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Classiques Garnier

Le Grand entretien avec Paul Jorion De l'anthropologie à la guerre civile numérique

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2016 – 2, n° 2
    . Le gouvernement des données
  • Auteurs : Vignon (Daphné), Cormerais (Franck), Gilbert (Jacques Athanase), Jorion (Paul)
  • Résumé : Études digitales a rencontré l’anthropologue Paul Jorion. L’originalité de son parcours l’a mené des marchés d’Afrique de l’ouest aux salles de trading, d’un travail sur l’intelligence artificielle à une réflexion sur l’émergence scientifique des notions de vérité et de réalité. Il s’est fait connaître pour ses analyses de la crise économique du trading à haute fréquence. Il retrace ici son itinéraire intellectuel et interroge notre modernité et ses perspectives.
  • Pages : 225 à 262
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406070641
  • ISBN : 978-2-406-07064-1
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07064-1.p.0225
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 12/08/2017
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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LE GRAND ENTRETIEN
AVEC PAUL JORION

De lanthropologie à la guerre civile numérique

Entretien réalisé le 21 mars 2016

Paul Jorion sest fait connaître dun large public lors de la crise financière de 2008 dont il avait annoncé le caractère imminent alors que de nombreux économistes lont analysée après coup comme un « coup de tonnerre dans un ciel serein ». Son parcours est original : un travail danthropologue la mené à sintéresser aux phénomènes déchanges, ceux des marchés traditionnels de lAfrique de lOuest jusquau trading le plus contemporain. Sa relecture dAristote lui permettra détablir un modèle anthropologique de léchange développé dans son ouvrage Le Prix, 20011. Lœuvre de Keynes a également accompagné lensemble de sa réflexion sur les phénomènes économiques et celle-ci lamènera à sinterroger sur le trading à haute fréquence comme relevant encore du marché compris comme épicentre de léconomie. Son parcours la également amené à réfléchir sur de lautomation et limportance de laffect dans le développement de lintelligence artificielle. Son ouvrage, Comment la vérité et la réalité furent inventées2 pose la question de lémergence des systèmes logiques inclusifs en anthropologue au regard de la symétrie des modèles mythologiques des cultures primitives. Il anime depuis plusieurs années un blog3 largement suivi. Daphné Vignon, Franck Cormerais et Jacques Athanase Gilbert lont rencontré pour ce Grand entretien dÉtudes digitales.

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LA « MENTALITÉ PRIMITIVE »

Études digitales : Votre parcours est particulièrement atypique, marqué en particulier par cette étonnante transition du chercheur au blogueur. Au-delà, votre pensée senracine dans le champ de la transdisciplinarité, empruntant à la fois à la philosophie, à lanthropologie, à la sociologie et à léconomie. Comment appréhendez-vous cet itinéraire ?

Paul Jorion : Adolescent, je souhaitais devenir biologiste. Je participais aux Jeunesses scientifiques de Belgique dont jai été le Vice-Président à lâge de 14 ou 15 ans. Nous organisions des camps dété en milieu naturel. Mon premier mouvement de compréhension du monde allait donc vers une démarche scientifique des plus classiques. Pour autant, je me suis rapidement intéressé aux savoirs que lon pourrait qualifier de déviants. Ainsi, le premier article que jai écrit pour la revue éditée par les Jeunesses scientifiques de Belgique portait sur les rapports entre les savoirs traditionnels de lalchimie et lémergence de la chimie, entre lastrologie et lastronomie.

Jai emprunté cette même double démarche pour conduire mon premier travail de terrain, en 1973, auprès des pêcheurs dHouat : jinterrogeais en effet à cette occasion le lien entre leur savoir empirique et le savoir scientifique. À partir de cette première étude, jai orienté ma réflexion vers ce que jai nommé lanthropologie des savoirs – champ détude alors quasi inexistant en France. Cette occultation trouve son origine dans le mauvais accueil réservé, par les anthropologues français, à lœuvre du philosophe Lucien Lévy-Bruhl. Massivement et activement investis dans lentreprise anti-coloniale, ceux-ci ont en effet dénoncé la thèse défendue dans La mentalité primitive (1922) comme situant les populations dans une perspective évolutionniste inacceptable. Nétant pas contraints par cet héritage, les Anglo-Saxons ont plus aisément abordé cette problématique à travers le Rationality Debate.

En France, seul Lévi-Strauss lavait réinvesti en 1962 avec la parution de La pensée sauvage. Croisant les résultats de mon enquête auprès des pêcheurs bretons et ma lecture de cet ouvrage, il mest apparu que la thèse défendue était insuffisante. Elle tend en effet à considérer que 227lensemble des éléments jugés déviants dans lordre de la pensée – et avec eux, la « mentalité primitive » – relève de contradictions apparentes entre notions. Lévi-Strauss postule ainsi que tout étonnement face au monde, portant par exemple sur des paires déléments contrastés, comme les hommes et les femmes, relève dune interrogation dordre purement intellectuel à résoudre telle que découvrir un éventuel point de rencontre du ciel et de la terre où il est possible de passer de lun à lautre. Au contraire, Lévy-Bruhl avait analysé ces phénomènes par le biais opposé de lémotion et de laffect. Il a malheureusement exposé son propos dans des termes que les anthropologues ne pouvaient admettre. Au-delà, son erreur majeure consiste à considérer la pensée « primitive » comme prélogique sans pour autant définir la logique en tant que telle.

Jai alors rencontré Geneviève Delbos dont les préoccupations recoupaient les miennes. Sa recherche portait en effet, à travers létude des saliculteurs et des conchyliculteurs de la Presquîle de Pénestin, sur la même articulation de lempirisme et du savoir dit « scientifique » ou sa version abâtardie quest le savoir « scolaire », fait de propositions disjointes ne faisant pas système. Nous avons publié La transmission des savoirs (1984), ouvrage qui interroge, non seulement leur transmission, mais plus fondamentalement leur nature même.

Jai par la suite publié Comment la vérité et la réalité furent inventées (2009) qui se présente comme une anthropologie des savoirs. Bien que la première partie de louvrage soit consacrée à lexamen de la signification dune pensée primitive, celle-ci nutilise pas en priorité les matériels récoltés par lanthropologie. Elle se fonde plus spécifiquement sur lhistoire de la philosophie qui a transmis à la culture occidentale les notions de vérité et de réalité absolument absentes de la tradition extrême-orientale. Cette réflexion conduit à une remise en question des modalités selon lesquelles les scientifiques – et plus particulièrement les mathématiciens – conçoivent le lien entre les objets mathématiques et le « réel », comme y renvoie la psychanalyse : le roc auquel nous nous confrontons et dont nous sommes une part nous-même, à celui de « réalité objective » qui est cet espace de modélisation forgé par les astronomes des xvie et xviie siècles, dans leur coup de force épistémologique « platonicien » (il faudrait plutôt dire « pythagoricien ») par lequel ils ont assimilé le « réel » comme roc, à un objet constitué de nombres, dont ils entreprendraient lexploration.

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À lorigine de mon parcours, je me suis donc délibérément intéressé à la constitution du savoir empirique. Toutefois, un chapitre de ma thèse intitulée Anthropologie économique de lîle de Houat portait tout naturellement sur la formation des prix de la pêche. Les données que javais récoltées lors de mon enquête ne permettaient pas de lexpliquer par le mécanisme de loffre et de la demande. Jai dû trouver un moyen original de résoudre cette énigme qui a finalement décidé de lorientation de ma carrière. Devenu par ce concours de circonstances un spécialiste de la formation des prix, jai intégré par la suite le domaine financier.

ANTHROPOLOGIE DE LÎLE DE HOUAT

É. D. : Votre étude sur les pêcheurs dHouat vous a amené à interroger les techniques, en particulier par le biais des techniques du corps. Vous reliez la technologie avec la topographie imaginaire, posant ainsi le paradigme de la mesure.

