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Classiques Garnier

Le grand entretien avec Milad Doueihi Du calculable au computable

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2017 – 1, n° 3
    . Variations digitales et transformation du milieu
  • Pages : 169 à 200
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406085317
  • ISBN : 978-2-406-08531-7
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08531-7.p.0169
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 05/11/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Le grand entretien
avec Milad Doueihi

Du calculable au computable

Milad Doueihi est historien des religions et philosophe. Sa réflexion la poussé, entre littérature et philosophie, à sintéresser aux relations entre pensée et mythologie, dAugustin à Spinoza. Son parcours la mené des États-Unis au Canada, puis à la France. Son ouvrage La grande conversion numérique la fait connaître comme un penseur marquant du monde digital. Il a ainsi développé une pensée originale qui lui a permis de relier une culture antique et classique à la plus grande modernité digitale. Il occupe la chaire dHumanisme numérique des Bernardins. Lentretien sest déroulé à Paris, le 17 mars 2017 avec Franck Cormerais, Jacques Athanase Gilbert et Laurent Loty. La rencontre a été organisée par Laurent Loty. Lentretien enregistré a été transcrit et mis en forme par Daphné Vignon en veillant à conserver lesprit de la conversation.

Études Digitales / Franck Cormerais : Milad Doueihi, vous êtes une personnalité particulière. Sans dresser votre hagiographie, nous souhaiterions esquisser avec vous un parcours biographique qui permette de retracer votre cheminement, de lhistoire de la pensée religieuse, jusquà votre intérêt pour le digital et pour lhyper-présent. Ces deux dimensions ne sont pas, à la lecture de vos travaux, exclusives lune de lautre, même après votre ouvrage La grande conversion numérique de 2008. Ce tournant suppose en effet des retours, des chassés-croisés. Au-delà, votre carrière a été riche en déplacements et en rencontres.

Milad Doueihi : Dorigine libanaise, jai fait mes études aux États-Unis dans la perspective de faire carrière dans le champ scientifique, et plus spécifiquement dans les mathématiques. Ma rencontre avec J.H Matthews a été salvatrice. Ce grand spécialiste du surréalisme ma proposé de travailler avec lui. Et cest encore grâce à lui que jai été admis 170à lUniversité de Cornell en période probatoire. En effet, je ne pouvais me prévaloir dun parcours traditionnel à la veille dentamer ma thèse de doctorat qui portait sur Pascal.

Deux ans et demi plus tard, jai obtenu un poste de professeur à la Johns Hopkins University où jai enseigné pendant 12 ans. Le département auquel jappartenais était historiquement marqué par la pensée française des années soixante, soixante-dix. Baptisé Humanties Center, il a accueilli le fameux colloque de 1966, la controverse structuraliste : les langues de la critique et les sciences de lhomme. Nétant pas structuré autour dun champ thématique exclusif tel que lhistoire des idées ou les littératures comparées, mais offrant, au contraire, une souplesse intellectuelle inédite, cette structure ma permis de jouir dune grande liberté. Pour unique quelle était, elle correspondait à la spécificité de la Johns Hopkins University. Cette université, « la plus petite dentre les grandes » selon lexpression américaine consacrée, ne comptait à lépoque quenviron deux cent vingt professeurs environ soit guère plus de cinq intervenants en moyenne par département. Elle avait pour vocation première daccompagner les doctorants, conformément à son histoire. Cet établissement a été en effet le premier, aux États-Unis, à délivrer une thèse de doctorat. De même il a, dès lorigine, publié une revue par département, créant par là une situation dantériorité qui lui a permis de se prévaloir des plus anciennes publications scientifiques américaines. À sa création, lUniversité a emprunté un modèle parfaitement inédit aux États-Unis : celui du séminaire allemand. Cette origine se reflétait dans larchitecture même, bien quelle ait été modifiée depuis. Par exemple, la bibliothèque se déployait autour des bureaux des enseignants.

Dautre part, lUniversité entretenait des liens étroits avec la France qui ont été inaugurés par Leo Spitzer. Un épisode célèbre illustre parfaitement cette dynamique : Leo Spitzer a offert un poste de professeur titulaire à Georges Poulet après quil a perdu celui quil occupait à lUniversité dÉdimbourg, offre quil a assortie de la publication dun article qui a fait grand bruit et par lequel il a mis à bas la méthodologie du même Georges Poulet. Celui-ci la convaincu dinviter Jean Starobinski qui a enseigné à Johns Hopkins pendant trois ou quatre ans. Ceci a inauguré la venue de nombreuses autres personnalités françaises : René Girard a fait la plus grande partie de sa carrière dans cet établissement avant de rejoindre Stanford ; Louis Marin était professeur à plein temps au même titre que 171Vincent Descombes qui est resté en poste pendant 12 ans ; Jacques Roustand a tenu un séminaire pendant plusieurs années ; Michel Serres, Derrida, Georges Didi-Huberman, Yves Bonnefoy, Roger Chartier, Jean-François Lyotard, Michel de Certeau ont été régulièrement invités. Cette politique douverture ma permis dentretenir de nombreux rapports intellectuels avec la France. Parmi ces multiples rencontres, les plus déterminantes pour moi furent celles de Jean-Paul Vernant et Marcel Détienne. Celui-ci a occupé pendant une dizaine dannées la chaire détudes grecques de luniversité, qui est la plus ancienne des États-Unis. Jai ainsi entretenu un réseau « classiciste » auquel appartenait également Pierre Vidal-Naquet. Le département dallemand était également porteur dune atmosphère de travail singulière. Il était dirigé par le remarquable Werner Hamacher, grand spécialiste de Hegel et de Paul Celan qui entretenait des liens très proches avec Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy.

Jai bénéficié, dans cet environnement, dune très grande liberté, y compris en matière disciplinaire. Jai pu proposer des cours sur la science-fiction comme sur la spiritualité de Fénelon. Jai, à cette époque, particulièrement exploré la pensée religieuse à travers létude des pères de lÉglise ou lanalyse de la réception de cette pensée par les philosophes. Ce sujet fait par exemple le cœur de mon ouvrage Le paradis terrestre. Mythes et philosophies1.

LUniversité Johns Hopkins était donc une sorte de bulle à laquelle je nai pas voulu renoncer pour rejoindre Princeton malgré une offre généreuse. Le doyen de Johns Hopkins ne pouvait renchérir sur la rémunération qui métait proposée mais, à titre de compensation, a accepté dinvestir dans un NeXT Cube noir qui coûtait alors 13 000 dollars avec le système dexploitation, NeXT développé, par Steeve Jobs et sur lequel Tim Berners-Lee a inventé le Web. Il sagissait de la première génération de ce système, puisque nous étions au début des années quatre-vingt-dix. Grâce à son utilisation, jai découvert le réseau mais plus essentiellement encore la culture du Usenet. En effet, je rencontrais dénormes difficultés à configurer des machines à la fois puissantes et complexes. Jétais donc un utilisateur régulier dUUCP (UNIX to UNIX communication Protocol) qui permettait denvoyer des messages et de solliciter de laide. Enfin, jutilisais TeX qui différait beaucoup des logiciels de traitement texte autonomes tels que WordPerfect.

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Malgré mon attachement à lUniversité, jai toujours été nomade. Ainsi, après avoir découvert linformatique, je suis devenu Directeur Général dun Think Thank, le Design Park, que nous avions créé avec John Warren Woodford. Il associait des chercheurs et des informaticiens avec pour objectif de développer des logiciels à partir de NeXT. Nous avons ainsi produit MEPIS, une distribution GNU/Linux qui a séduit entre 500 000 et 600 000 utilisateurs. Durant ces trois ans de travail, jai appris à coder et je me suis familiarisé avec les modalités du contrat social du monde du livre. Jai ensuite occupé pendant trois ans une chaire à lUniversité de Glasgow avant de rejoindre le Canada. Durant cette période, je me suis régulièrement rendu en France où jintervenais à la fois à LÉcole des Hautes Études et à lÉcole Pratique des Hautes Études à laquelle appartenait alors Jacques Lebrun.

ÉD / Jacques Athanase Gilbert : Cette circulation vous a certainement permis de comparer les différents systèmes universitaires.

MD : En effet. Jai expérimenté le système américain, le système écossais, le système anglais via la fréquentation de Glasgow et des visites à Oxford et Cambridge, le système italien, pour avoir enseigné au Collegio San Carlo, et le système français. Néanmoins, je fréquentais très peu, en France, luniversité. Je nai appris à la connaître intimement que récemment. Jai pu constater que son organisation est moins souple que celle de lÉcole des Hautes Études.

ED/JAG : Lidée de réseau nest pas seulement une notion informatique. Elle relève tout autant de lintellectualité et de la spiritualité. Penser le réseau digital et numérique nest possible quen créant des liens avec de multiples institutions.

