stimuler lempathie, avec pour présupposé que le meilleur moyen de partager et de comprendre ce que lautre peut ressentir et vivre est dhabiter son corps. Cest ce même argument que Alejandro Gonzalez Iñarritu défend résolument dans Carne y arena34 présenté à Cannes en 2017. Le spectateur devient le témoin incarné de la chasse aux réfugiés mexicains sur la frontière des États-Unis.

Ces expériences empathiques ouvrent sur de formidables possibilités de changements déchelles et dappréhension de lespace selon des points de vue encore inconnus comme celui dun insecte, dun oiseau ou dun chat. Cest précisément lobjet de lapplication « In the Eyes of the Animal » développée par le studio londonien Marshmallow Laser Feast en partenariat avec la Forestry Commission England. Équipé dun casque suggérant grossièrement la tête dun insecte, lexpérimentateur part à la découverte de la forêt de Grizedale à léchelle et avec la vision dun moucheron, dune libellule, dune grenouille ou dun hibou35.

40

Narration en VR à 360°

Quelle que soit léchelle du point de vue, lespace de narration compris comme une sphère au centre de laquelle se trouve le spectateur peut se décliner en quatre configurations : le spectateur et lespace à lentour sont fixes comme dans les panoramas ; lobservateur est mobile, la sphère est fixe comme dans les anciennes cartes de jeux vidéo ; lobservateur est fixe et la sphère est mobile comme dans les montagnes russes pour prendre un exemple spectaculaire ; enfin la sphère est immersive et le spectateur est mobile voire agissant comme dans les applications virtuelles les plus récentes. Dans tous les cas, la narration en VR à 360° va se confronter à deux problèmes que la narration filmique a résolus depuis un siècle : construire une valeur de cadre qui restitue un point de vue et poser dans limage les éléments qui font avancer lhistoire.

Dans une narration filmique classique, la grammaire se décline classiquement en valeurs de plans qui vont du plan densemble au très gros plan en passant par toutes les échelles intermédiaires. Outre que chacune de ces valeurs recèle une composition et une densité dinformations spécifiques, lenchaînement de ces différents plans donne au spectateur des indications précises sur sa relation au protagoniste : plus le cadrage est serré, plus on est en empathie avec le personnage ; inversement, plus la caméra séloigne, plus le spectateur est distant. Pour une même valeur de plan, placer le sujet sur un bord du cadre ne revêtira pas le même sens si le regard du personnage souvre sur du vide ou sil se tourne vers le bord de limage. Dans le premier cas, il dispose de solutions pour résoudre sa situation ; dans le second, il est acculé par les évènements. Notre objet nest pas de détailler ici toute la grammaire filmique qui occupe par ailleurs des ouvrages entiers. Il est néanmoins possible de rappeler que la direction des axes donne des indications qui sont généralement bien connues : la contre-plongée magnifie, la plongée écrase, le basculement indique une perte de repères. Lart du montage est ce qui fait du cinéma un genre à part entière. Découvert par hasard par Méliès lorsque la bobine se bloque quelques instants durant la prise de vue de lomnibus Madeleine-Bastille le faisant ainsi se transformer en corbillard36, lart du 41montage apparaît rapidement comme un moyen de créer des sentiments empathiques à partir de sources strictement identiques. Cest tout le sens de la théorie de Koulechov que son disciple, Sergei Eisenstein, approfondira en définissant quatre types de montage : le montage métrique, le montage rythmique, le montage tonal, et le montage obertonal37

Le problème est quen VR 360°, aucune de ces solutions ne peut être directement transposée.