P. J. : À seulement 15 kilomètres du rivage français, lîle de Houat mest apparue comme une survivance inattendue dun monde disparu. Elle na été électrifiée quen 1965. Certains habitants étaient morts de faim quelques années avant ma première visite, en 1973. Lîle ne disposait pas de registres municipaux, mais uniquement de registres paroissiaux. En effet, malgré la présence dun maire, le prêtre, appelé le Recteur, dirigeait un régime que les élèves de Le Play avaient qualifié, à juste titre, de « théocratie ». La récente interview dun des prêtres recteurs officiant sur lîle dans les années soixante est sur ce point éclairante. Bien que la conversation ne soit pas à charge, il se défend de ses actes en prétextant le manque dinitiative du maire, empruntant de la sorte la rhétorique du pouvoir se justifiant par lui-même.

La population vivait donc massivement sous linfluence de lÉglise. Jai été sidéré de découvrir que sa structure présentait toutes les caractéristiques dune démographie dancien régime qui avait disparu sur le continent à partir de 1789. Lanalyse des naissances permettait, par exemple, de mettre en évidence deux périodes annuelles dabstinence de 40 jours chacune, lors de lAvent et du Carême.

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Dun point de vue technologique, lîle vivait, au début des années soixante-dix, un bouleversement majeur. Le passage des bateaux à voile aux bateaux à moteur était certes intervenu antérieurement, au début des années vingt. Toutefois, lintroduction des radars, qui permettent de pêcher malgré le brouillard, et plus encore des sonars dédiés à la détection des bancs de poissons fut absolument déterminante. Ces technologies ont permis aux pêcheurs de passer rapidement de la pauvreté à la richesse. Toutefois, elles auront pour conséquence quasi immédiate la surexploitation des réserves et le ravage des fonds marins. Les pêcheurs dHouat nen sont pas les seuls responsables, étant par ailleurs les tenants de la tradition. La révolution technologique leur imposera de redoutables concurrents via lintroduction des filets pélagiques (filtrant un énorme volume en pleine eau) au sein de la flotte de pêche des Turballais (Loire-Atlantique) ou lutilisation de dragues extrêmement robustes, ravageant les fonds.

Cet exemple est caractéristique de lhistoire humaine : la découverte de nouvelles techniques amène un épuisement de lenvironnement qui annule, à terme, le gain initial. Je suis retourné sur lîle dHouat en 2010 pour constater la disparition du monde que javais découvert dans les années soixante-dix. Outre la quasidisparition des bateaux de pêches, la majorité des maisons sont maintenant la propriété de résidents secondaires. Lîle dHouat est devenue léquivalent de lîle aux Moines dans le golfe du Morbihan : quasi déserte à lexception des mois de juillet et daoût.

Jai ainsi eu lopportunité, au début de ma carrière, de capturer un monde à son sommet qui précédait de peu sa décadence.

É. D. : La notion de « métier » semble centrale dans le passage dune anthropologie des savoirs à une anthropologie économique.

P. J. : Certains termes de la langue française renvoient, sans que cela soit immédiatement visible, à des spécificités locales. Jai consacré mon premier article dédié aux Houatais à ce point, explorant les notions de « saison » et de « métier ».

Une saison est entendue, par les pêcheurs, comme une période spécifique de lannée durant laquelle est exploitée une ressource particulière. Elle souvre un jour précis, avec lembarquement dinstruments dédiés 230à une pêche particulière, et se clôt de même. La fixation de ces cycles se fonde sur lobservation de signes de corrélation. Les pêcheurs sont aux aguets, surveillant par exemple un changement dans la couleur de leau annonciateur de larrivée de tel ou tel plancton et du coup, de tel ou tel poisson.

Le métier correspond, quant à lui, à des types dengins de pêche spécifiques et à des types despèces précisément visées. Pour autant, la pratique effective de la pêche assouplit régulièrement les frontières entre ces catégories. Ainsi, draguer des huîtres induit de pêcher des soles, celles-ci vivant dans un environnement commun. Le pêcheur doit ainsi se préparer à récupérer lune et lautre.

En tout état de cause, les notions de saison et de métier ainsi définies nont pas la signification quelles revêtent dans une perspective scientifique. Prenons pour exemple la pêche aux homards : celle-ci engage deux métiers distincts. Les pêcheurs de homards dits grottiers déposent un par un des casiers. Au contraire, les pêcheurs de homards dits coureurs utilisent des filières comportant jusquà 35 nasses. Outre cette différence technique, les pêcheurs nauront pas les mêmes termes pour décrire des homards dont la taille et la couleur diffèrent alors que les scientifiques les donnent pour génétiquement identiques. Le grottier est noir et couvert de « limu » (algues filamentaires). De grande taille, il pèse lourd. Au contraire, le homard coureur est bleu foncé. De petite taille, son corps est libre de tout « gravant » (structure calcaire construite par des vers). Un tel exemple démontre lécart irréductible du savoir empirique et du savoir scientifique.

É. D. : Ce premier ouvrage vous a permis de passer de lanthropologie des savoirs à lanthropologie économique qui deviendra votre champ de recherche privilégié.

P. J. : En effet, jai dû répondre à lanomalie que jai constatée à lexamen des mécanismes de formation des prix. Si ma connaissance des liens entre lalchimie et la chimie ma permis de rapidement cerner les différences de discours entre pêcheurs et scientifiques, linefficience de la loi de loffre et de la demande dans la structuration du marché de la pêche sest imposée à moi comme une énigme.

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LA TRANSMISSION DES SAVOIRS

É. D. : Lapproche anthropologique vous permet de développer un travail critique des catégories philosophiques et économiques. La taxinomie ne recoupe pas les formalisations abstraites aussi bien en termes de science du langage que de science économique.

P. J. : Le parti pris qui était le mien en 1973 doit beaucoup aux événements de mai 68. Ceux-ci ont décidé de nombreux penseurs de ma génération à préférer les sciences sociales aux sciences positives. De plus, lintellectuel « au service des masses » et de la prise de conscience des classes populaires était alors une image très prégnante, héritière du nihilisme ou de lanarchisme via la propagande par le fait. Les problématiques liées à la révolution culturelle chinoise étaient, de la sorte, une préoccupation courante. Dans cette perspective, il nétait pas seulement question dobserver les pratiques des populations mais également dapprendre à travers elles.

É. D. : La transmission des savoirs, ouvrage que vous éditez en collaboration avec Geneviève Delbos, vous permet dopposer le savoir des procédures et le savoir des propositions. Cette posture autorise une critique très originale des processus dapprentissage.

P. J. : Les anthropologues et sociologues des années soixante-dix étaient sous linfluence de Pierre Bourdieu qui a fait du rapport de force un élément déterminant des relations humaines. Publié en 1984, La transmission des savoirs néchappe pas à cette règle. Toutefois, il puise à deux sources complémentaires.

La première fait suite à la redécouverte des travaux dAlexandre Chayanov dans les années vingt par Marshall Sahlins avec lequel jentretenais une correspondance (jhésitais à devenir lélève dEdmund Leach à Cambridge ou de Marshall Sahlins à Chicago). Les travaux de ce sociologue portent sur le fonctionnement de la ferme russe, offrant plus largement une grille de lecture du monde paysan dans son ensemble. Ce modèle sest avéré parfaitement adapté au traitement des données réunies 232auprès des pêcheurs de lîle dHouat comme auprès des conchyliculteurs de Pen Bé et des paludiers de Saint-Molf.

