Le grand entretien avec Milad Doueihi Du calculable au computable
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2017 – 1, n° 3. Variations digitales et transformation du milieu - Pages : 169 à 200
- Revue : Études digitales
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- EAN : 9782406085317
- ISBN : 978-2-406-08531-7
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08531-7.p.0169
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/11/2018
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Le grand entretien
avec Milad Doueihi
Du calculable au computable
Milad Doueihi est historien des religions et philosophe. Sa réflexion l’a poussé, entre littérature et philosophie, à s’intéresser aux relations entre pensée et mythologie, d’Augustin à Spinoza. Son parcours l’a mené des États-Unis au Canada, puis à la France. Son ouvrage La grande conversion numérique l’a fait connaître comme un penseur marquant du monde digital. Il a ainsi développé une pensée originale qui lui a permis de relier une culture antique et classique à la plus grande modernité digitale. Il occupe la chaire d’Humanisme numérique des Bernardins. L’entretien s’est déroulé à Paris, le 17 mars 2017 avec Franck Cormerais, Jacques Athanase Gilbert et Laurent Loty. La rencontre a été organisée par Laurent Loty. L’entretien enregistré a été transcrit et mis en forme par Daphné Vignon en veillant à conserver l’esprit de la conversation.
Études Digitales / Franck Cormerais : Milad Doueihi, vous êtes une personnalité particulière. Sans dresser votre hagiographie, nous souhaiterions esquisser avec vous un parcours biographique qui permette de retracer votre cheminement, de l’histoire de la pensée religieuse, jusqu’à votre intérêt pour le digital et pour l’hyper-présent. Ces deux dimensions ne sont pas, à la lecture de vos travaux, exclusives l’une de l’autre, même après votre ouvrage La grande conversion numérique de 2008. Ce tournant suppose en effet des retours, des chassés-croisés. Au-delà, votre carrière a été riche en déplacements et en rencontres.
Milad Doueihi : D’origine libanaise, j’ai fait mes études aux États-Unis dans la perspective de faire carrière dans le champ scientifique, et plus spécifiquement dans les mathématiques. Ma rencontre avec J.H Matthews a été salvatrice. Ce grand spécialiste du surréalisme m’a proposé de travailler avec lui. Et c’est encore grâce à lui que j’ai été admis 170à l’Université de Cornell en période probatoire. En effet, je ne pouvais me prévaloir d’un parcours traditionnel à la veille d’entamer ma thèse de doctorat qui portait sur Pascal.
Deux ans et demi plus tard, j’ai obtenu un poste de professeur à la Johns Hopkins University où j’ai enseigné pendant 12 ans. Le département auquel j’appartenais était historiquement marqué par la pensée française des années soixante, soixante-dix. Baptisé Humanties Center, il a accueilli le fameux colloque de 1966, la controverse structuraliste : les langues de la critique et les sciences de l’homme. N’étant pas structuré autour d’un champ thématique exclusif tel que l’histoire des idées ou les littératures comparées, mais offrant, au contraire, une souplesse intellectuelle inédite, cette structure m’a permis de jouir d’une grande liberté. Pour unique qu’elle était, elle correspondait à la spécificité de la Johns Hopkins University. Cette université, « la plus petite d’entre les grandes » selon l’expression américaine consacrée, ne comptait à l’époque qu’environ deux cent vingt professeurs environ soit guère plus de cinq intervenants en moyenne par département. Elle avait pour vocation première d’accompagner les doctorants, conformément à son histoire. Cet établissement a été en effet le premier, aux États-Unis, à délivrer une thèse de doctorat. De même il a, dès l’origine, publié une revue par département, créant par là une situation d’antériorité qui lui a permis de se prévaloir des plus anciennes publications scientifiques américaines. À sa création, l’Université a emprunté un modèle parfaitement inédit aux États-Unis : celui du séminaire allemand. Cette origine se reflétait dans l’architecture même, bien qu’elle ait été modifiée depuis. Par exemple, la bibliothèque se déployait autour des bureaux des enseignants.
D’autre part, l’Université entretenait des liens étroits avec la France qui ont été inaugurés par Leo Spitzer. Un épisode célèbre illustre parfaitement cette dynamique : Leo Spitzer a offert un poste de professeur titulaire à Georges Poulet après qu’il a perdu celui qu’il occupait à l’Université d’Édimbourg, offre qu’il a assortie de la publication d’un article qui a fait grand bruit et par lequel il a mis à bas la méthodologie du même Georges Poulet. Celui-ci l’a convaincu d’inviter Jean Starobinski qui a enseigné à Johns Hopkins pendant trois ou quatre ans. Ceci a inauguré la venue de nombreuses autres personnalités françaises : René Girard a fait la plus grande partie de sa carrière dans cet établissement avant de rejoindre Stanford ; Louis Marin était professeur à plein temps au même titre que 171Vincent Descombes qui est resté en poste pendant 12 ans ; Jacques Roustand a tenu un séminaire pendant plusieurs années ; Michel Serres, Derrida, Georges Didi-Huberman, Yves Bonnefoy, Roger Chartier, Jean-François Lyotard, Michel de Certeau ont été régulièrement invités. Cette politique d’ouverture m’a permis d’entretenir de nombreux rapports intellectuels avec la France. Parmi ces multiples rencontres, les plus déterminantes pour moi furent celles de Jean-Paul Vernant et Marcel Détienne. Celui-ci a occupé pendant une dizaine d’années la chaire d’études grecques de l’université, qui est la plus ancienne des États-Unis. J’ai ainsi entretenu un réseau « classiciste » auquel appartenait également Pierre Vidal-Naquet. Le département d’allemand était également porteur d’une atmosphère de travail singulière. Il était dirigé par le remarquable Werner Hamacher, grand spécialiste de Hegel et de Paul Celan qui entretenait des liens très proches avec Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy.
J’ai bénéficié, dans cet environnement, d’une très grande liberté, y compris en matière disciplinaire. J’ai pu proposer des cours sur la science-fiction comme sur la spiritualité de Fénelon. J’ai, à cette époque, particulièrement exploré la pensée religieuse à travers l’étude des pères de l’Église ou l’analyse de la réception de cette pensée par les philosophes. Ce sujet fait par exemple le cœur de mon ouvrage Le paradis terrestre. Mythes et philosophies1.
L’Université Johns Hopkins était donc une sorte de bulle à laquelle je n’ai pas voulu renoncer pour rejoindre Princeton malgré une offre généreuse. Le doyen de Johns Hopkins ne pouvait renchérir sur la rémunération qui m’était proposée mais, à titre de compensation, a accepté d’investir dans un NeXT Cube noir qui coûtait alors 13 000 dollars avec le système d’exploitation, NeXT développé, par Steeve Jobs et sur lequel Tim Berners-Lee a inventé le Web. Il s’agissait de la première génération de ce système, puisque nous étions au début des années quatre-vingt-dix. Grâce à son utilisation, j’ai découvert le réseau mais plus essentiellement encore la culture du Usenet. En effet, je rencontrais d’énormes difficultés à configurer des machines à la fois puissantes et complexes. J’étais donc un utilisateur régulier d’UUCP (UNIX to UNIX communication Protocol) qui permettait d’envoyer des messages et de solliciter de l’aide. Enfin, j’utilisais TeX qui différait beaucoup des logiciels de traitement texte autonomes tels que WordPerfect.
172Malgré mon attachement à l’Université, j’ai toujours été nomade. Ainsi, après avoir découvert l’informatique, je suis devenu Directeur Général d’un Think Thank, le Design Park, que nous avions créé avec John Warren Woodford. Il associait des chercheurs et des informaticiens avec pour objectif de développer des logiciels à partir de NeXT. Nous avons ainsi produit MEPIS, une distribution GNU/Linux qui a séduit entre 500 000 et 600 000 utilisateurs. Durant ces trois ans de travail, j’ai appris à coder et je me suis familiarisé avec les modalités du contrat social du monde du livre. J’ai ensuite occupé pendant trois ans une chaire à l’Université de Glasgow avant de rejoindre le Canada. Durant cette période, je me suis régulièrement rendu en France où j’intervenais à la fois à L’École des Hautes Études et à l’École Pratique des Hautes Études à laquelle appartenait alors Jacques Lebrun.
ÉD / Jacques Athanase Gilbert : Cette circulation vous a certainement permis de comparer les différents systèmes universitaires.
MD : En effet. J’ai expérimenté le système américain, le système écossais, le système anglais via la fréquentation de Glasgow et des visites à Oxford et Cambridge, le système italien, pour avoir enseigné au Collegio San Carlo, et le système français. Néanmoins, je fréquentais très peu, en France, l’université. Je n’ai appris à la connaître intimement que récemment. J’ai pu constater que son organisation est moins souple que celle de l’École des Hautes Études.
ED/JAG : L’idée de réseau n’est pas seulement une notion informatique. Elle relève tout autant de l’intellectualité et de la spiritualité. Penser le réseau digital et numérique n’est possible qu’en créant des liens avec de multiples institutions.
