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Classiques Garnier

Pour une définition de l’éditorialisation

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2017 – 1, n° 3
    . Variations digitales et transformation du milieu
  • Auteur : Vitali-Rosati (Marcello)
  • Résumé : Cet article présente les résultats de huit ans de travail sur le concept d'éditorialisation, réalisés dans le cadre du séminaire international « Écritures numériques et éditorialisation » que j'ai coorganisé avec Nicolas Sauret depuis 2008. Il propose de définir l'éditorialisation comme l'ensemble des dynamiques qui produisent l'espace numérique. Ces dynamiques peuvent être comprises comme les interactions d'actions individuelles et collectives avec un environnement numérique.
  • Pages : 39 à 54
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406085317
  • ISBN : 978-2-406-08531-7
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08531-7.p.0039
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 05/11/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Pour une définition
de léditorialisation

Depuis une dizaine dannées, le terme « éditorialisation » connaît un succès grandissant dans la communauté scientifique, au sein de disciplines diverses – des sciences de la communication à la littérature, de la sociologie à la philosophie. Le concept apparaît pour la première fois en 2004 dans un article de Brigitte Guyot1, qui lutilise pour se référer à la fois au dispositif de médiation entre une information et les usagers, et au procès de médiation lui-même. En 2007, Bruno Bachimont le reprend2 dans un chapitre de Lindexation multimédia intitulé « Nouvelles tendances applicatives : de lindexation à léditorialisation », où il aborde les caractéristiques de lindexation à travers ce quil nomme « éditorialisation ». En 2008, Gérard Wormser et moi-même créons le laboratoire « Pratiques interdisciplinaires et circulation du savoir : vers une éditorialisation des SHS » à la Maison des Sciences de lHomme Paris-Nord3. Malgré ce succès, la signification exacte du terme nest pas encore établie. Cet article vise à stabiliser le sens du terme « éditorialisation », à partir dune analyse détaillée des enjeux théoriques liés à ce concept4.

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Quest-ce que léditorialisation ?

On peut identifier trois définitions différentes de léditorialisation : la première se veut restreinte, la seconde plus générale5, tandis que la troisième tente de combiner les deux premières.

Selon la définition restreinte, léditorialisation désigne lensemble des appareils techniques (le réseau, les serveurs, les plateformes, les CMS, les algorithmes des moteurs de recherche), des structures (lhypertexte, le multimédia, les métadonnées) et des pratiques (lannotation, les commentaires, les recommandations via les réseaux sociaux) permettant de produire et dorganiser un contenu sur le web6. En dautres termes, léditorialisation est une instance de mise en forme et de structuration dun contenu dans un environnement numérique. On pourrait dire, en ce sens, que léditorialisation est ce que devient lédition sous linfluence des technologies numériques. Évidemment, cela a aussi un impact sur les contenus eux-mêmes : le concept déditorialisation souligne comment la technologie façonne les contenus. Selon cette définition, on serait tentés dassimiler léditorialisation à la curation des contenus (digital curation) – qui désigne le processus dorganisation des contenus dans un environnement numérique déterminé. Mais il y a une distinction fondamentale entre les deux processus : le concept déditorialisation implique une dimension culturelle qui nest pas présente dans lidée de curation. Cette dernière renvoie plutôt aux pratiques visant à rassembler, organiser et afficher des contenus dans un environnement donné – ce qui met dabord laccent sur lensemble des compétences nécessaires pour réaliser une bonne curation. En revanche, léditorialisation fait référence à la façon quont les outils, les pratiques émergentes et les structures déterminées par les outils, dengendrer une relation différente avec les contenus eux-mêmes. On pourrait dire que la curation désigne laction dun individu spécifique ou dun groupe dindividus défini, tandis que léditorialisation met laccent sur la façon dont cette action 41est structurée par les caractéristiques de lenvironnement numérique. Il faut enfin souligner que ces caractéristiques ne sont pas seulement techniques, mais aussi culturelles.

