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Classiques Garnier

Herméneutique du digital Les limites techniques de l'interprétation

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Études digitales
    2017 – 1, n° 3
    . Variations digitales et transformation du milieu
  • Author: Romele (Alberto)
  • Abstract: The first part of this article will make the double hypothesis that philosophical hermeneutics is a reflection on the limits of interpretation, and that these limits fluctuate according to the techniques available to man. The second step will consist in demonstrating that digital is a technical whole that tends to cancel the limits of interpretation. The conclusion will consider the point of inversion, the moment in which the genitive of the title becomes a genitive objective.
  • Pages: 55 to 74
  • Journal: Digital Studies
  • CLIL theme: 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN: 9782406085317
  • ISBN: 978-2-406-08531-7
  • ISSN: 2497-1650
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08531-7.p.0055
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 11-05-2018
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
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Herméneutique du digital

Les limites techniques de linterprétation

Introduction

Une triple réflexion dordre sémantique simpose à propos du titre. Premièrement, le « du » [digital] doit être compris ici à la manière subjective du génitif. Cet article représente en effet seulement le premier moment, la pars destruens, dun travail en deux étapes. Dans ce contexte, le digital – terme que nous allons définir – sera utilisé afin de dé(cons)truire une certaine tradition herméneutique.

Deuxièmement, « herméneutique » ne se réfère pas aux techniques dinterprétation des textes. Ce terme renvoie plutôt à une tradition philosophique qui commence avec Heidegger et se poursuit avec des auteurs tels que Gadamer et Ricœur. Toutefois, notre positionnement nest pas éloigné de celui de Peter Szondi dans son Introduction à lherméneutique littéraire (1989). En renvoyant à Schleiermacher, le philologue dorigine hongroise sest employé à combiner une lecture interne des œuvres avec une histoire littéraire renouvelée. Autrement dit, à rebours dune approche structuraliste, cet auteur a essayé de redonner au texte son ancrage historique. En outre, Szondi na pas fait abstraction de la nature même des objets de sa recherche, du genre de textes quil étudiait. En somme, à la différence de la plupart des approches philosophiques, son herméneutique reste « orientée objet ». Sil y a une limite à sa perspective, elle tient au fait quil na jamais fait dherméneutique matérielle en dehors de la pratique philologique : « Une herméneutique critique [] concerne non seulement les savoirs philologiques, mais aussi bien les autres sciences humaines et sociales. [] En cela, il ne sagit pas daligner la problématique des sciences sociales sur celle des textes, comme cela a été fait de façon parfois trop 56immédiate, mais de réfléchir aux opérations conceptuelles à lœuvre dans ces savoirs1 ».

Troisièmement, entre « numérique » et « digital » le choix a été ardu. La distinction entre « numérique » comme terme qui renvoie au calcul et « digital » comme mot qui fait penser aux doigts qui touchent un écran tactile ou aux empreintes quils laissent est plutôt artificielle. Comme lobserve Cohen, « le mot digital penche du côté du latin classique digitus qui ne renvoie pas seulement à un doigt ou à un orteil, mais aussi à la longueur dun doigt, mesure définie par abstraction à partir de lorgane lui-même. Par métonymie, cette partie du corps et son double abstrait en vinrent à référer en latin post-classique à nimporte quel nombre entier inférieur à dix2 ». Néanmoins, on opte pour « digital » parce quil permet de voir les deux aspects : cest avec les doigts que nous avons appris à compter et cest à travers les doigts que nous avons commencé à saisir les choses du monde. Comme avec toute substantialisation, le mot « digital » nous fait risquer de mettre sous la même étiquette des phénomènes fort différents. On le sait, laffirmation dAristote selon laquelle « lêtre se dit en plusieurs sens » a été pendant longtemps occultée au profit de lêtre-présent de la substance (ousia). De même, le risque est de réduire la polyvocité du digital à un seul objet technique – lordinateur, Internet, le portable, etc. –, à une seule fonction – le calcul, la mémoire, lalgorithme, linformation, etc. – ou à un seul effet – le choix, la traçabilité, la gouvernementalité, etc. Le digital doit alors être traité comme un ensemble technique, dans le sens 57que Gilbert Simondon donnait à ce terme. Un ensemble technique est « un ensemble dindividus ayant une relation technique déterminée. Si elle est trop lâche, lensemble se dissout ; si la relation est trop serrée, les individus deviennent des simples parties dune grosse machine, dun individu de grande taille, lensemble, sest individualisé entièrement3 ».

Largumentation sera développée en deux étapes. La première partie fera la double hypothèse que lherméneutique philosophique est une réflexion sur les limites de linterprétation, et que ces limites fluctuent selon les techniques dont lhomme dispose. La deuxième étape consistera à démontrer que le digital est un ensemble technique qui tend à annuler les limites de linterprétation. La conclusion envisagera le point dinversion, le moment dans lequel le génitif du titre devient un génitif objectif.

Herméneutique
et (philosophie de la) technique

La première hypothèse de cet article est, comme nous venons de le dire, que lherméneutique nest rien dautre quune méditation sur les limites de linterprétation. La fameuse maxime gadamerienne selon laquelle « lêtre qui peut être compris est langage » a fait couler beaucoup dencre. Certains ont mis laccent sur le langage, tandis que dautres lont mis sur lêtre4. Or, selon la perspective proposée ici, la phrase est volontairement ambiguë, car elle montre en même temps la grande puissance du langage, mais aussi quil y a toute une partie de lêtre qui ne peut pas être dite, et qui ne peut donc pas être objet dinterprétation. À lextérieur, lherméneutique confine avec ce que le « premier » Heidegger appelait lêtre du Dasein. À lintérieur, elle confine avec ce qui pour Husserl était le « monde de la vie » (Lebenswelt) et pour le jeune Heidegger, sous linfluence de Dilthey, l« expérience 58vécue » (Erlebnis). À partir de cette distinction, deux ordres de critiques sont possibles.

