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Classiques Garnier

Introduction Variation, varia, variété

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2017 – 1, n° 3
    . Variations digitales et transformation du milieu
  • Auteurs : Cormerais (Franck), Gilbert (Jacques Athanase)
  • Pages : 11 à 17
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406085317
  • ISBN : 978-2-406-08531-7
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08531-7.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 05/11/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Introduction

Variation, varia, variété

Aujourdhui, lexpression latine ne varietur fait difficilement sens. Autrefois le « afin quil ne soit rien changé » était accepté comme marque dauthenticité. Cette expression garantissait et protégeait le souhait et la volonté même de lauteur ou encore elle marquait le moment définitif du texte, celui à partir duquel, le travail décriture et de correction se trouvait achevé. La variation est devenue ensuite lexploration des développements possibles dun thème. En musique par exemple, elle expose les différentes transformations du thème comme autant de possibilités de son exposition jusquà lépuisement après en avoir montré tous les aspects et les ressources. Toutefois, la variation demeure encore une combinatoire, comme le sont, les variations eidétiques de la phénoménologie husserlienne : leidos ne se livre pas de manière statique mais comme soustraction et addition de ses variations. Ainsi la pièce Istar de Vincent dIndy (1851-1931) ne livre-t-elle le thème quau terme de ses variations. le thème apparaît en quelque sorte de ses transformations successives.

Aujourdhui, dans le milieu digital, il nexiste plus guère détats homéostatiques, ni même eidétique de la variation avec les data. Ceci, même quand les œuvres se livrent comme un work in progress jamais achevé qui tendrait vers lœuvre de manière téléologique comme chez Boulez. Après la période du fondamentalement inachevé, nous sommes entrés dans une culture de la manipulation. Avec le remix et le sample, le « point darrêt » relève moins de la composition que dun choix arbitraire inscrit dans une temporalité limitée. Il faut se contenter tout au plus dun arbitraire instantané. Les « remixers » réalisent leurs œuvres au fur et à mesure quils extraient les rushes des moments quils préfèrent quils assortissent ensuite avec dautres échantillons. Ce phénomène nest pas nouveau, avec une technologie antérieure, un musicien comme Miles Davis la largement utilisé dès Bitches brew, mais il a pris une dimension nouvelle avec lavènement du digital. Chez Miles Davis, il sagissait de 12simples collages, aujourdhui la technologie digitale produit un nouvel effet : il nexiste aucun état de lœuvre indépendamment de ses manipulations. Chacun peut chez soi avec un simple ordinateur transformer indéfiniment nimporte quel type de document sonore ou vidéo. On trouve ainsi des milliers de versions « customisées » dune vidéo postée sur Youtube. Les mèmes, ces éléments repris et déclinés en masse sur Internet, sont ainsi moins des imitations que des variations autour dun pattern infiniment répété. Dans le domaine littéraire ce constat simpose également, Serge Bouchardon dans son ouvrage La valeur heuristique de la littérature numérique1 souligne ce trait caractéristique des œuvres digitales : elles ne se manifestent quà travers leur manipulation.

Variation comme invention
et supplément de la manipulation

La question initiale de la variation, dès lors quelle excède la simple manipulation dun objet « variable » et se transforme en rapport général au monde, prend une tout autre dimension. Comment la penser à notre époque du digital et des réseaux ? Quel statut lui accorder ? Devant ces interrogations, le comité de rédaction a souhaité aborder la thématique de la variation, non comme simple varia, ni comme un ensemble darticles « variés » classés hors du dossier. La variation ne sera pas ici un reste, un inclassable, un dépôt inassimilable à un ensemble, mais le dossier lui-même du numéro trois de la revue Études digitales.

La question se pose alors de « ce qui reste de la variation » à lère des Big Data, dont on prétend quelles seraient en mesure dabsorber ou de traduire la totalité du monde. Le digital se réduit-il à une capture généralisée de la variation, la réduisant à la somme de ses manipulations, par une transformation de la totalité des événements de la vie en informations ? Comment dès lors aborder la variation et décliner linvitation à penser le « varié » ? Disons que les variations seront abordées dans un pluriel revendiqué qui se présente sous trois aspects : les variations comme changement (métamorphose), les variations comme modulation 13(création), les variations comme désorganisation structurante (émergence). Finalement, dans ces trois directions, les variations entraînent à chaque fois de nouvelles compositions. Formons lhypothèse que les variations introduisent des formes et deviennent le support dune invention.