Un exemple nous permettra de mieux saisir cette première définition. Imaginons que nous disposons dun ensemble dinformations sur une maladie particulière – disons, la grippe aviaire. Nous avons à notre disposition une description et un historique de la maladie, des données sur la pandémie, une liste des types de grippe, des statistiques sur les taux de mortalité, des conseils pour prévenir la contamination, etc. Le gouvernement français pourrait décider de créer une plateforme pour diffuser ces informations auprès des citoyens. À cette fin, un groupe dexperts serait appelé à éditer ces contenus (content curation) : ils éditeraient ces textes et les adapteraient au public cible, ils choisiraient des formes daffichage des données (graphiques, tableaux, etc.), ils structureraient la plateforme et travailleraient sur son ergonomie – peut-être créeraient-ils même des profils Twitter et Facebook pour promouvoir et publiciser la plateforme. Toutes ces actions relèvent de la curation des contenus. Cette plateforme comptera sur plusieurs usagers pour interagir avec elle, commenter les informations et pourquoi pas relayer à leur tour ces contenus sur les réseaux sociaux. Ces usagers réutiliseront probablement une partie des informations sur dautres plateformes et posteront des liens vers celle-ci sur dautres sites. La plateforme sera indexée par des moteurs de recherche et des algorithmes la classeront dans des listes hiérarchiques. Elle occupera une position particulière sur le web : une position symbolique plus ou moins visible, plus ou moins importante et plus ou moins fiable. Ces aspects seront en évolution constante pendant les jours, les semaines, les mois et les années suivant la publication de la plateforme. Cest ce processus que nous appelons éditorialisation. Lensemble de tous ces éléments structure les contenus et leur donne leur signification. On pourrait donc dire que la curation des contenus est un des éléments du processus déditorialisation, tandis que cette dernière désigne le processus dans son intégralité, prenant en considération tous les aspects de la production dun contenu et du sens que ce contenu acquiert au sein dune culture.

En conséquence, léditorialisation façonne et structure les contenus sans se limiter à un contexte fermé et bien défini (comme une revue) ou à un groupe prédéfini dindividus (comme les éditeurs). Elle implique 42une ouverture de lespace (plusieurs plateformes) et du temps (plusieurs contributions différentes, à des moments distincts). Cette ouverture est lune des différences principales entre curation et éditorialisation et elle est aussi ce qui différencie léditorialisation de lédition traditionnelle.

Louverture de léditorialisation par rapport à lédition papier détermine une certaine perte de contrôle de lécrivain comme de léditeur sur le contenu. En effet, tous deux ne sont plus que des acteurs parmi dautres du processus éditorial, qui sélargit considérablement.

Considérons un deuxième exemple : la publication dun article académique. Léquipe éditoriale dune revue en ligne travaille à lédition dun article et le publie. Elle corrige le texte, le met en forme, le balise (en html ou en xml, par exemple), elle édite les métadonnées et finalement, elle le publie sur la plateforme de la revue. Ce travail ne diffère pas tellement du processus dédition sur papier. Mais dans un environnement numérique, ce travail nest que le début dun processus bien plus long. La vie de larticle, sa visibilité et sa circulation dépendent dune structure plus complexe qui comprend des commentaires, des citations, des réutilisations et des indexations. Le fait que Google, par exemple, place larticle au début dune liste de résultats, est comparable à sa mention sur la couverture dune revue papier, ou au fait que la revue dans laquelle il est publié soit placée en vitrine dune librairie. On pourrait certes objecter que certains des aspects de lédition papier sont aussi incontrôlés – le placement dans la vitrine dune librairie, par exemple, ne dépend pas de lauteur ou de léditeur – mais le degré de contrôle a clairement changé dans lespace numérique.

Cette première définition comprend une limite évidente, puisquelle considère lenvironnement numérique comme un espace séparé. Il sagit dune définition centrée sur le web, qui ne prend pas en considération lhybridation entre lespace numérique et lespace prénumérique7.