À lintérieur dun casque VR, le cadrage est donné par la direction du regard et louverture visuelle de lappareil. Selon la qualité de lappareil, cette ouverture visuelle va du carré à un champ rectangulaire plus large, qui peut presque atteindre 100°. Une image équirectangulaire classique, comme celles obtenues par les caméras 360°, donne une image à quatre points de fuite répartis aux quatre points cardinaux. À partir de ces quatre points, il est possible de restituer toutes les configurations soit que le point de fuite soit central, soit quon joue sur deux points de fuite latéraux. Contrairement à ce que lon fait avec une caméra classique, la valeur de plan ne peut, quant à elle, être modifiée sans procurer une sensation étrange dès lors que le principe est de restituer la vision « naturelle » : une telle contrainte interdirait par conséquence, les gros plans comme les plans densemble. Elle est pourtant résolue dans bon nombre de jeux vidéo grâce à la superposition des affichages tels que l« affichage tête haute » dont les pilotes davions de chasse ou les voitures les plus avancées sont dotés. Objets, cartes, vues alternatives viennent dès lors se placer dans le champ de vision indépendamment ou non de la direction du regard. Lorsque le point de vue est fixe, inciter le spectateur à regarder dans la bonne direction est une gageure. Dans le film My Brothers Keeper38 de Connor Hair et Alex Meader, le choix a été fait de flouter les parties non déterminantes pour la narration : seule la zone à enjeu est nette. Dans le court-métrage Lock Your Doors, tourné en 2015 par Jeremy Sciarappa, la direction du regard est induite par le son alors que deux évènements simultanés surviennent de part et dautre de la sphère immersive. Le spectateur, dont la présence est fantomatique, est placé au centre de la scène. Selon la direction donnée à son regard, il sera surpris par des évènements surgissant de derrière lui ou il accompagnera dans un mouvement de panneautage le déplacement 42des personnages. Cet élément, à lui seul, contrarie la notion même décriture filmique. En effet, le montage donne trois grandes solutions narratives pour décrire un évènement : soit le spectateur est en avance sur le protagoniste de lhistoire et sait avant lui ce qui va se passer, soit le spectateur est synchrone et découvre avec le protagoniste ce qui est en train de se passer, soit le spectateur est en retard et cherche à savoir ce que le protagoniste a découvert avant lui. Il suffit de revoir les films dAlfred Hitchcock pour les voir mobilisées toutes les trois. Dans un environnement à 360° dans lequel laction se déroule tout autour, il est impossible de privilégier lune des trois solutions, soit à jouer dun artifice sonore qui drainerait lattention vers un point déterminé. De fait, la narration à 360° induit une forme dabandon, dacceptation que des évènements appartenant à la narration se dérouleront hors du champ visuel. Cela replace au centre de la réflexion la nature du dispositif. Lors dune expérience solitaire avec un casque virtuel, ce qui nest pas vu est perdu sauf à renouveler lexpérience. Lors dune expérience collective, les spectateurs multiplient les regards et donc les chances de saisir un évènement. Il suffit dès lors quun spectateur interpelle les autres pour que lensemble des regards soit orienté vers une direction précise.

Le regard-cadrage devient déterminant dans le film Pearl tourné en 2017 par Patrick Osborne. Ce film, primé dun Emmy Award pour « Outstanding Innovation In Interactive Storytelling » (extraordinaire innovation dans la narration), restitue la vie dune jeune femme. Laction se passe entièrement dans une voiture et semble apparemment se dérouler en temps réel. Néanmoins, selon que le spectateur regarde dans une direction plutôt que dans une autre, il voit se déployer des histoires différentes. Comme dans le panorama de la bataille de Reichshoffen évoqué plus haut, lespace à 360° nest donc pas dans une même unité de temps. Des évènements différents, temporellement distants, peuvent se dérouler dans le même espace, multipliant en conséquence les fils narratifs, selon la direction quemprunte le regard. Le film Pearl va plus loin encore. Le spectateur peut choisir de sasseoir à lavant ou à larrière de la voiture et être ainsi dans une plus ou moins grande proximité, dans une plus ou moins grande empathie, avec les personnages du film. Un autre exemple offre une solution spatio-temporelle fascinante : dans « cave paintings 360°39 », la narration se déroule 43de façon circulaire autour de nous, il faut donc tourner sur soi pour suivre les évènements. Mais ces derniers laissent comme une trainée temporelle, ils subsistent un moment avant de se dissiper, il est alors possible dinverser le sens de giration, pour revenir en arrière et apercevoir ce qui sest écoulé et qui reste, un temps, figé avant de disparaitre.