Invariant par variation : le digit

Si lon cherche à relier les variations au digital pour en faire un exercice de la pensée, le digital étant compris comme une rencontre du matériel et du logiciel dans un « processus de mise en œuvre », il faut annoncer que la digitalisation en tant que discrétisation marque une nouvelle époque des inscriptions, renouvelle les « écritures » et bouleverse, par là même, un ordre ancien des choses. Avec le digital, comme lécrit Michel Serres, « linformation circule dans et entre la totalité des existants, universellement2 ». Cest précisément, luniversalité du « dans » et du « entre » quil convient de mieux cerner pour comprendre, par le biais de la variation, le statut sans cesse en évolution de toutes les choses. Comment relier cette situation aux existants, plus précisément, aux modes dexistences des objets techniques et des sujets ? Ces questions ont été posées par les philosophes des techniques, Gilbert Simondon et Bernard Stiegler.

Dans un premier temps, la réponse peut paraître paradoxale et relever de loxymore : le digital est un invariant par variation. À ce titre, il constitue un « équivalent universel » dun type nouveau qui autorise une « recomposition » du régime des choses et des êtres. Il ouvre un espace « entre » et « dans » les choses du monde par le simple fait que linformation redistribue les relations entre les sujets et les objets. Commune à toutes les existences dotées de vie et/ou dorganisation, linformation est proportionnelle à sa rareté et forme linverse de lentropie. Comme invariant, elle opère par variations infinies selon un mode contingent où chaque existant a besoin dune certaine quantité de données, de rareté, cest-à-dire de nouveauté.

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Variation et modulation
digitales du toucher

La revue Études Digitales défend une position, certes discutable, qui inclut le numérique comme un moment technique du digital, supposant toujours une transformation de linformation et une manipulation dans lhorizon dun saisissement. Le terme digital vient du latin doigt (digitus) qui paraît en français moderne éloigné de la numérisation, même si les premiers calculs se faisaient à la main. Langlais a conservé le terme latin et le terme sest diffusé de manière plus générale. Comme souvent les anglicismes, le mot dorigine sonne tout à fait français mais dune façon un peu étrange. Nous profitons de cette ambivalence pour occuper lespace de cet écart qui sépare la pure numération abstraite de ce quon peut considérer comme « un digital de contact », inscrit dans la relation humaine comme le fait le toucher. Ce choix est également programmatique. Le recouvrement de « numérique » par « digital » conserve la présence du corps inventif dans son lien avec la technologie. Linformation va sincarner dans les choses du monde et redistribuer les relations entre les sujets et les objets. Alors que le numérique inscrit le chiffre, le digital, plus complexe, rassemble le chiffre et le doigt. Ce double phénomène rend plus aisée une compréhension dune variance qui coïncide avec lessor des applications tactiles et demain vocales. La variation, rend compte de la nouveauté qui se forme par le digital, compris comme un invariant informationnel qui agit par variations. La variation est lautre nom de la modulation qui vient donner une amplitude à lagencement du signal, du signe, dans la donnée informatique.

Variations et responsabilités
de la manipulation

Rendre compte de la variation avec le digital, comme au-delà de la manipulation et invariant universel, devient une question, in fine, de 15méthode. Au-delà du grand partage entre le « dur » et le « doux », il importe dorganiser des passages. Un dialogue entre les sciences de la nature et les sciences dites de lesprit. Entre les approches quantitatives et les approches qualitatives. Entre la fonction et le concept. Entre le tout et les parties. Entre le chiffre et la lettre. Entre littératie et numératie et, en un troisième terme, comme le suggère Clarisse Herrenschmidt dans Les trois écritures, Langue, nombre, code3 : le code.

Depuis Leibniz, nous savons quil existe des variations qui transforment la qualité. Les différences sont des variations de lordre des choses qui permettent le calcul par une prise en compte de laccélération, de la vitesse. La variation des multiplicités impose donc, pour la compréhension, un retour sur les variables afin de saisir les « plis du monde4 » (Deleuze), autrement dit, les relations qui se placent « entre » et « dans » les choses.

Avec le digital une synthèse, dans certaines conditions, peut sopérer à partir des variations quorganise la manipulation, en sassociant à un traitement algorithmique non entropique. Se pose alors la question de la responsabilité. Cette responsabilité serait la façon de créer des figures et des mouvements neufs et pérennes dans les flux des choses et des êtres vivants.