Le premier concerne ce quà partir dHeidegger on appelle l« être des étants ». De ce point de vue, Être et Temps représente à la fois le sommet et léchec de lherméneutique heideggerienne. Le sommet, car la compréhension des catégories de lexistence est érigée au rang de nécessité ontologique. Léchec, parce que si la question centrale devient celle de lêtre et de son oubli, comme il est dit au début de louvrage, alors le problème du monde de la vie est déjà dépassé. Et ce nest pas un hasard si, après cette œuvre majeure, le terme « herméneutique » ne revient presque jamais dans les écrits du philosophe allemand. Quand il lutilise, comme dans l« entretien sur la Parole » ou « dialogue avec un Japonais » publié dans Acheminement vers la parole, lherméneutique nest comprise ni comme une technique pour approcher les textes, ni comme une tentative de comprendre lessence interprétative du Dasein, mais plutôt comme lattente passive du sens de lêtre. Après le « tournant » (Kehre), Heidegger attribue à lêtre des fonctions de sens quil attribuait auparavant à lhomme. Comme on la démontré ailleurs, interprétation et ontologie de lêtre sont inconciliables5. La première est linitiative humaine pour comprendre certaines choses du monde, tandis que la deuxième implique lécoute passive dune instance supérieure. Dans son attitude ontologique, lherméneutique est le court-circuit entre ces deux perspectives. Or cest précisément sur les limites externes de lherméneutique que se positionne la méditation dHeidegger sur la technique. Comme le dit Carl Mitcham, « la question prépondérante pour Heidegger est celle de lÊtre. Il est remarquable que des trois travaux quHeidegger intitule “La Question de…”, [] une est “La Question de lÊtre” (1955), une autre “La Question de la Chose” (1967), et une troisième “La Question de la Technique”. Ceci nous suggère le besoin dexaminer la “question de la technique” particulièrement en relation avec la “question de lÊtre” et peut-être aussi avec la “question de la chose”6 ». La technique moderne recouvre ou obscurcit non seulement la « chosité » dans les choses, mais aussi et surtout lÊtre même. Il ne 59suffit donc pas de « déromantiser7 » Heidegger pour en faire un penseur de la technique daujourdhui, car sa pensée de la technique se situe sur la mauvaise frontière de lherméneutique.

En effet, et cest notre deuxième hypothèse, la technique concerne les limites internes de linterprétation. Lherméneutique a généralement traité ces limites comme si elles étaient grosso modo stables. Nous soutenons, au contraire, quil sagit de frontières en mouvement et que la technique est précisément parmi les éléments qui font le plus basculer les frontières entre le monde de la vie et les idéalités de la connaissance.

Selon le philosophe américain Don Ihde8, le but dune phénoménologie de la technique est de montrer les différentes relations technologiquement médiatisées entre le sujet et son environnement. En particulier, il distingue parmi trois relations entre soi, la technologie et le monde :

1. (Soi-Technologie) Monde

2. Soi (Technologie-Monde)

3. Soi Technologie(-Monde)

La première relation, quil appelle « incarnée (embodied) », est exemplifiée par lutilisation dinstruments de (micro)perception tels que lunettes, audioprothèses, etc. La première fois que nous mettons une paire de lunettes, par exemple, nous avons besoin dapporter des petits ajustements, en raison du reflet ou des changements de motilité spatiale quelles entraînent par exemple, mais, une fois « apprise », la technologie devient quasiment transparente. La troisième relation, quil dit d« altérité », trouve son paradigme dans les jeux vidéo qui nous font interagir avec quelque chose dautre part rapport à nous, à savoir un compétiteur. La deuxième relation est celle quIhde qualifie d« herméneutique ». Comme cest déjà le cas des relations incarnées, elle poursuit aussi un intérêt pour le monde. Pourtant, dans les relations herméneutiques, lattention interprétative est dabord orientée vers la technologie elle-même, comme cest le cas avec une carte géographique ou un thermomètre.

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Il faut dire que la triple distinction proposée par Ihde est intenable. Une paire de lunettes, une audioprothèse et plus généralement toute technologie visant à rendre une intentionnalité « naturelle », narrive jamais à donner une parfaite impression de transparence. Comme le savent bien tous ceux qui portent des lunettes, il y a toujours au moins une petite tâche sur les verres qui marque la présence de quelque chose entre le regard et le monde. Et dailleurs, le binoclard le plus appliqué à tenir ces verres propres ne peut éviter lui-même dapercevoir les contours de la monture. Dans le cas des jeux vidéo, la physique des interfaces – des manettes, même les plus ergonomiques, des écrans, des claviers, etc. – renvoie toujours à la présence dun monde qui voudrait être aboli. Ceci est vrai aussi pour les meilleures technologies immersives existantes. Si on voulait faire lexpérience de pensée dune réalité virtuelle parfaite, on ne pourrait pas échapper à la conscience du temps. Un homme parfaitement immergé sur linstant conservera la conscience de son passé et de son futur au-delà de la réalité virtuelle dans laquelle il se trouve. On pourrait enfin pousser lexpérience de pensée jusquà imaginer un univers comme celui de la trilogie Matrix, dans laquelle les hommes sont dès leur naissance immergés dans un monde virtuel et la plupart dentre eux destinés à y rester toute leur vie. Et pourtant, la présence dune « anomalie » dans le système, Néo l« Élu » et les autres révolutionnaires, montre combien il est difficile de faire perdre aux hommes la conscience et le désir du réel. En somme, loin dêtre un mode de relation parmi dautres, les relations herméneutiques sont le paradigme de toute présence humaine au monde9.

Comme lécrit encore Ihde, les relations herméneutiques ont des effets de « magnification-réduction » sur la chose visée. Par exemple, un télescope permet de mieux voir les étoiles mais il le fait en isolant en même temps une partie du ciel. Bien évidemment, les effets de magnification-réduction changent selon la technologie utilisée. Les 61cartes géographiques diffèrent selon quelles représentent ou négligent certains aspects dun même territoire. Dans la même ville se trouvent des systèmes de vidéo-surveillance, des instruments pour relever la température, révéler la pollution atmosphérique et sonore, détecter les mouvements du terrain et des bâtiments, etc. Chacun entre eux augmente la capacité « normale » de perception de lhomme, mais se limite en général à une seule fonction, « voir », « écouter », « sentir », « goûter », « toucher » ou autre. Même dans les intégrations les plus avancées de données relatives à une réalité urbaine – que le modèle soit la Smart City centralisée ou la Wikicity collaborative – les effets des magnification-réduction sont incontournables.