La deuxième définition est une extension de la première, en se basant sur lidée que lespace numérique implique une superposition et finalement, une fusion entre discours et réalité. Jexpliquerai tout à lheure cette idée plus en détail, mais pour le moment, limitons-nous 43à son principe général : dans un monde numérique connecté, exister signifie être éditorialisé. En effet, dans lespace numérique, un objet doit être connecté et mis en relation avec les autres objets pour exister. Par exemple, pour quun restaurant existe, il doit se trouver sur TripAdvisor, sur GoogleMaps, ou sur une autre plateforme qui spécifie sa relation avec dautres restaurants, un territoire, etc., tout en le rendant visible et compréhensible. Pour quune personne existe dans lespace numérique, elle doit avoir un profil sur Facebook, sur Twitter, sur LinkedIn ou sur une autre plateforme qui puisse lidentifier et la rendre visible. Léditorialisation devient donc une condition dexistence. Or, sur la base de cette idée, éditorialiser ne signifie pas seulement produire des contenus, mais aussi produire la réalité elle-même. Selon cette définition très large, léditorialisation désigne lensemble des formes collectives de négociation du réel. En dautres termes, léditorialisation est lensemble de nos pratiques sociales qui nous permet de comprendre, dorganiser et dinterpréter le monde. Le fait que nous vivons dans un espace de plus en plus numérique suggère que toutes ces pratiques ont lieu elles aussi dans lespace numérique – ce qui signifie, en somme, que toute pratique visant à comprendre, à organiser ou à interpréter le monde, est un acte déditorialisation.

Cette deuxième définition présente linconvénient inverse de la première : elle est trop générale et même trop vague. Selon cette acception, il est difficile en effet dimaginer quelque chose qui ne soit pas de léditorialisation. Cette définition risque donc de devenir inopérante. Toutefois, une analyse plus attentive révèle que ces deux premières acceptions peuvent être synthétisées en une définition plus opérationnelle. On peut prendre en compte toutes les actions de production de contenus en ligne – sur le web ou sur dautres formes denvironnement connectés (comme les applications mobiles) – en les comprenant comme des fonctions de structuration du réel. En ce sens, on peut définir léditorialisation comme un ensemble dactions collectives et individuelles, qui ont lieu dans un environnement numérique en ligne, et qui ont pour objectif de structurer notre façon de comprendre, dorganiser et dinterpréter le monde. Ces actions sont façonnées par lenvironnement numérique dans lequel elles se réalisent : léditorialisation, comme souligné par la première définition, ne prend pas seulement en compte ce que les usagers font, mais aussi comment leurs actions sont déterminées et orientées 44par un environnement particulier. Il est important de souligner que si nous comprenons le mot « numérique » dans un sens culturel, lespace numérique est notre espace principal, lespace dans lequel nous vivons, et pas seulement lespace du web ou des objets en ligne. Cela nous permet de faire la distinction entre différents environnements numériques – comme le web ou dautres environnements connectés – et lespace numérique, qui est le résultat de lhybridation de ces environnements avec la totalité de notre monde. Ces considérations nous permettent de modifier notre définition pour arriver à une formulation finale :

Léditorialisation désigne lensemble des dynamiques qui produisent et structurent lespace numérique. Ces dynamiques sont les interactions des actions individuelles et collectives avec un environnement numérique particulier.

Cette définition sous-entend trois aspects implicites de léditorialisation, quil faut spécifier : un aspect technologique, un aspect culturel et un aspect pratique. Il est fondamental de comprendre que léditorialisation est liée à un environnement numérique particulier, ce qui implique quelle a un lien avec des technologies spécifiques. Le terme éditorialisation a été créé en partie pour prendre en compte limpact des technologies sur la production des contenus. Lun de ses principaux aspects est donc évidemment la présence de certains dispositifs, de plateformes numériques, doutils, de réseaux et de protocoles qui à la fois contextualisent et structurent les contenus. Ce phénomène a été étudié par plusieurs chercheurs, qui lont notamment qualifié d« affordance8 ». Cette analyse de limpact des technologies sur les contenus concerne lensemble des technologies de production et de circulation des contenus9. Lenvironnement numérique est prescriptif, car il détermine la forme des contenus quil héberge. La dimension technologique est donc fondamentale pour lédition, mais en même temps, on ne peut pas réduire léditorialisation à ce seul aspect.

