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Classiques Garnier

Google Hack, Art et disnovation algorithmique dans l’œuvre de Christophe Bruno

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Études digitales
    2017 – 1, n° 3
    . Variations digitales et transformation du milieu
  • Author: Fourmentraux (Jean-Paul)
  • Pages: 215 to 220
  • Journal: Digital Studies
  • CLIL theme: 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN: 9782406085317
  • ISBN: 978-2-406-08531-7
  • ISSN: 2497-1650
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08531-7.p.0215
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 11-05-2018
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
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Google hack, Art et disnovation algorithmique dans lœuvre
de Christophe Bruno

Utilisant les technologies du Web 2.0, réseaux de neurones, théorie des graphes, linguistique quantitative, le Dadamètre permet de cartographier, et bientôt de prédire des tendances artistiques et les mutations sociales.

Christophe Bruno,

www.christophebruno.com

Lartiste français Christophe Bruno sest engagé depuis 2001 dans une entreprise systématique de détournement critique et prospectif, souvent cocasse, des fonctionnalités et des usages du désormais célèbre et incontournable moteur de recherche Google. À lheure du « Web 2.0 », il incarne le renouveau de la figure de lartiste « hacker » qui révèle et questionne les outils et les rituels du web. Selon lui, Internet serait devenu un outil de surveillance et de contrôle inégalé dont la dynamique économique reposerait sur lanalyse et la prédiction de tendances artistiques et sociales, à laide de logiciels de traçage de la vie privée, des goûts et des identités sur la toile. À contre-courant, lœuvre de Christophe Bruno nous entraine dans une parodie joyeuse et cynique de nos économies langagières et visuelles engendrées par lInternet mercantile. Son œuvre joue de lironie ou de la dérision pour interpeller la résistance ou la crédulité du public internaute. La genèse du Dadamètre (2002-2010) est à cet égard intéressante, car en constituant un premier aboutissement du travail de lartiste ce projet éclaire également les mutations récentes du Net art à travers deux tendances principales : la convergence de linnovation technologique et de la création artistique 216via le « hacking créatif » et le durcissement de lesthétique relationnelle ou des réseaux sociaux numériques qui transforment durablement nos modes de communication.

Le projet du Dadamètre sorigine en effet dans une réflexion de longue haleine de lartiste portant sur larchéologie des médias, sur les applications et les nouvelles pratiques langagières engendrées par le réseau Internet : figures et économies du texte programmé et interactif, cartographie du langage, reconnaissance et indexation des images désormais plus étroitement liées aux mots « clés » de nos algorithmes numériques.

Le point de départ, réticulaire, de ce projet de création nous ramène en 2001, lorsque lartiste crée ses premières Épiphanies : des « pièces » de Net art qui sont aussi les premiers « google hack » de lartiste prolongeant sur le Web lœuvre que James Joyce définissait en ces termes : “toute apparition extérieure de la mentalité, par quoi nous nous trahissons”. À partir dun mot clé saisir par le public, le générateur dÉpiphanies imaginé par Christophe Bruno parasite lalgorithme de Google afin de collecter sur Internet des bribes de phrases réagencées comme des petits poèmes aléatoires. Comme lexprimait lartiste lors dune conférence publique à lEnsad (2007) « létat desprit [de cette pièce] nest pas de faire un générateur de texte [] mais cest vraiment lattitude de se positionner comme un parasite dune structure globale qui est en train démerger —Google— et qui contient dans sa base de données lensemble de toutes les paroles de lhumanité. La question de la globalisation du langage est très importante. Je me rends compte quon entre dans une phase où la totalité du langage, lensemble de toutes les paroles, de tout ce qui peut être dit, peut être considéré comme un objet, de lordre du readymade que mon programme vient pêcher, détourner. [] ».

