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Classiques Garnier

Être robot Immersion cyborg avec Bill Vorn

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2017 – 2, n° 4
    . Immersion
  • Auteur : Fourmentraux (Jean-Paul)
  • Résumé : L’œuvre du Canadien Bill Vorn bouscule la frontière entre des domaines d’activité qui étaient jusque-là relativement cloisonnés : créant sur le plan artistique des installations et performances immersives qui utilisent la robotique, le contrôle de mouvement, le son, la lumière, la vidéo et interrogeant sur le plan de la recherche, les dilemmes de la vie artificielle, les processus cybernétiques et la quête d’une « esthétique des comportements artificiels ».
  • Pages : 223 à 228
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406092889
  • ISBN : 978-2-406-09288-9
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09288-9.p.0223
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 06/08/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Art, robot, machines augmentées, performance immersive, étude
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ÊTRE ROBOT

Immersion cyborg avec Bill Vorn

Depuis une trentaine dannées, lœuvre du Canadien Bill Vorn bouscule la frontière entre des domaines dactivité qui étaient jusque-là relativement cloisonnés : créant sur le plan artistique des installations et performances immersives qui utilisent la robotique, le contrôle de mouvement, le son, la lumière, la vidéo et interrogeant sur le plan de la recherche, les dilemmes de la vie artificielle, les processus cybernétiques et la quête dune « esthétique des comportements artificiels ». Pionnier de lart robotique, ses projets artistiques en lien avec les technologies informatiques et multimédias mettent aujourdhui en œuvre des partenariats pluridisciplinaires où cohabite le théâtre, la danse, le cinéma, dialoguant ainsi avec lhistoire ambivalente des relations entre arts-sciences-ingénieries.

« Machines augmentées »

Les créations de lartiste Canadien Bill Vorn1 sinscrivent pleinement dans une généalogie du croisement art-science-ingénierie, dont elles renouvellent les formes par lexploration des liens ambigus que lhumain entretien avec la machine, plus particulièrement avec les robots. Ce Canadien né en 1959 explore depuis 1992 une forme dart robotique, concevant des installations et des spectacles où les robots tiennent une place centrale. Dans les années 1990, lartiste crée une série dinstallations et de performances robotiques interactives denvergure en partenariat avec le programmeur et éclairagiste Louis-Philippe 224Demers : Espace Vectoriel (1993), un environnement interactif et immersif où des automates intelligents réagissent aux déplacements du public2 ; No Mans Land (1996), une installation comprenant neuf « espèces » de robots dont chacune représente des traits de comportement spécifiques ; La Cour des miracles (1997), un ballet mécanique et organique entre être de chair et être de métal.

Plus récemment, les Hysterical Machines (2002-2006) questionnent les comportements artificiels dentités mimétiques, sortes daraignées désarticulées, psychotiques et autistes, qui mettent le public à lépreuve. Comme le précise Bill Vorn « lidée est de créer un environnement qui appartienne aux robots, une sorte dunivers de machines et dorganismes cybernétiques dans lequel les visiteurs apparaissent à la fois comme des explorateurs et comme des intrus. Lartiste provoque ou suscite lempathie des spectateurs envers des créatures qui ne sont rien de plus que des structures de métal articulées. Ni animales ni humaines, ces créatures forcent pourtant chez celui qui les observe, un inévitable réflexe danthropomorphisme mettant tous les sens au défi : la machine nest pas présentée comme un automate spécialisé ou virtuose, mais plutôt comme une œuvre dart animée et expressive, relayée par un important travail scénographique incluant lutilisation du son et de la lumière à travers la simulation de fonctions organiques et la création darchitectures virtuelles dynamiques.