Parmi dautres exemples, nous avons ainsi remarqué que les structures familiales de Saint-Molf et dHouat présentent des différences majeures bien que ces deux aires ne soient distantes que de 25 kilomètres à vol doiseau. Alors que les premières comptent un peu plus de deux enfants, les secondes en totalisent six en moyenne. Afin dexpliquer cette variation, Geneviève Delbos et moi-même introduisons une hypothèse de matérialisme vulgaire selon laquelle lunité économique détermine la taille de la famille. Celle-ci savère parfaitement éclairante. La formule optimale dexploitation dun bateau de pêche suppose un père et ses quatre fils. Au contraire, le marais salant nétant pas divisible, les familles ne doivent pas avoir plus dun fils. Ainsi, à Saint-Molf, les familles cessent de sagrandir dès la naissance du premier fils alors que les familles dHouat croissent jusquà ce quelles comptent quatre fils. Ce même modèle justifie certaines anomalies comme la naissance successive de six filles au sein des familles de Saint-Molf, toutes promises au couvent : les parents attendaient indubitablement la naissance dun garçon ! De même, certaines familles dHouat ont moins de six enfants dès lors que quatre garçons sont déjà nés. La seule variation constatée à lapplication de ce modèle théorique correspond à la mortalité infantile.

La seconde influence à laquelle nous avons puisé est celle de Jacques Lacan pour traiter du savoir et de sa transmission. Nos observations nous ont permis de constater que seul le travail est transmis – le savoir est lui uniquement acquis à titre individuel. Lentretien des marais permet de confier aux enfants au fil des années la réalisation de tâches secondaires. Ils participent ainsi systématiquement et dès leur plus jeune âge au processus de travail de leurs parents. Paradoxalement, alors quils considéreront longtemps quils ne sont que de la main dœuvre dappoint, ils apprendront un jour quils savent tout ce quils avaient à apprendre. Lenfant découvre ainsi que la vérité ne relève pas de lordre du réel mais de lordre du symbolique dès lors quil est mis en position de maîtrise.

Une telle logique est fondamentalement lacanienne. Elle se retrouve également dans un conte de Kipling mettant en scène des Esquimaux. Dans « Quiquern » (Second Livre de la jungle), un petit garçon est intronisé chasseur de phoques alors quil estime que rien encore ne lui a été 233transmis. Les adultes, pour le convaincre, lui démontrent quil ny a aucun élément de savoir à rechercher en dehors de la réalisation du travail.

LA « VÉRITÉ » ORDINAIRE

É. D. : Vous évoquez, Geneviève Delbos et vous, dans La transmission des savoirs (1984), une « vérité ordinaire » placée entre savoir empirique et savoir scientifique. Sagit-il de cette dimension lacanienne ?

P. J. : Ce constat mamènera à interroger le concept de vérité qui simpose, au même titre que celui de réalité, comme des notions culturelles. Jai mobilisé, à lappui de cette thèse, aussi bien la pensée archaïque chinoise que les travaux de Lévy-Bruhl.

Lanthropologue australien Ralph Bulmer complète utilement la conception de la pensée primitive de Lévy-Bruhl autant quil réfute celle de Lévi-Strauss. Senquérant des méthodes de classification utilisées par les Kalam de Nouvelle-Guinée, Ralph Bulmer propose une méthodologie novatrice par rapport à celle développée par dautres anthropologues tels que Jane et William Bright. Ceux-ci, interrogeant la différence faite par les Yurok du nord de la Californie et de lOregon entre les crapauds et les poissons, sentendent répondre que les premiers ne sont pas des poissons parce quils sont des femmes. Ils en déduisent immédiatement que leurs interlocuteurs se réfèrent à la mythologie, ignorant leur démarche taxinomique pourtant à lœuvre. Au contraire, Ralph Bulmer a tenté de comprendre le raisonnement de son informateur. Celui-ci différencie les oiseaux, selon quils effraient lorsque rencontrés inopinément, quils tentent de transmettre un message par leur chant, quils apparaissent en rêve pour signifier une femme, etc. De même, il ne peut admettre que le casoar à casque soit un oiseau, en ce quil peut tuer un homme.

Cette classification, qui nest pas sans rappeler celle inspirée à Borges, selon Foucault, par « une certaine encyclopédie chinoise », complète la théorie de Lévy-Bruhl en ce quelle est purement émotionnelle et pratique. Elle nest pas considérée comme un outil intellectuel.

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É. D. : Cette émotion est-elle réintroduite par la dimension artistique que vous reliez à la technologie en fin douvrage ? A-t-elle une fonction de synthèse ?

Par ailleurs, pouvez-vous préciser le principe du Père Noël que vous évoquez en conclusion ?

P. J. : Lun de mes maîtres de Cambridge, Meyer Fortes, sest intéressé à ma recherche autour du savoir empirique tel quil se vérifie dans les faits. À loccasion dune communication, je remarquais quil métait impossible de rendre compte dans la réalité de certains dictons de pêcheurs bretons tels que « le dernier jour sauvera la semaine, la dernière semaine sauvera le mois et le dernier mois sauvera lannée ». Seule la dernière assertion peut correspondre à une réalité économique : le mareyeur peut consentir à faire des cadeaux en fin dexercice à son pêcheur sil considère nécessaire de rétablir léquilibre de la relation évaluée sur 12 mois. Ce principe de prime démontre que notre économie nest que réciprocité, invalidant dautorité la loi de loffre et de la demande.

Au-delà, Meyer Fortes a interprété cette expression problématique comme une distorsion introduite dans le champ du savoir : lespoir. Cette remarque est particulièrement féconde, elle rejoint ce que Lacan avait baptisé de « principe du Père Noël » : « Avec le Père Noël, cela sarrange toujours, et je dirai plus, ça sarrange bien », dit-il un jour. Les populations humaines ne peuvent être comprises sans cette mystification délibérée quest lespoir.

É. D. : Dans la partie conclusive de La transmission des savoirs, intitulée La dynamique des sociétés paysannes, vous écrivez : Art et technique du quitte ou double et paraissez par là redoubler la question de la technique. Lacquisition des savoirs empiriques, par lamélioration des pratiques, permet de définir lindividu sur le plan symbolique et de lui conférer un statut social. Le surgissement de la dimension artistique, en toute fin douvrage, est au contraire peu explicite.

P. J. : Jaborde ce point dans mon dernier ouvrage Le dernier qui sen va éteint la lumière. La dimension artistique me semble intimement reliée à la manière dont nous traitons avec le devenir qui simpose à nous. Le décomposer très simplement en temps et en espace nous permet dacquérir une certaine maîtrise. Nietzsche se fait lécho de ce soulagement que 235nous éprouvons lorsque lécoulement du temps est suspendu. La musique, la peinture, lexpérience artistique en son ensemble, simpose comme une manière privilégiée de suspendre ce souci permanent. Elles sont, pour un animal aussi inquiet que lhomme, comme une voie daccès à lextase, qui nous fait échapper un moment au devenir.

Toutefois, cette réflexion nétait pas encore aboutie lorsque nous avons, Geneviève Delbos et moi, publié La transmission des savoirs.

DUN MONDE FINISSANT À UN MONDE ÉMERGEANT

É. D. : Vous êtes passé dune observation empirique dun monde finissant à celle dun monde émergeant : le monde digital.

P. J. : À cette époque, au tout début des années 80, dès lors que vous acquériez la réputation davoir un certain talent comme programmeur, vous bénéficiez dune position enviable délectron libre qui serait courtisé par des centres de recherche de pointe. Jai donc été logiquement capté par des secteurs vierges nécessitant de mobiliser des compétences spécifiques assez pointues et ouvrant des parcours de recherche pionniers. Jai, pour commencer, publié des articles sur des questions dalgèbre de la parenté que Lévi-Strauss navait fait queffleurer. En collaboration avec une mathématicienne, Gisèle De Meur, jai résolu la question des règles de mariage préférentiel des Pende du Kasaï au Congo et, avec Edmund Leach, mon directeur de thèse danthropologie historique, celle de lorganisation complexe des Murngin dAustralie chez qui se combinaient un entrelacement de sept patrilignages et cinq matrilignages et huit catégories « totémiques » – un authentique casse-tête !