Radicalisant cette démarche, lartiste crée en 2002 une seconde pièce, le Google Adwords Happening, qui détourne et parodie la logique des Adwords par laquelle Google accroit ses revenus liés à la publicité, en associant des liens commerciaux aux résultats de son moteur de recherche. Les mots et le langage deviendraient ici des biens marchands : le principe étant que nimporte qui, avec sa carte bleue, peut ouvrir un compte et commencer à faire de la publicité pour son site en achetant ou en louant des mots-clés. Google peut dès lors percevoir des royalties de lentreprise Ford à chaque fois quun internaute clique sur le lien publicitaire associé au mot-clé « voiture » que Google aura préalablement vendu à lentreprise 217Ford. Déjouant ce système par lequel Google entra en bourse, jouant des mots clés quil venait dacquérir, Christophe Bruno créa de nouvelles Épiphanies, étrangement poétiques. Il détournait ainsi avec humour la logique strictement commerciale et utilitariste du langage instaurée par Google : « ce qui est extraordinaire, cest que Google me donne toute une interface dadministration qui me permet de suivre lefficacité de mes performances “poétiques”, parce que le but nest pas de faire des exercices littéraires, mais de pousser le système dans ses retranchements. Je commence à lancer des campagnes de publicité poétique ciblée, parce que je me rends compte que je peux intercepter au vol la pensée des gens. Je suis devant mon ordinateur, jachète un mot, et chaque personne qui pense ou qui tape sur Google, qui cherche quelque chose sur Google – ce sont des millions de personnes à chaque instant – voit apparaître un texte étrange et je peux ainsi lintercepter dans sa recherche utilitaire » (Ensad 2007). Mais ce projet fut rapidement entravé par lentreprise Google, pour cause de non-rentabilité commerciale, au prétexte que les mots renseignés navaient pas assez de prix, comme le souligne cet extrait de mail reçu par lartiste : « nous pensons que le contenu de vos annonces ne reflète pas précisément le contenu de votre site web, nous vous suggérons de réécrire vos textes, pour indiquer précisément la nature des produits que vous offrez » ou encore « je suis le moniteur de contrôle de la performance de Google Adwords. Mon travail est de garder un taux de clics élevés de sorte que les utilisateurs puissent continuer à se fier au système Adwords. Et vous, vous avez reçu un taux de clics trop bas et donc nous sommes obligés de vous demander de réécrire et daugmenter lefficacité de vos annonces ». Lartiste sera ainsi privé du service Google. Lironie statistique indiquant par ailleurs que le mot le plus cher trouvé a lépoque était le mot free, dont lusage rencontrait alors le plus fort coût à payer…

Afin de permettre au public déprouver ces nouveaux « déterminismes technologiques » de nos relations textuelles, Christophe Bruno intitule Human Browser (le Navigateur Humain) une série de performances Internet sans-fil (Wi-Fi) dans lespace physique. Équipé dun casque audio, un navigateur humain (comédien) y est « asservi » par les réponses que fait Google, en temps réel, aux requêtes émises par lartiste via une connexion Wi-Fi. Le navigateur humain reçoit dune voix de synthèse un flux textuel provenant de lInternet. Il devient alors linterprète de ces 218pages du moteur de recherche converties par une application de « Text To Speech » quil restitue oralement au public. Des mots-clés sont en effet envoyés par lartiste au programme (grâce à un PDA Wi-Fi) et utilisés comme input dans Google, de sorte que le flux textuel et oral du navigateur humain est toujours lié au contexte. Cette œuvre questionne ainsi la transition du web 1 au web 2 en révélant de nouvelles relations au texte. Ce nest plus alors seulement le contenu textuel circulant sur le net qui est porteur de « valeurs », mais linterprète lui-même qui met en actes mot pour mot un texte dicté et transmis via un réseau sans fil.

Ce projet dincarnation du langage emprunte une voie plus radicale encore à loccasion de la semaine internationale des arts numériques et alternatifs (SIANA 2007) à Évry France. Christophe Bruno y présente pour la première fois sa pièce WiFi-SM. Il sagit dune (fausse) campagne de publicité pour un appareil révolutionnaire, un petit patch corporel qui une fois connecté au WiFi envoie des décharges électriques aux personnes qui le portent. Suivant les mots-clés choisis au préalable et au fil de leur apparition dans les pages dactualité de Google, le dispositif invite le public à partager la douleur du monde : un patch WiFi-SM placé sur le corps dun volontaire va en effet rechercher sur Google des mots programmés évoquant le mal, la souffrance, « meurtre », « viol », « virus », parmi 4500 sources dinformation dans le monde. À chaque mot-clef rencontré, le spectateur ressent une légère décharge électrique, en sympathie avec la souffrance globale. Grâce à cette « technologie P2P (Pain to Pain) », lartiste parodie lentreprise mercantile, faussement humanitaire, de la participation et de lentraide sur le Net en proposant comme argumentaire de vente : « faites baisser votre niveau de culpabilité ».