MD : En effet. Je me dois néanmoins de nuancer mon propos précédent. Le système américain nest pas uniforme. Jai connu, en fréquentant Cornell, Princeton et Johns Hopkins, des conditions privilégiées. Cette dernière, en particulier, jouissait dune grande autonomie institutionnelle, autonomie quelle offrait également aux enseignants-chercheurs. Une telle liberté est précieuse et rare, si jen crois mon expérience.

Pour autant il est vrai que jai développé des réseaux variés au fil du temps et de celui de mes centres dintérêt intellectuel. Le hasard de la 173vie ma donné la chance de rencontrer des personnalités de tous horizons. Jentretiens par exemple une longue amitié avec Marcel Détienne avec lequel nous avons créé des séminaires à lÉcole Pratique des Hautes Études autour de la réception de lhébreu par les Pères de lÉglise.

ÉD/JAG : Feriez-vous une relation entre lautonomie revendiquée par les porteurs des systèmes dexploitation et le décloisonnement des hiérarchies et des disciplines ? Cette dimension semble illustrée par votre parcours même.

MD : On me qualifie souvent datypique. Il est vrai que, dun point de vue purement universitaire, je ne me suis pas positionné comme un spécialiste attaché à une problématique aussi précise que circonscrite. Jaborde parfois lanthropologie, la philosophie ou la littérature. Jai eu la chance dêtre libre de mon parcours et de mes choix. Jen ai bénéficié aussi bien sur le plan de ma recherche intellectuelle quen termes plus personnels. En tout état de cause, lirruption du digital nous oblige à faire preuve de méthode tout en multipliant les regards.

Les communautés du libre sont méritocratiques, il faut que le code soit évalué. Elles nécessitent tout autant de se soumettre à de nombreux apprentissages quà léchange dapprentissages. Parfois les membres sont autodidactes. Certaines communautés sont régies par des polices qui veillent au strict respect des règles. Oublier de déclarer un code revient à sexposer à un rappel à lordre immédiat. Néanmoins, lexpérience du réseau tend à évoluer au fur et à mesure que les communautés grandissent. Mon expérience originelle ma permis de nouer des échanges dune générosité rare avec des personnes de grande compétence. Chaque question trouvait une réponse argumentée et didactique. Il nétait pas question de renvoyer le questionneur à de multiples références impersonnelles.

ÉD/FC : LHistoire perverse du cœur humain est parue en 1996 après votre départ de Johns Hopkins. Cet ouvrage sanctionne-t-il les travaux de recherche que vous avez menés durant votre séjour à lUniversité Johns Hopkins que vous avez quitté en 1995 ?

MD : Ce texte sarticule autour de trois dimensions qui mont paru intéressantes. La première porte sur le statut symbolique et figuratif du cœur humain, sa construction mythologique et sa réception littéraire. Associée 174à la figure de Dionysos, cette association a eu certaines conséquences, en particulier sur la pensée chrétienne. Elle infuse également tout un pan de la littérature du désir et de lérotisme à travers limage du « cœur mangé » chère à Dante et à Boccace. Ces pratiques alimentaires sont particulièrement signifiantes. Elles recoupent à la fois la coutume des repas funéraires et la thématisation de la circulation de la chair. La structure schématique du récit pourrait se résumer de la manière suivante : la chute est consécutive à une ingestion – la pomme est mangée. La logique chrétienne sest imposée, en réponse à cet épisode premier, de trouver une clôture narrative qui passe également par la bouche. Le corps mystique du Christ, offert à travers leucharistique, doit mettre fin à la chute.

ÉD/FC : Vous abordez là la dimension anthropophagique de la doctrine chrétienne.

MD : Elle ne peut être ignorée. Néanmoins, elle nest pas exclusive. Je me suis appuyé, pour lexplorer, sur la notion dintrojection développée par Sandor Ferenczi afin de rendre compte de cette circulation dans la perspective dune analyse psychanalytique.

La seconde dimension que jai explorée est le rapport qui existe entre les découvertes scientifiques majeures et la réaction quelles entraînent par la réintroduction dune dimension figurative. On en retrouve tous les effets dans la réception par Descartes de la théorie de Harvey sur la circulation sanguine, en particulier dans le Traité sur les Passions de lâme. Plus encore, cette avancée dans la compréhension de la physiologie, qui réduit le cœur à une simple pompe mécanique, est immédiatement compensée par linstitutionnalisation du culte spirituel voire mystique du Sacré-Cœur. Le passage vers le cognitif sinscrit donc systématiquement dans ce scénario ainsi que je lai remarqué à propos Malebranche dans mon ouvrage Paradis terrestre. Mythes et philosophies2. Ce mouvement conjoint vers une nouvelle formalisation accompagnée dun retour de lémotionnel et du passionnel joue à plein à lheure du digital.

La troisième dimension, que je développe dans un essai à paraître, est le lien entre le cœur, la conception du citoyen et la structure démocratique. Aristote, dans De historia animalium, compare la Polis et le garant de son bon fonctionnement : le cœur. Or celui-ci ne représente 175personne, il doit être entendu comme un pur modèle schématique. Cette problématique est dautant plus vive que lunivers numérique, éminemment complexe, réinterroge la notion même de citoyenneté en ce quil réintroduit des frontières et une certaine compréhension du local. Le monde grec nous a laissé trois modèles contradictoires du citoyen. Selon une perspective mythologique, les citoyens sont réputés être nés du sol et du sang et sont, à ce titre, ancrés dans la Polis. Ils peuvent tout au contraire résulter dune construction radicale, dun simple artifice. Enfin, dans la lignée dAristote, le citoyen est pensé comme un idéal, en un sens entièrement politique. Il est dès lors considéré comme un sujet délibérant, non pas en tant quabstraction, mais en tant quindividu pouvant potentiellement être nommé juge par ses concitoyens. Cest à partir de cette pensée de la citoyenneté que se structure la Polis afin, en particulier, déloigner le spectre de la monarchie et de la tyrannie. La prégnance du cœur dans la pensée politique grecque doit néanmoins être tempérée. Sous linfluence des pythagoriciens, le cerveau est un organe considéré également comme essentiel. Bien que cette théorie nait bénéficié, dans la tradition philosophique, que dune réception limitée, elle paraît étonnamment contemporaine eu égard à limportance grandissante accordée aux neurosciences et aux sciences cognitives.

ÉD/JAG : Le cœur nest jamais entièrement réductible à lesprit ni au corps. En ce sens, il est une interface.

MD : Tout à fait. Cette dimension interfacielle se révèle à plein dans les nombreuses représentations de cœurs porteurs dinscriptions qui sont contenues dans le cœur lui-même, surtout à une époque où lon ne pouvait pas le voir. On le voit pour Bernardin de Sienne et Catherine de Sienne. La sainteté nétait avérée quune fois réalisée lextractio cordis : au cœur du saint se substituait, après sa mort, le cœur du Christ, reconnaissable aux écritures dont il est marqué.

ÉD/FC : De nos jours, le cœur, potentiellement artificiel, est considéré comme un organe purement technique. Il nen demeure pas moins le siège des affects. En quoi ceux-ci sont-ils, pour vous, porteurs dune perversion ? Pourquoi avoir intitulé votre ouvrage Histoire perverse du cœur humain3 ?

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MD : En raison du cœur mangé. Le cœur est en effet appréhendé comme le lieu du désir, que celui-ci soit évident ou au contraire terriblement complexe. Ainsi, il nest pas seulement cet organe privilégié dont les représentations positives foisonnent. Il est également le support de scènes dune extrême violence ou dimaginaires pour le moins remarquables. Lidée daccommoder un cœur pour le manger me semble, par exemple, relever dune certaine perversion. La relation quen donne Dante dans la Vita Nueva est remarquable. Le poète relate sa première rencontre avec Béatrice : elle le croise dans la rue et le salue. Bouleversé par cette apparition, il regagne sa chambre, sendort et fait un songe. Un inquiétant seigneur tient dans sa main le cœur enflammé du rêveur quil donne à manger à une femme seulement recouverte dun drap rouge. À son réveil, Dante écrit un sonnet relatant cette puissante vision quil envoie à Guido Cavalcanti.

Néanmoins, Francis Bacon demeure pour moi lauteur le plus déterminant, même sil est vrai que Montaigne reste en France sur ce chapitre une référence incontournable. Bacon sintéresse à lhygiène de vie végétarienne des pythagoriciens à partir de lexégèse quen donne Plutarque, lequel brocarde au passage le refus des adeptes de cette école de manger des haricots verts sur la foi dune erreur étymologique. Plus fondamentalement, Bacon estime quavoir des amis permet de partager avec eux, grâce à la parole, des éléments que lhomme doit nécessairement extérioriser sous peine de les laisser pris à lintérieur du corps auquel ils infligent des blessures internes extrêmement douloureuses. La thérapeutique est ainsi un thème essentiel de lœuvre de Bacon.