En effet, il existe une relation complexe entre technologie et culture, si bien que la dimension culturelle est tout aussi centrale pour notre définition de léditorialisation. Lorsque lon tente de comprendre la structure de 45lespace numérique, il est important déviter tout déterminisme technologique10 – en particulier lidée selon laquelle le développement technologique serait un processus presque mécanique (une progression) déterminant les changements culturels. À en croire cette position techno-déterministe, la culture serait déterminée par les développements de la technologie. En réalité, culture et technologie sont au contraire liées par une sorte de relation circulaire : la convergence de certaines idées culturelles et de certaines découvertes technologiques implique un changement et ce changement est en retour façonné par des éléments à la fois culturels et technologiques. En dautres termes, la culture influence la technologie et la technologie influence la culture. Il est impossible de séparer ces deux processus. Aussi, léditorialisation décrit la façon dont nos traditions culturelles influencent notre manière de structurer les contenus.

Considérons par exemple le cas de lhypertexte. Lidée dhypertexte existait bien avant les développements du web. Vannevar Bush présentait déjà en 194511 un modèle assez semblable, ensuite adapté par Ted Nelson au domaine de linformatique12 et repris finalement par Tim Berners-Lee, lors de la conception de lhtml. Mais on pourrait remonter encore plus loin dans lHistoire pour retrouver cette idée de classement non linéaire des contenus – un principe déjà appliqué dans le système de classification des bibliothèques au iiie siècle avant J.-C. Le catalogue de la bibliothèque dAlexandrie, par exemple, utilisait un système de classement par mots-clés13. Il est impossible de comprendre la structure hypertextuelle dans sa manifestation technologique particulière quest lhtml, sans prendre en considération lhistoire culturelle des classifications non linéaires.

Le troisième et dernier aspect de léditorialisation – son aspect pratique – nous amène du côté des pratiques, sans lesquelles les structures 46culturelle et technologique ne pourraient exister. En effet, les possibilités technologiques et la tradition culturelle ne suffisent pas à induire des pratiques. Si personne ne créait ou nutilisait dhypertextes, ces derniers nexisteraient pas. Par ailleurs, les pratiques ne sont pas seulement des applications des possibilités culturelles et technologiques : toute pratique est créative. Ces éléments nous permettent de souligner limportance fondamentale du collectif dans les processus déditorialisation. Les différentes formes déditorialisation dépendent du fait que des actions particulières deviennent communes – ce qui signifie que des groupes de personnes commencent à les effectuer pour en faire peu à peu des pratiques. Considérons lexemple des hashtags. Laction de mettre un # avant un mot dans lenvironnement Twitter fait de celui-ci un mot-clé. À lorigine, cette action navait pas été prévue par la plateforme, car Twitter navait pas été conçue pour gérer des mots-clés. Puis, un premier usager a commencé à utiliser le #, bientôt suivi dun groupe de personnes, et cette action est devenue une pratique – pratique qui a obligé Twitter à adapter sa plateforme, pour prendre en compte les mots-clés – que nous appelons aujourdhui des hashtags. Pour le dire autrement, les pratiques influencent la technologie et la façonnent tout autant que les pratiques ont un fondement culturel – lhistoire des mots-clés le démontre clairement. Cela signifie que les trois aspects de léditorialisation – technologique, culturel et pratique – ne font quun. On ne peut les distinguer que dun point de vue théorique.

Les caractéristiques de léditorialisation

Afin de comprendre la nature de léditorialisation et didentifier les caractéristiques qui la distinguent des autres formes de structuration des contenus, nous devons en analyser les attributs. Nous pouvons lister cinq principaux attributs constitutifs de léditorialisation : sa nature processuelle, sa nature performative, sa nature ontologique, sa nature multiple et enfin, sa nature collective. Tentons de définir ces attributs14.