À terme, la notion de regard-cadrage va reconditionner la question de la dialectique. Dans un montage classique alternant les plans en champ et en contrechamp, le cadre illustre la distribution de la parole. Les règles des débats électoraux lors des joutes politiques ont montré limportance et leffet que pouvait avoir la moindre variation de la mise en image de largumentation. Les plans de réaction, par exemple, qui consistent à cadrer le débatteur qui ne parle pas, ont été interdits. Montrer des mimiques de dédains ou de lassitude, donner à voir une recherche frénétique de notes ou de références ont été jugés désastreux si tant est que lon sattache à rendre léquilibre de léchange. Dans le film à 360° Marriage Equality40 tourné en 2015 par Céline Tricart, le cadrage-regard permet, alors que lon est plongé au cœur dun débat public sur le mariage pour tous, de choisir découter les arguments dune famille de pensée ou dune autre ou bien des deux en alternance, sous une forme quon peut donner pour dialectique. Toutes ces configurations donnent au spectateur le loisir de se faire son opinion, de se confronter à ses certitudes ou encore de se conforter dans ses convictions. Dans ces configurations où le spectateur est fixe, la vitesse du panneautage du regard-cadrage devient lui-même un élément décriture. Rapide, il est presque léquivalent dun cut de montage ; lent et ample, il imprime une majesté contemplative. Reste à déterminer comment le corps réel sinscrit dans cette dynamique purement intellectuelle et narrative.

Un problème important reste désormais à résoudre : où se situe le hors-champ dans une narration à 360° ? En effet, nous avons vu que le cadre, au théâtre ou au cinéma, détermine un espace en hors-champ occupé par la suggestion dune poursuite de lenvironnement et de laction du côté des spectateurs et par la technique du côté de la réalisation. Si le cadre bouge, le hors-champ bouge également. La continuité spatiale41, perçue par le spectateur se fait par le montage en ce qui concerne le cinéma. À 360°, il semble impossible de déterminer un hors-champ semblable, ce qui pose, 44pour un tournage réel, des problèmes techniques très aigus. Comment en effet, cacher la technique et léquipe de tournage ? La pratique montre que le hors-champ à 360° se résout en travaillant en profondeur. En effet, si la caméra reste assez fixe, il est possible de déterminer des zones masquées par les éléments de premiers plans. Dans ces ombres visuelles, il est possible de cacher les éléments techniques tout en laissant au spectateur le loisir de croire à la cohérence spatiale et narrative de lensemble. La complexité est plus grande sil y a des déplacements, mais la résolution restera la même, déterminer les ombres visuelles et y placer la technique.

Fig. 2 – Espaces filmés et hors-champs avec une caméra ratio (haut) Espaces hors-champs déterminés par lancé de rayon et matérialisés par des cônes de visibilité (bas - 1). (1) Plugin de calcul des Isovist : K. Hartwell and T. Leduc. T4SU : analyses et représentations des vues du ciel , du soleil et des saillances paysagères dans le contexte dun outil de CAO. In S. Bimonte, T. Devogele, and A. Hassan, editors, Atelier session démonstration – Conférence Spatial Analysis and Geomatics – SAGEO 2016, page 7, Nice, France, 2016.

Dans les jeux vidéo, le corps est libre de mouvement et de nouvelles conditions narratives se mettent en place. Le déplacement étant potentiellement libre, il peut se déployer dans nimporte quelle direction et à nimporte quel rythme. De la sorte, lespace des possibles narratifs se formalise en de multiples chemins, il se diffuse dans toutes les directions. En effet, la narration procède des promesses et des récompenses quelle 45dispense : promesses dobjectifs, dépreuves et de découvertes ; récompenses de succès, de victoires et daccomplissement. Ce fil de lhistoire ne doit pas se sentir pour le lecteur ou le spectateur. Bien au contraire, il doit sentrecroiser avec de multiples chemins narratifs qui se laissent entrevoir comme dans la nouvelle de Borges Le Jardin aux sentiers qui bifurquent42. Toutefois, cette infinité narrative est une illusion. Le fil tire bien le lecteur ou le spectateur dun point à un autre dans un ordonnancement maîtrisé. Dans un récit à 360° immersif, le défi consiste à guider le spectateur dun point à un autre afin quil y retrouve les étapes des promesses et récompenses. Pour y répondre, lauteur et réalisatrice Jessica Brillhart43 développe le concept de Probabilistic Experiential Editing (montage expérientielle probabiliste) qui consiste à placer dans le champ de vision des points dintérêt qui invitent le spectateur à aller dune étape à lautre en ayant, entre les deux, un espace de liberté. Ce procédé permet dimprimer à lensemble de lexpérience un sentiment dun déterminisme invisible. Finalement, le montage séquentiel du cinéma devient un montage « conséquentiel » en VR, montage qui joue sur un enchaînement de causes et deffets autour de déclencheurs narratifs situés aux points dintérêt44.