ÉD / Laurent Loty : Comment envisagez-vous les nouveaux rapports au corps que créé le digital ? Celui-ci tend à dissocier le corps, la parole et le texte. Pour autant, il favorise un retour inédit du corps.

MD : Certainement. Ainsi que Nietzsche le remarque dans le Crépuscule des idoles, la culture doit « commencer au bon endroit ». Et dajouter « cest le corps quil faut dabord convaincre. » Or, dune certaine manière, le digital est parvenu à convaincre le corps. En ce sens, nous sommes fondés à penser quil existe une culture digitale. Pour autant, dans le même temps, le corps est véhiculé, instrumentalisé.

Le corps est présent de nombreuses manières au sein de lunivers digital : il a dabord ressurgi par la voix, par le tactile. Il simpose aujourdhui 177à travers les nombreuses mesures physiologiques quenregistrent les outils numériques telles que la tension, le rythme cardiaque ou les déplacements. À ce titre, le corps est un véritable fournisseur de données. Il alimente la machine au sens le plus large. Certes, une telle collecte a des effets bénéfiques dans le champ de la médecine. Elle sert utilement, grâce aux études stochastiques, les efforts de diagnostic. Néanmoins, elle peut engendrer des problématiques encore mal définies, problématiques quon ne peut dissocier de lusage qui est fait de ces données, que ce soit ou non au nom de la santé. Mon hypothèse est que le corps est devenu linterface par excellence selon une tendance qui ne cesse de se renforcer.

ÉD/FC : Le projet dorganologie générale stieglerienne est marqué par loubli du cœur qui est pourtant, dans la tradition, lorgane le plus important. Votre travail, au contraire, fait retour vers cette question qui nest de toute évidence pas close. Il suffit pour sen convaincre de lire Jean-Luc Nancy qui évoque régulièrement le pontage quil a subi.

MD : Jai rencontré, à la sortie de lHistoire perverse du cœur humain, des transplantés cardiaques. Tous voulaient connaître lidentité de leur donneur. Ils cherchaient, derrière lorgane et la chirurgie pourtant salvatrice, une dimension symbolique afin de conforter laccueil quils devaient faire à un cœur.

ÉD/JAG : Le thème du cœur permet de questionner le positionnement de lhumain face au risque de dissolution quengage la naturalisation grandissante des données.

MD : Lhomme devient en effet entièrement mesurable. Néanmoins, dans Limaginaire de lintelligence4, jai souhaité distinguer le calculable du computable. Ce point me paraît essentiel. Le calculable sapprécie grâce à lutilisation dalgorithmes ou de fonctions. Le computable exige au contraire la translation de ces mêmes fonctions. Dans sa thèse de doctorat publiée en 1938, Alan Turing qualifie cette opération, qui nest pas nécessairement liée à un calcul, de conversion de fonctions en computation. Il définit ainsi linformatique dans une perspective pour le moins paradoxale : ce système symbolique formel est incomplet et néanmoins universel.

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ÉD/JAG : La computation permet donc une translation du symbolique dun système pour ainsi dire anthropologique vers un système qui utilise les mathématiques.

MD : Celles-ci ne sont pas uniquement des outils de calcul : elles sont une forme dabstraction des relations entre les objets. À ce titre, elles engagent la construction de structures logiques et symboliques. La distinction entre le calculable et le computable est donc pour Alan Turing, comme pour son directeur de thèse Alonzo Chruch, une problématique centrale. Pourtant celle-ci a quasiment disparu des préoccupations actuelles.

ÉD/FC Dans le logico-mathématique, laspect logique est éludé.

MD : Exactement. Nous vivons certes à lère du calcul. Néanmoins, cette dimension nest pas la seule à lœuvre. La computation, dans le champ de linformatique, est indissociable de lapprentissage. Ainsi, les mathématiques en informatique sont des mathématiques dapprentissage. Elles permettent à un système dapprendre. Le cadre logico-formel doit donc être conçu en même temps que des modalités dapprentissage relativement autonomes. Cette dimension garantit la puissance des systèmes autant quelle leur impose de nouvelles contraintes, de nouvelles limites. Elle aboutit en particulier à une conception inédite de luniversalité à lencontre de luniversel. John von Neumann la parfaitement démontré : sil est possible de reproduire des résultats aussi efficaces que ceux obtenus par la pensée humaine, celle-ci nest pas pour autant reproduite en tant que telle. Ce point nourrit une confusion dont le transhumanisme ou les angoisses nées du deep learning ou de lautonomisation des machines sont les symptômes.

ÉD/FC : Vous déployez, dans votre ouvrage Le paradis terrestre. Mythes et philosophies5, une lecture historique du paradis. Au-delà de la dimension purement érudite de cette démarche, pour quelles raisons avez-vous choisi dinscrire cette thématique au centre de vos préoccupations ? Cette question est dautant plus prégnante que vous évoquez, dans une sorte doxymore, le paradis terrestre.

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MD : Le paradis nest pas seulement céleste. Il a donné lieu à de nombreuses distinctions aussi bien dans la tradition judaïque que de la part des Pères de lÉglise. Jai choisi, parmi ces variations, de me centrer sur le motif du paradis terrestre, autrement dit dun paradis accessible à lhumain. Lenjeu est de le circonscrire et de le situer, de déterminer comment il est habité, peuplé, par le monde animal et du monde végétal. Sur ce point, jai développé une recherche, publiée par ailleurs, autour des textes judaïques et chrétiens interrogeant lessence à laquelle appartient larbre de la connaissance. Ce détail pourrait paraître anodin sil ne permettait de dévoiler une philologie anthropologique emmenée par un imaginaire très puissant.

Jai pour projet dapprofondir, autour de cette notion de paradis, le rôle et la destinée du manichéisme. Il ne sagit pas, par là, de se laisser aller à un dualisme facile mais de comprendre en quoi la légitimité du récit biblique tel quil est reçu peut être remise en cause. Comme Henri-Charles Puech la très justement analysé, le manichéen vit sur terre comme un révolté. Il estime quil est dépositaire dune étincelle de vie quil doit protéger de la souillure du métissage pour quelle puisse retrouver son origine divine. Cette lecture est également celle de Feuerbach et de Nietzsche. Jen veux pour preuve que les premières paroles de lübermensch, rapportées dans le Prologue de Ainsi Parlait Zarathoustra, sont une citation directement empruntée aux manichéens. Cela ne peut être tenu pour un hasard eu égard au rapport que Nietzsche entretient avec lAncien et le Nouveau Testament.

Jai, dans cette lignée, longuement fréquenté Bayle. Il met le manichéisme au cœur de son Dictionnaire historique et critique ouvrant par là une discussion passionnante avec Leibniz et sa Théodicée. Pour autant, ma plus grande découverte fut celle du texte de Kant sur le paradis6.

ÉD/FC : Vous évoquez, avec le manichéisme, la manifestation dune pensée hérétique. Le monde digital compte-t-il, selon vous, des hérétiques ?

MD : Certainement. Jaborde lhérésie à partir de lanalyse quen donne Bayle : lhérétique est celui qui rend possible la tolérance en son sens le 180plus positif. Cette relation dynamique entre deux pôles contradictoires dessine un puissant paradoxe. Pour Bayle, lhérétique est avant tout celui qui défend des opinions philosophiques auxquelles il tient, fussent-elles rejetées par la doctrine dominante. Au-delà, les hérésies se structurent à partir dune forme particulière dopposition. Elles dégagent, à partir dun texte originel, un point de désaccord fondamental vis-à-vis de lexégèse commune. Cette irréductible opposition na pourtant pas vocation à remettre en cause la structure principale du texte que chaque camp préserve précautionneusement. Ainsi, naissent des sectes nouvelles, des entités relativement autonomes mais interopérables avec la doctrine. Ces bifurcations religieuses ne sont pas sans rappeler celles que lon observe dans le monde digital dès lors que sopposent le monopole dune part et la démultiplication de la diversité dautre part. Par exemple, il existait plus de 235 distributions du LINUX, toutes dérivées des deux principales, le Red Hat et le Debian (DEP). Bien que la culture informatique se pense aujourdhui sur un nouveau registre, il me semble que la logique induite par le logiciel libre correspond à la dynamique de lhérésie. Une dynamique non seulement puissante mais, plus fondamentalement encore, productrice.

ÉD/FC : Vous avez consacré un chapitre au « paradis de la raison » au sein duquel vous mettez en évidence limportance de Kant que vous avez précédemment soulignée.