MD : En effet. Je me dois néanmoins de nuancer mon propos précédent. Le système américain n’est pas uniforme. J’ai connu, en fréquentant Cornell, Princeton et Johns Hopkins, des conditions privilégiées. Cette dernière, en particulier, jouissait d’une grande autonomie institutionnelle, autonomie qu’elle offrait également aux enseignants-chercheurs. Une telle liberté est précieuse et rare, si j’en crois mon expérience.
Pour autant il est vrai que j’ai développé des réseaux variés au fil du temps et de celui de mes centres d’intérêt intellectuel. Le hasard de la 173vie m’a donné la chance de rencontrer des personnalités de tous horizons. J’entretiens par exemple une longue amitié avec Marcel Détienne avec lequel nous avons créé des séminaires à l’École Pratique des Hautes Études autour de la réception de l’hébreu par les Pères de l’Église.
ÉD/JAG : Feriez-vous une relation entre l’autonomie revendiquée par les porteurs des systèmes d’exploitation et le décloisonnement des hiérarchies et des disciplines ? Cette dimension semble illustrée par votre parcours même.
MD : On me qualifie souvent d’atypique. Il est vrai que, d’un point de vue purement universitaire, je ne me suis pas positionné comme un spécialiste attaché à une problématique aussi précise que circonscrite. J’aborde parfois l’anthropologie, la philosophie ou la littérature. J’ai eu la chance d’être libre de mon parcours et de mes choix. J’en ai bénéficié aussi bien sur le plan de ma recherche intellectuelle qu’en termes plus personnels. En tout état de cause, l’irruption du digital nous oblige à faire preuve de méthode tout en multipliant les regards.
Les communautés du libre sont méritocratiques, il faut que le code soit évalué. Elles nécessitent tout autant de se soumettre à de nombreux apprentissages qu’à l’échange d’apprentissages. Parfois les membres sont autodidactes. Certaines communautés sont régies par des polices qui veillent au strict respect des règles. Oublier de déclarer un code revient à s’exposer à un rappel à l’ordre immédiat. Néanmoins, l’expérience du réseau tend à évoluer au fur et à mesure que les communautés grandissent. Mon expérience originelle m’a permis de nouer des échanges d’une générosité rare avec des personnes de grande compétence. Chaque question trouvait une réponse argumentée et didactique. Il n’était pas question de renvoyer le questionneur à de multiples références impersonnelles.
ÉD/FC : L’Histoire perverse du cœur humain est parue en 1996 après votre départ de Johns Hopkins. Cet ouvrage sanctionne-t-il les travaux de recherche que vous avez menés durant votre séjour à l’Université Johns Hopkins que vous avez quitté en 1995 ?
MD : Ce texte s’articule autour de trois dimensions qui m’ont paru intéressantes. La première porte sur le statut symbolique et figuratif du cœur humain, sa construction mythologique et sa réception littéraire. Associée 174à la figure de Dionysos, cette association a eu certaines conséquences, en particulier sur la pensée chrétienne. Elle infuse également tout un pan de la littérature du désir et de l’érotisme à travers l’image du « cœur mangé » chère à Dante et à Boccace. Ces pratiques alimentaires sont particulièrement signifiantes. Elles recoupent à la fois la coutume des repas funéraires et la thématisation de la circulation de la chair. La structure schématique du récit pourrait se résumer de la manière suivante : la chute est consécutive à une ingestion – la pomme est mangée. La logique chrétienne s’est imposée, en réponse à cet épisode premier, de trouver une clôture narrative qui passe également par la bouche. Le corps mystique du Christ, offert à travers l’eucharistique, doit mettre fin à la chute.
ÉD/FC : Vous abordez là la dimension anthropophagique de la doctrine chrétienne.
MD : Elle ne peut être ignorée. Néanmoins, elle n’est pas exclusive. Je me suis appuyé, pour l’explorer, sur la notion d’introjection développée par Sandor Ferenczi afin de rendre compte de cette circulation dans la perspective d’une analyse psychanalytique.
La seconde dimension que j’ai explorée est le rapport qui existe entre les découvertes scientifiques majeures et la réaction qu’elles entraînent par la réintroduction d’une dimension figurative. On en retrouve tous les effets dans la réception par Descartes de la théorie de Harvey sur la circulation sanguine, en particulier dans le Traité sur les Passions de l’âme. Plus encore, cette avancée dans la compréhension de la physiologie, qui réduit le cœur à une simple pompe mécanique, est immédiatement compensée par l’institutionnalisation du culte spirituel voire mystique du Sacré-Cœur. Le passage vers le cognitif s’inscrit donc systématiquement dans ce scénario ainsi que je l’ai remarqué à propos Malebranche dans mon ouvrage Paradis terrestre. Mythes et philosophies2. Ce mouvement conjoint vers une nouvelle formalisation accompagnée d’un retour de l’émotionnel et du passionnel joue à plein à l’heure du digital.
La troisième dimension, que je développe dans un essai à paraître, est le lien entre le cœur, la conception du citoyen et la structure démocratique. Aristote, dans De historia animalium, compare la Polis et le garant de son bon fonctionnement : le cœur. Or celui-ci ne représente 175personne, il doit être entendu comme un pur modèle schématique. Cette problématique est d’autant plus vive que l’univers numérique, éminemment complexe, réinterroge la notion même de citoyenneté en ce qu’il réintroduit des frontières et une certaine compréhension du local. Le monde grec nous a laissé trois modèles contradictoires du citoyen. Selon une perspective mythologique, les citoyens sont réputés être nés du sol et du sang et sont, à ce titre, ancrés dans la Polis. Ils peuvent tout au contraire résulter d’une construction radicale, d’un simple artifice. Enfin, dans la lignée d’Aristote, le citoyen est pensé comme un idéal, en un sens entièrement politique. Il est dès lors considéré comme un sujet délibérant, non pas en tant qu’abstraction, mais en tant qu’individu pouvant potentiellement être nommé juge par ses concitoyens. C’est à partir de cette pensée de la citoyenneté que se structure la Polis afin, en particulier, d’éloigner le spectre de la monarchie et de la tyrannie. La prégnance du cœur dans la pensée politique grecque doit néanmoins être tempérée. Sous l’influence des pythagoriciens, le cerveau est un organe considéré également comme essentiel. Bien que cette théorie n’ait bénéficié, dans la tradition philosophique, que d’une réception limitée, elle paraît étonnamment contemporaine eu égard à l’importance grandissante accordée aux neurosciences et aux sciences cognitives.
ÉD/JAG : Le cœur n’est jamais entièrement réductible à l’esprit ni au corps. En ce sens, il est une interface.
MD : Tout à fait. Cette dimension interfacielle se révèle à plein dans les nombreuses représentations de cœurs porteurs d’inscriptions qui sont contenues dans le cœur lui-même, surtout à une époque où l’on ne pouvait pas le voir. On le voit pour Bernardin de Sienne et Catherine de Sienne. La sainteté n’était avérée qu’une fois réalisée l’extractio cordis : au cœur du saint se substituait, après sa mort, le cœur du Christ, reconnaissable aux écritures dont il est marqué.
ÉD/FC : De nos jours, le cœur, potentiellement artificiel, est considéré comme un organe purement technique. Il n’en demeure pas moins le siège des affects. En quoi ceux-ci sont-ils, pour vous, porteurs d’une perversion ? Pourquoi avoir intitulé votre ouvrage Histoire perverse du cœur humain3 ?
176MD : En raison du cœur mangé. Le cœur est en effet appréhendé comme le lieu du désir, que celui-ci soit évident ou au contraire terriblement complexe. Ainsi, il n’est pas seulement cet organe privilégié dont les représentations positives foisonnent. Il est également le support de scènes d’une extrême violence ou d’imaginaires pour le moins remarquables. L’idée d’accommoder un cœur pour le manger me semble, par exemple, relever d’une certaine perversion. La relation qu’en donne Dante dans la Vita Nueva est remarquable. Le poète relate sa première rencontre avec Béatrice : elle le croise dans la rue et le salue. Bouleversé par cette apparition, il regagne sa chambre, s’endort et fait un songe. Un inquiétant seigneur tient dans sa main le cœur enflammé du rêveur qu’il donne à manger à une femme seulement recouverte d’un drap rouge. À son réveil, Dante écrit un sonnet relatant cette puissante vision qu’il envoie à Guido Cavalcanti.
Néanmoins, Francis Bacon demeure pour moi l’auteur le plus déterminant, même s’il est vrai que Montaigne reste en France sur ce chapitre une référence incontournable. Bacon s’intéresse à l’hygiène de vie végétarienne des pythagoriciens à partir de l’exégèse qu’en donne Plutarque, lequel brocarde au passage le refus des adeptes de cette école de manger des haricots verts sur la foi d’une erreur étymologique. Plus fondamentalement, Bacon estime qu’avoir des amis permet de partager avec eux, grâce à la parole, des éléments que l’homme doit nécessairement extérioriser sous peine de les laisser pris à l’intérieur du corps auquel ils infligent des blessures internes extrêmement douloureuses. La thérapeutique est ainsi un thème essentiel de l’œuvre de Bacon.