Mon cheminement nest donc pas seulement le fruit dun enchaînement de problématiques ou dune résolution successive dénigmes. Le monde en tant que tel a également joué un rôle. Entre 1979 et 1984, jai mené une carrière linéaire de professeur universitaire au sein du département danthropologie de lUniversité de Cambridge. Jai perdu ce poste après que Madame Thatcher est partie en guerre contre les sciences sociales, avec pour conséquence une réduction de 30 % du budget du département auquel jappartenais ainsi quune suppression des bourses doctorales.

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Marshall Sahlins a alors souhaité ouvrir un poste au sein de lUniversité de Chicago quil me destinait. Toutefois, il nest pas parvenu à réunir le financement nécessaire. Mon parcours, déraciné du système universitaire, a dès lors été déterminé par le monde extérieur. Après avoir participé à divers programmes de recherche, jétais devenu chercheur en intelligence artificielle. Lorsque javais conduit une thèse danthropologie historique sur Bronislaw Malinowski sous la direction dEdmund Leach, celui-ci, ingénieur de formation, mavait demandé de le seconder dans ses recherches autour de lordinateur. Javais, à cette occasion, appris la programmation et acquis une certaine expérience. Je disposais dune forme de légitimité pour avoir assisté Leach, qui moffrait, dans le secteur dactivité de lintelligence artificielle, une forme de légitimité.

Après avoir été attaché pour un semestre au Laboratoire informatique pour les sciences de lhomme de la Maison des Sciences de lHomme, jai reçu, à lissue dun colloque, une proposition demploi au sein de léquipe consacrée à lintelligence artificielle aux British Telecom. Bien que je ne fusse pas spécialiste en la matière, le Directeur de ce groupe de recherche avait apprécié la qualité des questions que javais soulevées lors des débats.

Cest en tant que spécialiste de lintelligence artificielle que je me suis vu proposer, par la suite, un poste dans le milieu de la finance. Lorigine de cette proposition est, pour tout dire, parfaitement anecdotique. Laure Adler, qui avait apprécié mes deux premiers ouvrages sur la pêche, mavait demandé de préparer pour les Nuits Magnétiques sur France Culture, une série démissions sur ce qui moccupait alors, que jai consacrée à lintelligence artificielle.

Un banquier français, passionné par ces émissions, et à qui javais confié que le projet de recherche CONNEX des British Telecom sinterrompait brutalement, ayant été financé à linsu de léquipe par le ministère britannique de la Défense pour répondre au contexte de guerre froide qui touchait à son terme, ma alors proposé de venir le seconder dans la banque. Cette proposition ma mis face à une crise existentielle : étais-je destiné à être un anthropologue de la finance ou seulement un financier ? Devais-je accepter cette offre ?

Pour répondre à cette question, jai sollicité un entretien auprès de Lévi-Strauss. Il ma accordé une longue conversation, contrairement à ses habitudes teintées de misanthropie. Il ma incité à prendre le 237poste qui métait offert, jugeant que je trouverais nécessairement une occasion de justifier ma vocation danthropologue. Cette occasion est née alors que la crise des subprimes se dessinait. En effet, en 2004, après 14 ans passés dans le monde de la finance, jai compris que je pouvais livrer un témoignage différent de celui dautres observateurs qui saisissaient également la difficulté de la situation dalors. Je disposais doutils anthropologiques et sociologiques qui leur faisaient défaut. La plupart de ces emprunteurs étaient défavorisés. Issus de milieux traditionnels, ils étaient pour beaucoup des descendants desclaves ou des migrants dAmérique latine qui ne maîtrisaient langlais que très imparfaitement.

Lensemble des acteurs du monde de la finance nignorait pas que la valeur de ces titres constitués de plusieurs milliers de prêts au logement individuels ne pouvait se maintenir que grâce à la bulle financière du marché résidentiel. Toutefois, à cet argument purement économique, jai ajouté une étude sociologique fondée sur lexamen des registres des faillites personnelles et des bases de données listant les raisons des différents défauts de remboursement. Le manuscrit que jai rédigé à partir de cet examen a été refusé par de nombreux éditeurs français. Il serait finalement publié par La Découverte grâce à Alain Caillé qui lavait toutefois refusé dans un premier temps sur les conseils des économistes à qui il lavait soumis. Aucun deux ne croyait en limminence dune crise économique américaine.

Face à ces refus, jai envoyé le texte à des journalistes. Jacques Attali, chroniqueur à LExpress, y a trouvé des informations confirmant son intuition et ma demandé lautorisation de me citer. Me présentant ainsi, dans plusieurs de ses chroniques, comme son correspondant californien, Jacques Attali ma permis dacquérir une certaine visibilité. Il mest apparu que javais la possibilité de publier un blog afin de diffuser directement mes analyses. Celui-ci a rapidement rencontré une audience significative, enregistrant en 2012, au plus fort de la crise de leuro, 150 000 lecteurs distincts mensuels.

Ce médium permet datteindre un vaste auditoire, équivalent à celui des grands titres nationaux. Il mautorise par ailleurs à aborder des questions danthropologie ou de sociologie en mon nom. Cet outil garantit enfin, contrairement à lédition traditionnelle, une diffusion instantanée des textes.

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POURQUOI – SELON NOUS –
LES JUMEAUX NE SONT PAS DES OISEAUX

É. D. : Vous soulevez la question de la réalité objective au sein de votre ouvrage Comment la vérité et la réalité furent inventées. Celle-ci engage, selon vous, un schéma des relations asymétriques qui se développe à travers le discours scientifique, une option qui apparaît en raison de la structure-même de la langue grecque mais est entièrement absent de la pensée ancienne chinoise, dessence symétrique, comme sa langue. Quel statut cette réalité objective emprunte-t-elle, notamment suite à la transformation du monde quengagent les technologies mathématisées ? La réalité objective ne se confond-elle pas à la réalité de notre environnement ? La réalité anthropologique et sensible ne risque-t-elle pas dêtre remplacée par une réalité dun nouveau genre ?

P. J. : Permettez-moi, pour répondre à cette interrogation, demprunter un détour. Ainsi que je le soulignais précédemment, la problématique de la mentalité primitive soulevée par Lucien Lévy-Bruhl a été ignorée par les anthropologues pour des raisons politiques, dans un contexte de luttes anti-coloniales. Par ailleurs, celle-ci souffre de labsence dune définition claire de la logique que Lévy-Bruhl pose pourtant en contrepoint mais sans en dire davantage.

Afin dapprofondir cette question, jai résolu demployer les outils informatiques à ma disposition. Jai ainsi soumis des questions de mentalité primitive à deux langages de programmation : le Lisp et le Prolog, popularisés lun et lautre dans les années quatre-vingt, et construits à partir dune base de logique formelle, afin détudier les résolutions quils en proposaient. Cette opération sest avérée impossible : ces langages nadmettent pas de créer une équivalence entre « oiseaux » et « jumeaux » comme le voudrait la pensée des Nuer du Soudan.

Une proposition telle que « le pharaon et sa pyramide » est de lordre de la « connexion simple » qui se contente de constater une simple juxtaposition, une simple contiguïté : ses termes peuvent du coup être inversés sans difficulté : « un pharaon a une pyramide », « une pyramide a un pharaon ». Ce jeu dinversion nest pas sans rappeler 239les « ressemblances de famille » théorisées par Wittgenstein. Il ignore toutefois les rapports dinclusion qui irriguent, depuis le Moyen-Âge, des taxinomies denvergure.