Ces investigations supposent une primauté du visuel sur les autres sens qui est tout à fait caractéristique des cultures occidentales modernes. Or, cette primauté na rien dévident, pour ne pas dire de naturel. Dans des sociétés en contact permanent avec une nature non domestiquée, louïe est le sens premier car cest celui de lalerte. Il nous en reste des traces : un son violent nous fera réagir avant même que le regard nait pu en identifier la source ou la direction. La caractérisation de lespace sonore implique une phénoménologie dune perception multidirectionnelle dans un ensemble discontinu. Les sons émergent, créent des évènements pouvant provenir de toutes les directions. Au contraire, lespace visuel est uniforme, continu et connecté ainsi que le remarque MacLuhan45. La prédominance du visuel dans notre culture contemporaine nest pas sans effet sur notre réception des images pariétales. Habitués à la lecture, à lenchaînement logique et ordonné des informations, nous recherchons dans ces figures des logiques narratives, des lignes assemblant ce qui 46est connexe plus que ce qui est en vis-à-vis à travers lespace. La cohérence semble dépendre du continuum qui se dessine. Se placer dans une phénoménologie du sonore plutôt que du visuel serait une expérience immersive assez différente de ce qui est actuellement proposé. En lespèce, lexpérience empathique la plus bouleversante et la plus créative de ces dernières années est probablement celle proposée par Notes on Blindness sous la forme dun film classique46 mais surtout dune application VR immersive47 : le récit est celui de la perte progressive de la vision quexpérimente le théologien John Hull. Lenvironnement spatial tient dans lunivers sonore perçu par lauteur. Sa voix décrit ce monde à nous inconnu, nous le donne à comprendre par des nuages sonores très précisément posés dans lespace grâce au son binaural.

Transgression

La plus grande difficulté dans la topologie de limmersion est peut-être de décrire et de qualifier ce que chacun entend comme étant le réel, le vrai, lici et maintenant que lon opposerait à lespace diégétique du récit, que lon dit virtuel, idéel, lespace de la narration ou de la fonction. Suivant cette logique, il y aurait dun côté le subjectif et de lautre lobjectivable et le quantifiable. Pourtant, lexpérience du réel nest quune construction. Le neurologue Lionel Naccache en saisit ainsi la logique dans le Nouvel Inconscient48 : Il écrit :

Sommes-nous tous les romanciers de notre propre vie ? (…) Aussitôt la question posée, il ne nous est pas difficile de comprendre que chaque minute de notre vie consciente se traduit en interprétations que nous ne cessons délaborer. Vous attendez quelquun qui est en retard à un rendez-vous ? Immédiatement, des scénarios qui vous permettent denvisager les causes de son retard sont joués sur la scène de votre conscience49.

47

Au-delà de la perception, Naccache explique que chacun parvient à « incorporer les autres données du monde réel et à les utiliser pour corriger sans cesse ces scénarios mentaux50 ». Ce travail de mise à jour perpétuel de la part quoccupent les interprétations dans la construction du réel saccompagne de croyances. Naccache précise : « Notre réalité mentale consciente est avant tout un univers fictionnel que nous construisons à la lumière de la réalité objective, mais qui lui préexiste et qui ne se résume pas à elle51. » Les sciences cognitives se sont emparées avec force de cette dimension permettant à Alain Berthoz daffirmer : « Le privilège de lhomme est, dans une certaine mesure, de pouvoir créer des mondes davoir au moins lillusion quil peut échapper à son Umwelt52 ! »

Pour un architecte ou un spécialiste de lespace, lenjeu est de savoir comment les récits que nous produisons et qui solidifient nos existences prennent comme support la ville et le bâti. En retour, ils interrogent les modalités de création des mondes imaginaires et des récits susceptibles de faciliter limmersion. Dans un célèbre article publié dans la revue Urbanisme53, Paul Ricoeur tente de construire un lien entre « architecture et narrativité », expression quil retient dailleurs comme titre de son article. Dans un premier temps, il met en place un parallélisme par lequel il donne larchitecture pour lespace et le récit pour le temps. Formant ainsi le socle dune opération dite « configurante » Ricœur trace un triptyque préfiguration, configuration, refiguration quil définit ainsi :