ÉD / Laurent Loty : Comment envisagez-vous les nouveaux rapports au corps que créé le digital ? Celui-ci tend à dissocier le corps, la parole et le texte. Pour autant, il favorise un retour inédit du corps.
MD : Certainement. Ainsi que Nietzsche le remarque dans le Crépuscule des idoles, la culture doit « commencer au bon endroit ». Et d’ajouter « c’est le corps qu’il faut d’abord convaincre. » Or, d’une certaine manière, le digital est parvenu à convaincre le corps. En ce sens, nous sommes fondés à penser qu’il existe une culture digitale. Pour autant, dans le même temps, le corps est véhiculé, instrumentalisé.
Le corps est présent de nombreuses manières au sein de l’univers digital : il a d’abord ressurgi par la voix, par le tactile. Il s’impose aujourd’hui 177à travers les nombreuses mesures physiologiques qu’enregistrent les outils numériques telles que la tension, le rythme cardiaque ou les déplacements. À ce titre, le corps est un véritable fournisseur de données. Il alimente la machine au sens le plus large. Certes, une telle collecte a des effets bénéfiques dans le champ de la médecine. Elle sert utilement, grâce aux études stochastiques, les efforts de diagnostic. Néanmoins, elle peut engendrer des problématiques encore mal définies, problématiques qu’on ne peut dissocier de l’usage qui est fait de ces données, que ce soit ou non au nom de la santé. Mon hypothèse est que le corps est devenu l’interface par excellence selon une tendance qui ne cesse de se renforcer.
ÉD/FC : Le projet d’organologie générale stieglerienne est marqué par l’oubli du cœur qui est pourtant, dans la tradition, l’organe le plus important. Votre travail, au contraire, fait retour vers cette question qui n’est de toute évidence pas close. Il suffit pour s’en convaincre de lire Jean-Luc Nancy qui évoque régulièrement le pontage qu’il a subi.
MD : J’ai rencontré, à la sortie de l’Histoire perverse du cœur humain, des transplantés cardiaques. Tous voulaient connaître l’identité de leur donneur. Ils cherchaient, derrière l’organe et la chirurgie pourtant salvatrice, une dimension symbolique afin de conforter l’accueil qu’ils devaient faire à un cœur.
ÉD/JAG : Le thème du cœur permet de questionner le positionnement de l’humain face au risque de dissolution qu’engage la naturalisation grandissante des données.
MD : L’homme devient en effet entièrement mesurable. Néanmoins, dans L’imaginaire de l’intelligence4, j’ai souhaité distinguer le calculable du computable. Ce point me paraît essentiel. Le calculable s’apprécie grâce à l‘utilisation d’algorithmes ou de fonctions. Le computable exige au contraire la translation de ces mêmes fonctions. Dans sa thèse de doctorat publiée en 1938, Alan Turing qualifie cette opération, qui n’est pas nécessairement liée à un calcul, de conversion de fonctions en computation. Il définit ainsi l’informatique dans une perspective pour le moins paradoxale : ce système symbolique formel est incomplet et néanmoins universel.
178ÉD/JAG : La computation permet donc une translation du symbolique d’un système pour ainsi dire anthropologique vers un système qui utilise les mathématiques.
MD : Celles-ci ne sont pas uniquement des outils de calcul : elles sont une forme d’abstraction des relations entre les objets. À ce titre, elles engagent la construction de structures logiques et symboliques. La distinction entre le calculable et le computable est donc pour Alan Turing, comme pour son directeur de thèse Alonzo Chruch, une problématique centrale. Pourtant celle-ci a quasiment disparu des préoccupations actuelles.
ÉD/FC Dans le logico-mathématique, l’aspect logique est éludé.
MD : Exactement. Nous vivons certes à l’ère du calcul. Néanmoins, cette dimension n’est pas la seule à l’œuvre. La computation, dans le champ de l’informatique, est indissociable de l’apprentissage. Ainsi, les mathématiques en informatique sont des mathématiques d’apprentissage. Elles permettent à un système d’apprendre. Le cadre logico-formel doit donc être conçu en même temps que des modalités d’apprentissage relativement autonomes. Cette dimension garantit la puissance des systèmes autant qu’elle leur impose de nouvelles contraintes, de nouvelles limites. Elle aboutit en particulier à une conception inédite de l’universalité à l’encontre de l’universel. John von Neumann l’a parfaitement démontré : s’il est possible de reproduire des résultats aussi efficaces que ceux obtenus par la pensée humaine, celle-ci n’est pas pour autant reproduite en tant que telle. Ce point nourrit une confusion dont le transhumanisme ou les angoisses nées du deep learning ou de l’autonomisation des machines sont les symptômes.
ÉD/FC : Vous déployez, dans votre ouvrage Le paradis terrestre. Mythes et philosophies5, une lecture historique du paradis. Au-delà de la dimension purement érudite de cette démarche, pour quelles raisons avez-vous choisi d’inscrire cette thématique au centre de vos préoccupations ? Cette question est d’autant plus prégnante que vous évoquez, dans une sorte d’oxymore, le paradis terrestre.
179MD : Le paradis n’est pas seulement céleste. Il a donné lieu à de nombreuses distinctions aussi bien dans la tradition judaïque que de la part des Pères de l’Église. J’ai choisi, parmi ces variations, de me centrer sur le motif du paradis terrestre, autrement dit d’un paradis accessible à l’humain. L’enjeu est de le circonscrire et de le situer, de déterminer comment il est habité, peuplé, par le monde animal et du monde végétal. Sur ce point, j’ai développé une recherche, publiée par ailleurs, autour des textes judaïques et chrétiens interrogeant l’essence à laquelle appartient l’arbre de la connaissance. Ce détail pourrait paraître anodin s’il ne permettait de dévoiler une philologie anthropologique emmenée par un imaginaire très puissant.
J’ai pour projet d’approfondir, autour de cette notion de paradis, le rôle et la destinée du manichéisme. Il ne s’agit pas, par là, de se laisser aller à un dualisme facile mais de comprendre en quoi la légitimité du récit biblique tel qu’il est reçu peut être remise en cause. Comme Henri-Charles Puech l’a très justement analysé, le manichéen vit sur terre comme un révolté. Il estime qu’il est dépositaire d’une étincelle de vie qu’il doit protéger de la souillure du métissage pour qu’elle puisse retrouver son origine divine. Cette lecture est également celle de Feuerbach et de Nietzsche. J’en veux pour preuve que les premières paroles de l’übermensch, rapportées dans le Prologue de Ainsi Parlait Zarathoustra, sont une citation directement empruntée aux manichéens. Cela ne peut être tenu pour un hasard eu égard au rapport que Nietzsche entretient avec l’Ancien et le Nouveau Testament.
J’ai, dans cette lignée, longuement fréquenté Bayle. Il met le manichéisme au cœur de son Dictionnaire historique et critique ouvrant par là une discussion passionnante avec Leibniz et sa Théodicée. Pour autant, ma plus grande découverte fut celle du texte de Kant sur le paradis6.
ÉD/FC : Vous évoquez, avec le manichéisme, la manifestation d’une pensée hérétique. Le monde digital compte-t-il, selon vous, des hérétiques ?
MD : Certainement. J’aborde l’hérésie à partir de l’analyse qu’en donne Bayle : l’hérétique est celui qui rend possible la tolérance en son sens le 180plus positif. Cette relation dynamique entre deux pôles contradictoires dessine un puissant paradoxe. Pour Bayle, l’hérétique est avant tout celui qui défend des opinions philosophiques auxquelles il tient, fussent-elles rejetées par la doctrine dominante. Au-delà, les hérésies se structurent à partir d’une forme particulière d’opposition. Elles dégagent, à partir d’un texte originel, un point de désaccord fondamental vis-à-vis de l’exégèse commune. Cette irréductible opposition n’a pourtant pas vocation à remettre en cause la structure principale du texte que chaque camp préserve précautionneusement. Ainsi, naissent des sectes nouvelles, des entités relativement autonomes mais interopérables avec la doctrine. Ces bifurcations religieuses ne sont pas sans rappeler celles que l’on observe dans le monde digital dès lors que s’opposent le monopole d’une part et la démultiplication de la diversité d’autre part. Par exemple, il existait plus de 235 distributions du LINUX, toutes dérivées des deux principales, le Red Hat et le Debian (DEP). Bien que la culture informatique se pense aujourd’hui sur un nouveau registre, il me semble que la logique induite par le logiciel libre correspond à la dynamique de l’hérésie. Une dynamique non seulement puissante mais, plus fondamentalement encore, productrice.
ÉD/FC : Vous avez consacré un chapitre au « paradis de la raison » au sein duquel vous mettez en évidence l’importance de Kant que vous avez précédemment soulignée.