En 2015, Bill Vorn et Louis-Philippe Demers créent Inferno3, une performance robotique immersive et participative pour 8 à 24 engagés volontaires. Le public est désormais invité à « devenir robot » dans une scénographie techno-futuriste. La performance, inspirée par les dix tribunaux de lEnfer décris par Dante, implique de revêtir un exosquelette, structure mécanique qui pèse environ 20 kilos, immobilisant le haut du corps jusquà la taille, couvrant épaules et bras. Participer à Inferno suppose préalablement de sinscrire et de signer une décharge de responsabilité, assurant que nous sommes en 225pleine possession de nos moyens et en bonne santé – lœuvre étant déconseillée aux épileptiques, aux cardiaques, aux claustrophobes, etc. La durée variable de lexpérience – 9 à 60 mn – savère physiquement et émotionnellement éprouvante. Mais cet état de soumission (volontaire) fait partie intégrante de la performance. Selon Bill Vorn, « il vaut mieux collaborer avec la machine que de se battre contre elle ou de résister4 ». Cest à ce prix quil devient possible de ressentir la machine et déprouver les sensations antagonistes de puissance et de coercition quelle génère, dans un environnement étrange et plutôt sombre où la lumière, le son et le mouvement sont produits principalement par les machines, ce qui leur donne une certaine expression ainsi quune certaine personnalité5.

Arts, Sciences et Humanités numériques

Lœuvre de Bill Vorn nourrit également la réflexion académique sur la nature du vivant et lambivalence des relations homme-machine : à linstar de linstallation robotique Bedlam conçue en collaboration avec Simon Penny (2001-2003) qui a pour but de questionner, de reformuler et de subvertir les notions dautonomie, de mobilité et de personnalité (multiples) caractéristiques des agents et créatures dotés dune vie artificielle. Car lartiste est aussi enseignant-chercheur, docteur de lUniversité du Québec à Montréal (UQAM) spécialiste de la vie artificielle (2001). Les robots constituent au cœur de lœuvre de Bill Vorn les outils dune réflexion sur les attitudes sociales déviantes, ou sur ce quil appelle la psychose des machines (comme dans DSM-VI6). 226Il enseigne ces relations aux nouveaux médias à la faculté des beaux-arts de lUniversité Concordia où il dirige désormais lArtificial Life Art Lab (A-Lab), un laboratoire de recherche et de création en art robotique. Dans ce contexte, Bill Vorn créé également des environnements logiciels. En 1996, il a conçu Life Tools, une série doutils pour logiciel (MAX) utilisant les fonctions algorithmiques de base de la vie artificielle, que lon peut télécharger depuis son site Web. En 1997, il a produit Evil/Live 01, une installation interactive avec son et lumière « basée sur The Game of Life, un automate cellulaire inventé par John Conway en 1970 », ou encore le commissariat avec Louis-Philippe Demers de la grande exposition robotique Es. Das Wesen der Maschine au European Media Art Festival (2002). Plus récemment, lartiste-chercheur a inscrit ses travaux au sein du consortium HEXAGRAM (Québec, Canada), un laboratoire de recherche et de création en arts technologiques (2003-2013) où il dirige le département de robotique7. Le consortium Montréalais Hexagram résulte de la fusion vivement encouragée par le gouvernement du Québec de deux initiatives antérieures : le projet de fonder un Institut Universitaire des Nouveaux Médias à lUniversité francophone du Québec à Montréal (UQAM) et le projet de créer un laboratoire des nouveaux médias (Medialab8) à luniversité anglophone Concordia. À lintersection de ces deux institutions, Hexagram regroupe aujourdhui une soixantaine de chercheurs.

La recherche-création ne qualifie plus seulement ici ce qui précède à la réalisation de lœuvre : la recherche documentaire, le repérage visuel ou sonore, les maquettes, esquisses, plan de travail et démos. Mais elle sous-tend au contraire une méthodologie renouvelée et engage des résultats multicentriques. Ces réalisations appuyées sur les technologies 227et la recherche académique favorisent une certaine « modularité » de la production, en même temps que des formes alternatives de distribution des activités de création et de leurs résultats. Trois types de projets phares peuvent alors être distingués :

les « créations artistiques », qui mènent vers la réalisation dune œuvre, dun dispositif ou dune installation artistique ;

les « découvertes technologiques », qui impliquent le développement de logiciels ou doutils novateurs ;

les « contributions théoriques », qui poursuivent une perspective analytique et critique daccumulation de connaissances.

Il en résulte des « œuvres frontières » circulants et trouvant à être valorisées entre des mondes sociaux et des acteurs ayant des perspectives différentes. À linstar des « objets frontières », conceptualisés par Star et Griesemer, « suffisamment plastiques pour sadapter aux besoins locaux et aux contraintes des divers groupes qui lutilisent, tout en étant suffisamment robustes pour maintenir une identité commune dun site à lautre ». Lobjet frontière étant ainsi capable dexister simultanément dans plusieurs mondes sociaux tout en « satisfaisant aux exigences (informationnelles) de chacun9 ».