Or, lherméneutique philosophique na jamais accordé beaucoup dattention aux médiations techniques et, par conséquent, a considéré les limites entre monde de la vie et idéalités comme étant quasi stables10. La seule technique à laquelle les herméneutes se sont vraiment intéressés est le langage, et cest au modèle du langage quils ont réduit toute considération sur les technologies. Le fameux exemple du marteau exposé par Heidegger dans Être et Temps est une double dévaluation de cet instrument. Premièrement, parce quil est utilisé pour montrer ce que Heidegger appelle le contexte de significativité (Bedeutsamkeit). Deuxièmement, car si on se rend compte que « le marteau est trop lourd », cest-à-dire si lon se détache de son utilisation habituelle (Zuhandeinheit), ce nest pas vers lobjet-marteau que nous devrions orienter notre attention – celle-ci serait pour Heidegger une attitude théorique (Vorhandenheit) – mais sur nous-mêmes. Finalement, lanalyse de cet objet technique, de son fonctionnement et de son dysfonctionnement, vise tout simplement à une compréhension plus authentique du Dasein.

Parmi les herméneutes classiques, Ricœur est sans doute celui qui a le plus externalisé et technicisé le langage. Si lherméneutique du « premier » Heidegger sintéresse surtout au monologue que le Dasein entretient avec soi-même dans le sens du « monde du soi (Selbstwelt) », si la pensée de Gadamer est une pensée du dialogue avec autrui, les méditations de Ricœur, surtout à partir des années 1970 – après la Symbolique du mal et LEssai sur Freud –, portent, elles, sur le langage écrit. En particulier, le philosophe français, en dialoguant avec le structuralisme français et la 62philosophie analytique anglo-américaine, sintéresse aux questions de la métaphore et du récit. On pourrait dire que lattitude ricœurienne est ici paradoxale : dun côté, il sintéresse à des aspects concrets et techniques du langage mais, de lautre côté, il finit par idéaliser et universaliser de manière injustifiée ces mêmes aspects. Considérons ici deux exemples.

Le premier est la notion d« identité narrative » développée par Ricœur entre la moitié des années 1980 et le début des années 1990, dans le troisième volume de Temps et Récit et dans Soi-même comme un autre. Avec ce terme, le philosophe indique la capacité de la personne à mettre en récit de manière concordante les événements de son existence. La construction dune telle identité nest possible que par la fréquentation de récits dhistoire ou de fiction, en vertu dun « double transfert » : le transfert de la dialectique gouvernant le récit aux personnages eux-mêmes, et le transfert de cette dialectique à lidentité personnelle11. En somme, la configuration et « reconfiguration » de lidentité personnelle, dune partie delle au moins, dépend de la dialectique intrinsèque au récit historique ou fictionnel. Cette dialectique est pensée par Ricœur à partir dun modèle précis, décrit dans la Poétique dAristote et dans la Bible. Nous avons montré ailleurs, à travers la lecture des passages de Temps et Récit II où le philosophe discute les thèses de Frank Kermode dans The sense of an ending, que la coïncidence entre le modèle aristotélicien et biblique repose pour Ricœur sur les principes de la linéarité de lintrigue et la complétude de lhistoire racontée12. En effet, la Bible est une histoire cohérente et linéaire comprise entre un début – la Genèse – et une fin – lApocalypse –. Dans la perspective ricœurienne, qui est dailleurs celle de Kermode, le roman moderne et contemporain naurait pas aboli ce modèle, mais laurait tout simplement transformé : ce qui pour le christianisme des origines (Paul et Jean) était encore une fin imminente devient une crise immanente. À rebours de cette hypothèse, nous avons fondé notre argumentation sur le fait que certaines expérimentations de la seconde moitié du xxe siècle, notamment le « nouveau roman » de Robbe-Grillet, ont réellement mis en crise le modèle narratologique aristotélico-biblique sur lequel se base encore le 63roman moderne13. Contrairement à ce dernier, dans lequel lintrigue, la fin et plus généralement le sens de lœuvre sont offerts déjà prêts au lecteur par lauteur, le nouveau roman incite le lecteur à les élaborer lui-même. Ricœur a sans doute eu le mérite de navoir pas réfléchi de manière abstraite sur le langage ou sur lécriture, mais den avoir plutôt considéré un aspect très concret, voire technique, le récit historique et de fiction. Néanmoins, le philosophe français a exagérément généralisé cet aspect, en en faisant le paradigme de toute narratologie et, par conséquent, de la manière qua chacun de construire son identité narrative. Face à la mono-linéarité, mono-médialité et fermeture de lidentité narrative ricœurienne, de Mul a proposé de penser la mise en intrigue de soi-même à partir de la multi-linéarité et multi-médialité des sites de réseautage social et de louverture ludique des jeux pour ordinateur14. Ce qui à lépoque du nouveau roman et de « la nouvelle vague » du cinéma français était encore une expérimentation réservée aux élites culturelles, sest aujourdhui banalisé grâce aux supports digitaux15.

Le deuxième exemple ressortit à la notion darchive développée par le philosophe français dans lœuvre tardive La mémoire, lhistoire, loubli. Là encore, Ricœur prend un objet technique – larchive historique que constituent des documents écrits – et luniversalise, en se privant ainsi de la possibilité de comprendre les potentialités offertes par les techniques audio-visuelles et digitales pour une nouvelle compréhension de la réalité historique. Dans sa partie centrale, le livre représente la 64tentative dappliquer le modèlel herméneutique présenté au début de cet article – dialectique entre monde de la vie et idéalités – au cas spécifique de la connaissance historique. Le philosophe insiste beaucoup sur lirréductibilité lune à lautre de la véracité de la mémoire et de la vérité de lhistoire : « lautonomie de la connaissance historique par rapport au phénomène mnémonique demeure la présupposition majeure dune épistémologie cohérente de lhistoire en tant que discipline scientifique et littéraire16 ». Et pourtant il souligne aussi à plusieurs reprises leur circularité vertueuse :

À la sorte de réhabilitation prudente de lécriture et desquisse de regroupement familial entre le frère bâtard et le frère légitime à la fin du Phèdre correspondrait, de notre côté, un stade où viendraient à se recouvrir parfaitement, dune part, une mémoire instruite, éclairée par lhistoriographie, dautre part, une histoire savante devenue capable de réanimer la mémoire déclinante []. Mais ce vœu nest-il pas condamné à rester insatisfait17 ?