MD : Le texte des Conjectures est particulier à maints égards à commencer par son style, étonnamment lisible, qui le distingue de fait du reste du corpus kantien. Il sappuie par ailleurs sur des références complexes pour traiter des conjectures. Lépoque renvoie cette notion immédiatement et exclusivement à Rousseau alors quelle fait le cœur de la pensée religieuse, qui, à la charnière des xviie et xviiie siècles, tente de traiter des problématiques soulevées par lhistoire biblique. On pense évidemment aux efforts de Bossuet en la matière mais également à Malebranche. Voltaire a parfaitement perçu cette parenté : il a fait remarquer à Rousseau, qui la dailleurs assez mal pris, quil réinventait Malebranche. Kant sempare de cette tradition pour tracer une histoire de la raison humaine quil conçoit demblée comme une histoire daprès la chute. De la sorte, il déplace et autonomise lhistoire humaine vis-à-vis de lhistoire divine, sépargnant ainsi les difficultés 181que la seconde impose dans la compréhension de la première. On sait que Kant fut, sur ce point, en conflit ouvert avec Herder. Il rend autonome lhistoire de la raison humaine. Au-delà, il en déduit une conception de lÉglise dont la réception est délicate pour les religions monothéistes, judaïsme en tête. De même, Nietzsche critiquera très sévèrement la position kantienne, y voyant un moyen philosophique de réintroduire la grâce luthérienne

ÉD/FC : En conclusion de votre ouvrage, vous évoquez l« enfer de Dieu ». Pouvez-vous développer cette notion ?

MD : Je lenracine dans lanalyse de la création et de la chute que Nietzsche développe avec lAntéchrist. Celle-ci reprend, en le modifiant légèrement, le récit quen font les manichéens ainsi que certaines écoles gnostiques. Quel est-il ? Dieu a créé lhomme. Lhomme sest ennuyé. Pour le distraire, Dieu a créé la femme. La femme la perdu. Dieu sest donc piégé lui-même dans sa création. Ce qui est intéressant est quon retrouve la trame du récit manichéen légèrement modifiée. Sur ce constat, Nietzsche ironise sur le lien, supposé indissoluble, entre le créateur et sa créature.

Ce travers me semble particulièrement prégnant au cœur de lunivers digital. Le fait a été mis en évidence dès les années cinquante : nous portons sur nos créations informatiques, quelles soient ou non des robots, un regard façonné par le monothéisme. Cette posture suscite en nous de langoisse. Elle nous induit en erreur, en particulier lorsquil est question dune régulation éthique de la robotique. Celle-ci sattache en effet à penser cet imaginaire qui nest ni plus, ni moins, celui du Golem.

ÉD/JAG : Schelling remarque quil faut quil y ait en Dieu quelque chose qui ne soit pas Dieu lui-même. Cette question théologique a déjà été soulevée par Augustin. Il est intéressant de la voir, à lépoque actuelle, se séculariser et se développer dans un champ qui na plus rien de religieux.

MD : Cest effectivement cet itinéraire que jai voulu raconter à travers la notion de paradis. Pour autant il nest pas unique : la notion de personne, elle-même a émergé à partir des débats sur les hypostases.

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ÉD/FC : Votre intérêt pour Nietzsche ne me semble pas seulement philologique. Il est étonnant que vous ayez choisi de clore votre ouvrage sur lévocation de lennui de Dieu après avoir témoigné dune forte proximité avec Malebranche. Vous laissez entrevoir un éloignement de la question théologique qui nétait pas envisageable. Est-ce quil ny a pas une identification à la position nietzschéenne ?

MD : Cest probable. Mon intérêt pour Malebranche tient au fait quil est le premier à tenter de concilier linconciliable, de ménager à la fois Descartes et la théologie de la grâce. Il imagine, pour y parvenir, une solution remarquable qui annonce le cognitif. Ce nest plus le cœur, cest la glande pinéale mais à cause du récit de la chute, il y a de petites blessures qui persistent et qui sont transmises par lhérédité qui interagissent avec le cerveau. La transmission se fait donc par la blessure. Celle-ci est un traumatisme, au sens psychanalytique du terme, et, plus fondamentalement encore, une information qui peut être réinterprétée. Nietzsche, lorsquil évoque lennui de Dieu parle en définitive de lui-même. Au-delà, il évoque la « rage secrète de létranger », qui nest pas sans faire écho à la rage que la philosophie à coups de marteaux élève contre la nature. Nietzsche voit dans le Dieu biblique un étranger animant le récit de cette rage qui ne peut être explicitée. Elle se traduit en impositions, en structurations au premier rang desquelles appartient la chronologie. De même, Dionysos est pour Nietzsche une véritable obsession alors même quil ne tolère pas le vin. On pourrait opposer que Nietzsche disqualifie cette boisson en référence au premier miracle du Christ, grâce auquel leau fut changée en vin. Lexplication me semble néanmoins insuffisante. Le Dionysos que Nietzsche a en vue nest pas le Dionysos classique. Il est proche de celui que Marcel Détienne décrit dans son ouvrage Dionysos à ciel ouvert7. Sa principale caractéristique est de nêtre jamais immédiatement reconnu comme une divinité lorsquil arrive dans une cité. Dionysos est donc avant tout un étranger. Un étranger qui, par nature, modifie lespace. Un étranger dont lorigine interroge. Est-il Égyptien ou vient-il dAsie Mineure ? On ne peut répondre à cette question quau regard du dosage que Dionysos fera du vin et de leau.

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ÉD/JAG : Dans la Solitude de lincomparable, Augustin et Spinoza8 vous confrontez lélection et la grâce. Un tel paradigme dessine à la fois une limitation et une universalité éminemment problématique. Il suppose une matrice permettant de traiter parallèlement de Spinoza et dAugustin, qui ne sont pas contemporains lun de lautre et dont linfluence a été asymétrique. Comment articulez-vous ce paradigme à la modernité, et, en particulier, à la question de la conversion quengage le numérique ? Quelle place celui-ci ménage-t-il à la solitude ?

MD : Le titre de cet ouvrage illustre plusieurs de mes préoccupations. Il fait écho au texte Comparer lincomparable9 de Marcel Détienne avec lequel jai longuement débattu de ce paradoxe. Nous avions dailleurs organisé, à John Hopkins, un colloque consacré à cette question. Il me semble que le monothéisme ouvre la notion « dêtre incomparable » en ce quil engage lidée dun Dieu unique. Celle-ci se décline bien sûr différemment dans le judaïsme, dans lislam ou dans le christianisme, qui est en lespèce, le moins radical.

Jai choisi daborder cette problématique par le biais de deux figures dune importance majeure : Augustin et Spinoza. Leur confrontation ma permis de découvrir, dans le balancement de la grâce à lélection, une quasi-méthode que lun et lautre partagent malgré leurs nombreuses oppositions. Cette construction, qui sapparente à une négociation permanente, est encore opératoire de nos jours même si nous ne nous appuyons évidemment plus sur le même vocabulaire. Sa déclinaison permet, par exemple, daborder les notions de local et duniversel qui traversent la mondialisation. On ne peut ignorer quelles se sont constituées à partir dun texte et de ses interprétations, et, plus fondamentalement encore, à partir de modes dinterprétation, que celles-ci relèvent de la tradition philosophique, de la tradition chrétienne ou de la tradition judaïque. Ces traditions permettent daborder le champ politique, en particulier chez Hobbes, mais également le champ économique dès lors quavec Augustin, on considère Dieu comme un créancier.

Une telle démarche sinscrit dans la lignée de Benveniste et de son analyse du passage du credo à la fides au sein du vocabulaire des institutions indœuropéennes. Cette problématique très ancienne, ancrée dans 184un corpus aussi riche que complexe, ressurgit de manière exemplaire au sein des débats actuels sur la notion de confiance. Louvrage se conclut sur une rapide évocation de la réception de cette méthode, par Kant et Hegel, en particulier.

Jai entamé ce travail suite à ma lecture de Bayle. Il est, de mon point de vue, le premier grand critique dAugustin et de sa réception. Certes, celui-ci a été lobjet de nombreuses disputes. Mais elles sinscrivent toutes, jusquà Bayle, dans un cadre théologique. Au contraire et au-delà de la problématique spécifique de la grâce, Bayle met en question la légitimité même de larticulation de la pensée augustinienne.

ÉD/FC : Bayle préfigure en cela les Encyclopédistes.

MD : Sa position est, de mon point de vue, bien plus radicale encore.

ÉD/FC : Jentends par là quil parvient à séloigner dAugustin dès lors quil formalise leffort de la raison grâce à un dictionnaire. Les Encyclopédistes sinspireront de cette démarche.