La première dentre elle est langéologie forgée par Saint Thomas dAquin. Celle-ci permet de décrire tous les échelons et leur qualité dune gradation sélevant depuis lhomme jusquà Dieu (les Séraphins, les Chérubins, les Trônes, les Dominations, les Vertus, les Principautés, les Archanges, et enfin, les anges « gardiens » des hommes, ou anges proprement dits). En labsence de la relation dinclusion, seul un rapport de juxtaposition, que jappelle dans Principes des systèmes intelligents, de « connexion simple », peut être postulé entre des entités – rapprochement que reflète lusage du verbe « avoir » : « la pharaon a une pyramide », « la pyramide a un pharaon ». Au contraire, linclusion dans une catégorie plus vaste sexprime par lemploi du verbe « être » : « la pyramide est un monument », « le pharaon est un roi ».

Linclusion est ainsi inscrite dans lusage de la langue grecque alors quelle est absente de la langue chinoise. Celle-ci nautorise que des rapports de juxtaposition qui engagent des relations purement symétriques. Les langues occidentales permettent, au contraire, un regard sur le monde fait à la fois de relations de simple juxtaposition et dinclusion. Pour la logique et pour nous, la relation entre les jumeaux et les oiseaux se fonde sur des rapports dinclusion qui sopposent aux rapports de « connexion simple », où les deux éléments connectés sont symétriques : les jumeaux sont des mammifères, qui sont eux-mêmes des vertébrés, tout comme les oiseaux le sont de leur côté ; une créature peut être un oiseau ou un mammifère, mais non les deux : lintersection des deux catégories est vide, dit la théorie des ensembles.

Lorsque les hiérarchies que permettent la relation dinclusion senrichissent de lintroduction dun rapport temporel, émerge la mise en évidence de relations causales, alors que la juxtaposition de la « connexion simple » exprime un phénomène général sans hiérarchiser les termes dune proposition. Évoquer « alouette – printemps » ne suppose pas de déterminer si lalouette fait le printemps ou si le printemps entraîne la migration des alouettes, chacun se contente dêtre corrélé avec lautre : de constituer un « signe » pour lautre. Au contraire, la notion de temps permet daffirmer quun phénomène en provoque en autre, donnant à voir une relation irréversible.

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La pensée scientifique procède pour une part de la corrélation. Elle implique en ce sens une description du monde physique doù découle un savoir empirique équivalent à celui des pêcheurs. De la sorte, à lapparition des chatons sur les châtaigniers correspond lapparition de naissains dhuîtres sur la rivière dAuray. Sans quil ny ait aucun rapport de cause à effet, ces deux phénomènes sont perçus comme simultanés.

Au-delà, grâce à linclusion, la pensée scientifique, procédant de calculs et de déductions rationnelles, peut produire des modèles théoriques causaux à partir desquels se développe le champ des sciences appliquées à proprement parler. Celui-ci nest pas assimilable à la science par expérimentation et son lot dessais et erreurs qui, si elle a permis aux Chinois dinventer la boussole, le gouvernail ou la poudre à canon, aurait interdit denvisager linvention de la bombe atomique, laquelle est la mise en application dune théorie en tant que telle : elle est de la « science appliquée » proprement dite. Lexpérimentation en la matière aurait coûté trop de vies humaines.

LE PROJET DUN INTELLIGENCE ARTIFICIELLE

É. D. : Vos propos nous ramènent à lanthropologie de la connaissance que nous évoquions en début dentretien. Vous réinvestissez la question des modèles et de lapprentissage sur le mode du transfert théorique, en particulier à partir de votre ouvrage Principes des systèmes intelligents (1989). Vous y critiquez la disparition des maîtres de vérité, autrement dit de la figure de lintellectuel, au profit des machines de-learning. Une telle dynamique vous semble-t-elle sanctionner à terme la disparition dune forme dintelligence ?

P. J. : Le projet dIntelligence Artificielle émerge avec la création de lordinateur. Ainsi, lambition première est de parvenir à créer une machine aux performances équivalentes à celles du cerveau humain. Toutefois, il na jamais été question au départ de mimer lêtre humain. Le cas échéant, il eut fallu mettre la notion déchec au centre des recherches car, comme la malicieusement souligné Lacan, nous aimons surtout en 241nous-même les effets de nos ratages ponctuels : ce sont eux qui nous rendent attendrissants à nos propres yeux. Au contraire, la démarche est guidée, dès lorigine du projet de lIntelligence Artificielle, par le calcul algorithmique. Au lieu de tenter de mettre en place des stratégies parallèles auxquelles recourir en cas de déperdition de lune ou lautre, elle tente de découvrir une solution unique. Ensuite interviendra, avec les algorithmes génétiques, lidée que lerreur est non seulement possible mais quil est même possible de prendre appui sur elle, en sautant dune stratégie à une autre, pour atteindre dans un espace de recherche loptimum absolu plutôt quun optimum local quune stratégie unique aurait permis de découvrir assez aisément.

Ce débat a été relancé récemment après quune machine a battu Lee Sedol, le champion de Go. Les ordinateurs ont été en mesure, dès la fin des années quatre-vingt-dix, de vaincre les champions déchecs grâce à un fonctionnement algorithmique leur permettant de calculer un grand nombre de coups. Toutefois, ainsi quun article de la revue Wired le soulignait en juin 2015, une telle solution mathématique semblait inapplicable au jeu de Go qui induit un nombre trop important de configurations. Lactualité a démenti cette affirmation. Il semblerait que la machine dispose maintenant dune compréhension que nous appelons « intuitive » des situations.

Je pensais quune telle faculté ne pourrait sacquérir que par lintroduction dune dynamique daffect au sein de la machine, sur le modèle du système ANELLA que jai mis au point pour British Telecom. ANELLA est un réseau associatif avec propriétés émergentes de logique et dapprentissage (Associative Network with Emerging Logical and Learning Abilities). Doté de seulement 500 lignes de programmation, ce système fournit des résultats étonnants grâce à la simulation dune dynamique daffect au sein de la machine. Celle-ci pouvait se sentir reconnue en fonction de la qualité des réponses apportées, étant, le cas échéant, motivée à poser des questions complémentaires. Il me semble que cette dynamique devra simposer un jour ou lautre si toutefois lintelligence artificielle a pour objectif de mimer lêtre humain.

Par ailleurs, il me semble, quoutre la sociabilisation mécanique, une des possibilités de sauvetage de lespèce humaine repose sur la compensation des défauts induits par son comportement colonisateur via le remplacement de lhomme par la machine. Une telle 242problématique émerge dans le monde anglo-saxon. La mise en place dun nouveau programme de recherche de communications extra-terrestres à la recherche de signaux émis par des machines autonomes et non plus de signes seulement émis par des animaux témoigne de cette préoccupation. Une espèce pourrait être, à terme, remplacée par les machines quelle a mises au point. Jespère que mon dernier ouvrage, Le dernier qui sen va éteint la lumière, contribuera à alimenter ce débat que jinterprète comme lune des manifestations du deuil que lespèce fait dores et déjà delle-même.

LA PRÉTENDUE « OBJECTIVITÉ » DES PRIX

É. D. : Dans votre ouvrage Le prix, vous évoquez les robots gérant des échanges à haute fréquence. Selon vous, les échanges robotisés ne relèvent plus à proprement parler du marché. En effet, les mécanismes sociaux liés au prestige de lacheteur et du vendeur ne peuvent être transposés aux machines sauf à y introduire des schémas émotionnels leur enseignant la dignité et la gloire.