MD : Le texte des Conjectures est particulier à maints égards à commencer par son style, étonnamment lisible, qui le distingue de fait du reste du corpus kantien. Il s’appuie par ailleurs sur des références complexes pour traiter des conjectures. L’époque renvoie cette notion immédiatement et exclusivement à Rousseau alors qu’elle fait le cœur de la pensée religieuse, qui, à la charnière des xviie et xviiie siècles, tente de traiter des problématiques soulevées par l’histoire biblique. On pense évidemment aux efforts de Bossuet en la matière mais également à Malebranche. Voltaire a parfaitement perçu cette parenté : il a fait remarquer à Rousseau, qui l’a d’ailleurs assez mal pris, qu’il réinventait Malebranche. Kant s’empare de cette tradition pour tracer une histoire de la raison humaine qu’il conçoit d’emblée comme une histoire d’après la chute. De la sorte, il déplace et autonomise l’histoire humaine vis-à-vis de l’histoire divine, s’épargnant ainsi les difficultés 181que la seconde impose dans la compréhension de la première. On sait que Kant fut, sur ce point, en conflit ouvert avec Herder. Il rend autonome l’histoire de la raison humaine. Au-delà, il en déduit une conception de l’Église dont la réception est délicate pour les religions monothéistes, judaïsme en tête. De même, Nietzsche critiquera très sévèrement la position kantienne, y voyant un moyen philosophique de réintroduire la grâce luthérienne
ÉD/FC : En conclusion de votre ouvrage, vous évoquez l’« enfer de Dieu ». Pouvez-vous développer cette notion ?
MD : Je l’enracine dans l’analyse de la création et de la chute que Nietzsche développe avec l’Antéchrist. Celle-ci reprend, en le modifiant légèrement, le récit qu’en font les manichéens ainsi que certaines écoles gnostiques. Quel est-il ? Dieu a créé l’homme. L’homme s’est ennuyé. Pour le distraire, Dieu a créé la femme. La femme l’a perdu. Dieu s’est donc piégé lui-même dans sa création. Ce qui est intéressant est qu’on retrouve la trame du récit manichéen légèrement modifiée. Sur ce constat, Nietzsche ironise sur le lien, supposé indissoluble, entre le créateur et sa créature.
Ce travers me semble particulièrement prégnant au cœur de l’univers digital. Le fait a été mis en évidence dès les années cinquante : nous portons sur nos créations informatiques, qu’elles soient ou non des robots, un regard façonné par le monothéisme. Cette posture suscite en nous de l’angoisse. Elle nous induit en erreur, en particulier lorsqu’il est question d’une régulation éthique de la robotique. Celle-ci s’attache en effet à penser cet imaginaire qui n’est ni plus, ni moins, celui du Golem.
ÉD/JAG : Schelling remarque qu’il faut qu’il y ait en Dieu quelque chose qui ne soit pas Dieu lui-même. Cette question théologique a déjà été soulevée par Augustin. Il est intéressant de la voir, à l’époque actuelle, se séculariser et se développer dans un champ qui n’a plus rien de religieux.
MD : C’est effectivement cet itinéraire que j’ai voulu raconter à travers la notion de paradis. Pour autant il n’est pas unique : la notion de personne, elle-même a émergé à partir des débats sur les hypostases.
182ÉD/FC : Votre intérêt pour Nietzsche ne me semble pas seulement philologique. Il est étonnant que vous ayez choisi de clore votre ouvrage sur l’évocation de l’ennui de Dieu après avoir témoigné d’une forte proximité avec Malebranche. Vous laissez entrevoir un éloignement de la question théologique qui n’était pas envisageable. Est-ce qu’il n’y a pas une identification à la position nietzschéenne ?
MD : C’est probable. Mon intérêt pour Malebranche tient au fait qu’il est le premier à tenter de concilier l’inconciliable, de ménager à la fois Descartes et la théologie de la grâce. Il imagine, pour y parvenir, une solution remarquable qui annonce le cognitif. Ce n’est plus le cœur, c’est la glande pinéale mais à cause du récit de la chute, il y a de petites blessures qui persistent et qui sont transmises par l’hérédité qui interagissent avec le cerveau. La transmission se fait donc par la blessure. Celle-ci est un traumatisme, au sens psychanalytique du terme, et, plus fondamentalement encore, une information qui peut être réinterprétée. Nietzsche, lorsqu’il évoque l’ennui de Dieu parle en définitive de lui-même. Au-delà, il évoque la « rage secrète de l’étranger », qui n’est pas sans faire écho à la rage que la philosophie à coups de marteaux élève contre la nature. Nietzsche voit dans le Dieu biblique un étranger animant le récit de cette rage qui ne peut être explicitée. Elle se traduit en impositions, en structurations au premier rang desquelles appartient la chronologie. De même, Dionysos est pour Nietzsche une véritable obsession alors même qu’il ne tolère pas le vin. On pourrait opposer que Nietzsche disqualifie cette boisson en référence au premier miracle du Christ, grâce auquel l’eau fut changée en vin. L’explication me semble néanmoins insuffisante. Le Dionysos que Nietzsche a en vue n’est pas le Dionysos classique. Il est proche de celui que Marcel Détienne décrit dans son ouvrage Dionysos à ciel ouvert7. Sa principale caractéristique est de n’être jamais immédiatement reconnu comme une divinité lorsqu’il arrive dans une cité. Dionysos est donc avant tout un étranger. Un étranger qui, par nature, modifie l’espace. Un étranger dont l’origine interroge. Est-il Égyptien ou vient-il d’Asie Mineure ? On ne peut répondre à cette question qu’au regard du dosage que Dionysos fera du vin et de l’eau.
183ÉD/JAG : Dans la Solitude de l’incomparable, Augustin et Spinoza8 vous confrontez l’élection et la grâce. Un tel paradigme dessine à la fois une limitation et une universalité éminemment problématique. Il suppose une matrice permettant de traiter parallèlement de Spinoza et d’Augustin, qui ne sont pas contemporains l’un de l’autre et dont l’influence a été asymétrique. Comment articulez-vous ce paradigme à la modernité, et, en particulier, à la question de la conversion qu’engage le numérique ? Quelle place celui-ci ménage-t-il à la solitude ?
MD : Le titre de cet ouvrage illustre plusieurs de mes préoccupations. Il fait écho au texte Comparer l’incomparable9 de Marcel Détienne avec lequel j’ai longuement débattu de ce paradoxe. Nous avions d’ailleurs organisé, à John Hopkins, un colloque consacré à cette question. Il me semble que le monothéisme ouvre la notion « d’être incomparable » en ce qu’il engage l’idée d’un Dieu unique. Celle-ci se décline bien sûr différemment dans le judaïsme, dans l’islam ou dans le christianisme, qui est en l’espèce, le moins radical.
J’ai choisi d’aborder cette problématique par le biais de deux figures d’une importance majeure : Augustin et Spinoza. Leur confrontation m’a permis de découvrir, dans le balancement de la grâce à l’élection, une quasi-méthode que l’un et l’autre partagent malgré leurs nombreuses oppositions. Cette construction, qui s’apparente à une négociation permanente, est encore opératoire de nos jours même si nous ne nous appuyons évidemment plus sur le même vocabulaire. Sa déclinaison permet, par exemple, d’aborder les notions de local et d’universel qui traversent la mondialisation. On ne peut ignorer qu’elles se sont constituées à partir d’un texte et de ses interprétations, et, plus fondamentalement encore, à partir de modes d’interprétation, que celles-ci relèvent de la tradition philosophique, de la tradition chrétienne ou de la tradition judaïque. Ces traditions permettent d’aborder le champ politique, en particulier chez Hobbes, mais également le champ économique dès lors qu’avec Augustin, on considère Dieu comme un créancier.
Une telle démarche s’inscrit dans la lignée de Benveniste et de son analyse du passage du credo à la fides au sein du vocabulaire des institutions indœuropéennes. Cette problématique très ancienne, ancrée dans 184un corpus aussi riche que complexe, ressurgit de manière exemplaire au sein des débats actuels sur la notion de confiance. L’ouvrage se conclut sur une rapide évocation de la réception de cette méthode, par Kant et Hegel, en particulier.
J’ai entamé ce travail suite à ma lecture de Bayle. Il est, de mon point de vue, le premier grand critique d’Augustin et de sa réception. Certes, celui-ci a été l’objet de nombreuses disputes. Mais elles s’inscrivent toutes, jusqu’à Bayle, dans un cadre théologique. Au contraire et au-delà de la problématique spécifique de la grâce, Bayle met en question la légitimité même de l’articulation de la pensée augustinienne.
ÉD/FC : Bayle préfigure en cela les Encyclopédistes.
MD : Sa position est, de mon point de vue, bien plus radicale encore.
ÉD/FC : J’entends par là qu’il parvient à s’éloigner d’Augustin dès lors qu’il formalise l’effort de la raison grâce à un dictionnaire. Les Encyclopédistes s’inspireront de cette démarche.