De cette phrase on peut inférer que Ricœur voit une analogie forte entre écriture et histoire, et donc entre les périls de lune – dont Platon a notoirement traité dans le Phèdre – et de lautre : « Que le mythe de lorigine de lécriture puisse [] sonner comme un mythe de lorigine de lhistoire, cette extension est, si je puis dire, autorisée par le mythe lui-même, dans la mesure où son enjeu est le destin de la mémoire18 ». Dans ce contexte la notion darchive occupe une place tout à fait importante, car il représente le moment où « les choses dites basculent du champ de loralité dans celui de lécriture, que lhistoire ne quittera désormais plus19 ». Larchive est alors linstant dans lequel, à travers une « mise en écriture », lexpérience vécue du monde se cristallise et devient connaissance du monde. Larchive, dit le philosophe, « cest le moment de lentrée en écriture de lopération historiographique. Le témoignage est originairement oral ; il est écouté, entendu. Larchive est écriture ; elle est lue, consultée. Aux archives, lhistorien de métier est un lecteur20 ». Peut-être Ricœur veut-il, en utilisant les termes « oralité » et « écriture », indiquer quelque chose de plus vaste par rapport à ce quon 65comprend habituellement sous ces mots. Pourtant, cest précisément cette approximation, cet aplatissement de larchive sur lécriture, qui lempêche de sapercevoir du fait que la vérité historique tend à changer de forme avec le changement des techniques et des technologies disponibles. Si la technique détermine la manière dont la vérité historique a prise sur la véracité de la mémoire, alors aucune herméneutique de la connaissance historique ne peut se passer dune réflexion sur les objets techniques et leur évolution.

La nature de certains phénomènes historiques impose un autre type darchivage que la mise en écrit. Cest ce que savent très bien ceux qui soccupent de déterminer, archiver et transmettre aujourdhui le patrimoine culturel immatériel, soit selon lUnesco, « les traditions ou les expressions vivantes héritées de nos ancêtres et transmises à nos descendants, comme les traditions orales, les arts du spectacle, les pratiques sociales, rituels et événements festifs, les connaissances et pratiques concernant la nature et lunivers ou les connaissances et le savoir-faire nécessaires à lartisanat traditionnel21 ». Aucune de ces pratiques ne pourrait trouver place dans larchive décrite par Ricœur : comment pourrait-on mettre par écrit par exemple le cante alentejano, un genre musical traditionnel portugais classé patrimoine culturel immatériel de lhumanité en novembre 2014 ? Cest précisément pour cette raison que les experts développent actuellement de nouveaux modes darchivage, en se basant sur les technologies audiovisuelles mais aussi sur les nouvelles technologies de linformation et de la communication. Parmi les traits les plus typiques de cette nouvelle manière de faire archive il y a sans doute le renouvellement de ce que Bachimont dit être une « tradition perdue, celle de la mémoire exercée et entretenue, mais aussi celle de la trace fautive et incomplète, quil faut donc interroger et critiquer22 ». Loin douvrir à la copie parfaite, les médias technologiques (laudiovisuel et le digital) dynamisent larchivage et « nous mettent en présence de contenus qui, sils doivent être consultés, doivent être reconstruits et réaffichés à partir de ressources matérielles23 ».

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Herméneutique
et (philosophie du) digital

Lhypothèse de la deuxième partie de larticle est que le digital est lensemble technique qui tend à nier les limites internes de linterprétation. Selon Bachimont, lessence du digital ou du numérique, comme il lappelle, « cest en fait celle de tout calcul : ne consister quen une pure manipulation24 ». Deux propriétés sont ici essentielles. Premièrement, les signes sont doublement indépendants vis-à-vis du sens : ils sont définis indépendamment les uns des autres et ils ne possèdent en eux-mêmes aucune signification particulière. Comme dit cet auteur à loccasion dun échange avec Rastier, « si lon parle de linformatique comme dune physique des signes, il sagit bien sûr des signes au sens de Hilbert et non de Saussure. [] Autrement dit, de manière paradoxale, le signe informatique est un signifiant sans signifié []25 ». Deuxièmement, les règles de manipulation sont formelles et mécaniques, dans ce sens qu« il nest pas nécessaire de les interpréter ou de les comprendre pour les appliquer26 ». Sous cet aspect, le digital na rien à voir avec lherméneutique, si nous comprenons par ce terme la discipline qui restitue le discours ou tout système ordonné de signes à son contexte de provenance.

Néanmoins, cette description du digital est encore partielle. Comme le dit encore une fois Bachimont face à Rastier, « un réalisme méthodologique est indispensable, selon lequel nos pensées comme connaissances sont des thèses sur le monde et le réel et commandent de ce fait nos actions27 ». Pour la même raison, lépistémologue et informaticien français introduit la notion de « raison computationnelle ». Le digital nest pas seulement le tout calcul, mais cest aussi lensemble technique qui tend 67à rendre le monde de part en part calculable. Le Web 2.0, laccès mobile à Internet, les nanotechnologies, le GPS, lInternet des objets, le Web sémantique, le cloud computing, la réalité augmentée, la diffusion dobjets de plus en plus vestimentaires – les Google glasses, lApple Watch, les bracelets connectés – et peut-être un jour implantables – lEye-Phone de Futurama –, les imprimantes 3D, etc., sont ce qui rend le digital efficace dans le monde, et ce qui en fait un objet de recherche intéressant pour la phénoménologie et lherméneutique. Cest précisément à ce niveau quil faut mettre à lépreuve lhypothèse selon laquelle le digital tend à nier les limites de linterprétation.