MD :Je pense que loriginalité de Bayle repose sur dautres fondements. Tout dabord, il est protestant, et plus précisément calviniste. Or, le calvinisme entretient une grande proximité avec la thèse augustinienne de la grâce que Bayle peut accepter comme croyant mais pas comme philosophe. Le caractère unique de sa position est sans doute dû à cette dichotomie fondamentale : Bayle peut dès lors remettre en question la notion dintériorité telle quelle a été construite par Augustin. Cest en cela que ma lecture de Bayle diffère de celle établie depuis Labrousse.

ÉD/FC : Votre attention particulière aux différentes manières de lire la Bible confère une profondeur particulière à lherméneutique. Votre ouvrage simpose ainsi comme un point dorgue du comparatisme à une époque où les manières de lire nont précisément jamais été plus problématiques.

ÉD/LL : Formalisant sa recherche en un dictionnaire, Bayle créé des rapports ; il donne à voir à son lecteur une multiplicité de points de vue. Une telle méthodologie lentraîne vers une critique du monothéisme qui lamène à faire ressurgir le manichéisme voire un pluralisme auquel Nietzsche aspirera en son temps.

185

MD : Absolument. Nietzsche était un lecteur de Bayle. On a retrouvé ses ouvrages dans sa bibliothèque. Pour autant, je ne suis pas certain que lon puisse tenir le Dictionnaire historique et critique pour une préfiguration de lEncyclopédie, dautant moins que les Encyclopédistes portent sur Bayle un jugement pour le moins contrasté. Lobjectif principal de Bayle est de débusquer les faussetés et les erreurs. On trouve trace de ce souci permanent dans la rédaction même du texte quil corrige et amende à de multiples reprises. La bête noire de Bayle est le Père Garasse, quil cite, pas moins de 682 fois. Il voit en lui un parangon du blasphème, de leuphémisme et de linjure.

ÉD/LL : La mise en page du Dictionnaire ne vous semble-t-elle pas similaire à celle des pages internet ?

MD : Non pour la bonne et simple raison que le véritable texte de Bayle ne tient pas dans les différentes entrées, dont plusieurs portent sur des théologiens sans grand intérêt, mais dans les annotations. Différentes éditions, du vivant même de Bayle, utilisent des éléments typographiques afin de porter lattention du lecteur sur certaines remarques que lauteur juge fondamentales.

ÉD : Sans vous positionner comme un spécialiste de Spinoza, vous donnez, grâce à la confrontation avec Augustin, une lecture particulièrement intéressante du Traité Théolologico-politique. Celle-ci vous permet en particulier daborder la dimension politique de lélection.

MD : Je nai pas cherché à minscrire dans le corpus proprement gigantesque du spinozisme qui compte autant dauteurs majeurs que de dévots inconditionnels, tous, offrant des lectures aussi nombreuses que légitimes. Jai choisi, pour ma part, de véhiculer le texte de Spinoza dans un contexte historique précis : sa réception dans lAllemagne préromantique. Bien quils admirent Bayle, les Allemands ne partagent pas son jugement sur Spinoza. Cette approche ma permis douvrir un dialogue très intéressant avec les théologiens, quils soient jésuites ou dominicains.

ÉD/FC : Les spécialistes actuels de Spinoza passent sous silence la problématique de la grâce. Ils évacuent ainsi la dimension politique de cet 186auteur. Comment reconfigurer un peuple élu qui peut être à la source dune organisation immanente ?

MD : Cest là tout le paradoxe.

ÉD/FC : Il a été synthétisé par Deleuze sous cette fameuse formule : « transcendance de limmanence. »

ÉD/JAG : Ladage du monde numérique veut que le code soit la loi, « the code is law ». A contrario, vous considérez le code comme relevant du domaine de la politique.

MD : En effet. Nous préparons actuellement un ouvrage collectif autour de la notion de confiance qui est intimement liée à celle du cœur ainsi quen témoigne létymologie. En introduction de cet ouvrage, nous substituons au fameux « the code is law » lexpression « in code, we trust. » La notion de confiance est inscrite dans le cœur. En effet, lexpression de la loi dépend des modalités de sa déclaration, de son inscription. La problématique de la loi est ainsi intimement liée à la langue. Jai travaillé longuement cette question, en particulier autour du statut de lhébreu, la langue du livre de la loi, que jai exploré avec Maurice Olender. Le texte majeur autour duquel se structure cette problématique est le De vulgari eloquentia de Dante. « Heber » cest à la fois transitus et en Hébreu comme en araméen cest habar traverser.

ÉD/FC : Limaginaire de lintelligence, votre ouvrage à paraître, sinscrit-il dans la lignée des deux opus que nous venons dévoquer ? Est-il, au contraire, une hybridation entre votre réflexion sur le numérique et votre réflexion sur lhistoire de la pensée ?

MD : Lessentiel des textes de cet ouvrage est consacré à Turing, à Kolmogorov, à Wiener et à von Neumann. La première partie est ainsi dédiée à lexploration de lère fondatrice de linformatique.

ÉD/FC : Vous effectuez donc une archéologie des sciences cognitives ?

MD : Non. Mon propos est de démontrer que le mythe de linformatique sest construit autour de lintelligence, alors même que Wiener, von 187Neumann, Shannon ou Kolmogorov ne lévoquent jamais. Turing sera le premier à y faire référence. Partant de ce constat, jai essayé de comprendre de quelle manière cet imaginaire de lintelligence, aujourdhui partout présent, sest construit. Parallèlement, jexplore la réception des textes fondateurs de linformatique à partir de la lecture quen font les informaticiens actuels pour penser leurs systèmes. Il me semble que nous peinons à nous emparer de ces problématiques, les considérant comme très spécialisées, alors quelles sont fondamentales.

Je me suis appuyé, pour mener à bien cette réflexion, sur lobservation quHayek formule en conclusion de son ouvrage Droit, Législation et Liberté10 : alors que lévolution biologique est très lente, le rythme de lévolution culturelle ne cesse de saccélérer. La difficulté est, pour le politique et léconomique, de négocier cet écart. Turing et von Neumann avaient fait la même observation, pour des raisons néanmoins différentes. Certains voient, dans cette dynamique, les prémisses des discours qui font la promotion de la « singularité ». Cette piste est intéressante mais ne me semble pas essentielle. Lenjeu est, selon moi, le suivant : comment peut-on revisiter le statut des systèmes informatiques sil est impossible de modéliser la complexité de lévolution, alors même que ces systèmes produisent un savoir dune autre nature capable, potentiellement, de modifier cette même évolution ?

ÉD/JAG : Votre propos est donc de démontrer quil y a là une boucle historique de rétroaction dont la dimension historique est problématique.

MD : Nous disposons de formes dapprentissage productrices de savoir que nous savons facilement utiliser. Parallèlement, nous voyons émerger de nouvelles formes relevant dun autre registre. Elles interrogent des éléments des humanités numériques devenus canoniques, au premier rang desquels la nature même des savoirs scientifiques. Elles remettent tout autant en question les récits que nous avons forgés de leur constitution. Recourir au concept de changement de paradigmes introduit par Kuhn ne nous permet pas dépuiser cette problématique.

Une fois encore, ces bouleversements surgissent à travers la modification des formes dapprentissage. Il sagit dun trait essentiel qui ouvre la confrontation entre deux positions. La première est celle de 188Leslie Valiant autour du Probably Approximatly Correct (PAC) qui sest imposé comme la méthode essentielle de lalgorithmique. Elle consiste à conserver une supervision, non pas parce que, sans elle, nous serions amenés vers linconnu mais parce que, le cas échéant, nous naurions plus « les moyens de travailler ». La seconde position est soutenue par les tenants de lapprentissage par renforcement. Elle reconnaît un inconnu mais un inconnu producteur. Leslie Valiant reste très nuancé sur ces questions et y consacre dailleurs les trois premiers chapitres de son ouvrage à Turing11.

Dans ce contexte, je souligne limportance du computable à la différence du calculable. Cet abord permet une compréhension épistémologique des évolutions actuelles.

ÉD/JAG : Lexemple cité par Fréderic Kaplan est trivial mais néanmoins intéressant. Google génère des traductions, de qualité variable, grâce à lexploitation des textes diffusés sur le Web. Or, celles-ci, une fois mises en ligne, sont considérées à leur tour comme des ressources primaires. Google ne parvient pas à les discriminer. Ainsi, des éléments sont réinjectés dans le système historique sans que nous ne parvenions à les identifier et à les isoler.

En vous référant à Hayek, vous engagez une réflexion autour de la notion dévolution qui, avec linformatique, simpose à lheure actuelle comme une problématique centrale. Faites-vous référence aux techno-sciences lorsque vous évoquez la production dune évolution distincte de celle que la pensée scientifique se représentait jusquà présent ?