MD :Je pense que l’originalité de Bayle repose sur d’autres fondements. Tout d’abord, il est protestant, et plus précisément calviniste. Or, le calvinisme entretient une grande proximité avec la thèse augustinienne de la grâce que Bayle peut accepter comme croyant mais pas comme philosophe. Le caractère unique de sa position est sans doute dû à cette dichotomie fondamentale : Bayle peut dès lors remettre en question la notion d’intériorité telle qu’elle a été construite par Augustin. C’est en cela que ma lecture de Bayle diffère de celle établie depuis Labrousse.
ÉD/FC : Votre attention particulière aux différentes manières de lire la Bible confère une profondeur particulière à l’herméneutique. Votre ouvrage s’impose ainsi comme un point d’orgue du comparatisme à une époque où les manières de lire n’ont précisément jamais été plus problématiques.
ÉD/LL : Formalisant sa recherche en un dictionnaire, Bayle créé des rapports ; il donne à voir à son lecteur une multiplicité de points de vue. Une telle méthodologie l’entraîne vers une critique du monothéisme qui l’amène à faire ressurgir le manichéisme voire un pluralisme auquel Nietzsche aspirera en son temps.
185MD : Absolument. Nietzsche était un lecteur de Bayle. On a retrouvé ses ouvrages dans sa bibliothèque. Pour autant, je ne suis pas certain que l’on puisse tenir le Dictionnaire historique et critique pour une préfiguration de l’Encyclopédie, d’autant moins que les Encyclopédistes portent sur Bayle un jugement pour le moins contrasté. L’objectif principal de Bayle est de débusquer les faussetés et les erreurs. On trouve trace de ce souci permanent dans la rédaction même du texte qu’il corrige et amende à de multiples reprises. La bête noire de Bayle est le Père Garasse, qu’il cite, pas moins de 682 fois. Il voit en lui un parangon du blasphème, de l’euphémisme et de l’injure.
ÉD/LL : La mise en page du Dictionnaire ne vous semble-t-elle pas similaire à celle des pages internet ?
MD : Non pour la bonne et simple raison que le véritable texte de Bayle ne tient pas dans les différentes entrées, dont plusieurs portent sur des théologiens sans grand intérêt, mais dans les annotations. Différentes éditions, du vivant même de Bayle, utilisent des éléments typographiques afin de porter l’attention du lecteur sur certaines remarques que l’auteur juge fondamentales.
ÉD : Sans vous positionner comme un spécialiste de Spinoza, vous donnez, grâce à la confrontation avec Augustin, une lecture particulièrement intéressante du Traité Théolologico-politique. Celle-ci vous permet en particulier d’aborder la dimension politique de l’élection.
MD : Je n’ai pas cherché à m’inscrire dans le corpus proprement gigantesque du spinozisme qui compte autant d’auteurs majeurs que de dévots inconditionnels, tous, offrant des lectures aussi nombreuses que légitimes. J’ai choisi, pour ma part, de véhiculer le texte de Spinoza dans un contexte historique précis : sa réception dans l’Allemagne préromantique. Bien qu’ils admirent Bayle, les Allemands ne partagent pas son jugement sur Spinoza. Cette approche m’a permis d’ouvrir un dialogue très intéressant avec les théologiens, qu’ils soient jésuites ou dominicains.
ÉD/FC : Les spécialistes actuels de Spinoza passent sous silence la problématique de la grâce. Ils évacuent ainsi la dimension politique de cet 186auteur. Comment reconfigurer un peuple élu qui peut être à la source d’une organisation immanente ?
MD : C’est là tout le paradoxe.
ÉD/FC : Il a été synthétisé par Deleuze sous cette fameuse formule : « transcendance de l’immanence. »
ÉD/JAG : L’adage du monde numérique veut que le code soit la loi, « the code is law ». A contrario, vous considérez le code comme relevant du domaine de la politique.
MD : En effet. Nous préparons actuellement un ouvrage collectif autour de la notion de confiance qui est intimement liée à celle du cœur ainsi qu’en témoigne l’étymologie. En introduction de cet ouvrage, nous substituons au fameux « the code is law » l’expression « in code, we trust. » La notion de confiance est inscrite dans le cœur. En effet, l’expression de la loi dépend des modalités de sa déclaration, de son inscription. La problématique de la loi est ainsi intimement liée à la langue. J’ai travaillé longuement cette question, en particulier autour du statut de l’hébreu, la langue du livre de la loi, que j’ai exploré avec Maurice Olender. Le texte majeur autour duquel se structure cette problématique est le De vulgari eloquentia de Dante. « Heber » c’est à la fois transitus et en Hébreu comme en araméen c’est habar traverser.
ÉD/FC : L’imaginaire de l’intelligence, votre ouvrage à paraître, s’inscrit-il dans la lignée des deux opus que nous venons d’évoquer ? Est-il, au contraire, une hybridation entre votre réflexion sur le numérique et votre réflexion sur l’histoire de la pensée ?
MD : L’essentiel des textes de cet ouvrage est consacré à Turing, à Kolmogorov, à Wiener et à von Neumann. La première partie est ainsi dédiée à l’exploration de l’ère fondatrice de l’informatique.
ÉD/FC : Vous effectuez donc une archéologie des sciences cognitives ?
MD : Non. Mon propos est de démontrer que le mythe de l’informatique s’est construit autour de l’intelligence, alors même que Wiener, von 187Neumann, Shannon ou Kolmogorov ne l’évoquent jamais. Turing sera le premier à y faire référence. Partant de ce constat, j’ai essayé de comprendre de quelle manière cet imaginaire de l’intelligence, aujourd’hui partout présent, s’est construit. Parallèlement, j’explore la réception des textes fondateurs de l’informatique à partir de la lecture qu’en font les informaticiens actuels pour penser leurs systèmes. Il me semble que nous peinons à nous emparer de ces problématiques, les considérant comme très spécialisées, alors qu’elles sont fondamentales.
Je me suis appuyé, pour mener à bien cette réflexion, sur l’observation qu’Hayek formule en conclusion de son ouvrage Droit, Législation et Liberté10 : alors que l’évolution biologique est très lente, le rythme de l’évolution culturelle ne cesse de s’accélérer. La difficulté est, pour le politique et l’économique, de négocier cet écart. Turing et von Neumann avaient fait la même observation, pour des raisons néanmoins différentes. Certains voient, dans cette dynamique, les prémisses des discours qui font la promotion de la « singularité ». Cette piste est intéressante mais ne me semble pas essentielle. L’enjeu est, selon moi, le suivant : comment peut-on revisiter le statut des systèmes informatiques s’il est impossible de modéliser la complexité de l’évolution, alors même que ces systèmes produisent un savoir d’une autre nature capable, potentiellement, de modifier cette même évolution ?
ÉD/JAG : Votre propos est donc de démontrer qu’il y a là une boucle historique de rétroaction dont la dimension historique est problématique.
MD : Nous disposons de formes d’apprentissage productrices de savoir que nous savons facilement utiliser. Parallèlement, nous voyons émerger de nouvelles formes relevant d’un autre registre. Elles interrogent des éléments des humanités numériques devenus canoniques, au premier rang desquels la nature même des savoirs scientifiques. Elles remettent tout autant en question les récits que nous avons forgés de leur constitution. Recourir au concept de changement de paradigmes introduit par Kuhn ne nous permet pas d’épuiser cette problématique.
Une fois encore, ces bouleversements surgissent à travers la modification des formes d’apprentissage. Il s’agit d’un trait essentiel qui ouvre la confrontation entre deux positions. La première est celle de 188Leslie Valiant autour du Probably Approximatly Correct (PAC) qui s’est imposé comme la méthode essentielle de l’algorithmique. Elle consiste à conserver une supervision, non pas parce que, sans elle, nous serions amenés vers l’inconnu mais parce que, le cas échéant, nous n’aurions plus « les moyens de travailler ». La seconde position est soutenue par les tenants de l’apprentissage par renforcement. Elle reconnaît un inconnu mais un inconnu producteur. Leslie Valiant reste très nuancé sur ces questions et y consacre d’ailleurs les trois premiers chapitres de son ouvrage à Turing11.
Dans ce contexte, je souligne l’importance du computable à la différence du calculable. Cet abord permet une compréhension épistémologique des évolutions actuelles.
ÉD/JAG : L’exemple cité par Fréderic Kaplan est trivial mais néanmoins intéressant. Google génère des traductions, de qualité variable, grâce à l’exploitation des textes diffusés sur le Web. Or, celles-ci, une fois mises en ligne, sont considérées à leur tour comme des ressources primaires. Google ne parvient pas à les discriminer. Ainsi, des éléments sont réinjectés dans le système historique sans que nous ne parvenions à les identifier et à les isoler.
En vous référant à Hayek, vous engagez une réflexion autour de la notion d’évolution qui, avec l’informatique, s’impose à l’heure actuelle comme une problématique centrale. Faites-vous référence aux techno-sciences lorsque vous évoquez la production d’une évolution distincte de celle que la pensée scientifique se représentait jusqu’à présent ?