Je place toute mon analyse sous les trois rubriques successives que jai parcourues dans Temps et Récit, que javais placé sous le titre très ancien de la mimesis, − donc la recréation, de la représentation créatrice – en partant dun stade que je nomme « préfiguration », celui où le récit est engagé dans la vie quotidienne, dans la conversation, sans sen détacher encore pour produire des formes littéraires. Je passerai ensuite au stade dun temps vraiment construit, dun temps raconté, qui sera le deuxième moment logique : la « configuration ». Et je terminerai par ce que jai appelé, dans la situation de lecture et de relecture, la « refiguration54 »

48

Dans notre investigation topologique, il apparait ici que, comme en architecture, les enjeux se situent moins dans les espaces que dans les transitions, dans la façon de passer dun univers à un autre. Lespace diégétique nest en fait plus un aboutissement mais une étape intermédiaire entre deux espaces du réel dont les accès configurent à la fois la nature de lexpérience et sa conséquence. Limmersion pourrait être aussi qualifiée de transgression au sens où elle suppose un passage, la traversée dune limite, permettant daller vers un monde infini. La première transgression est celle dun franchissement pour rejoindre un espace diégétique, celui du récit proposé. Mais le fait davoir la capacité dagir sur le récit ouvre à un autre type de transgression, peut-être bien plus stimulant semble-t-il, celui dêtre invité à franchir les cercles limitatifs de la réalité physique et de la moralité. Il est possible, grâce aux jeux vidéo par exemple, dêtre plus rapide, plus fort, plus agile, dêtre capable de voler, et, au-delà, de ne plus avoir à respecter les codes moraux : le joueur sen tient à son objectif égocentré dans lignorance dautrui. Nonobstant ces possibilités nouvelles, la transgression, la traversée vers lespace diégétique, naboutit jamais à couper le fil qui unit la personnalité réelle et la personnalité virtuelle. On entre dans le virtuel avec son bagage cognitif et technique. De la sorte, on agit en projection exponentielle du réel, mais toujours depuis ses propres aptitudes. Le joueur ninvestit donc dans le jeu vidéo que les connaissances quil a du réel, dautant plus que le virtuel ne lui en procurerait que très faiblement de nouvelles55. Cette projection du réel, via la reconfiguration dans le récit, a donné lidée à larmée américaine de recruter des soldats via le jeu Americas Army quelle a édité la première fois en 200256. Largument de promotion de ce jeu repose sur son supposé réalisme puisquil a été conçu à partir des témoignages de soldats envoyés sur le terrain. Au final, comme le rappelle Christian Salmon dans son ouvrage Storytelling :

Lhypothèse na pas été retenue, mais les joueurs demandant des informations sur les carrières militaires révèlent leur pseudonyme aux recruteurs et peuvent voir leurs performances corrélées à leur identité réelle dans le but de faciliter leur incorporation dans larmée57.

49

La question est dès lors de savoir si laptitude au jeu détermine un véritable talent en situation réelle, ce que tendent à laisser croire les détracteurs des offres ludiques. Nous pouvons spéculer quil existe une autre forme de transgression qui, elle, implique davantage la topologie. Il a été montré au début du propos que le dispositif conditionne aussi bien la mise en forme du propos que sa réception par lutilisateur. Il détermine, par conséquent, le succès de lillusion narrative. Pour être plus puissante, elle peut posséder une ressemblance mimétique avec un système existant : un bateau, un ballon captif ou un train. Demandons-nous désormais si la métaphore doit conditionner les figures narratives ou sil est possible de sen écarter. La narration à partir dun train doit-elle forcément induire un mouvement de translation, respecter la physique du véhicule ? Dans beaucoup de jeux, le récit combiné à la recherche de sensations ou de saturation sensorielle finissent par saffranchir des contraintes de réalisme. La ressemblance au modèle devient une métaphore damorce qui lance lutilisateur depuis un point connu vers un monde imaginaire.

La plus grande transgression est peut-être par conséquence une inversion de ce que lon a pu exposer plus haut. Pour dire les choses simplement, elle ne consiste pas simplement à aller du réel vers le virtuel. Plus fondamentalement, elle est décelable dans le franchissement du virtuel vers le réel. Les dispositifs, qui nont cessé dévoluer depuis les panoramas aux générations numériques les plus récentes, parviennent à convaincre de limmersion en opérant trois mouvements : le premier est lenveloppement du spectateur par débordement de son espace visuel ; le second est le détachement du monde réel par sidération en le saturant de nouvelles informations sensorielles ; le troisième est lengagement dans le monde virtuel, par le moyen dinterfaces dinteraction réelles ou non. La conjonction des trois donne lillusion dentrer dans un espace diégétique, de passer de lautre côté de lécran. La plupart du temps, les dispositifs reposent sur les capacités synesthésiques des usagers, les laissant réélaborer mentalement les informations sensorielles manquantes. Le retour peut être plus complexe quil ny paraît ainsi quen témoigne le syndrome du voyageur. Dans le déjà presque démodé Ready Player One, Ernest Cline fait dire à son personnage qui cherche à échapper à son désespérant quotidien dans un univers virtuel nommé lOASIS :

