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Classiques Garnier

De la bienveillance dispositive In memoriam Louise Merzeau

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2017 – 1, n° 3
    . Variations digitales et transformation du milieu
  • Auteur : Puig (Vincent)
  • Pages : 249 à 252
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406085317
  • ISBN : 978-2-406-08531-7
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08531-7.p.0249
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 05/11/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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De la bienveillance dispositive

In memoriam Louise Merzeau

En janvier 2014, le numéro 91 des Cahiers de la Société Française des Sciences de lInformation et de la Communication proposait un dossier volumineux sur le thème Figures de la participation numérique : coopération, contribution, collaboration. Il faudrait refaire aujourdhui une critique des définitions contradictoires qui y étaient données de ces termes et notamment à la lumière des bouleversements épistémologiques induits par le développement des projets dit de « science participative ». Mais au-delà des typologies de la « participation », il faudrait aussi sinterroger sur les menaces que constituent à présent la captation massive de nos traces et lexploitation des données qui en résulte dans le contexte hégémonique du capitalisme des plateformes. Ces menaces, ce caractère foncièrement pharmacologique des plateformes, Louise Merzeau en développait déjà une vision prémonitoire dans ce même dossier2 en nous introduisant au concept de « bienveillance dispositive » quelle reprenait au sociologue Emmanuel Belin3 pour qui tout dispositif technique doit être analysé comme espace transitionnel au sens de Winnicott4.

Louise Merzeau défendait une authentique « culture digitale », non seulement du point de vue de ce que Milad Doueihi – avec qui elle collaborait régulièrement – appelle une culture et un humanisme numérique mais aussi et surtout selon la perspective organologique quinterroge le réseau Digital studies et la revue Études digitales. Par la 250pratique régulière de son blog que nous étions nombreux à consulter, elle témoignait de limportance du dispositif dans la production dun savoir, un savoir quelle savait devoir être constamment partagé, stabilisé, destabilisé, métastabilisé dans des collectifs quelle animait avec la même « bienveillance » quelle recherchait précisément dans les dispositifs. Elle lexplicite dans son article pour les cahiers de la SFIC en confrontant ce concept au dispositif contributif que nous avions mis en place avec Nicolas Sauret à loccasion des Entretiens du Nouveau Monde Industriel 2012 précisément consacrés aux Digital studies :

Dans le cas que nous étudions, la participation repose sur une « bienveillance dispositive » (Belin), dont le principe garantit une commensurabilité des compétences mobilisables et larrangement dun milieu transitionnel propice à lengagement. Avant une intention participative – souvent elle-même rapportée à un désir dexpressivité –, le projet exploite ici une expérience et un savoir, que lusager valorise en les reversant dans un « pot commun ».

La bienveillance dispositive était pour Louise Merzeau liée à la production dune « machine attentionnelle capable de capter, dentretenir et de concentrer le désir dagir des contributeurs » et pour souligner son approche phénoménologique de ces dispositifs, elle insistait sur la question de la temporalité, qui a toujours été selon elle un point aveugle des systèmes numériques, en pointant la capacité de ces dispositifs à « articuler des temporalités souvent jugées inconciliables dans les nouveaux régimes de communication numérique ». Ce régime de temporalité était pour elle, sappuyant sur les premiers travaux dArs industrialis, un enjeu épistémologique et politique majeur.

Mais pourquoi chercher ici un lien entre la bienveillance dispositive et celle dont faisait toujours preuve Louise Merzeau ?

La bienveillance ou bénévolence est la disposition affective dune volonté qui vise le bien et le bonheur dautrui. Mais le terme, qui fait lobjet de plus dun million dentrées sur Google, est largement dévoyé par un marketing qui en standardise le sens et en automatise les effets. Or, avant dêtre performative, la bienveillance doit être précisément dispositive, elle doit être mise à disposition pour ensuite seulement produire des fruits. Dans la tradition catholique, la bienveillance nest pas un don (substantiel) de lEsprit, il faut plutôt la chercher 251dans les fruits (existentiels) de lEsprit : dabord dans la bénignité (le bon vouloir, la tolérance) qui est une petite chose discrète (bénigne) – aussi discrète que Louise, mais aussi dans la mansuétude qui nest pas sans rapport avec ce que lon désigne aujourdhui par lempathie ou lindulgence. Chez Gilbert Simondon, le stade transindividuel désigne un rapport spirituel et technique de lindividu au groupe et du groupe à lindividu, dans une articulation transductive entre affectivité et émotivité. Pour Simondon, les fonctions affectives sorientent selon des bipolarités qui se métastabilisent dans les émotions : les affections5 (gai/triste, heureux/malheureux, exaltant/déprimant, amertume/félicité, avilissant/ennoblissant) ont un sens révélé par lémotion (et donc par le collectif) comme les sensations liées à la perception (chaud/froid, lumineux/sombre) ont un sens révélé dans laction (dimension collective). Dans la vision de Louise Merzeau comme dans les travaux que nous menons à lIRI notamment sur la catégorisation comme vecteur de transindividuation, la bienveillance du dispositif me semble reposer sur lattention à catégoriser les conditions de production du savoir sans basculer dans la production exclusive dontologies de relations (cest-à-dire aussi potentiellement dans une calculabilité généralisée à la manière de Facebook) ou dans un calcul superficiel des émotions (« emotional computing »). Dans nos travaux en effet, le protocole de catégorisation des annotations ne se réduit surtout pas à mettre en évidence les émotions, ni même les affections qui sont des vecteurs, des fonctions, des « indices de devenir6 ». Il répond sans doute à la visée simondonienne de passer de lémotion à la perception et de la perception à lémotion7. Mais il a aussi vocation à articuler affection et action, dimension individuelle du devenir psychique et dimension collective de la production du savoir. Dans le protocole mis en place pour le cours pharmakon de B. Stiegler, laffectivo-émotivité comme articulation de soi-même avec son individuation, est soutenue par une technique, une écriture, un dispositif producteur dun savoir car en effet le protocole de transindividuation permet notamment de partager les troubles individuels au niveau collectif dans la finalité de laction et du savoir.

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Louise était la bienveillance incarnée8. Elle nous a quittés le 15 juillet 2017. Mais elle nous aide encore aujourdhui à penser la bienveillance dispositive comme condition dune relation entre le calculable et lincalculable.

Vincent Puig

Directeur exécutif de lInstitut
de Recherche et dInnovation

1 https://www.sfsic.org/index.php/services-190/telechargements/publications
-de-la-sfsic/720-cahiers-de-la-sfsic-nd9-janvier-2014/file

2 Entre événement et document vers lenvironnement support, op. cit. p 230.

3 Décédé en janvier 1998 après avoir soutenu sa thèse à lUniversité Catholique de Louvain.

4 On peut consulter sur ce thème le séminaire de lIRI sur lespace transitionnel du musée (https://iri-ressources.org/collections/season-8.html) coordonné par Victor Drouin-Leclerc.

5 Gilbert Simondon, Lindividuation psychique et collective, Aubier, 2007 page 115.

6 op. cit., page 119.

7 op. cit., page 122.

8 On peut lécouter dans sa communication Le profil nouvel matrice attentionnelle sur https://iri-ressources.org/video-226.html#t=2655.116