MD : Ce débat est similaire à celui qui a opposé Hayek et Aaron dans une perspective toutefois exclusivement politique. Les formes privilégiées sont-elles celles de la démocratie ou celles de la liberté individuelle et du libre arbitre ? Cette alternative est transposable à l’ère de l’informatique et du numérique. Cette dernière imposera-t-elle des formes strictement individuelles, réduisant a minima la régulation, ou, au contraire, dictera-t-elle des formes communautaires, solidaires et démocratiques ?
Or, je constate parallèlement que le savoir produit actuellement, dans des proportions potentiellement gigantesques, est d’une autre nature que 189le savoir « traditionnel ». Nous avons ici à faire à une différence fondamentale, totalement inédite, que nous avons mis du temps à accepter. En effet, nous avons voulu inscrire l’informatique dans des systèmes qui nous sont familiers tels que l’écriture, l’inscription ou le graphisme. Cet abord est d’ailleurs, par maints égards, parfaitement légitime. Toutefois, il passe sous silence la radicalité du code informatique qui est, à ma connaissance, sans équivalent. Non seulement celui-ci est devenu extrêmement complexe mais, dès lors qu’il est capable d’apprentissage, il produit « quelque chose » que nous ne pouvons encore qualifier précisément. Ce point doit être pleinement pris en compte pour se situer vis-à-vis de la science en tant que telle mais plus essentiellement pour appréhender la diversité permise par nos sociétés, si vous permettez de parler par euphémisme.
ÉD/JAG : Le risque est donc, selon vous, de produire une science incompréhensible ?
MD :Non. Cette science, comme toutes autres, pourra être interprétée, même si elle nécessite que nous modifiions nos méthodes de lecture. Nous nous l’aproprierons. L’exemple le plus habituel pour illustrer la radicale nouveauté que j’évoque est celui des algorithmes à l’échelle du globe : ils n’engagent pas seulement un changement d’échelle.
ÉD/JAG : En quoi la diversité est-elle pour vous un euphémisme ?
MD : Je pense que pourrait subvenir, à plus ou moins long terme, une véritable rupture. J’ai lu de nombreux romans de science-fiction : je n’en ai trouvé aucun qui ne fasse pas mention d’un être humain. Les récits mettent a minima en scène un survivant, un reste d’humanité. Nous ne pouvons raconter sans être.
ÉD/JAG : Un ego est nécessaire pour fonder un ici du récit.
ÉD/LL : Vous tentez donc d’analyser une révolution culturelle qui aura des effets de nature biologique.
MD : Mon propos est au contraire exclusivement culturel, la culture étant entendue comme un double mouvement d’apprentissage et de 190transmission. Cette définition, pour banale qu’elle soit, me semble particulièrement pertinente dans le contexte actuel qui pourrait être comparé à celui que les Pères de l’Église ont connu dans leur lutte contre le polythéisme.
ÉD/LL : Votre intérêt conjugué pour les religions et les mythes et pour le numérique se fonde sur l’attention particulière que vous portez à l’imaginaire et aux fictions. Vous considérez en effet, à l’instar des historiens et des anthropologues de la culture, que ces dernières sont une réalité dont l’effet sur la réalité non-textuelle est considérable. Cette posture vous permet d’affirmer, dans Qu’est-ce que le numérique12 ?, que le monde non-numérique se transforme inéluctablement en une interface généralisée du monde numérique. Cette proposition est pour le moins paradoxale, puisque la notion d’interface suppose que s’instaure un rapport entre deux parties. En quoi estimez-vous qu’elle est juste ou, a minima, qu’il soit possible d’y croire ?
MD : En appeler à la croyance me semble être ici superflu : cette proposition et juste et fondée en raison. Je développe la notion d’interface à partir de ma lecture du texte de Samuel Butler Darwin among the Machines13. Il y analyse les modalités de miniaturisation et de transformation des interfaces ainsi que leur capacité à modifier le lien social et plus spécifiquement de la structuration de l’espace public. Celui-ci a, par exemple, été profondément modifié lorsque des horloges y furent installées. Elles ont sanctionné l’émergence d’une visibilité, d’une transparence qui a eu un effet particulier sur l’espace du travail comme sur l’architecture elle-même. Une fois les horloges miniaturisées sous forme de montre, nous les avons portées sur nous-mêmes. Devenus à la fois capteurs et acteurs, nous étions dès lors les vecteurs d’une dynamique similaire à celle que l’on observe à l’ère du numérique.
Au-delà, il est de plus en plus difficile d’avoir accès à ce qui n’est pas numérisé. Cette rareté peut être un levier de valorisation : elle ménage une mise à disposition privilégiée, réservée à certains. À l’inverse, rendre disponible le plus d’éléments possibles exige de multiplier la présence 191d’interfaces en utilisant y compris notre propre peau. Mon propos ne porte donc pas directement sur les objets connectés. Les interfaces ne sont pas seulement affaire de design ou de dispositifs, d’autant moins qu’elles sont aujourd’hui de nature très différente que l’on parle de tissus intelligents ou de murs intelligents. Cette problématique engage donc un changement de décor ; décor qui, si l’on en croit Jean-Pierre Dupré, a toujours raison. Un cas historique permet d’illustrer cette tension. Les banques ont mis près de six ans à accepter les distributeurs automatiques de billets. Contrairement à leurs clients, elles ont manifesté une réticence telle qu’elles n’envisageaient pas de les installer ailleurs qu’au sein même de leurs succursales. Les banques n’ont donc pas immédiatement saisi l’intérêt de cette puissante interface qui modélise pourtant fortement notre espace.
ÉD/JAG : L’échange d’une marchandise contre de l’argent engage a priori une dimension humaine essentielle. Or, les distributeurs automatiques nous obligent à accepter l’effacement de cette transaction humaine.
MD : En effet. Au-delà, l’auteur de science-fiction Neal Stephenson, dans son texte In the beginning was the command line14, constate très justement qu’utiliser une interface graphique ou intervenir directement au sein de la ligne de commande n’engage pas le même rapport cognitif. En seconde hypothèse, inscrire un ordre sans erreur ne produit aucun effet immédiat : le codeur ne reçoit de message qu’en cas d’erreur.
ÉD/JAG : Au contraire, l’interface graphique offre systématiquement un retour à son utilisateur.
MD :L’interface est donc en quelque sorte le visage de l’ordinateur.
ÉD/LL : Vous appréhendez la notion d’interface, en tant que mise en rapport, sous le prisme du déplacement ou du nomadisme, selon une démarche que j’ai qualifiée d’indisciplinarité. Vous notez par ailleurs que de nouvelles formes de mise en relation émergent des nouvelles formes d’apprentissage. De quelle manière parvenez-vous à observer et à analyser un processus au sein duquel nous sommes entièrement pris ? 192Non seulement le numérique est extrêmement contemporain, mais il génère par lui-même une impression d’immersion.
MD : Si cette question est difficilement soluble, elle s’énonce très simplement. Pascal, par exemple, remarque qu’il « faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple. » Nous devons tenir compte de ces deux dimensions, les accepter avec leurs contraintes et les possibilités qu’elles permettent, quitte à privilégier l’une ou l’autre selon la trajectoire propre à chaque recherche. Je ne cherche donc pas à inscrire ma pensée dans un système. Turing lui-même rappelle que les mathématiciens doivent conserver, pour mener à bien leurs travaux, une part d’intuition, et aussi une part d’ingénuité. Pour autant, il est vrai que le numérique non seulement renouvelle cette problématique mais nous met face à une situation totalement inédite, qui n’a aucune commune mesure avec celles qui ont résulté de l’invention de l’imprimerie ou de la révolution industrielle. Le numérique nous soumet tout d’abord à un effet d’accélération qui nous prive du délai nécessaire à l’analyse des effets de mutation actuels. Au-delà, il engage une transformation radicale qui touche jusqu’à notre conception de l’héritage.
Dans cette perspective, il me semble essentiel de poursuivre la réflexion lancée par André Leroi-Gourhan dans le Geste et la Parole autour du statut de l’expression irrationnelle dans un univers marqué par un effort majeur de rationalité. Or, plutôt que de dénoncer en son nom les comportements humains comme pathologiques, les mythes et la fiction – qui ne sont pas eux-mêmes irrationnels – permettent de les accueillir et ce d’autant plus qu’ils sont, à maints égards efficaces, et qu’ils produisent. Quand on parle de « science », on tend à refuser cette part irrationnelle de la mythologie et de la fiction.
ÉD/LL : Vous remarquez en effet que les surréalistes, grâce à leur capacité à fouiller le rêve, ont permis de tracer une trajectoire pertinente.
MD : Absolument. L’Introduction au discours sur le peu de réalité écrit en 1924 par André Breton est, de ce point de vue, d’une étonnante modernité. Plus qu’une analyse de l’imagination sans fil, elle se distingue par la mise en scène d’une discussion remarquable entre les mathématiciens et les automates.
193ÉD/JAG : Les mouvements populistes actuels ne sont-ils pas la marque du manque d’imaginaire revendiqué par un monde de plus en plus automatisé ? Ils pourraient ainsi être tenus comme la protestation d’un inexprimable face à une privation eschatologique et mythologique.