MD : Ce débat est similaire à celui qui a opposé Hayek et Aaron dans une perspective toutefois exclusivement politique. Les formes privilégiées sont-elles celles de la démocratie ou celles de la liberté individuelle et du libre arbitre ? Cette alternative est transposable à lère de linformatique et du numérique. Cette dernière imposera-t-elle des formes strictement individuelles, réduisant a minima la régulation, ou, au contraire, dictera-t-elle des formes communautaires, solidaires et démocratiques ?

Or, je constate parallèlement que le savoir produit actuellement, dans des proportions potentiellement gigantesques, est dune autre nature que 189le savoir « traditionnel ». Nous avons ici à faire à une différence fondamentale, totalement inédite, que nous avons mis du temps à accepter. En effet, nous avons voulu inscrire linformatique dans des systèmes qui nous sont familiers tels que lécriture, linscription ou le graphisme. Cet abord est dailleurs, par maints égards, parfaitement légitime. Toutefois, il passe sous silence la radicalité du code informatique qui est, à ma connaissance, sans équivalent. Non seulement celui-ci est devenu extrêmement complexe mais, dès lors quil est capable dapprentissage, il produit « quelque chose » que nous ne pouvons encore qualifier précisément. Ce point doit être pleinement pris en compte pour se situer vis-à-vis de la science en tant que telle mais plus essentiellement pour appréhender la diversité permise par nos sociétés, si vous permettez de parler par euphémisme.

ÉD/JAG : Le risque est donc, selon vous, de produire une science incompréhensible ?

MD :Non. Cette science, comme toutes autres, pourra être interprétée, même si elle nécessite que nous modifiions nos méthodes de lecture. Nous nous laproprierons. Lexemple le plus habituel pour illustrer la radicale nouveauté que jévoque est celui des algorithmes à léchelle du globe : ils nengagent pas seulement un changement déchelle.

ÉD/JAG : En quoi la diversité est-elle pour vous un euphémisme ?

MD : Je pense que pourrait subvenir, à plus ou moins long terme, une véritable rupture. Jai lu de nombreux romans de science-fiction : je nen ai trouvé aucun qui ne fasse pas mention dun être humain. Les récits mettent a minima en scène un survivant, un reste dhumanité. Nous ne pouvons raconter sans être.

ÉD/JAG : Un ego est nécessaire pour fonder un ici du récit.

ÉD/LL : Vous tentez donc danalyser une révolution culturelle qui aura des effets de nature biologique.

MD : Mon propos est au contraire exclusivement culturel, la culture étant entendue comme un double mouvement dapprentissage et de 190transmission. Cette définition, pour banale quelle soit, me semble particulièrement pertinente dans le contexte actuel qui pourrait être comparé à celui que les Pères de lÉglise ont connu dans leur lutte contre le polythéisme.

ÉD/LL : Votre intérêt conjugué pour les religions et les mythes et pour le numérique se fonde sur lattention particulière que vous portez à limaginaire et aux fictions. Vous considérez en effet, à linstar des historiens et des anthropologues de la culture, que ces dernières sont une réalité dont leffet sur la réalité non-textuelle est considérable. Cette posture vous permet daffirmer, dans Quest-ce que le numérique12 ?, que le monde non-numérique se transforme inéluctablement en une interface généralisée du monde numérique. Cette proposition est pour le moins paradoxale, puisque la notion dinterface suppose que sinstaure un rapport entre deux parties. En quoi estimez-vous quelle est juste ou, a minima, quil soit possible dy croire ?

MD : En appeler à la croyance me semble être ici superflu : cette proposition et juste et fondée en raison. Je développe la notion dinterface à partir de ma lecture du texte de Samuel Butler Darwin among the Machines13. Il y analyse les modalités de miniaturisation et de transformation des interfaces ainsi que leur capacité à modifier le lien social et plus spécifiquement de la structuration de lespace public. Celui-ci a, par exemple, été profondément modifié lorsque des horloges y furent installées. Elles ont sanctionné lémergence dune visibilité, dune transparence qui a eu un effet particulier sur lespace du travail comme sur larchitecture elle-même. Une fois les horloges miniaturisées sous forme de montre, nous les avons portées sur nous-mêmes. Devenus à la fois capteurs et acteurs, nous étions dès lors les vecteurs dune dynamique similaire à celle que lon observe à lère du numérique.

Au-delà, il est de plus en plus difficile davoir accès à ce qui nest pas numérisé. Cette rareté peut être un levier de valorisation : elle ménage une mise à disposition privilégiée, réservée à certains. À linverse, rendre disponible le plus déléments possibles exige de multiplier la présence 191dinterfaces en utilisant y compris notre propre peau. Mon propos ne porte donc pas directement sur les objets connectés. Les interfaces ne sont pas seulement affaire de design ou de dispositifs, dautant moins quelles sont aujourdhui de nature très différente que lon parle de tissus intelligents ou de murs intelligents. Cette problématique engage donc un changement de décor ; décor qui, si lon en croit Jean-Pierre Dupré, a toujours raison. Un cas historique permet dillustrer cette tension. Les banques ont mis près de six ans à accepter les distributeurs automatiques de billets. Contrairement à leurs clients, elles ont manifesté une réticence telle quelles nenvisageaient pas de les installer ailleurs quau sein même de leurs succursales. Les banques nont donc pas immédiatement saisi lintérêt de cette puissante interface qui modélise pourtant fortement notre espace.

ÉD/JAG : Léchange dune marchandise contre de largent engage a priori une dimension humaine essentielle. Or, les distributeurs automatiques nous obligent à accepter leffacement de cette transaction humaine.

MD : En effet. Au-delà, lauteur de science-fiction Neal Stephenson, dans son texte In the beginning was the command line14, constate très justement quutiliser une interface graphique ou intervenir directement au sein de la ligne de commande nengage pas le même rapport cognitif. En seconde hypothèse, inscrire un ordre sans erreur ne produit aucun effet immédiat : le codeur ne reçoit de message quen cas derreur.

ÉD/JAG : Au contraire, linterface graphique offre systématiquement un retour à son utilisateur.

MD :Linterface est donc en quelque sorte le visage de lordinateur.

ÉD/LL : Vous appréhendez la notion dinterface, en tant que mise en rapport, sous le prisme du déplacement ou du nomadisme, selon une démarche que jai qualifiée dindisciplinarité. Vous notez par ailleurs que de nouvelles formes de mise en relation émergent des nouvelles formes dapprentissage. De quelle manière parvenez-vous à observer et à analyser un processus au sein duquel nous sommes entièrement pris ? 192Non seulement le numérique est extrêmement contemporain, mais il génère par lui-même une impression dimmersion.

MD : Si cette question est difficilement soluble, elle sénonce très simplement. Pascal, par exemple, remarque quil « faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple. » Nous devons tenir compte de ces deux dimensions, les accepter avec leurs contraintes et les possibilités quelles permettent, quitte à privilégier lune ou lautre selon la trajectoire propre à chaque recherche. Je ne cherche donc pas à inscrire ma pensée dans un système. Turing lui-même rappelle que les mathématiciens doivent conserver, pour mener à bien leurs travaux, une part dintuition, et aussi une part dingénuité. Pour autant, il est vrai que le numérique non seulement renouvelle cette problématique mais nous met face à une situation totalement inédite, qui na aucune commune mesure avec celles qui ont résulté de linvention de limprimerie ou de la révolution industrielle. Le numérique nous soumet tout dabord à un effet daccélération qui nous prive du délai nécessaire à lanalyse des effets de mutation actuels. Au-delà, il engage une transformation radicale qui touche jusquà notre conception de lhéritage.

Dans cette perspective, il me semble essentiel de poursuivre la réflexion lancée par André Leroi-Gourhan dans le Geste et la Parole autour du statut de lexpression irrationnelle dans un univers marqué par un effort majeur de rationalité. Or, plutôt que de dénoncer en son nom les comportements humains comme pathologiques, les mythes et la fiction – qui ne sont pas eux-mêmes irrationnels – permettent de les accueillir et ce dautant plus quils sont, à maints égards efficaces, et quils produisent. Quand on parle de « science », on tend à refuser cette part irrationnelle de la mythologie et de la fiction.

ÉD/LL : Vous remarquez en effet que les surréalistes, grâce à leur capacité à fouiller le rêve, ont permis de tracer une trajectoire pertinente.

MD : Absolument. LIntroduction au discours sur le peu de réalité écrit en 1924 par André Breton est, de ce point de vue, dune étonnante modernité. Plus quune analyse de limagination sans fil, elle se distingue par la mise en scène dune discussion remarquable entre les mathématiciens et les automates.

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ÉD/JAG : Les mouvements populistes actuels ne sont-ils pas la marque du manque dimaginaire revendiqué par un monde de plus en plus automatisé ? Ils pourraient ainsi être tenus comme la protestation dun inexprimable face à une privation eschatologique et mythologique.