P. J. : La notion de marché représentée par la science économique actuelle sarticule selon lidée quun prix constitue une objectivité. Ainsi, sil ne subit aucune interférence, le marché serait équilibré, articulé autour de prix objectifs, reflets idéaux de leur vérité ultime : la créature mythique appelée leur « valeur ». Une telle thèse suppose, en corollaire, un comportement rationnel des acheteurs et des vendeurs. Ceux-ci, au terme dun calcul dutilité optimisé, seraient en mesure démettre une offre de prix conforme à lobjectivité supposée de ce dernier : de sa « valeur subjective » qui, métamorphosée au niveau collectif par le marché devient « valeur objective ».

Depuis plusieurs siècles, à travers lécole à tous ses niveaux, la « science » économique sefforce de faire passer ce fatras mythologique pour notre « sens commun » en matière de formation des prix. Jai conçu, comme une œuvre de salubrité publique de proposer autre chose : la représentation que lon trouve effectivement dans mon livre Le prix (2010).

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Jai procédé, en 2006, à une simulation de marché à partir dun modèle multi-agents. Fondée sur la programmation orientée objets, une telle simulation permet de créer un nombre illimité dinstances et de les laisser alors interagir. Chaque acteur, selon quil soit acheteur ou vendeur, adopte un comportement paramétré, avec pour objectif de rencontrer à lachat ou à la vente, et pour une quantité donnée, un prix offert par une contrepartie au niveau de celui quil propose. Au-delà de ces simples transactions, jai permis aux acteurs certaines stratégies. Ainsi, si lun dentre eux profite de la hausse dun prix, il peut vouloir réaliser son bénéfice avant que le marché nait atteint son point de retournement à la baisse.

Cette simulation ma permis de constater que lorsque acheteurs et vendeurs devinent avec justesse lorientation future du prix, soit les prix seffondrent à très brève échéance, autrement dit il y a krach, soit une tendance à la hausse se développe pour sinterrompre brutalement dès lors quelle passe à la verticale, sous le coup dune rétroaction positive : tout le monde achète et la réserve des vendeurs sépuise, les acheteurs récents étant attachés au bien précieux quils viennent dacquérir.

La conclusion de ma simulation était inévitable : aussitôt que les acteurs disposent dune véritable compréhension de lévolution des prix, cest-à-dire dès que leur choix savère avoir un meilleur rendement que le pile ou face (perdre ou gagner dans 50 % des cas), le système seffondre rapidement dans un krach. Ainsi, contrairement à ce que suppose la science économique, un marché fonctionne uniquement lorsquil est ininterprétable et non pas lorsquil est connu.

Il était en réalité logique que les intervenants humains se trompassent autrefois dans la moitié des cas en moyenne. Les courtiers à la Corbeille ne connaissaient que 1o leur carnet dordres contenant les stratégies des clients de leur propre firme : vendre à tel niveau, acheter à tel autre, 2o les prix créés depuis louverture du marché et les volumes associés ainsi que 3o linformation glanée au fil de lactivité se déroulant autour de la Corbeille. Si lon pense que chaque intervenant sur un marché avait aussi une stratégie propre à plus ou moins long terme, celle-ci totalement opaque à autrui, ces connaissances étaient naturellement trop incomplètes pour quun choix à la hausse ou à la baisse ait un meilleur rendement que le pile ou face.

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Le fonctionnement du high frequency trading ne déroge en rien à cette logique. Dans son cadre, plus de 95 % des opérations lancées sont annulées. Ce qui était auparavant impossible à la Corbeille : il fallait faire appel à un « coureur » qui se rendait très rapidement au comptoir de la contrepartie pour faire valider une annulation. Daucuns prétendent que la multiplication des annulations dans le HFT vise à brouiller les informations. Il nen est rien. Amorcer un grand nombre de transactions pour les annuler ensuite permet de tester les quantités à lachat ou à la vente pour chaque niveau de prix. De la sorte, la connaissance de létat du marché est singulièrement enrichie : le contenu de lensemble des carnets dordres, jusqualors secret, devient lisible en surface, parfaitement cartographié. Dès lors quil est établi que, plus le marché est connu, plus il est en réalité menacé par le krach, son existence même est automatiquement remise en cause aujourdhui.

LA FORMATION DE LORDRE SOCIAL SUIVANT LES PRIX

É. D. : Depuis 2011, vous avez publié plusieurs ouvrages économiques dont Le capitalisme à lagonie et Le prix. Les problématiques soulevées ne relèvent pas du seul secteur financier : elles engagent une anthropologie économique succédant à une anthropologie de la connaissance.

P. J. : La rédaction de ma thèse danthropologie économique au sein dune communauté aussi réduite que celle des pêcheurs dHouat mavait permis de constater que la formation du prix ne correspondait pas à la loi de loffre et de la demande. Cette énigme devait être résolue avant de pouvoir soutenir mon doctorat, étant entendu que lanthropologie marxiste, alors dominante, noffrait aucun modèle alternatif.

Karl Polanyi, au contraire, ouvrait une réflexion dissidente à la faveur de son article consacré à la formation des prix dans lœuvre dAristote. Le modèle aristotélicien était largement mésinterprété à cette époque ainsi quen témoigne labsence du diagramme évoqué par Aristote dans le texte, sans que cela ait jamais dérangé personne. Mieux encore, certaines traductions allant jusquà occulter toute référence à la « proportion 245diagonale » que décrit le Stagirite. Une fois le diagramme correctement reconstitué, il est nécessaire de suivre le raisonnement aristotélicien à partir de la variante que constitue selon lui la formation des prix en tant que proportion entre vendeur et acheteur et deux biens échangés, par rapport à ce qui sobserve dans lexercice de la justice où la proportion est entre coupable et victime et gain du coupable et dommage de la victime. Poursuivant ce cheminement, jai acquis la certitude que les traductions françaises comme anglaises étaient erronées. Jai fait part de mon soupçon à la conservatrice du plus grand fonds dédié à Aristote que jai rencontrée à lUniversité de Californie à Irvine. Celle-ci ma, après enquête, donné raison.

Sylvain Piron, dans un article de 2011, met en évidence la source de cette erreur quil attribue au Scolastique Albert le Grand. Celui-ci a en effet introduit délibérément une logique de la valeur dans lexplication de la formation du prix selon Aristote, sans quau fil des siècles qui suivront, nul ne saperçoive de cette falsification. Marx, lorsquil discute le modèle dAristote, juge sa théorie de la valeur déficiente. Une telle critique serait recevable si Aristote recourait effectivement à cette notion, ce qui nest pas le cas. Albert le Grand a en effet traduit par « valeur » un terme dont la signification est en réalité « comme mesuré par le prix ».

Au-delà de cette difficulté, Karl Polanyi juge à tort que le modèle aristotélicien est normatif et non descriptif. En effet, après lavoir testé à partir des données que javais recueillies, jai pu attester de lefficience de la proposition dAristote selon laquelle, et pour employer des termes bourdieusiens, le prix est fixé en fonction du rapport de force entre acheteurs et vendeurs. Celui-ci se forme de manière à maintenir indemne lordre économique et social une fois lopération effectuée. Autrement dit, la hiérarchisation de la société doit être préservée : le pauvre doit rester pauvre et le riche, riche. En conséquence, les pauvres payeront davantage que les riches, à prestations ou produits égaux.

Plusieurs ouvrages anglo-saxons des années soixante avaient exploré empiriquement cette théorie. Le système aristotélicien formalise le faisceau de preuves quils ont versées au débat. Il ma en particulier permis dexpliquer le système de formation des prix des pêcheurs de lîle dHouat ainsi que de mesurer le rapport social général au sein de cette petite société. Suite à lexploitation, plusieurs années plus tard, de données récoltées en Afrique occidentale, jai retrouvé un rapport en 246termes de gains entre patron dun bateau de pêche et matelot – mesure de leur statut hiérarchique dans lordre social – équivalent à celui constaté sur lîle dHouat, de lordre de trois environ. Ainsi, à situations économiques semblables mais au sein de systèmes économiques sinon difficilement comparables, le rapport social entre commandant et subordonné demeure stable.