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En premier lieu, léditorialisation est un processus. Plus précisément, cest un processus ouvert. Léditorialisation est une série dactions en mouvement qui nont ni un commencement, ni une fin bien définis. Tout processus déditorialisation est toujours en cours ; il est toujours dans une dynamique de mouvement. La nature processuelle de léditorialisation rend très difficile lidentification et lisolement dun acte déditorialisation unique et particulier : chaque processus déditorialisation est lié dune certaine façon à dautres, et il est impossible de délimiter exactement une chaîne précise dactions.

En deuxième lieu, léditorialisation est performative15 pour deux raisons majeures : dabord, il sagit dun processus qui ne suit aucun schéma prédéfini ; par ailleurs, ce processus produit du réel bien plus quil ne le représente. Léditorialisation est en effet un processus ouvert. Il sagit là dune des principales différences entre éditorialisation et édition imprimée. Laspect ouvert de léditorialisation la distingue radicalement du modèle imprimé, qui implique le respect dun protocole strict décidé en amont, indépendamment des processus dédition et de publication.

Dans le cas de léditorialisation, il nexiste pas de protocole, et les différentes étapes du processus sont décidées au fur et à mesure. En même temps, un processus particulier déditorialisation peut devenir normatif, lorsquil sert à son tour de modèle pour dautres processus. Léditorialisation crée ses propres normes de façon performative. On pourrait objecter que les plateformes numériques prédéterminent le processus, que le fait de poster des photos sur Facebook, par exemple, démontre comment la plateforme détermine les comportements et même le processus de publication dans son ensemble. Cest tout à fait exact, mais la multiplication des usages détournés des plateformes démontre quil est très facile de contourner le schéma de celles-ci. Le hashtag de Twitter constitue un exemple assez significatif de cette performativité propre à léditorialisation : le processus prend une forme particulière qui nétait pas prévue, ni même prévisible, et cette forme devient une norme.

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Autre élément révélateur du paradigme performatif de léditorialisation : sa nature opérationnelle. Léditorialisation est un acte performatif dans le sens où elle tend à agir sur le réel plutôt quelle ne le représente. Nous lisons et nous écrivons dans lespace numérique – et en particulier sur le web – mais la majeure partie de nos lectures et de notre écriture seffectue à des fins opérationnelles précises. Envisageons par exemple le cas dun commentaire rédigé sur TripAdvisor. Nous pourrions sans aucun doute placer cette action dans un paradigme représentationnel : le commentaire représente en effet le restaurant. Conformément au paradigme de la représentation, nous retrouvons un signifiant (le commentaire) et un signifié (le restaurant) – ou bien, si lon en croit le paradigme, un sens et une dénotation16. Mais cette interprétation ne rend pas compte de la nature exacte de ces pratiques : écrire un commentaire, cest en effet aussi produire le restaurant lui-même. Le commentaire est un moyen de caractériser le restaurant, de le rendre plus ou moins visible, par exemple, ou de déterminer sil sagit dun restaurant de viande ou de poisson. Écrire un commentaire sur un restaurant, cest dune certaine manière, le faire exister. En fonction de son classement et de ses commentaires, le restaurant occupera une place singulière dans lespace de TripAdvisor – dune façon finalement pas si différente que sil déménageait dans la même rue. Si lon veut dire ce quest le restaurant en question, nous devons inclure de nombreux facteurs, notamment sa localisation (son adresse dans le monde physique), le nom de ses propriétaires, son menu, mais aussi sa position sur TripAdvisor, sa visibilité sur Google, et lensemble des commentaires publié à son propos sur les plateformes en ligne. Léditorialisation contribue alors à la production du restaurant, car elle est partie prenante de son existence.

Ces considérations nous révèlent la troisième et la quatrième caractéristique de léditorialisation : sa nature ontologique et sa nature multiple. Dun point de vue ontologique léditorialisation est une façon de produire le réel et non un moyen de le représenter. Et cela détermine la nature multiple de léditorialisation : si chaque acte déditorialisation produit du réel, alors le réel doit être multiple puisquil existe plusieurs actes déditorialisation.