50

Mes souvenirs de gamin les plus heureux sont liés à lOASIS. Lorsque ma mère nétait pas contrainte de travailler, on se connectait simultanément et on jouait à des jeux ou à des aventures romanesques interactifs. Il fallait quelle me force à me déconnecter tous les soirs, car je ne voulais jamais revenir à la réalité. Le monde réel, cétait vraiment trop nul58.

Sil y a bien une transgression à passer de lautre côté du miroir, à entrer dans lespace diégétique, le retour peut se vivre comme une régression, comme un rétrécissement des possibles ou comme une inadaptation aux faits du réel. Comme lévoque Christian Salmon dans la suite de son exemple concernant Americas Army, si le jeu peut aider à soigner les syndromes post-traumatiques en donnant la possibilité de gérer virtuellement ce qui ne la pas été dans le réel, il est à se demander comment les ex-joueurs, placés en situation de combat, pourront discriminer la situation dans laquelle ils se trouvent et ne pas agir comme des combattants virtuels surentrainés dépourvus de toutes émotions. Ce thème conduit à interroger les modes et les espaces de transition lorsque le diégétique interagit fortement avec le réel. La guerre moderne, numérisée et délocalisée, ouvre des paradigmes nouveaux sur les simultanéités spatiales et temporelles de lieux et de temporalités multiples. Lubiquité du pilote de drone, simultanément aux États-Unis et au-dessus du ciel afghan associe à la puissance de laction lapparente déresponsabilisation due à la distance qui devient absence. Ce lien entre deux espaces réels via un écran a été traité au cinéma et à la télévision avec un film comme Good Kill dAndrew Niccol sorti en 2014 et inspiré de lhistoire réelle de Brandon Bryant ou dans la série télévisée américaine Jack Ryan, créée par Carlton Cuse et Graham Roland et diffusée à partir de 2018, dans lesquels, pour les deux histoires, un pilote de drone, tueur réel mais virtualisé dans un espace de représentation rappelant ceux des jeux vidéo, se trouve submergé par le doute et fini par dénoncer le filtre virtuel qui permet de faire accepter des crimes réels. Mais les témoignages recueillis au fil des années59 montrent que si le corps peut être absent des lieux des combats, lâme des soldats est bien projetée sur place et subit, ressent et incorpore lensemble des traumas que produit ce type de situations.

51

La topographie de limitation

Les flux de questionnements interrogeant les topologies de limmersion convergent donc vers le bassin dune seule question : quest-ce que limmersion cherche à imiter ?

La réponse très souvent donnée peut jaillir delle-même. Limmersion, pour fonctionner, doit imiter la réalité ou le réel. Seulement le réel ne peut se résoudre comme valeur absolue. Cest un ensemble de représentations dont les nuances dépendent autant du contexte culturel que des moments de perception individuels. De lexpérience partagée au solipsisme, le monde qui se donne à assembler et à réassembler cognitivement possède autant de facettes que de narrations potentielles.

La mimesis aristotélicienne, que lon comprend parfois trop rapidement comme limitation de la nature, a été traduite à partir de la renaissance italienne par « représentation » sans pour autant résoudre la question de la relation entre représentant et représenté. Limitation doit-elle capturer tout ce qui caractérise le sujet ou se garder une distance (ou une mise à distance) qui en permet le contrôle ? Jacques Athanase Gilbert rappelle que « Diderot défend la distance représentative qui permet den contrôler la production, Rousseau récuse la césure de la représentation quil considère aliénante60. » Si le déploiement de ce paradigme dans le domaine de lesthétique est connu et bien référencé, il doit également être observé dans le domaine de la physique et de la compréhension des phénomènes de la nature. Limitation de la nature, engagée afin den anticiper les caprices ou les potentialités, passe par la conception de modèles dont la qualité dénote tout autant la distance quils entretiennent avec le phénomène de référence que la fidélité avec ce quils sont censés imiter. Ainsi, la représentation du système stellaire, relève pour Galilée dune substitution dun visible immédiat par une « visibilité calculée61 ».