Variations polytropiques du sens

Limplication du digital dans les différents états du monde renvoie toujours à des variations du sens ; cet invariant universel par variation que représente le digital se trouve présent dans tous les articles de notre dossier. Trois articles proposent dabord des percées vers des directions nouvelles. Nous commençons par les Prolégomènes à un manifeste des études digitales de Gérald Moore qui propose une réflexion générale sur la transformation du milieu digital compris comme un manifeste sur une « révolution organologique » en cours. Dans le contexte actuel dincertitude tant politique que climatique, il envisage de manière quasi programmatique la vie dans le « désajustement ». Dune manière 16différente, à partir dune réflexion philosophique sur la technique et en entreprenant lélaboration dune philologie propre aux nouveaux environnements, Alberto Romele pose la question dune « herméneutique du digital » dans la continuité dune tradition interprétative qui ne pratique pas « linterprétause » selon lexpression de Deleuze. Marcello Vitali-Rosato aborde, lui, la question de léditorialisation dans le contexte dune perturbation des écrits et il se propose détablir les conditions propres à un nouveau régime du texte.

Un second moment du dossier aborde les institutions et leurs significations actuelles dans un processus en cours de désinstitutionnalisation des autorités. Alain Giffard interroge les modalités dune « Culture numérique institutionnelle » qui tarde à venir tant la sensibilité de notre époque repose sur un laisser faire. David Valentine avec son article sur « Le texte sans auteur de Wikipédia » et Jacques Athanase Gilbert par une recherche portant sur léconomie politique du signe encyclopédique, tentent de comprendre la nature et la fonction sociale des dispositifs de validation du savoir, mis en place indépendamment des « autorités » traditionnelles. Enfin, le dossier se termine avec un éclairage sur Yves Stourdzé par Marc Chopplet et un rappel de lœuvre de Robert Estivals par son épouse Danièle Estivals. Nous retrouvons là une filiation de notre revue avec des penseurs originaux.

Vincent Puig relate avec amitié le travail de Louise Merzeau, disparue en 2017 et tant regrettée, qui faisait partie du comité scientifique de la revue. Nous attendions delle une contribution sur lemploi des termes digital et/ou numérique ? Le grand entretien est consacré à Milad Doueihi, historien des religions qui sest fait connaître par de nombreux ouvrages consacrés à la culture numérique. La rubrique « économie digitale » aborde la question du Digital labor à partir dun entretien réalisé par Philippe Béraud avec Trebor Scholz de la New School of New-York. Ce professeur avait initié, lors dun colloque aux États-Unis en 2009, The Internet as Playground and Factory, les études sur le digital Labor avant quelles ne soient reprises sur le continent européen.

La rubrique « art digital », proposée par Jean-Paul Fourmentraux, présente cette fois une œuvre en écho avec les algorithmes qui étaient au centre de notre précédent numéro. Lart digital de nouveau manifeste sa vigueur en abordant la question très actuelle des limites de linnovation.

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La rubrique « institutions » présente Humanistica qui est lassociation francophone des humanités numériques/digitales. Cette dernière cherche à réunir autour dactions communes toutes les personnes intéressées par le mouvement des digital humanities telles quelles peuvent sexercer et se penser en langue française. Ses missions sont diverses : rassembler mais aussi représenter et animer et même réaliser.

La rubrique de recensions napparaît pas dans ce numéro mais elle sera présente dès le prochain. Nous avons repris le débat commencé sur le choix de digital plutôt que celui de numérique dans la rubrique « Controverses & Nomenclatures » après un certain nombre de retours suite à la rubrique du premier numéro. La question demeure ouverte tant les deux termes alternent dans les usages avec sans doute certaines nuances qui font émerger un nouveau paradigme au moment où les humanités numériques/digitales commencent à trouver leur place dans lenseignement secondaire et dans lenseignement supérieur.

Franck Cormerais
et Jacques Athanase Gilbert

1 Serge Bouchardon, La valeur heuristique de la littérature numérique, Hermann, Paris 2014.

2 Michel Serres, Serres, p. 18, Le gaucher boiteux, puissance de la pensée, Éd du Pommier, édition de poche 2017).

3 Clarisse Herrenschmidt, Les trois écritures, Langue, nombre, code, Gallimard, Paris, 2007.

4 Gilles Deleuze, Le pli, Minuit, 1988.