MD : Même si la montée des populismes présente des dénominateurs communs au sein des différents pays où elle sobserve, il me semble délicat dadopter une lecture unique de ce phénomène. Nous ne pouvons toutefois ignorer la part qua prise le numérique sur ce point. La première période de son développement, que lon considère aujourdhui comme fondamentalement utopique, promettait la disparition des frontières et lavènement dun village global, la possibilité dune circulation sans limite. Dans les faits, il a imposé un retour très marqué à une dimension territoriale pour des raisons à la fois techniques, économiques, financières et juridiques. Ce phénomène de retour pourrait en partie justifier la résurgence dun attachement à lidentité nationale, quelles que soient les implications racistes que cette dernière engage.

Plus fondamentalement, et cest le sens de mes travaux actuels, il me semble que nous sommes confrontés à un changement radical dépoque. En effet, depuis Marx, les systèmes économiques et politiques, dans leurs multiples déclinaisons, se sont positionnés en accord ou en confrontation avec le matérialisme historique. Or, à partir des années cinquante, un nouveau mouvement sest fait jour : le matérialisme numérique. Il simpose aujourdhui, fragilisant nos théories juridiques, économiques et sociopolitiques et alors même que nous avons tardé à en prendre la juste mesure. Seuls quelques penseurs dont Peirce ont perçu ce point de rupture. Dans Evolutionary Love15, ce dernier se livre à une revue de détail des perversions du modèle économique dont le xixe siècle a marqué lavènement. Celles-ci aboutissent à la création de fortunes gigantesques qui ne profitent quà quelques-uns, jetant les autres dans la pauvreté. Cest le fait, selon Peirce des « greedy masters of intelligence » (maîtres voraces de lintelligence). Ce paradigme peut être efficacement mobilisé pour analyser la période actuelle.

ÉD/JAG : Illich et Ellul ne permettent-ils pas également cette analyse ?

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MD : Bien que jadmire les travaux dIllich, ils ne permettent pas daborder efficacement les problématiques liées à la cybernétique ou celles qui portent sur les Biens communs. De même, je ne peux totalement faire mienne linterprétation radicale que donne Ellul de la Genèse16. Néanmoins, la notion de « blessure technique » quil développe me semble particulièrement féconde. Elle nest évidemment pas sans rappeler Malebranche que jévoquais précédemment.

ÉD/FC : Vous évoquez, dans Pour un humanisme numérique17, la quatrième scansion de lhumanisme tout en vous appuyant sur le concept de rugosité. Pouvez-vous préciser le sens que vous donnez à ces notions pour le moins complexes ?

MD : Jai abordé pour la première fois la notion dhumanisme numérique dans un contexte anglo-saxon, à loccasion dune série de conférences que jai données à Oxford. Jai inscrit cette réflexion dans la lignée des travaux de Lévi-Strauss. Outre lintérêt que représentent son approche théorique de la culture, sa démarche originale de périodisation ainsi, évidemment, que sa méthode comparative, la mise en question du troisième humanisme ma paru propre à ouvrir une réflexion féconde sur le numérique en vue dune nouvelle étape. En effet, alors que lun engage à la fois la mythologie et loralité, lautre modifie fondamentalement notre rapport avec ce qui est déjà donné comme avec ce qui se constitue. Jai vu dans cet écart se dessiner lémergence de ce que jai nommé le quatrième humanisme.

Je nai que peu développé, à cette époque, la notion de rugosité théorisée par Mandelbrot. Or, celle-ci mapparaît de plus en plus centrale, en particulier au fil des travaux que je mène dans le cadre dun séminaire de recherche au Collège des Bernardins. Étroitement associée à lincomplétude des systèmes logiques de la computabilité, la rugosité permet de situer lhumain dans son rapport de plus en plus complexe à ce quon ne peut déjà plus appeler la « technique », ce concept étant impuissant à désigner le numérique et ce quil rend possible. La rugosité participe en effet de ce qui fait la nature de linformatique. Lune et lautre partagent deux dimensions essentielles : la discrétisation et la 195récursivité. En ce sens, elles ne correspondent pas à des modélisations complètes. Ainsi, la rugosité permet dinterroger luniversalité de la computabilité dautant plus efficacement quelle est elle-même universelle, ou, pour le dire autrement, commune à la nature dune part et à la sphère de lhumain dautre part.

ÉD/FC : Les mots-clés du quatrième humanisme numérique sont, selon vous, lhybridation, limmersion et laugmentation. Quelle définition synthétique en donneriez-vous ?

MD : Autant séduits quobsédés par les données, nous nous focalisons aujourdhui sur les usages et lanalyse des usages, oubliant parfois dautres aspects pourtant constitutifs du numérique. À partir de ce constat, et si je devais répondre à votre question, je men référerai à la tradition pragmatique et à ses figures fondatrices que sont C.S. Peirce, et Quine, ce dernier me semblant devoir être lu indépendamment de lexégèse dont il a fait lobjet. Jexclus à dessein James de cette ascendance.

ÉD/JAG : La revue Études Digitales est née du constat que vous faites de cette hégémonie des usages qui sest instaurée au détriment dautres dimensions telles que lépistémologie. Or, celles-ci sont dautant plus difficiles à explorer quelles imposent, de fait, une interdisciplinarité. Cela semble correspondre à lambition que vous présentez de manière programmatique dans La grande conversion numérique18.

MD : En effet. Jai ouvert ma réflexion autour de lhumanisme numérique lorsque jai constaté, à partir de mon expérience croisée de la France et des États-Unis, que le digital mettait en jeu une dimension culturelle fondamentale. Il est, à ce propos, intéressant de noter la date à laquelle lexpression « culture numérique » est entrée dans la langue française.

ÉD/LL : Le concept de technique nétant pas à même de désigner le numérique, vous lui substituez donc celui de culture.

MD : Tout à fait.

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ÉD/JAG : De la sorte, vous effectuez une « conversion » qui peut être entendue à la fois dans une tradition augustinienne comme dans la perspective dune convertibilité. De la même manière, vous avez employé le terme de « translation » dobédience religieuse et géométrique, il évoque également la traduction. Ce champ lexical, particulièrement riche, laisse à penser que vous envisagez la conversion comme le lieu des rencontres.

MD : Il est courant de croire, eu égard à mon intérêt pour lhistoire des religions, que je me réfère uniquement à des problématiques religieuses lorsque jemploie le terme de conversion alors même quil dispose dune dimension mathématique et technique fondamentale. Ce mot de conversion est plus adapté à ma pensée quune hypothétique révolution ou même quune simple transition ou transformation. En effet, non seulement il rend compte de multiples domaines, tous affectés par le numérique, mais il appartient également tout entier à ce dernier qui ne cesse de convertir les formats, les langues, les versions. La théorie mathématique de linformation de Claude Shannon se fonde dailleurs sur ce principe essentiel de conversion : compress/decompress, on convertit, on déconvertit. Mon intérêt pour le terme de conversion est dautant plus grand que son utilisation est, pour beaucoup, perçue comme une gêne.

ÉD/FC : Vous esquissez dans Pour un humanisme numérique19 une histoire des digital humanities.

MD : Cette histoire débute évidemment avec les travaux du Père Busa autour de lœuvre de Saint Thomas dAquin. Son projet dIndex a ouvert la voie aux cartographies sémantiques et stylistiques et aux entités nommées. Elle sest poursuivie avec la création, par les informaticiens, des générateurs de texte qui ont permis lémergence de la littérature électronique nommée aujourdhui « littérature digitale ». Elle est maintenant marquée par la massification de la numérisation et louverture des corpus qui posent des questions philologiques fondamentales. Cette histoire interroge par ailleurs les patterns qui ont été, selon moi, trop rapidement compris via le recours au modèle des lieux communs. Elle adresse enfin les problématiques liées au Distant Reading, dans la lignée de Moretti, et aux dispositifs de visualisation.

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Je suis dans une situation très particulière vis-à-vis des humanités digitales même si jai contribué à leur émergence grâce, en particulier, à la conduite de la toute première version expérimentale du Projet MUSE. Je crains en effet que, sous le coup dune certaine inertie institutionnelle, le potentiel des humanités digitales en matière de production et de circulation du savoir ne soit transformé en une simple industrie de technologie intellectuelle. La création de structures parfaitement maîtrisées assigne chaque penseur à un lieu précis, autour dun centre dinfluence concurrent des autres.

Ainsi, je men réfère en priorité à Turing. Il aborde dans son texte de 1950 lensemble des champs que nous essayons de traiter sous la bannière dhumanités digitales. Tentant de répondre aux objections qui lui sont opposées, il sinterroge ainsi sur la capacité éventuelle de la machine décrire un poème à linstar dun Shakespeare.