Limitation indécelable, celle qui tromperait suffisamment nos sens pour quils ne puissent déceler lartifice qui les dupe, est le fantasme de limmersion parfaite. Cela présupposerait une imitation qui sadresserait 52à chacun de nos sens via des dispositifs mécaniques afin quaucune trace de contexte ne puisse perturber lexpérience. La distance qui toujours demeure distingue donc un espace imitant, celui qui nest pas réel, que lon reconnaît comme espace diégétique, de lespace imité, qui est lespace du vécu. Concevoir limmersion comme devant nous plonger complètement, par tous nos sens, dans lespace diégétique est quelque peu naïf. Une telle position néglige en effet les immenses capacités synesthésiques de notre attirail perceptif, lequel, par compensation et substitution, est capable de nourrir un sens par les informations dun autre en faisant appel à la mémoire. Pour reprendre lanalyse développée par Nelson Goodman62, la représentation procède du choix : si lon cherche à imiter, lon nimite pas un tout, mais des éléments saillants, caractéristiques, qui font sens ou sensation. Un tel argument rejoint la proposition dErich Auerbach selon laquelle il faut traquer les expressions non pas de la représentation de la réalité mais de la réalité représentée63, démarche qui suppose de prendre en compte de lensemble des filtres culturels, voire techniques, qui sappliquent. Or, la construction dun espace immersif procède de cette logique de représentation, si bien que la caractérisation de lespace diégétique se fait prioritairement par la mobilisation dun jeu de références. Les topologies de lespace immersif concernent donc autant les dispositifs que les univers proposés à la découverte. Il apparaît toutefois que le franchissement de la ligne de partage des eaux est impossible, puisque ce franchissement consisterait à réellement perdre la conscience dun espace de départ pour être intégralement plongé dans un espace réceptacle.

Laurent Lescop

CRENAU/AAU –
UMR CNRS 1563

École Nationale Supérieure dArchitecture de Nantes

1 Bernard Comment, The Painted Panorama, Harry N. Abrams ; Revised, Expanded edition, 2000.

2 Germain Bapst, Essai sur lhistoire des panoramas et de dioramas, p. 8.

3 Op. cit. p. 9.

4 François Robichon, Les Panoramas en France au xixe siècle. Thèse de doctorat, Nanterre, 1982.

5 Yann Rocher, Le Globe et LArchitecte, Norma Éditions ; 01 édition, 2017.

6 Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales : Europe xviiie-xxe siècle, Seuil, 1999.

7 www.worldfairs.info/expopavillondetails.php?expo_id=8&pavillon_id=2414

8 Michaux E., Du panorama pictural au cinéma circulaire : Origines et histoire dun autre cinéma, 1785-1998, Éditions LHarmattan, 2000.

9 http://www.waltdisney.org/blog/plussing-disneyland-1955

10 Marcel Freydefont, « Les contours dun théâtre immersif (1990-2010) », Agôn [En ligne], Déborder les frontières, (2010) No 3 : Utopies de la scène, scènes de lutopie, Dossiers, mis à jour le : 10/01/2011, URL : http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=1559.

11 Antonin Artaud, Le théâtre et son double suivi de Le théâtre de Séraphin, Collection Folio essais (no 14), Gallimard, 1966.

12 C. Cruz-Neira, D. Sandin, T. DeFanti, J. Kenyon R. & Hart, The CAVE : Audio Visual Experience Automatic Virtual Environment, ACM, vol. 35(6), 1992, p. 64–72.

13 Étienne Souriau, Le cube et la sphère, in André Barsacq, Étienne Souriau et al, Architecture et Dramaturgie, Bibliothèque DEsthétique, Flammarion, Paris, 1950.

14 http://www.jeffrey-shaw.net/ et http://www.icinema.unsw.edu.au/

15 http://thewoostergroup.org/blog

16 Pour les relations dispositifs immersifs et théâtre voir : Marcel Freydefont, Les contours dun théâtre immersif (1990-2010), Revue Agon, http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=1559

17 http://www.icinema.unsw.edu.au/technologies/spherecam/project-overview/

18 http://sat.qc.ca/fr/satosphere

19 J. Willm, Histoire de La Philosophie Allemande Depuis Kant Jusquà Hegel, Volume 2, Librairie Philosophique de Ladrange, 1847, p. 345.