INTÉRÊT ÉGOÏSTE CONTRE BONNE VOLONTÉ

É. D. : Alors quAdam Smith conçoit lhoméostasie en référence au seul intérêt individuel, votre analyse la réintègre pleinement au champ social.

P. J. : En effet. Lintérêt égoïste, moteur de la main invisible, est insuffisant à la régulation de lédifice social. Non seulement il ne contrecarrera pas les forces qui conduisent aujourdhui notre espèce vers lextinction, il les encourage même. Il est nécessaire pour chacun de nous de faire réintervenir en force la philia aristotélicienne, cette bonne volonté partagée de contribuer par de petits gestes quotidiens au bon fonctionnement de nos sociétés. À linverse, les méfaits de lultralibéralisme prédateur et élitiste, combinés aux séquelles du colonialisme, font aujourdhui monter le ressentiment qui conduit chacun à retirer sa part de philia, grippant la machine dans son ensemble.

É. D. : Nest-ce pas là dans la philia, le fondement dune théorie de la valeur qui la définie a minima comme un nécessaire agreement ?

P. J. : Jessaye au contraire déliminer toute théorie de la valeur ainsi que je lexpose dans Le prix. Inscrit personnellement dans une tradition socialiste non-marxiste, je ne considère pas que le travail incarné constitue de la valeur. Une telle interprétation me paraît constituer une grave erreur de Marx quil a dailleurs reprise telle quelle à David Ricardo. Celui-ci, dans sa correspondance avec son disciple McCulloch, reconnut quil ny avait en réalité aucune nécessité dans son modèle de léconomie pour une théorie de la valeur. Marx nen a soit pas eu vent, soit la ignoré sil la su.

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Une perspective socialiste non-marxiste invite à prendre en compte les « aubaines », au sens de Proudhon, cest-à-dire la générosité dordre naturel que le monde manifeste envers le vivant dans son ensemble, ce que Bataille qualifie « débullition du monde ». Comme Hegel lavait déjà souligné, dans lagriculture et lélevage, lhomme nintervient que comme catalyseur de la richesse offerte par la nature (dans la cueillette et la chasse il est simple prédateur). Pour le dire autrement, malgré le travail considérable quil consent, le paysan ne fait pas physiquement germer la graine.

Keynes reproche essentiellement à Marx davoir repris, sans perspective critique, des notes marginales de Ricardo à travers lesquels celui-ci commentait lœuvre dAdam Smith. La baisse tendancielle du taux de profit dont Marx fait la cause de la disparition à échéance du capitalisme est elle reprise sans modification à Smith. Cest léconomiste marxiste Michel Husson qui a attiré lattention sur le fait que la formule de Marx pour cette baisse tendancielle du taux de profit est fausse, le même terme se retrouvant à la fois au numérateur et au dénominateur de léquation.

KEYNES AUJOURDHUI

É. D. : Quel est lintérêt de la théorie de Keynes aujourdhui, au-delà dune perspective de relance par la demande ?

P. J. : Nommé à un poste denseignant en économie avant même davoir fait les études correspondantes, Keynes pourra exercer son métier sans en référer à la science économique universitaire. Cette situation particulière est leffet dun concours de circonstances.

Son père, Neville Keynes était lélève dAlfred Marshall. Lorsque celui-ci lui offrit de devenir son assistant, pusillanime, il refusa cette opportunité, préférant construire sa carrière au sein de ladministration de lUniversité de Cambridge. Une génération plus tard, alors que Maynard Keynes vient déchouer au concours en vue dobtenir une bourse, Marshall réitère loffre que son père avait déclinée. Formé à la philosophie et aux mathématiques, Maynard Keynes accepte ce poste dassistant et simprovise économiste. Une lecture attentive de son œuvre révèle quelle ne fait que de rares références aux corpus économiques. 248Maynard Keynes renvoie essentiellement à la théorie de la demande de Malthus afin de donner un fondement à son propre engagement en faveur de la demande, contre loffre. Les références occasionnelles à Marshall ou, plus souvent encore, à son épouse Mary Paley Marshall doivent, quant à elles, être tenues pour des marques de piété filiale.

Recourant essentiellement à des penseurs plus généralistes, Maynard Keynes remet à plat les problématiques et renoue de la sorte presque involontairement avec léconomie politique du xixe siècle. En effet, pour Smith, Ricardo ou Quesnay, léconomie politique est une science morale qui nest soumise à aucune restriction méthodologique, et certainement pas, comme aujourdhui, à la tyrannie des mathématiques, aboutissement dune préoccupation grotesque pour la « science » économique de singer lexactitude de lastronomie.

É. D. : Keynes est-il utile pour appréhender la période de transition actuelle ? De quelle manière Les alternatives économiques qui souvrent à nos petits-enfants doit-il être relu afin de comprendre la notion de travail en lien avec la technologie ?

P. J. : Il est fréquent de distordre la lecture de Keynes, en retirant de leur contexte des phrases isolées. Il en va ainsi de la supposition selon laquelle, en lan 2030, le temps de travail serait réduit à 15 heures par semaine. Les commentateurs oublient régulièrement que cette affirmation est doublée dune condition impérative : la transition vers le socialisme devra avoir eu lieu. Compte tenu de la situation actuelle, elle nest évidemment pas valide.

De nombreux ouvrages prétendent que Keynes nétait pas socialiste puisque membre du Parti libéral. Cest oublier quil fut le principal conseiller du Parti travailliste dans les années trente et en particulier du premier ministre Ramsay MacDonald. Personnage quil a dailleurs vexé en quittant brutalement une réunion plénière, déclarant aux témoins quil était lui Keynes le seul socialiste dans la salle. Il sest certes affiché comme membre de l« aile dextrême gauche » du Parti libéral – dont il était dailleurs le seul représentant ! – plutôt que comme un travailliste, pour conserver sa liberté personnelle. En effet, il reprochait aux travaillistes de recourir trop aisément à la vocifération et à un « nous contre eux » haineux, censé stratégique. Les exemples contemporains dune telle attitude contre-productive ne manquent pas.

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Keynes évoque dans le dernier chapitre de La théorie générale de lemploi, de lintérêt et de la monnaie « la philosophie sociale à laquelle La théorie générale peut conduire », à savoir celle qui sous-tend sa propre pensée. Elle est indubitablement socialiste. Les alternatives économiques qui souvrent à nos petits-enfants (1928), publié à une époque où il découvre quil naura pas de descendance, est une esquisse de ce passage essentiel. Ce texte de conférence, de nombreuses fois donnée, doit être lu dans la lignée de son commentaire du socialisme autoritaire caractéristique de lUnion Soviétique quétait Un bref aperçu de la Russie (1925). Malgré une lecture particulièrement cinglante du communisme soviétique, Keynes y voit lébauche généreuse mais maladroite et doctrinaire dune réalisation à venir. Refusant toute tentation révolutionnaire, il adopte sur ce point la position dÉlisée Reclus qui ne peut envisager la construction dun nouveau monde à partir « du hasard des balles ».

LARGENT

É. D. : Votre questionnement des origines tel que vous le formulez au sein de lanthropologie des savoirs nest-il pas une préfiguration de lanthropologie de la monnaie, en particulier quant à son rapport à la violence ? Envisagez-vous, à travers votre critique de la finance, une anthropologie économique de la monnaie ?