Du point de vue ontologique, elle est indirectement argumentée par le philosophe de linformation Luciano Floridi à travers le concept de « quatrième révolution ». La révolution copernicienne a appris à lhomme quil nest pas au centre de lunivers ; Darwin la placé dans le règne animal, auquel il pensait ne pas appartenir ; la révolution freudienne lui a fait comprendre quil nest pas transparent à lui-même, ni maître en sa propre demeure, comme le pensait Descartes. Or à partir des années 1950, linformatique et les TIC ont changé profondément notre compréhension du monde et de nous-mêmes : « Sous plusieurs aspects, nous ne sommes pas des entités autonomes, mais plutôt des organismes informationnels interconnectés ou inforgs qui partagent avec des agents biologiques et des artéfacts techniques (engineered) un environnement global fait, en dernière analyse, dinformation, linfosphère28 ». En dautres termes, en augmentant nos possibilités dagir dans le monde et de le comprendre, les nouvelles technologies nous ont mis devant la nature informationnelle du monde, des hommes, de la nature et des objets techniques. Le terme « infosphère » peut en effet être compris de deux manières. Premièrement, il peut indiquer le domaine de la production technique de sens : « Au sens le plus faible, le terme “infosphère” indique lenvironnement informationnel constitué par toutes les entités informationnelles []. Il sagit dun environnement comparable au cyberespace, dont il diffère cependant, ce dernier nen étant quune de ses sous-régions29 ». Deuxièmement, 68linfosphère coincide avec tout ce qui est de nature informationnelle « Au sens le plus fort, “infosphère” est un concept qui peut être utilisé aussi comme un synonyme de réalité, une fois que celle-ci a été interprétée de manière informationnelle ». Dans la perspective de cet auteur, le digital est ce qui réduit la différence entre ces deux définitions et annonce sa disparition prochaine : « Nous sommes probablement la dernière génération à expérimenter une claire différence entre les environnements en ligne et hors ligne. Certains passent déjà la plus grande partie de leur temps onlife30 ». Comme les autres « révolutions » – un terme qui en philosophie de la technique devrait être utilisé avec parcimonie –, la révolution dont parle Floridi révèle un état de choses qui était déjà là, à savoir la nature informationnelle de lunivers. Mais comme dans les autres cas, cette prise de conscience rend aussi lhomme potentiellement capable dagir sur et à travers cet état de choses. Linformatique et les TIC ont déjà montré une homologie de fond entre le monde et la manière de le comprendre, et le digital, en tant quensemble technique informationnel par excellence, sannonce comme ce qui pourra rendre une telle homologie pleinement opérationnelle.

Du point de vue épistémologique, lhypothèse selon laquelle le digital tend à nier les limites de linterprétation est implicitement défendue par Bruno Latour et ses collaborateurs31. Ils furent en particulier de ceux qui senthousiasmèrent pour les possibilités offertes par lutilisation 69des traces digitales pour la recherche en sciences sociales32. Comme il écrivait déjà dans sa summa sociologica, Changer de société, refaire de la sociologie, « [p]lus la science et la technologie sétendent, plus elles permettent de tracer physiquement, avec une facilité et une précision toujours plus grande, les liens sociaux. [] [N]ous sommes au milieu dune infrastructure matérielle qui nous facilite énormément le travail, à nous autres sociologues des sciences, et quon pourrait appeler le World Wide Lab33 ». À lère du digital, cette traçabilité semble être à son comble.

Ce qui caractérise notre époque nest pas tant linformation en soi, que son enregistrement34. Il y a ici une grande affinité avec lherméneutique ressortant à Dilthey, lhistorien allemand qui, dans la tentative de trouver une base solide aux sciences de lesprit (Geisteswissenschaften), récupère dans la dernière phase de sa production intellectuelle le concept hégélien desprit objectif : pour comprendre (Verstehen) autrui et son expérience vécue (Erlebnis), on ne peut que passer à son avis par les manifestations extérieures – les « expressions » (Ausdrucken) – de son esprit, telles que les œuvres écrites et les monuments. Dans un certain sens, la diffusion du digital est la réalisation du rêve épistémologique de Dilthey. Ce qui à la fin du xixe siècle était réservé à une élite productrice de traces, et qui à la fin du xxe ne concernait toujours quun nombre limité dactions sociales35, est aujourdhui associé à la plupart de nos gestes.

Or, selon Latour, dans le passé les sciences sociales étaient obligées, en raison de la pauvreté de leurs moyens dinvestigation, de se donner une image simplifiée de la réalité. Par conséquent, la réalité sociale se voyait mise sur deux niveaux, le niveau « synchronique » du « collectif », ou de toutes les généralisations théoriques réifiées, et le niveau « diachronique » des individus. Les nouvelles technologies et les méthodes digitales offrent 70au contraire à la recherche en sciences sociales la possibilité davoir une approche non simplifiée :

Grâce à la traçabilité digitale, les chercheurs nont plus besoin de choisir entre la précision et le cadre dans leurs observations : il est possible aujourdhui de suivre une multitude dinteractions et, en même temps, de distinguer la contribution spécifique de chacun à la constitution du phénomène social. Nées dans une ère de pénurie (scarcity), les sciences sociales entrent dorénavant dans une ère dabondance. Face à la richesse de ces nouvelles données, rien ne justifie le maintien de certaines distinctions. Enrichies par une quantité de données comparable à celle des sciences de la nature, les sciences sociales peuvent enfin corriger leur myopie []36

Le digital permettrait alors de comprendre la réalité sociale telle quelle est : plate. Ce qui paraît une thèse exclusivement épistémologique se montre ainsi dans sa nature ontologique – étant donné que dans la perspective latourienne « social » et « réel » sont pratiquement synonymes : « [T]out se passe comme si nous devions reproduire dans la théorie sociale le merveilleux livre Flatland, qui sefforce de nous faire vivre, nous qui sommes des animaux en trois dimensions, dans un monde bidimensionnel uniquement constitué de lignes : aussi étrange que cela puisse sembler, nous devons, en théorie sociale, croire à la théorie de la Terre Plate37 ». Curieusement, lauteur omet de dire que dans son livre Abbot imagine la vie dun carré qui découvre la troisième dimension et que, de surcroît, Flatland suggère quil existe un nombre de dimensions spatiales supérieur aux trois.