20 Pierre Soulages, Le Noir Et La Lumière, film de Jean-Noël Cristiani, Éditions du Centre Pompidou, POM film, France 5, 2009.

21 Frances Yates, Lart de la mémoire, Gallimard, 1975.

22 P. Azéma, Lart des cavernes en action : Tome 1 et 2, Éditions Errance, 209 et 2010.

23 N. Yabuki, T. Onoue, T. Fukuda & S. Yoshida., A heatstroke prediction and prevention system for outdoor construction workers, Visualization in Engineering 2013, 1:11.

24 T. Moon, G. J. Kim, Design and evaluation of a wind display for virtual reality, VRST 04 Proceedings of the ACM symposium on Virtual reality software and technology, 2004, Pages 122-128.

25 http://www.kosaka-lab.com/kosaka_laboratory/2008/11/wind-stage.php

26 S. Kulkarni et al, Wind Display Device for Locomotion Interface in a Virtual Environment, Third Joint Eurohaptics Conference and Symposium on Haptic Interfaces for Virtual Environment and Teleoperator Systems Salt Lake City, UT, USA, March 18-20, 2009.

27 http://www.mortonheilig.com/InventorVR.html

28 Wolfenstein 3D est développé par id Software et publié par Apogee Software, il est conçu par John Romero et Tom Hall en 1992.

29 http://www.themill.com/millchannel/538/gatorade-enters-the-game-with-its-first-vr-experience

30 http://www.imdb.com/title/tt4417036/?ref_=nm_knf_i3

31 http://www.imdb.com/title/tt5834146/?ref_=nm_knf_i4

32 http://beanotherlab.org/

33 http://www.themachinetobeanother.org/

34 http://www.imdb.com/title/tt6212516/?ref_=nm_flmg_dr_1

35 https://www.marshmallowlaserfeast.com/

36 Pierre Arias, Méliès et la naissance du spectacle cinématographique, Klincksieck, 1984, p. 169.

37 Térésa Faucon, Théorie du montage, Armand Colin, 2013.

38 Écrit et dirigé par Connor Hair et Alex Meader, 2017.

39 Iseult Gillespie, cave paintings 360°, https://ed.ted.com/lessons/explore-cave-paintings-
in-this-360-animated-cave-iseult-gillespie

40 https://www.celine-tricart.com/fr/portfolio/marriage-equality-vr

41 Éric Rohmer, Lorganisation de lespace dans le Faust de Murnau, Cahiers du Cinéma, 2000.

42 Jorge Luis Borges, Fictions, Gallimard, 1983.

43 http://filmmakermagazine.com/96090-look-into-the-cut/

44 John Bucher, Storytelling for Virtual Reality : Methods and Principles for Crafting Immersive Narratives, Taylor & Francis, 2017.

45 MacLuhan M., Message et Massage, un inventaire des effets, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1968.

46 http://www.imdb.com/title/tt5117222/

47 http://notesonblindness.arte.tv/fr/vr

48 Lionel Naccache, Le nouvel inconscient : Freud, le Christophe Colomb des neurosciences, Odile Jacob, 2009.

49 Op. cit., p. 396.

50 Op. cit., p. 397.

51 Op. cit., p. 398.

52 Alain Berthoz, La simplexité, Odile Jacob, 2009.

53 Paul Ricœur, « Architecture et narrativité ». Urbanisme, 1998, no 303, p. 44 – 51. Le texte est accessible sur le site de la Fondation Ricœur : http://www.fondsricoeur.fr/uploads/medias/articles_pr/architectureetnarrativite2.PDF

54 Ricœur, OP.Cit.

55 Serge Tisseron, Qui a peur des jeux video ?, Albin Michel, 2008.

56 https://www.americasarmy.com/

57 Christian Salmon, Storytelling : La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Découverte, 2013.

58 Ernest Cline, Ready Player One, Michel Lafond, 2013.

59 https://www.knowdrones.com/references

60 Jacques Athanase Gilbert, Environnements immersifs : écologie et esthétique du numérique, Digital Intelligence 2014, Interactions #2, Nantes, 19 Septembre 2014.

61 Gilbert, Op. cit.

62 Goodman N., Les langages de lart, Op. cit., p. 52.

63 Auerbach E., Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Gallimard, 1977.