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En fin, la dernière caractéristique de léditorialisation est sa nature collective17. Léditorialisation nest pas laction dune seule personne, ni même dun groupe prédéterminé : lacteur ou les acteurs de léditorialisation font toujours partie dune collectivité ouverte. Cette dimension collective est aussi lune des principales différences entre léditorialisation et la curation de contenus. De plus, sans action collective, léditorialisation est impossible : laction individuelle – même si elle est réalisée par une entreprise aussi importante que Google – ne peut jamais produire déditorialisation.

Examinons de plus près le cas de Google. On pourrait croire que Google structure ses contenus de façon précise, sans prendre en compte les réactions de ses usagers. Ce modèle serait en quelque sorte « googlocentrique », puisque le seul acteur à décider de lorganisation des contenus est lentreprise qui conçoit les algorithmes. Mais cet argument ne tient pas, pour trois raisons au moins : en premier lieu, si personne nutilise Google, lalgorithme ne peut produire déditorialisation. Google ne peut structurer des contenus que parce que des internautes lutilisent. Un moteur de recherche qui nest pas utilisé na nullement le pouvoir de structurer les contenus, puisque cette structure resterait abstraite, serait lettre morte, soit une structure quasi inexistante, puisque personne ne la verrait. Le pouvoir de Google dépend du nombre dinternautes – aujourdhui titanesque – qui en fait usage, et cest en cela que la hiérarchie proposée par le moteur de recherche acquiert sa fonction structurante. Une page gagne en visibilité parce que Google lindexe et parce que les internautes utilisent Google pour la trouver. En second lieu, lalgorithme nest pas statique : il évolue en fonction des pratiques et des usages. Google doit adapter son algorithme aux usages des internautes, afin déviter quil ne devienne obsolète. Cest pourquoi létude des comportements des usagers est à ce point essentielle pour lentreprise, qui peut ainsi répondre à leurs besoins, voire les anticiper. Les actions des internautes affectent donc directement lalgorithme. En troisième lieu enfin, lalgorithme est basé sur un certain nombre de 50valeurs culturelles prédéterminées par une négociation collective. Ainsi que la démontré Dominique Cardon18, PageRank est basé sur le principe de lindice de citation, lui-même développé au sein de la communauté académique : sans les interactions collectives de la communauté, ces valeurs nexisteraient pas.

La création dun profil Facebook démontre elle aussi que léditorialisation nest jamais un processus individuel, mais quelle implique au contraire une collectivité. Quand il se crée un profil sur Facebook, lusager serait tenté de croire quil est le seul acteur de cet acte de création : je peux me définir comme je lentends. Cette idée a été plutôt bien illustrée dans un célèbre dessin des années 1990, où un chien assis devant un ordinateur annonce « Sur Internet, personne ne sait que vous êtes un chien ». Lidée de ce dessin consistait à dire que nous étions complètement libres de construire notre identité selon notre bon vouloir. Lidentité virtuelle19 apparaissait en effet alors comme la réalisation dun fantasme dautodétermination : avoir le pouvoir de se réinventer de manière autonome. Le problème était alors le risque dun excès dautodétermination : sur Internet, chacun pouvait prétendre être ce quil nétait pas.

Ce fantasme dautodétermination est cependant largement erroné. Ainsi que lont démontré de nombreux chercheurs, plusieurs facteurs déterminent notre façon de construire nos profils : l« affordance » de la plateforme, son influence sur le comportement des usagers, les pratiques de ceux-ci. Nous avons déjà évoqué les façons dont les caractéristiques techniques dune plateforme influençaient nos comportements : il est évident, par exemple, que Facebook détermine la façon dont je crée mon profil. La plateforme est normative parce quelle me demande une série dinformations et dactions très précises. Cest la plateforme qui décide ce que jai à dire à propos de moi et comment le dire, ce qui est important et ce qui ne lest pas, à quelle fréquence et à qui jécris. Ces valeurs sont prédéterminées par la plateforme. Au-delà de ces déterminations, se trouve aussi un ensemble de pratiques collectives et dusages qui jouent un rôle crucial dans la construction de mon profil : 51si je suis cette image que je choisis et le statut que jécris, je suis aussi le nombre damis que jai, les commentaires que mes amis écrivent à mon propos, les images de moi que les autres usagers publient et identifient et même la réutilisation de ces images sur dautres plateformes, dans dautres contextes.