Entre le monde digital et le monde (social) il y a dans la perspective de Latour et ses collaborateurs une homologie forte : « En surfant sur des plates-formes telles que Flickr, Academia.edu™ou MySpace™, nous avons tous fait lexpérience de naviguer dune page html à lautre, passant des individus aux groupes, sans jamais rencontrer rien qui ne ressemble à un saut de niveau. Cest cette expérience, si typique du Web 2.0 que nous voulons utiliser comme base pour repenser la théorie sociale38 ». 71Le modèle commun est celui de la monadologie de Tarde, selon lequel les monades – un terme qui renvoie à lunité, monas en grec – ne sont ni des substances individuelles et « sans fenêtres » comme chez Leibniz, ni des modes et attributs de la seule substance divine comme chez Spinoza : « Une monade est [] un point de vue sur toutes les autres entités prises conjointement et non pas saisies à la façon dune totalité. Bien que les historiens de la philosophie débattent encore de ce quest une monade [], nous prétendons que cette notion quelque peu exotique pourrait être rendue pleinement opérationnelle par la navigation à travers les profils numériques que nous venons desquisser39 ». Si le digital permet une meilleure connaissance de la réalité sociale, cest premièrement parce quil entretient avec celle-ci une homologie de fond, en dépit de certaines limites relatives à la qualité et à la quantité de traces disponibles : « Daprès nous, les techniques numériques rognent les deux extrémités de ce que les théories sociales considèrent comme leur ancrage indispensable, en donnant ainsi loccasion dillustrer dautres visions de lordre social40 ».

La disparition de tout regard extérieur, interprétatif et compréhensif par rapport à la réalité sociale étudiée est le risque implicitement lié à cette perspective. Et cest pour cette raison que les auteurs sont contraints dadmettre lexistence dun niveau intermédiaire, un peu comme létrange « septième étage et demi » du film Dans la peau de John Malkovich, quils appellent niveau A-1,5 :

Pour saisir ce qui nen reste pas moins une véritable différence entre les sociétés dhumains et les autres [], disons que les monades sont mieux définies par une approche que nous appellerons A-1,5. Par cette expression nous voulons dire que a) [] il existe une série dinstruments intellectuels et techniques pour favoriser le chevauchement de différentes définitions distinctes de cet ensemble [] b) que cela explique limpression quil y a “plus” dans les actions collectives que ce qui existe dans les atomes individuels41.

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Mais avec ce qui peut être vu comme un demi-pas en arrière, justement argumenté en disant que les ensembles ainsi compris restent partiels et naspirent aucunement à devenir un « tout », on est déjà entrés dans la conclusion de cet article.

Conclusion

Face à la prétention du digital de tout comprendre, lherméneutique peut jouer son rôle critique – au sens de Szondi – de deux manières. Elle peut avancer une critique extérieure, en portant lattention sur tous les phénomènes qui pour une raison ou pour une autre ne sont pas « digitalisables ». Il sagit sans doute de lapproche la plus commune parmi les « humanistes » qui sintéressent aux nouvelles technologies. Dans la conclusion de LÊtre et lécran, Stéphane Vial a porté lattention sur ce quil appelle, à linstar de Benjamin, l« aura radicale des choses » : « [Benjamin] vise des choses dont laura phénoménologique est plus élevée que celle des photographies. De la même manière, perdurent aujourdhui des expériences dont laura phénoménologique est plus élevée que celle des interfaces42 ». On a emprunté ce même regard dans un article portant sur la ville numérique, et conclu que « la ville a ses raisons que la raison numérique ne connaît pas43 ». Bien que très efficace, intéressante et utile, cette perspective risque de conduire in fine à une fracture insurmontable entre les domaines de compétence des sciences humaines et des études digitales.

Pour cette raison, la critique extérieure doit être intégrée avec une critique interne au digital. Marres et Gerlitz ont récemment théorisé ce quelles appellent « méthodes interface », qui servent à renégocier les frontières entre recherche digitale, STS (Études des sciences et technologies) et sociologie. Plusieurs interprètes de spécialités différentes en STS, informatique et sociologie politique ont attiré lattention sur 73la convergence entre méthodes sociologiques et méthodes digitales. Comme on vient de le voir, Latour et ses collaborateurs affirment quil existe une forte ressemblance entre les médias digitaux et la théorie de lacteur-réseau. À lopposé de ce point de vue, les deux auteures proposent détudier « analogie » et « différences » entre digitalisation et théorie sociale :

Notre proposition sarticule autour de lidée centrale que les procédés numériques font appel à une indécidibilité méthodologique du point de vue de la recherche sociologique : les outils que nous avons cités comportent de fortes similitudes avec les techniques et méthodes déployées en sciences sociales, mais nous ne pouvons certainement pas les considérer comme étant « nôtres44 ».

Soit dit en passant, ceci est proche de ce que propose Simondon avec sa notion de « transduction », quon ne peut confondre avec « traduction », car si toute transduction est une traduction, linverse nest pas vrai. Du point de vue ontologique, la transduction est « une opération, physique, biologique, mentale, sociale, par laquelle une activité se propage de proche en proche à lintérieur dun domaine [] ». Du point de vue épistémologique, « elle peut être utilisée comme fondement dune nouvelle espèce de paradigmatisme analogique []45 ».

Par exemple, des outils en ligne comme Twitter Streamgraph ou Infomous entretiennent plusieurs analogies avec la méthode de lanalyse de co-occurrence de termes développée par Michel Callon et ses collègues dans les années 1980 afin de détecter les sujets émergents et innovants dans la littérature scientifique. Toutefois, à regarder de plus près les mesures mises en œuvre dans les outils en ligne, ces similitudes supposées commencent à paraître plus discutables. Premièrement, parce que les instruments comme Infomous valorisent « ce qui se passe là, maintenant », cest-à-dire le « temps réel » (liveness) dun événement, tandis que lanalyse de co-occurrence de termes montre plutôt la « vivacité » (liveliness) dun nouveau sujet. Deuxièmement, car il est évident que les outils mis en ligne (gratuitement) le sont en vue dun intérêt qui nest pas celui de la recherche en sciences sociales. Sous cet aspect, il 74faut ladmettre, lintention de Marres et Gerlitz est authentiquement latourienne.