Le Dadamètre constitue en quelque sorte laboutissement de ces différents « Google Hack », entendus comme des dispositifs artistiques et des programmes informatiques qui détournent lalgorithme de Google de ses fonctions utilitaires tout en en révélant les dimensions contraignantes et cachées. Le Dadamètre, sorte détalon de la « déchéance de laura du langage » comme le dit lartiste, est un indice global devant permettre de mesurer notre distance par rapport à Dada. Le projet, inspiré de Raymond Roussel et de sa méthode, est une satire de la récente transmutation du langage en un marché global régi par Google. Afin de cartographier le langage : « nous extrayons de façon massive linformation textuelle 219contenue dans Google, puis nous lanalysons grâce à des techniques de “profiling” parmi les plus sophistiquées, avancées récentes de la théorie des graphes ou réseaux de neurones (bref, les techniques qui sont utilisées aujourdhui par les moteurs de recherche pour percer le secret de notre intimité à des fins capitalistiques). Nous obtenons ainsi des renseignements sur la structure à grande échelle du langage. » Envisageant le Web comme un texte qui se réagence en permanence, le projet sapplique à révéler les dispositifs et les algorithmes textuels invisibles à lœuvre sur le réseau. En jouant sur lhomophonie, léquivoque ou la similarité sémantique instaurée par google, Christophe Bruno pousse dans ses derniers retranchements la tentative de mécanisation de la production langagière opérée par Google dans le contexte du Web 2.0. Le projet donne à expérimenter les variations possibles pour chacun de ces coefficients langagiers. Le graphe interactif programmé par Valeriu Lacatusu permet ensuite de localiser et dexpérimenter ces différentes zones de langage. Le Dadamètre organise et dispose sur une carte ces différentes régions langagières – Homophony, Wasteland, Mainstream, Utilitarianism, Boredom – qui offrent une représentation du langage tel quil est emmagasiné dans Google. Cette nouvelle œuvre de Christophe Bruno invite à une double réflexion sur les phénomènes de réseau et de globalisation qui redéfinissent profondément nos relations au langage à lheure du Web sémantique et de lInternet 2.0. Alternant le ton de la parodie et la prospective technologique, il se joue des potentialités de Google en éclairant les dangers de la surveillance généralisée et en continue du Web, qui dans sa version 2.0 « représente un aboutissement des stratégies de contrôle dans le domaine de lécrit ».

Jean-Paul Fourmentraux, sociologue et Critique dart est Professeur à luniversité Aix-Marseille. Directeur de recherche (HDR Sorbonne) à lÉcole des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS – Centre Norbert Elias – UMR-CNRS 8562) et Directeur du programme Art-Science-Société de lInstitut Méditerranéen dÉtudes Avancées (IMéRA, RFIEA). Ses recherches interdisciplinaires (Sociologie, Esthétique, Communication) portent sur les relations entre les arts contemporains et les sciences, les humanités et cultures numériques et lémancipation sociale.

Il est lauteur des ouvrages Art et internet (CNRS, 2010), Artistes de laboratoire (Hermann, 2011), Lœuvre commune (Presses du réel, 2202012), LŒuvre virale (La Lettre Volée, 2013) et a dirigé les ouvrages LÈre Post-media (Hermann, 2012), Art et Science (CNRS, 2012), Identités numériques (CNRS, 2015), Digital Stories (Hermann, 2016), Images interactives (La Lettre Volée, 2017). Cf. http://www.linkedin.com/in/jeanpaulfourmentraux

Christophe Bruno est né en 1964. Il vit et travaille à Avignon et Paris. Son travail a été primé au festival Ars electronica (Linz, 2003), à lARCO (Madrid, 2007), et au Share Festival (Turin, 2007). Site : www.christophebruno.com

Dispositifs analysés :

Épiphanies : www.iterature.com/epiphanies

Fascinum : www.unbehagen.com/fascinum

Google Adwords Happening : www.iterature.com/adwords

Human Browser : www.iterature.com/human-browser

Wifi-SM : www.unbehagen.com/wifism

Le Dadamètre : www.iterature.com/dadameter

Jean-Paul Fourmentraux

Aix-Marseille Université, EHESS