Encore une fois, nous pouvons souligner la profonde différence entre léditorialisation et la curation des contenus. Si je moccupe de la curation de mon profil, je suis entièrement maître du processus : la curation, cest la façon dont je choisis et jagence les contenus. Léditorialisation dun profil est donc un ensemble dinteractions qui déterminent qui je suis et ce que je suis : ce que les gens connaissent de moi et quelle idée ils se font de moi après avoir consulté mon profil.

Si lon veut bien saisir le concept déditorialisation, il est important de comprendre un problème crucial : le fait que léditorialisation soit collective ne signifie pas pour autant que ce quelle produit est « commun » (common) à tout un chacun. Dans le cas de Google et Facebook par exemple, la dimension collective ne saurait impliquer quà la fin du processus déditorialisation, nous obtenons un objet partagé par tous (common) : les données, les informations et les contenus sont la propriété dune compagnie privée et cette compagnie décide de comment ces données sont produites et à quelles fins elles sont utilisées. Certains cas déditorialisation – Wikipedia, par exemple – portent à croire quun bien commun a été créé – bien quil soit difficile de séparer une plateforme des autres et que la visibilité, tout comme lefficacité de Wikipedia dépendent du référencement et de lindexation par Google. La question que lon pourrait se poser est alors la suivante : comment faire de lespace numérique un espace public ?

Pour une philosophie politique
de l
éditorialisation

Davantage quun néologisme forgé pour marquer le passage au numérique, le concept déditorialisation vient répondre à des problématiques posées par ce nouveau modèle. Il est en effet essentiel de 52souligner, au terme de ce travail de définition, à quel point la notion déditorialisation peut changer notre manière dhabiter lespace numérique. Parce quelle en souligne la structure, léditorialisation nous donne la possibilité de comprendre lespace numérique et de comprendre le sens de nos actions dans cet espace : elle nous révèle les rapports entre les objets, les dynamiques, les forces, les dispositifs de pouvoir, les sources dautorité. Mais comment la théorie de léditorialisation peut-elle concrètement changer nos pratiques ? Dune part, elle révèle la relation complexe entre autonomie et hétéronomie dans nos actions : ce que nous faisons est le fruit dune interaction entre le contexte technique, culturel et pratique. En dautres termes, la théorie de léditorialisation nous dit que si nous ne comprenons pas ce quest un CMS et si nous ne connaissons pas lhistoire du html ou les principes sur lesquels se base le PageRank, nous naurons quune faible possibilité dêtre les maîtres de nos actions. Dautre part, elle souligne la nature collective des actions dans lenvironnement numérique. Léditorialisation nest en effet jamais une action individuelle : elle est une dynamique collective. Enfin, elle souligne les enjeux liés au fait de créer un espace numérique public – et cest là sans doute son aspect le plus important. Lanalyse des dynamiques de production de lespace numérique permet dévaluer dans quelle mesure cet espace appartient à une collectivité. Cest pourquoi nous pouvons dès lors œuvrer en faveur du développement dune véritable philosophie politique de léditorialisation.

Marcello Vitali-Rosati

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1 Brigitte Guyot, Sciences de linformation et activité professionnelle, vol. 38, C.N.R.S. Éditions, 2004, [http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=HERM_038_0038]. Première version disponible sur HAL, [http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/ sic00001095/document].

2 Bruno Bachimont, « Nouvelles tendances applicatives : de lindexation à léditorialisation », in Lindexation multimédia, Paris, Hermès, 2007, [En ligne : http://cours.ebsi.umontreal.ca/sci6116/Ressources_files/BachimontFormatHerme%CC%80s.pdf].

3 Pour une historique plus précise, cf. M. Vitali-Rosati, What is editorialisation, Sens public 2016 http://www.sens-public.org/article1059.html

4 Cet article présente les résultats de près de huit années de travail sur le concept déditorialisation, un travail notamment réalisé dans le cadre du séminaire international « Écritures numériques et éditorialisation », que je coorganise depuis 2008 avec Nicolas Sauret. La définition du concept déditorialisation est le fruit dune réflexion collective et je suis débiteur dun large groupe de chercheurs. Je nommerai en particulier Gérard Wormser et le réseau de Sens public, Nicolas Sauret, Yannick Maignien, Louise Merzeau, Michael Sinatra, Anne-Laure Brisac, Carole Dely et Roberto Gac.