Le travail de deux auteures représente un excellent exemple de critique herméneutique interne au digital. Au lieu de distinguer entre deux objets dinvestigation, lhumain et le digital, ils argumentent la possibilité de regarder la même chose selon des perspectives hétérogènes. Il sagit de ce que Marres appelle ailleurs la « redistribution des méthodes46 ». De manière similaire, une critique herméneutique interne au digital consiste premièrement à travailler sur les « analogies » et les « différences » – les « transductions » – entre les épistémologies et les ontologies du digital.

Alberto Romele

ETHICS (EA 7446)

Université catholique de Lille

Instituto dr Filosofia

Universidade do Porto

1 D. Thouard, Herméneutique critique. Bollack, Szondi, Celan, Presses universitaires du Septentrion, Lille, 2012, p. 141-142.

2 E. Cohen, “Vers un nouveau savoir vivre”, dans Digital Studies. Organologie des savoirs et technologies de la connaissance, éd. sous la dir. de B. Stiegler, FYP Éditions, Limoges, 2014, p. 43-59, p. 54-55. Nous soulignons. Grosso modo, on peut distinguer quatre attitudes par rapport aux termes « digital » et « numérique ». On peut les juger synonymes, comme cest le cas du Larousse en ligne. On peut attribuer, comme le TLFi (Trésor de la langue française informatisé), au mot « digital » deux significations, la première désigne quelque chose « qui a la forme dun doigt », qui est « relatif au doigt ; qui fait partie du doigt », la seconde quelque chose « qui est exprimé par un nombre, qui utilise un système dinformations, de mesures à caractère numérique ». On peut aussi dire, comment la fait lAcadémie française, quil faut préférer « numérique », car « digital » se réfère exclusivement à quelque chose « qui appartient aux doigts, se rapporte aux doigts » Beaucoup plus rares sont ceux qui privilégient le mot « digital », comme cest le cas du livre récemment dirigé par O. Le Duff, Le temps des humanités digitales, FYP Éditions, Limoges, 2014.

3 J.-Y. Chateau, Le vocabulaire de Simondon, Ellipses, Paris, 2008, p. 86.

4 Voir respectivement G. Vattimo, “Histoire dune virgule. Gadamer et le sens de lêtre”, Revue internationale de Philosophie 54/213, 2000, p. 499-513 et J. Grondin, “Vattimos Latinization of Hermeneutics. Why did Gadamer resist Postmodernism”, dans Weakening Philosophy. Festschrift in Honor of Gianni Vattimo, éd. sous la dir. de S. Zabala, McGill-Queens University Press, Montréal 2005, p. 203-2015.

5 A. Romele, “The ineffectiveness of hermeneutics. Another Augustines legacy in Gadamer”, International Journal of Philosophy and Theology 75/5, 2014, p. 422-439.

6 C. Mitcham, Thinking through Technology. The Path between Engineering and Philosophy, The University of Chicago Press, Chicago and London, 1994, p. 49-50. Notre traduction.

7 D. Ihde, Heideggers Technologies. Postphenomenological perspectives, Fordham University Press, New York, 2010, p. 74-85.

8 D. Ihde, Technology and the Lifeworld. From Garden to Eearth, Indiana State University Press, Bloomington, 1990, p. 72-111. Les relations « darrière-plan » (background relations) ne seront pas considérées ici.

9 Dailleurs, Ihde affirme que toutes micro-perceptions sont herméneutiques, dans le sens quelles sont toujours déjà informées par le contexte culturel (les macro-perceptions) dans lequel elles ont lieu. Voir D. Ihde, Technology and the Lifeworld, p. 29. On peut distinguer alors entre une thèse forte – tout perception est herméneutique –, une thèse moyenne – toute perception techniquement médiatisée est herméneutique – et une thèse faible – les relations herméneutiques sont un cas spécifique de relations techniquement médiatisées. Le cas des technologies digitales est intéressant dans la mesure où il sagit de technologies herméneutiques spécifiques ayant pourtant une aspiration universelle.

10 D. Ihde, Expanding Hermeneutics. Visualism in Science, Northwestern University Press, Evanston IL, 1998, p. 41-42.

11 J. Michel, “Narrativité, narration, narratologie : du concept ricœurien didentité narrative aux sciences sociales”, Revue européenne des sciences sociales XLI/125, 2003, p. 125-142, p. 127.

12 A. Romele, “Lidentità narrativa ricœuriana alla prova del nouveau roman di Robbe-Grillet”, Enthymema. Rivista di teoria, critica e filosofia della letteratura IX, 2013, p. 76-89, 77-79.

13 A. Romele, “Lidentità narrativa ricœuriana alla prova del nouveau roman di Robbe-Grillet”, p. 81-83.

14 Voir J. de Mul, “Sillywood, or the miscarriage of the interactive cinema : Marienbad explained to the Nintendo generation”, dans Cyberspace odyssey : towards a virtual ontology and anthropology, Cambridge Scholars Publishing, Newcastle upon Thyne, 2010, p. 67-83 ; “Von der narrativen zur hypermedialen Identität. Dilthey und Ricœur gelesen im hypermedialen Zeitalter”, dans Dilthey und die hermeneutische Wende in der Philosophie. Wirkungsgeschichtliche Aspekte seines Werkes, éd. sous la dir. de F. Rodi et G. Kühne-Bertram, Vandenhoeck und Ruprecht, Göttingen, 2008, p. 313-331 ; “The game of life : narrative and ludic identity formation in computer games”, dans Handbook of computer games studies, éd. sous la dir. de J. Goldstein et J. Raessens, Harvard University Press, Cambridge MA, 2005, p. 251-266.

15 Dans le contexte de la littérature numérique, Bouchardon a souligné certains aspects tels que la non-clôture matérielle, le caractère fragmentaire, la déconstruction de la temporalité, le caractère ludique et interactif, etc., qui déterminent sa valeur heuristique par rapport aux théories littéraires classiques. Notons cependant que la place de la littérature numérique dans le monde des pratiques digitales reste marginale. Voir S. Bouchardon, La valeur heuristique de la littérature numérique, Hermann, Paris, 2014, p. 121-147.