MD : Même si la montée des populismes présente des dénominateurs communs au sein des différents pays où elle s’observe, il me semble délicat d’adopter une lecture unique de ce phénomène. Nous ne pouvons toutefois ignorer la part qu’a prise le numérique sur ce point. La première période de son développement, que l’on considère aujourd’hui comme fondamentalement utopique, promettait la disparition des frontières et l’avènement d’un village global, la possibilité d’une circulation sans limite. Dans les faits, il a imposé un retour très marqué à une dimension territoriale pour des raisons à la fois techniques, économiques, financières et juridiques. Ce phénomène de retour pourrait en partie justifier la résurgence d’un attachement à l’identité nationale, quelles que soient les implications racistes que cette dernière engage.
Plus fondamentalement, et c’est le sens de mes travaux actuels, il me semble que nous sommes confrontés à un changement radical d’époque. En effet, depuis Marx, les systèmes économiques et politiques, dans leurs multiples déclinaisons, se sont positionnés en accord ou en confrontation avec le matérialisme historique. Or, à partir des années cinquante, un nouveau mouvement s’est fait jour : le matérialisme numérique. Il s’impose aujourd’hui, fragilisant nos théories juridiques, économiques et sociopolitiques et alors même que nous avons tardé à en prendre la juste mesure. Seuls quelques penseurs dont Peirce ont perçu ce point de rupture. Dans Evolutionary Love15, ce dernier se livre à une revue de détail des perversions du modèle économique dont le xixe siècle a marqué l’avènement. Celles-ci aboutissent à la création de fortunes gigantesques qui ne profitent qu’à quelques-uns, jetant les autres dans la pauvreté. C’est le fait, selon Peirce des « greedy masters of intelligence » (maîtres voraces de l’intelligence). Ce paradigme peut être efficacement mobilisé pour analyser la période actuelle.
ÉD/JAG : Illich et Ellul ne permettent-ils pas également cette analyse ?
194MD : Bien que j’admire les travaux d’Illich, ils ne permettent pas d’aborder efficacement les problématiques liées à la cybernétique ou celles qui portent sur les Biens communs. De même, je ne peux totalement faire mienne l’interprétation radicale que donne Ellul de la Genèse16. Néanmoins, la notion de « blessure technique » qu’il développe me semble particulièrement féconde. Elle n’est évidemment pas sans rappeler Malebranche que j’évoquais précédemment.
ÉD/FC : Vous évoquez, dans Pour un humanisme numérique17, la quatrième scansion de l’humanisme tout en vous appuyant sur le concept de rugosité. Pouvez-vous préciser le sens que vous donnez à ces notions pour le moins complexes ?
MD : J’ai abordé pour la première fois la notion d’humanisme numérique dans un contexte anglo-saxon, à l’occasion d’une série de conférences que j’ai données à Oxford. J’ai inscrit cette réflexion dans la lignée des travaux de Lévi-Strauss. Outre l’intérêt que représentent son approche théorique de la culture, sa démarche originale de périodisation ainsi, évidemment, que sa méthode comparative, la mise en question du troisième humanisme m’a paru propre à ouvrir une réflexion féconde sur le numérique en vue d’une nouvelle étape. En effet, alors que l’un engage à la fois la mythologie et l’oralité, l’autre modifie fondamentalement notre rapport avec ce qui est déjà donné comme avec ce qui se constitue. J’ai vu dans cet écart se dessiner l’émergence de ce que j’ai nommé le quatrième humanisme.
Je n’ai que peu développé, à cette époque, la notion de rugosité théorisée par Mandelbrot. Or, celle-ci m’apparaît de plus en plus centrale, en particulier au fil des travaux que je mène dans le cadre d’un séminaire de recherche au Collège des Bernardins. Étroitement associée à l’incomplétude des systèmes logiques de la computabilité, la rugosité permet de situer l’humain dans son rapport de plus en plus complexe à ce qu’on ne peut déjà plus appeler la « technique », ce concept étant impuissant à désigner le numérique et ce qu’il rend possible. La rugosité participe en effet de ce qui fait la nature de l’informatique. L’une et l’autre partagent deux dimensions essentielles : la discrétisation et la 195récursivité. En ce sens, elles ne correspondent pas à des modélisations complètes. Ainsi, la rugosité permet d’interroger l’universalité de la computabilité d’autant plus efficacement qu’elle est elle-même universelle, ou, pour le dire autrement, commune à la nature d’une part et à la sphère de l’humain d’autre part.
ÉD/FC : Les mots-clés du quatrième humanisme numérique sont, selon vous, l’hybridation, l’immersion et l’augmentation. Quelle définition synthétique en donneriez-vous ?
MD : Autant séduits qu’obsédés par les données, nous nous focalisons aujourd’hui sur les usages et l’analyse des usages, oubliant parfois d’autres aspects pourtant constitutifs du numérique. À partir de ce constat, et si je devais répondre à votre question, je m’en référerai à la tradition pragmatique et à ses figures fondatrices que sont C.S. Peirce, et Quine, ce dernier me semblant devoir être lu indépendamment de l’exégèse dont il a fait l’objet. J’exclus à dessein James de cette ascendance.
ÉD/JAG : La revue Études Digitales est née du constat que vous faites de cette hégémonie des usages qui s’est instaurée au détriment d’autres dimensions telles que l’épistémologie. Or, celles-ci sont d’autant plus difficiles à explorer qu’elles imposent, de fait, une interdisciplinarité. Cela semble correspondre à l’ambition que vous présentez de manière programmatique dans La grande conversion numérique18.
MD : En effet. J’ai ouvert ma réflexion autour de l’humanisme numérique lorsque j’ai constaté, à partir de mon expérience croisée de la France et des États-Unis, que le digital mettait en jeu une dimension culturelle fondamentale. Il est, à ce propos, intéressant de noter la date à laquelle l’expression « culture numérique » est entrée dans la langue française.
ÉD/LL : Le concept de technique n’étant pas à même de désigner le numérique, vous lui substituez donc celui de culture.
MD : Tout à fait.
196ÉD/JAG : De la sorte, vous effectuez une « conversion » qui peut être entendue à la fois dans une tradition augustinienne comme dans la perspective d’une convertibilité. De la même manière, vous avez employé le terme de « translation » d’obédience religieuse et géométrique, il évoque également la traduction. Ce champ lexical, particulièrement riche, laisse à penser que vous envisagez la conversion comme le lieu des rencontres.
MD : Il est courant de croire, eu égard à mon intérêt pour l’histoire des religions, que je me réfère uniquement à des problématiques religieuses lorsque j’emploie le terme de conversion alors même qu’il dispose d’une dimension mathématique et technique fondamentale. Ce mot de conversion est plus adapté à ma pensée qu’une hypothétique révolution ou même qu’une simple transition ou transformation. En effet, non seulement il rend compte de multiples domaines, tous affectés par le numérique, mais il appartient également tout entier à ce dernier qui ne cesse de convertir les formats, les langues, les versions. La théorie mathématique de l’information de Claude Shannon se fonde d’ailleurs sur ce principe essentiel de conversion : compress/decompress, on convertit, on déconvertit. Mon intérêt pour le terme de conversion est d’autant plus grand que son utilisation est, pour beaucoup, perçue comme une gêne.
ÉD/FC : Vous esquissez dans Pour un humanisme numérique19 une histoire des digital humanities.
MD : Cette histoire débute évidemment avec les travaux du Père Busa autour de l’œuvre de Saint Thomas d’Aquin. Son projet d’Index a ouvert la voie aux cartographies sémantiques et stylistiques et aux entités nommées. Elle s’est poursuivie avec la création, par les informaticiens, des générateurs de texte qui ont permis l’émergence de la littérature électronique nommée aujourd’hui « littérature digitale ». Elle est maintenant marquée par la massification de la numérisation et l’ouverture des corpus qui posent des questions philologiques fondamentales. Cette histoire interroge par ailleurs les patterns qui ont été, selon moi, trop rapidement compris via le recours au modèle des lieux communs. Elle adresse enfin les problématiques liées au Distant Reading, dans la lignée de Moretti, et aux dispositifs de visualisation.
197Je suis dans une situation très particulière vis-à-vis des humanités digitales même si j’ai contribué à leur émergence grâce, en particulier, à la conduite de la toute première version expérimentale du Projet MUSE. Je crains en effet que, sous le coup d’une certaine inertie institutionnelle, le potentiel des humanités digitales en matière de production et de circulation du savoir ne soit transformé en une simple industrie de technologie intellectuelle. La création de structures parfaitement maîtrisées assigne chaque penseur à un lieu précis, autour d’un centre d’influence concurrent des autres.
Ainsi, je m’en réfère en priorité à Turing. Il aborde dans son texte de 1950 l’ensemble des champs que nous essayons de traiter sous la bannière d’humanités digitales. Tentant de répondre aux objections qui lui sont opposées, il s’interroge ainsi sur la capacité éventuelle de la machine d’écrire un poème à l’instar d’un Shakespeare.