Ce rapprochement des arts et de la recherche dans le domaine des technologies numériques et de laudiovisuel multimédia constitue aujourdhui un enjeu dynamique de création et dinnovation internationale. Depuis une dizaine dannées, de nombreux pays mettent en œuvre des interfaces pour favoriser ce rapprochement et en faire le moteur dun double développement technologique et culturel10. En France, de nouvelles institutions entre art, science et technologie ont également vu le jour pour accompagner cette transformation des pratiques de recherche et de création : Art Science Factory (Paris-Saclay), Programme doctoral SACRe 228(PSL et Ensad Paris), IRCAM (Paris), IMéRA (Marseille), Pictanovo, Imaginarium et Fresnoy (Tourcoing), CEA Minatec et Scène nationale de Meylan (Grenoble), Artem (Nancy).

Jean-Paul Fourmentraux

Université dAix-Marseille

EHESS, Centre Norbert Elias

1 http://billvorn.concordia.ca/menuallF.html

2 Reposant sur les principes mathématiques des vecteurs, linstallation avec son et lumière comprend huit structures tubulaires motorisées et pourvues de haut-parleurs et dune source lumineuse. Les tubes bougent selon les mouvements subtils du spectateur, lenveloppant de son et de lumière.

3 Automata - art made by machines for machines, 17eme édition du festival Elektra, 2015 – https://www.elektrafestival.ca. Voir aussi Prosopopées – quand les objets prennent vie, Biennale Nemo, 2015 – https://biennalenemo.fr.

4 Bill Vorn : « Dont spin, dont fight, against the machine, beware of your mouvements », 2015.

5 Ces créations ont été primées dès 1996 (Ars Electronica et Toronto International Digital Media Award) et en de multiples lieux depuis (Leprecon Award for Interactivity en 1998, Life 2.0 en 1999). Les machines anthropomorphiques se déploient sur une scène de théâtre comme dans lespace muséal, dans de nombreux événements internationaux tels que Ars Electronica, Inter-Society of Electronic Arts, Dutch Electronic Art Festival, Art Futura, Sonar et Utopiales 2006.

6 DSM-VI est une installation comparable à La cour des miracles, mais dont le thème est la « psychose des machines », en lien avec louvrage « Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders » : le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux édité par lAssociation américaine de psychiatrie.

7 Pour un exemple de programme de recherche porté par lartiste Bill Vorn, sous son vrai nom (Bill Vorn étant son nm dartiste), voir : « Psychorobotique de lextrême : ontologies complexes, comportements déviants et désordres de la personnalité chez les créatures dart robotique », Yves Bilodeau, Université Concordia, Programme de recherche-création 2010-2011 soutenu par le FRQSC – http://www.frqsc.gouv.qc.ca/en/partenariat/nos-projets-de-recherche/projet?id=jkr7qs9g1418118888216

8 Avec, comme référent principal, le Medialab du Massachussetts Institute of Technology (MIT) créé en 1985 par Nicholas Negroponte et Jerome B. Wiesner pour stimuler la recherche dédiée aux technologies (http://web.mit.edu). En 1999, le MIT sest également implanté en Europe (MediaLabEurope de Dublin, http://www.mle.ie) et en Asie (MediaLabAsie, Inde http://www.medialabasia.org).

9 Cf. Susan Leigh STAR, James GRIESEMER, « Institutional Ecology, “Translation”, and boundary objects : Amateurs and Professionals in Berkeleys Museum of Vertebrate Zoology, 1907-39 », Social Studies of Science, no 19, 1989, p. 387-420. Voir aussi John Fujimura, « Crafting Science : Standardized Packages, Boundary Objects, and Translation ». In Bijker, Hugues, & Pinch, The social Construction of Technological Systems : New Direction in the Sociology and History of Technology, Cambridge : MIT Press, 1990, p. 168-211.

10 Cf. Fourmentraux J-P., Artistes de laboratoire, Paris, Hermann, 2013 et Art et Science, (dir.), Paris CNRS éditions, 2012 ; Dautrey, J. (éd.), La recherche en art(s), Paris, MF, 2010.