16 P. Ricœur, La mémoire, lhistoire, loubli, Seuil, 2000, p. 168-169.

17 P. Ricœur, La mémoire, lhistoire, loubli, p. 179.

18 P. Ricœur, La mémoire, lhistoire, loubli, p. 175.

19 P. Ricœur, La mémoire, lhistoire, loubli, p. 182.

20 P. Ricœur, La mémoire, lhistoire, loubli, p. 209.

21 http://www.unesco.org/culture/ich/index.php?lg=fr&pg=00002.

22 B. Bachimont, “La présence de larchive : réinventer et justifier”, Intellectica 1, 2010, p. 1-29, p. 4.

23 B. Bachimont, “La présence de larchive : réinventer et justifier”, p. 3.

24 B. Bachimont, Le sens de la technique : le numérique et le calcul, Les Belles Lettres, Paris, 2010, p. 156.

25 F. Rastier et B. Bachimont, “Herméneutique matérielle et artéfacture : des machines qui pensent aux machines qui donnent à penser. Échange entre François Rastier et Bruno Bachimont”, Disponible sur : http://www.revue-texto.net/Dialogues/Dialogues.html.

26 B. Bachimont, Le sens de la technique : le numérique et le calcul, p. 156.

27 F. Rastier et B. Bachimont, “Herméneutique matérielle et artéfacture : des machines qui pensent aux machines qui donnent à penser. Échange entre François Rastier et Bruno Bachimont”. URL : http://www.revue-texto.net/Lettre/Bachimont_Hermen.html

28 L. Floridi, Information. A Very Short Introduction, Oxford University Press, Oxford, 2010, p. 8.

29 L. Floridi, The Fourth Revolution. How the Infosphere is Reshaping Human Reality, Oxford University Press, Oxford, 2014, p. 41. Notre traduction.

30 L. Floridi, The Fourth Revolution. How the Infosphere is Reshaping Human Reality, p. 94. Notre traduction.

31 Précisons que nos réflexions à propos de Latour et de ses collaborateurs se rapportent à une époque apparement révolue. En ce qui concerne la théorie sociale, dans Enquête sur les modes dexistence (2012), Latour est revenu sur certaines exagérations de lActor-Network Theory, en affirmant que « [c]ette théorie avait une fonction critique en dissolvant les notions trop étroites dinstitution, en permettant de suivre les liaisons entre humains et non-humains et, surtout, en transformant la notion de social et de société en un principe général de libre association []. Et pourtant, nous le comprenons maintenant, cette méthode a conservé certaines limites de la pensée critique : le vocabulaire quelle offre est libérateur mais trop pauvre pour distinguer les valeurs auxquelles les informateurs tiennent mordicus » (B. Latour, Enquête sur les modes dexistence. Une anthropologie des modernes, La Découverte, Paris, 2012, p. 76). En ce qui concerne les possibilités offertes par les méthodes digitales pour les sciences sociales, Venturini et al. ont récemment adopté une position plus précautionneuse (T. Venturini, N. B. Laffite, J.-P. Cointet, I. Gray, V. Zabban, K. De Pryck, “Three maps and three misunderstanding : A digital mapping of climate diplomacy”, Big Data & Society 1/1, 2014, p. 1-19).

32 Sur la notion de trace numérique – ou digitale – voir notamment les travaux dirigés par Béatrice Galinon-Mélénec en 2011 et 2013. Pour une position partiellement critique, voir C. Collomb, “Et sil ny avait pas de traces numériques ?”, Exposé présenté le 21 mars 2013 dans le cadre du colloque « E-réputation et traces numériques : dimensions instrumentales et enjeux de société » (Toulouse). Disponible sur https://www.academia.edu/3510979/Et_sil_ny_avait_pas_de_traces_num%C3%A9riques_.

33 B. Latour, Changer de société, refaire de la sociologie, La Découverte, Paris, 2007, p. 172.

34 M. Ferraris, Documentality. Why it is Necessary to Leave Traces, Fordham University Press, New York, 2012, p. 183.

35 Voir J. Searle, The Construction of Social Reality, The Frees Press, New York, 1995.

36 T. Venturini et B. Latour, “The Social Fabric : Digital Traces and Quali-Quantitative Methods”, 2012, p. 6. Notre traduction. Disponible sur http://www.medialab.sciences-po.fr/publications/Venturini_Latour-The_Social_Fabric.pdf.

37 B. Latour, Changer de société, refaire de la sociologie, p. 250.

38 B. Latour, P. Jensen, T. Venturini, S. Grauwin, D. Boullier, “Le tout est toujours plus petit que les parties. Une expérimentation numérique des monades de Gabriel Tarde”, Réseaux 31/177, 2013, p. 199-233, p. 203.

39 B. Latour, P. Jensen, T. Venturini, S. Grauwin, D. Boullier, “Le tout est toujours plus petit que les parties. Une expérimentation numérique des monades de Gabriel Tarde”, p. 210.

40 B. Latour, P. Jensen, T. Venturini, S. Grauwin, D. Boullier, “Le tout est toujours plus petit que les parties. Une expérimentation numérique des monades de Gabriel Tarde”, p. 217.

41 B. Latour, P. Jensen, T. Venturini, S. Grauwin, D. Boullier, “Le tout est toujours plus petit que les parties. Une expérimentation numérique des monades de Gabriel Tarde”, p. 217-218.

42 S. Vial, LÊtre et lécran. Comment le numérique change la perception, Puf, Paris, 2013, p. 288.

43 A. Romele, M. Severo, “Une approche philosophique de la ville numérique : méthodes numériques et géolocalisation”, dans Devenir urbains, éd. sous la dir. de M. Carmes et J.-M. Noyer, Presses des Mines, Paris, 2014, p. 205-226, p. 214.

44 N. Marres, Noortje et C. Gerlitz, “Les méthodes interface : une renégociation des liens entre la recherche numérique, en STS et sociologie”, in Traces numériques et territoires, éd. sous la dir. de M. Severo et A. Romele, Presses des Mines, Paris, 2015, p. 33-60, p. 36.

45 G. Simondon, Lindividuation à la lumière des notions de forme et dinformation, Millon, Grenoble, 2006, p. 32-33.

46 N. Marres, “The redistribution of methods : on intervention in digital social research, broadly conceived”, The Sociological Review 60, 2012, p. 139-165.