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Classiques Garnier

Penser avec les mains, voir avec les doigts Petit plaidoyer pour une esthétique de nos vies digitales

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2017 – 1, n° 3
    . Variations digitales et transformation du milieu
  • Auteur : Chardel (Pierre-Antoine)
  • Pages : 235 à 238
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406085317
  • ISBN : 978-2-406-08531-7
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08531-7.p.0235
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 05/11/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Penser avec les mains,
voir avec les doigts

Petit plaidoyer pour une esthétique
de nos vies digitales

La main renvoie à un art de faire et de manier, à une capacité dexercer une technique, en permettant dintervenir sur la matière, au gré de limagination. La matière est ainsi coupée, modelée ou taillée. On a bien sûr ici à lesprit lidée que la technique peut se concevoir comme une prolongation de la main. La main est aussi ce qui permet à lacte de penser de sépanouir, voire de saffirmer dans la singularité dun geste. On penserait avant tout en écrivant à la main, comme la affirmé Martin Heidegger dans Quappelle-t-on penser1 ? Nous pensons parce que nous manions des idées, ce qui est autre chose que laction de les manipuler à des fins purement instrumentales. Mais alors que dire de notre condition présente ? Les machines à écrire et, désormais, nos machines multifonctionnelles que sont nos smartphones, nos ordinateurs et nos tablettes marqueraient-elles un amoindrissement de nos expériences sensibles en faisant advenir, de manière unidimensionnelle, le règne du nombre et du calcul ?

Si un système informatique est constitué de séries de codes et de nombres, linterrogation quil motive concernant déventuelles pratiques de réception peut conjointement nous inciter (comme pour instaurer une résistance saine et raisonnée) à affirmer un tout autre champ lexical : celui qui ferait signe vers une esthétique de la réception. Il nous inciterait ainsi à penser en faveur dune appropriation inventive des objets techniques. Comme la exprimé Mikel Dufrenne en réfléchissant aux conditions dune éthique qui soit à même de faire face aux logiques de nivellement qui surgissent des sociétés industrielles : « luniformisation 236des moyens nimplique nullement luniformisation des fins2 ». Il convient pour cela de veiller à la sauvegarde de finalités que nous voulons faire valoir dans notre rapport aux médiations technologiques. Les moyens ne peuvent en aucune façon appauvrir les ambitions qui doivent les définir en termes de production de sens ou de valeurs. Aucune partition ne peut être jouée davance dans la relation que nous entretenons avec les machines. Nous devons donc sans cesse pouvoir reprendre la main sur les systèmes qui les définissent. Le doigté avec lequel cette reprise en main doit se produire est sans nul doute une recherche aussi délicate que nécessaire.

Dans nos environnements technologiques de plus en plus complexes, nous vivons avec le sentiment que nous devrions nous laisser emporter par le plaisir dexercer un art de produire du sens avec nos mains, en renouant de la sorte avec les pratiques du tâtonnement, du bricolage, du travail sur les formes, dans une expérience qui puisse en fin de compte savérer phénoménologiquement plus digitale que numérique (en nous permettant alors de renouer avec la racine latine du mot digital : digitus ; le « doigt »). Laffirmation dune telle dimension empirique se confond avec un engagement qui sassume comme à la fois herméneutique et critique. Cest bien cette double articulation quil semble primordial dassumer aujourdhui, à lère dite « hypermoderne », en nous faisant renouer avec une culture de la matière.

Car une réalité matérielle et corporelle sexprime en effet dans nos vies digitales. En écrivant par le biais de nos claviers (dordinateurs ou de tablettes), nous travaillons avec nos doigts autant quavec notre esprit. Nos stimulations intellectuelles se traduisent par les rythmes inconstants de nos mouvements de doigts. Nous sommes, en cela, des travailleurs manuels. Nous pianotons sans cesse, au risque de ressentir une fatigue physique parfois très intense dans le creux de nos mains, à la fin dune journée ou en début de nuit, après que nous ayons passé des heures à écrire. Linteraction avec nos médiations technologiques par lesquelles nous écrivons est une expérience digitale, au sens propre du terme : car nos doigts sont bien toujours au travail, à lœuvre pourrait-on dire.

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Qui plus est, les évolutions que nous connaissons aujourdhui avec nos écrans tactiles ne sont pas déliées dune expérience corporelle immédiate. Nous lisons et nous nous informons par le toucher, un peu comme si des parts du monde pouvaient nous arriver à tout moment depuis le bout de nos doigts. Nous voyons finalement le monde par laction de nos doigts.

Il sagit alors de trouver un mode de voir qui soit humainement supportable, afin déviter les effets dune surcharge informationnelle. Une sorte dharmonie (intérieure) est en jeu, et qui est toujours lobjet dune quête fragile. Cela un peu comme en musique où, comme la écrit Richard Sennett, loreille travaille de pair avec le bout des doigts pour explorer : « le musicien touche la corde de diverses manières, entend toutes sortes deffets, puis cherche le moyen de répéter et de reproduire le son quil désire3 ».

Dans lécriture, où il nest pas question de sons mais de signes, celui qui écrit est en prise constante avec les touches de son clavier, au point même parfois dengendrer une sonorité qui devient peu à peu rassurante, à défaut dêtre musicale : elle vient combler le silence du blanc de la page.

Cest une telle tension qui devient lobjet dune attention particulière à légard dune sonorité qui nous rappelle que notre interaction avec les machines est toujours matérielle et physique, quelle est donc tout sauf abstraite et numérale. Elle nous renvoie au fond à notre condition dêtre prothétique qui est finalement toujours une invitation à explorer de nouveaux modes dêtre au monde, de nouvelles manières de créer des formes. Cest à tout le moins ce que nous ne cesserons sans doute jamais dhériter des expériences du bricolage et de lartisanat, en nous incitant ainsi à prendre le dessus sur des impositions dutilisations qui émaneraient de concepteurs informaticiens anonymes.

Dune certaine manière, plus les systèmes techniques se disséminent dans notre quotidienneté, avec leurs lots dinjonctions et de prescriptions implicites, plus nous devons en appeler à une esthétique de lexistence, au travers de laquelle il nous revient daffirmer notre préférence pour le savoir-faire. Lexpérience digitale devient alors une métaphore de notre condition dêtre manuel (et interprétant). Ce travail de la métaphore nous convie à un changement de regard, voire de paradigme. Car si le 238numérique définit objectivement nos machines, ces dernières ne peuvent subjectivement se réduire à cette dimension qui tend à figer le regard que nous portons sur elles. En somme, tant quil y aura des subjectivités qui sauront assumer leur corporéité (leur condition dêtre manuel), il y aura des interactions créatrices entre des hommes et des machines.

Pierre-Antoine Chardel

Institut Mines
– Telecom Business School

IIAC - UMR8177 CNRS/EHESS

1 Martin Heidegger, Quappelle-t-on penser ?, Traduit de lallemand par Aloys Becker et Gérard Granel, Quadridge / PUF, 1992.

2 Mikel Dufrenne, « Léco-éthique comme éthique de loikos », in Pierre-Antoine Chardel, Bernard Reber et Peter Kemp (dir.), Léco-éthique de Tomonobu Imamichi, Paris, Éditions du Sandre, 2009, p. 42.

3 Richard Sennett, Ce que sait la main. La culture de lartisanat, Traduit de langlais (États-Unis) par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Albin Michel, p. 215.