ÉD/LL : Aborder la question des humanités digitales, nécessite de revenir sur les différentes acceptions de l’humanisme en tant que tel. Vous vous référez prioritairement aux époques de l’humanisme. Néanmoins, au-delà de cette dimension purement historique, vos textes témoignent de votre attention particulière pour la dimension philosophique et morale que recèle cette notion.
L’humanisme de la Renaissance, a permis de surmonter le « monologisme » de l’unique texte grâce à la mise en valeur des textes et des interprétations. Ce n’est qu’après 1945 qu’il institue l’homme comme valeur suprême. Ne considérez-vous pas, dans cette perspective, que l’expression « humanisme numérique » soit moins descriptive que programmatique ? Au contraire, permet-elle d’inciter chacun à penser le sens de l’humanisme pour lui-même et dans son rapport aux autres ?
MD : Vous aurez noté que j’évite absolument de donner une définition à l’humanisme numérique compte tenu de l’ambivalence du terme « humanisme » que vous avez vous-même soulignée. Celui-ci peut, par exemple, être la marque d’un certain conservatisme. Il peut tout autant être lu dans une perspective post-heideggerienne qui n’est pas sans soulever de nombreux débats. Il peut enfin être compris dans son rapport à la modernité et à la postmodernité.
198La prochaine publication d’une édition augmentée de Pour un humanisme numérique me permet de revenir plus avant sur ce choix sémantique. Son inscription historique n’est pas anodine, pas plus qu’il n’engage de définition figée. Au-delà, il permet de désigner, une particularité absolument spécifique à l’être humain. L’homme fabrique littéralement de l’espace par sa pure présence comme par son activité. Ainsi, l’espace est à la fois la matière première et le produit de l’architecture, laquelle est, permettez-moi de le rappeler, une notion essentielle pour l’informatique. Grâce au concept d’espace, nous pouvons penser le rapport que nous entretenons à nous-mêmes et aux autres, les formes d’assemblée, la construction même de la collectivité.
ÉD/JAG : Vous vous référez ainsi à l’habitable.
MD : En effet. Nous ne vivons plus dans la terre habitée qu’évoquent les anthropologues mais dans une terre habitable. Un tel abord permet une analyse de l’architecture informatique et des figures techniques. Il autorise tout autant une approche de l’humanisme qui ne se laisse pas prendre au piège d’une définition ou d’une acceptation idéologique et politique marquée.
ÉD/LL : Suite à mon analyse de la confrontation des humanismes après-guerre, entre les tendances chrétiennes, marxistes ou existentialistes, j’ai imaginé le terme interhumanisme. Ce terme permet d’échapper au dogmatisme et de souligner la qualité première de l’humanisme qui repose sur une mise en rapport.
MD : Je souhaitais dialoguer avec les transhumanistes.
ÉD/FC : Les humanités digitales se résument PARFOISà une analyse de corpus. Dans cette perspective, les outils digitaux sont-ils en mesure de transformer la méthode comparatiste que nous évoquions précédemment ? Au-delà, auront-ils une influence sur le projet général des sciences humaines ?
MD : Il est évident que la comparaison à l’ère du computable, qui excède le seul calcul, est sans équivalence. J’ai abordé cette question lors d’une conférence, m’interrogeant en particulier sur la manière 199de construire des comparables à l’aide des algorithmes. L’ère digitale a donc profondément modifié les registres de comparaison selon une trajectoire qui transformera l’ensemble des héritages tout autant que les sciences humaines. Cette transformation les amènera à revisiter leur statut, leur méthode, les savoirs qu’elles produisent et surtout il faut voir dans ce mouvement une opportunité de revisiter leur histoire.
ÉD JAG : L’émergence de l’objet corrélationnel va ainsi interroger l’analogie ou la comparaison antérieure.
MD : En effet.
ÉD/FC : Le fait est que de nouveaux objets de mesure s’imposent sans que nous ayons fait un bilan préalable de la situation.
ÉD/JAG : Dès lors que la méthode témoigne d’une forme d’humanité, changer de méthode équivaut à accéder à une nouvelle manière d’être un être humain. Le fait que certains corpus ne soient pas accessibles sans traitement computationnel peut générer de l’inquiétude.
MD : Je préfère en appeler à la vigilance plutôt qu’à l’inquiétude, au malaise ou à l’angoisse. Cette posture me vaut d’être taxé d’éternel optimiste, ce que je ne suis pas. Je constate que nous sommes « embarqués » dans quelque chose qu’il faut interroger, voire maîtriser. Le rejet systématique n’est, en l’espèce, ni une réponse, ni une solution. Dans cette perspective, il me semble nécessaire de repenser les méthodes, qu’elles soient qualitatives ou computatives, en prenant au sérieux certains des aspects de l’informatique.
Par exemple, le rapport de la théorie de l’information et de la théorie de la probabilité a été étonnamment inversé, engageant une problématique épistémologique majeure. Shannon a pensé l’information comme étant un théorème. Au contraire, Kolmogorov a vu en elle un simple cas particulier de la théorie de la probabilité. Le traitement actuel de l’information, marqué par l’idéologie, entraîne à réécrire l’histoire du genre humain sur un mode de transmission stochastique. Ce basculement, pourtant absolument majeur, n’est pas pris en compte.
200ÉD/FC : C’est la raison pour laquelle vous évoquez la science nouvelle et la philologie critique à l’appui de Vico.
MD : Vico a fabriqué un grand nombre d’étonnantes fausses étymologies qui peuvent donner lieu à une analyse sérieuse à l’heure où triomphent les fake news. Il partage cette tendance avec Heidegger dont l’exposé de l’aléthéia est plus que problématique dès qu’on lit Les maîtres de vérité de Marcel Détienne.
ÉD/FC : La formule « code is poetry » est quelque peu provocatrice. Pouvez-vous la préciser ?
MD : Ce slogan n’a pas vocation à transcrire l’élégance de l’arithmétique ou du théorème. Il pointe la manière dont le code fait monde, au sens premier de poiésis. Il faut dès lors, avec WorldPress considérer le code comme le premier objet littéraire. Postulant la permanence de l’existence des algorithmes, il démontre que nous sommes parvenus à revenir à cet objet poétique dès lors que nous avons su coder.
ÉD/FC : Vous évoquez, en citant Borges, l’oubli de l’oubli. La capacité d’oubli est-elle selon vous une caractéristique voire une défaillance du cerveau humain ?
MD : L’oubli peut être tenu pour une forme de rugosité de l’homme. La machine, qu’elle soit biologique, informatique ou cognitive, ne sait pas oublier. Elle ne peut que simuler l’oubli, effaçant par exemple une information qui aurait été utilisée moins de dix fois.
ÉD/JAG : L’oubli est pourtant une condition essentielle de la transmission, y compris en termes génétiques : il serait impossible aux gènes de tous s’exprimer simultanément.
MD : En effet. L’oubli occupe une place centrale dans les premières œuvres de science-fiction d’Asimov. L’oubli me semble demeurer du privilège de l’homme.
1 Milad Doueihi, Le paradis terrestre, mythes et philosophie, Le Seuil, Paris, 2006.
2 Milad Doueihi, Paradis terrestre. Mythes et philosophies, Le Seuil, Paris, 2006.
3 Milad Doueihi, Histoire perverse du cœur humain, Seuil, Paris 1996.
4 Milad Doueihi, L’imaginaire de l’intelligence, Seuil, Paris, 2013.
5 Milad Doueihi, Le paradis, terrestre. Mythes et philosophies, Le Seuil, Paris, 2006.
6 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, et Conjectures sur le commencement de l’histoire humaine (1786) in Milad Doueihi, Le paradis terrestre, Mythes et philosophies, Le Seuil, Paris, 2006.
7 Marcel Détienne, Dionysos à ciel ouvert, Hachette, Paris, 1998.
8 Milad Doueihi, Solitude de l’incomparable, Augustin et Spinoza, Le Seuil, Paris, 2009.
9 Marcel Détienne, Comparer l’incomparable, Point Seuil, 2009.
10 F.A. Hayek, Droit, législation et liberté, Presses Universitaires de France, Paris, 2013.
11 Leslie Valiant, Probably Approximatively Correct : Nature’s Algorithms for Learning and Prospering in a Complex Word, Basic Books, 2014.
12 Milad Doueihi, Qu’est-ce que le numérique ?, Presses Universitaires de France, Paris 2013.
13 Samuel Butler, Darwin among the Machines, the Evolution of Global Intelligence, Basic Book, 2012.
14 Neal Stephenson, In the beginning was the command line, Avon Books, New York, 1999.
15 Charles Sanders Peirce, Evolutionary Love, 1893.
16 Jacques Ellul, La Genèse aujourd’hui, AREFPPI, Paris, 1987.
17 Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Le Seuil, Paris, 2011.
18 Milad Doueihi, La grande conversion numérique, Le Seuil, Paris, 2008.
19 Milad Doueihi, op. cit.