ÉD/LL : Aborder la question des humanités digitales, nécessite de revenir sur les différentes acceptions de lhumanisme en tant que tel. Vous vous référez prioritairement aux époques de lhumanisme. Néanmoins, au-delà de cette dimension purement historique, vos textes témoignent de votre attention particulière pour la dimension philosophique et morale que recèle cette notion.

Lhumanisme de la Renaissance, a permis de surmonter le « monologisme » de lunique texte grâce à la mise en valeur des textes et des interprétations. Ce nest quaprès 1945 quil institue lhomme comme valeur suprême. Ne considérez-vous pas, dans cette perspective, que lexpression « humanisme numérique » soit moins descriptive que programmatique ? Au contraire, permet-elle dinciter chacun à penser le sens de lhumanisme pour lui-même et dans son rapport aux autres ?

MD : Vous aurez noté que jévite absolument de donner une définition à lhumanisme numérique compte tenu de lambivalence du terme « humanisme » que vous avez vous-même soulignée. Celui-ci peut, par exemple, être la marque dun certain conservatisme. Il peut tout autant être lu dans une perspective post-heideggerienne qui nest pas sans soulever de nombreux débats. Il peut enfin être compris dans son rapport à la modernité et à la postmodernité.

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La prochaine publication dune édition augmentée de Pour un humanisme numérique me permet de revenir plus avant sur ce choix sémantique. Son inscription historique nest pas anodine, pas plus quil nengage de définition figée. Au-delà, il permet de désigner, une particularité absolument spécifique à lêtre humain. Lhomme fabrique littéralement de lespace par sa pure présence comme par son activité. Ainsi, lespace est à la fois la matière première et le produit de larchitecture, laquelle est, permettez-moi de le rappeler, une notion essentielle pour linformatique. Grâce au concept despace, nous pouvons penser le rapport que nous entretenons à nous-mêmes et aux autres, les formes dassemblée, la construction même de la collectivité.

ÉD/JAG : Vous vous référez ainsi à lhabitable.

MD : En effet. Nous ne vivons plus dans la terre habitée quévoquent les anthropologues mais dans une terre habitable. Un tel abord permet une analyse de larchitecture informatique et des figures techniques. Il autorise tout autant une approche de lhumanisme qui ne se laisse pas prendre au piège dune définition ou dune acceptation idéologique et politique marquée.

ÉD/LL : Suite à mon analyse de la confrontation des humanismes après-guerre, entre les tendances chrétiennes, marxistes ou existentialistes, jai imaginé le terme interhumanisme. Ce terme permet déchapper au dogmatisme et de souligner la qualité première de lhumanisme qui repose sur une mise en rapport.

MD : Je souhaitais dialoguer avec les transhumanistes.

ÉD/FC : Les humanités digitales se résument PARFOISà une analyse de corpus. Dans cette perspective, les outils digitaux sont-ils en mesure de transformer la méthode comparatiste que nous évoquions précédemment ? Au-delà, auront-ils une influence sur le projet général des sciences humaines ?

MD : Il est évident que la comparaison à lère du computable, qui excède le seul calcul, est sans équivalence. Jai abordé cette question lors dune conférence, minterrogeant en particulier sur la manière 199de construire des comparables à laide des algorithmes. Lère digitale a donc profondément modifié les registres de comparaison selon une trajectoire qui transformera lensemble des héritages tout autant que les sciences humaines. Cette transformation les amènera à revisiter leur statut, leur méthode, les savoirs quelles produisent et surtout il faut voir dans ce mouvement une opportunité de revisiter leur histoire.

ÉD JAG : Lémergence de lobjet corrélationnel va ainsi interroger lanalogie ou la comparaison antérieure.

MD : En effet.

ÉD/FC : Le fait est que de nouveaux objets de mesure simposent sans que nous ayons fait un bilan préalable de la situation.

ÉD/JAG : Dès lors que la méthode témoigne dune forme dhumanité, changer de méthode équivaut à accéder à une nouvelle manière dêtre un être humain. Le fait que certains corpus ne soient pas accessibles sans traitement computationnel peut générer de linquiétude.

MD : Je préfère en appeler à la vigilance plutôt quà linquiétude, au malaise ou à langoisse. Cette posture me vaut dêtre taxé déternel optimiste, ce que je ne suis pas. Je constate que nous sommes « embarqués » dans quelque chose quil faut interroger, voire maîtriser. Le rejet systématique nest, en lespèce, ni une réponse, ni une solution. Dans cette perspective, il me semble nécessaire de repenser les méthodes, quelles soient qualitatives ou computatives, en prenant au sérieux certains des aspects de linformatique.

Par exemple, le rapport de la théorie de linformation et de la théorie de la probabilité a été étonnamment inversé, engageant une problématique épistémologique majeure. Shannon a pensé linformation comme étant un théorème. Au contraire, Kolmogorov a vu en elle un simple cas particulier de la théorie de la probabilité. Le traitement actuel de linformation, marqué par lidéologie, entraîne à réécrire lhistoire du genre humain sur un mode de transmission stochastique. Ce basculement, pourtant absolument majeur, nest pas pris en compte.

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ÉD/FC : Cest la raison pour laquelle vous évoquez la science nouvelle et la philologie critique à lappui de Vico.

MD : Vico a fabriqué un grand nombre détonnantes fausses étymologies qui peuvent donner lieu à une analyse sérieuse à lheure où triomphent les fake news. Il partage cette tendance avec Heidegger dont lexposé de laléthéia est plus que problématique dès quon lit Les maîtres de vérité de Marcel Détienne.

ÉD/FC : La formule « code is poetry » est quelque peu provocatrice. Pouvez-vous la préciser ?

MD : Ce slogan na pas vocation à transcrire lélégance de larithmétique ou du théorème. Il pointe la manière dont le code fait monde, au sens premier de poiésis. Il faut dès lors, avec WorldPress considérer le code comme le premier objet littéraire. Postulant la permanence de lexistence des algorithmes, il démontre que nous sommes parvenus à revenir à cet objet poétique dès lors que nous avons su coder.

ÉD/FC : Vous évoquez, en citant Borges, loubli de loubli. La capacité doubli est-elle selon vous une caractéristique voire une défaillance du cerveau humain ?

MD : Loubli peut être tenu pour une forme de rugosité de lhomme. La machine, quelle soit biologique, informatique ou cognitive, ne sait pas oublier. Elle ne peut que simuler loubli, effaçant par exemple une information qui aurait été utilisée moins de dix fois.

ÉD/JAG : Loubli est pourtant une condition essentielle de la transmission, y compris en termes génétiques : il serait impossible aux gènes de tous sexprimer simultanément.

MD : En effet. Loubli occupe une place centrale dans les premières œuvres de science-fiction dAsimov. Loubli me semble demeurer du privilège de lhomme.

1 Milad Doueihi, Le paradis terrestre, mythes et philosophie, Le Seuil, Paris, 2006.

2 Milad Doueihi, Paradis terrestre. Mythes et philosophies, Le Seuil, Paris, 2006.

3 Milad Doueihi, Histoire perverse du cœur humain, Seuil, Paris 1996.

4 Milad Doueihi, Limaginaire de lintelligence, Seuil, Paris, 2013.

5 Milad Doueihi, Le paradis, terrestre. Mythes et philosophies, Le Seuil, Paris, 2006.

6 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, et Conjectures sur le commencement de lhistoire humaine (1786) in Milad Doueihi, Le paradis terrestre, Mythes et philosophies, Le Seuil, Paris, 2006.

7 Marcel Détienne, Dionysos à ciel ouvert, Hachette, Paris, 1998.

8 Milad Doueihi, Solitude de lincomparable, Augustin et Spinoza, Le Seuil, Paris, 2009.

9 Marcel Détienne, Comparer lincomparable, Point Seuil, 2009.

10 F.A. Hayek, Droit, législation et liberté, Presses Universitaires de France, Paris, 2013.

11 Leslie Valiant, Probably Approximatively Correct : Natures Algorithms for Learning and Prospering in a Complex Word, Basic Books, 2014.

12 Milad Doueihi, Quest-ce que le numérique ?, Presses Universitaires de France, Paris 2013.

13 Samuel Butler, Darwin among the Machines, the Evolution of Global Intelligence, Basic Book, 2012.

14 Neal Stephenson, In the beginning was the command line, Avon Books, New York, 1999.

15 Charles Sanders Peirce, Evolutionary Love, 1893.

16 Jacques Ellul, La Genèse aujourdhui, AREFPPI, Paris, 1987.

17 Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Le Seuil, Paris, 2011.

18 Milad Doueihi, La grande conversion numérique, Le Seuil, Paris, 2008.

19 Milad Doueihi, op. cit.