5 Roberto Gac a souligné lexistence de ces deux définitions dans un texte à paraître : Éditorialisation et littérature. Du roman à lintertexte. À paraître sur Sens public.

6 Marcello Vitali-Rosati, « Digital Paratext. Editorialization and the very death of the author », in Examining Paratextual Theory and its Applications in Digital Culture, IGI Global, Nadine Desrochers and Daniel Apollon, 2014, p. 110-127.

7 Pour davantage de précisions concernant la relation entre lespace numérique et non numérique, voir Daniel Paul ODonnell, A “Thought Piece” on Digital Space as Simulation and the Loss of the Original, [http://dpod.kakelbont.ca/2015/02/11/a-thought-piece-on-digital-space-as-simulation-and-the-loss-of-the-original/], February 11, 2015.

8 Donald A. Norman, The Design of Everyday Things, New York, Basic Books, 2002.

9 Voir, par exemple, Michael Warner, The Letters of the Republic : Publication and the Public Sphere in Eighteenth-Century America. 2. print. Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1992.

10 Consulter par exemple Friedrich Kittler, Optical Media. Translated by Anthony Enns, 1 edition, Cambridge, UK ; Malden, MA, Polity, 2009. Or R. Schroeder, Rethinking Science, Technology, and Social Change. Stanford, Calif : Stanford University Press, 2007. Et Robert L. Heilbroner, « Do machines make History ? », Technology and Culture, Vol. 8, No. 3 (Jul., 1967), p. 335-345, [http://scalar.usc.edu/works/uiuc-macs410-media-information-ethics-/media/DoMachinesMakeHistory1967.pdf].

11 Vannevar Bush, “As We May Think.” Atlantic Magazine 1945, [http://www.theatlantic.com/magazine /archive/ 1945/07/as-we-may-think/303881/].

12 Theodor H. Nelson, 1965. “Complex Information Processing : A File Structure for the Complex, the Changing and the Indeterminate.” In Proceedings of the 1965 20th National Conference, 84–100. New York : ACM, 1965.

13 Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, op. cit.

14 Pour une analyse plus détaillée de ces caractéristiques, cf Vitali-Rosati, What is editorialization ?, cit.

15 Le concept de performativité a eu un impact théorique important dans les dernières décennies. Depuis le travail dAustin sur les actes de langage jusquà lapplication de la performativité au champ des gender studies, en passant par les perfomance studies dans le domaine du théâtre, les définitions du concept ont varié en fonction de leur contexte. Pour cette raison, il est presquimpossible de donner une définition consensuelle des termes « performance » ou « performativité ». Dans le cadre de cet article, nous pouvons nous limiter à définir la performativité comme laspect normatif de chaque action.

16 Gottlob Frege, « Sense and Reference », The Philosophical Review, vol. 57, no 3, 1948, p. 209-230.

17 Cet aspect a été souligné, par exemple, par Louise Merzeau dans « Éditorialisation collaborative dun événement », Communication & Organisation, 43(1), 2014, p. 105-122. La dimension collective de léditorialisation a aussi été analysée par Roberto Gac dans ses travaux sur lintertexte : Bakhtine, le roman et lintertexte, Sens public 2012, http://www.sens-public.org/article.php3?id_article=1007. Mon travail doit beaucoup à Roberto et à nos discussions.

18 Dominique Cardon, Dans lesprit du PageRank, Paris, La Découverte, 2013, [http://www.cairn. info/resume.php?ID_ARTICLE=RES_177_0063].

19 Mon ouvrage Égarements (Marcello Vitali-Rosati, Égarements, Amour, mort et identités numériques, Paris, Herman, 2014) traite de ce sujet et particulier de la relation entre auto-détermination et hétéro-détermination de lidentité.