P. J. : Mon appréhension de la monnaie nest pas keynésienne. En effet, je la considère fondamentalement neutre. Keynes discute sur ce point la position de Silvio Gesell, quil imagine devoir connaître une postérité plus grande que Marx lui-même. Anarchiste allemand, Silvio Gesell propose dinstituer la monnaie fondante que, ironie de lhistoire, les banquiers centraux sont en train de réinventer via la fixation de taux dintérêt négatifs. La modification des propriétés de la monnaie permettrait, selon Gesell, de modifier lensemble du système. Il conviendrait, pour y parvenir, de conférer aux billets une durée de vie limitée. Pour les maintenir en circulation au-delà de ce terme, les usagers devraient sacquitter dun timbre. Si le billet concerné équivaut à 20 euros et que le coût du timbre est fixé à 2 euros, la valeur du billet serait, de 250fait, ramenée à 18 euros pour son détenteur. Dans cette perspective, les usagers auraient tout intérêt à dépenser au plus vite leur argent.

En tout état de cause, Keynes estime que la monnaie recèle en elle-même une forme de violence. Il me semble que si les choses lui apparaissent sous ce jour cest quil a omis de prendre en compte le rapport de force qui se dévoile dans une perspective aristotélicienne et bourdieusienne. Ce point est particulièrement saillant lorsquil invoque des mécanismes psychologiques telles que la psychologie des foules ou le mimétisme pour expliquer le fait que les acheteurs achètent quand le prix monte et que les vendeurs vendent quand il baisse, alors que la perspective de réaliser un gain ou de minimiser une perte constitue une explication suffisante.

Dès lors que lon considère que les transactions commerciales ont pour fonctionnalité première de reconstituer lordre social à lidentique, on peut aisément admettre la neutralité de la monnaie. Postuler le contraire permet uniquement de masquer la violence de la société en tant que telle. Je défends cette position après avoir travaillé 18 ans dans les milieux financiers. Jai eu cet outil entre mes mains en permanence mais, plus essentiellement, jai découvert lensemble des structures de pouvoir construites autour de largent. Celles-ci sont réelles mais némanent pas des propriétés de largent en tant que tel mais du système capitaliste au sein duquel largent circule pour nous. Sen prendre à largent cest prétendre guérir en sattaquant au symptôme plutôt quà la cause véritable du mal.

É. D. : Ces structures sont liées à laccumulation dargent. Le capital salimente par largent compris comme une réserve de temps. Selon vous, largent doit plutôt être compris comme une technologie fluidifiant les échanges.

P. J. : Lintérêt repose sur deux composantes essentielles : le rapport de force entre le prêteur et lemprunteur et le reflet de ce rapport de force que constitue la prime de risque. Ainsi que je le démontre dans Le prix, cette dernière dispose dune réalité intrinsèque. Pour illustrer comme le faisait Aristote, il est moins risqué pour un maçon de construire la maison dun dentiste que dun technicien de surface. La prime de risque est donc justifiée par lordre social. Cest le risque que présentent lun pour lautre le prêteur et lemprunteur qui va déterminer lélément essentiel du taux dintérêt, en sus dune part de la croissance que produit léconomie 251bon an mal an (le fruit des « aubaines »). Walras, quant à lui, sait ce qui fait varier le prix, cest la rareté : « … jappelle rareté ou r une cause proportionnelle à la valeur déchange ». La rareté, cest ce qui fait pour lui quun prix est tel quil est et pas autrement. Le prix monte ? cest que la rareté a augmenté ! Le prix baisse, cest que la rareté est moindre ! Largument est parfaitement circulaire et donc irrecevable – ce qui ne lempêche pas de nous sembler aller de soi depuis un siècle et demi ! Quand on en est à ce degré de mystification comment voulez-vous que le prix apparaisse comme déterminé par un rapport de force ?

Par ailleurs, la seule possibilité déliminer le rapport de force est de passer à la gratuité. Une telle dynamique irrigue le postulat du plein-emploi que Keynes formule en 1936. Celui-ci ne doit pas être compris comme un essentialisme. Keynes, constatant quil est impossible de créer un consensus parfait entre les citoyens, défend lopinion quil est cependant possible de réduire délibérément les dissensions et le ressentiment qui traversent la société grâce au levier du plein-emploi. Keynes, en 2016, reconnaîtrait certainement que celui-ci nest plus atteignable en raison de la robotisation et de la logicièlisation. Il me semble que la gratuité sur lindispensable est actuellement le seul moyen de réduire les dissensions sociales.

LA TAXATION DES OPÉRATIONS FINANCIÈRES

É. D. : Le terme de gratuité est générique. De quelle manière serait-elle prise en charge ? Jugez-vous quil faille créer des caisses sur le modèle de la Sécurité Sociale ? Serait-elle purement et simplement à part du circuit économique ?

P. J. : Robespierre me semble avoir parfaitement résumé cette notion en déclarant que lindispensable doit être gratuit4 (*). Il demeure cependant nécessaire de définir ce que nous tenons socialement pour indispensable.

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É. D. : Quelle est votre position par rapport au revenu dexistence ? Est-il une opportunité dopérer la transition non-violente vers le socialisme ? Yann Moulier-Boutang propose de le financer grâce à la taxation des transactions financières dont vous-même souhaitez purement et simplement interdire certaines.

P. J. : La proposition de Yann Moulier-Boutang lorsquil envisage de financer le revenu dexistence grâce à la taxation des transactions financières sur le modèle de la taxe Tobin, me paraît malvenue, elle trahit à mon sens une compréhension trop schématique des mécanismes financiers. Lune de leurs fonctions, la spéculation, est délétère au sens propre du terme. Cette opération, qui peut être définie techniquement comme un pari à la hausse ou à la baisse sur le prix des titres financiers, détruit le système de lintérieur. Elle était, je vous le rappelle, interdite en France depuis François 1er et jusquen 1885. Des opérations de spéculation pouvaient certes avoir lieu marginalement au xixe siècle, au sein de ce que lon appelait « la coulisse » de la Bourse. Pour autant, il suffisait, pour y mettre fin, dappeler la police.

Jules Ferry abroge les lois interdisant la spéculation à une époque où, bien que le capitalisme prospère extraordinairement, les banques manquent constamment de fonds pour financer les énormes investissements qui ont alors lieu dans les infrastructures, comme les chemins de fer ou le creusement du canal de Suez et celui de Panama. Zola se fait lécho de ce souci permanent dans LArgent. De quelle manière la spéculation peut-elle prospérer malgré ce manque de liquidité ? Trois 253mois après avoir abrogé les lois linterdisant, Jules Ferry lance lentreprise coloniale française. Il me semble quil y a là un rapport de cause à effet évident. Lentreprise coloniale a permis de trouver largent qui rendrait la spéculation possible.

Taxer toutes les opérations financières me semble une très grande erreur. Certaines opérations financières sont indispensables, elles font partie de lactivité de la finance qui lui permet de jouer son rôle de système sanguin de léconomie, les taxer signifiera charger le client puisque, comme elles le font toujours, les banques se contenteront de transmettre ces coûts supplémentaires à leur clientèle. Il ny a pas à tergiverser : les opérations spéculatives étant nuisibles, elles doivent être interdites. Affirmer, comme le répètent à lenvi les spéculateurs, quelles sont utiles « parce quelles apportent de la liquidité » est une mauvaise plaisanterie que jai eu loccasion de démystifier.

Il faut revenir à linterdiction pure et simple de la spéculation qui prévalait avant 1885. La rédaction de la législation correspondante serait dune grande simplicité et se résumerait à prohiber, comme le faisait larticle 421 du Code pénal à lépoque, les paris à la hausse ou à la baisse sur le prix des titres financiers. Une telle disposition sassocierait par ailleurs à la restitution de larticle 1965 du Code civil sous sa forme originale d« exception de jeu », selon laquelle tout contentieux relatif aux paris est irrecevable en justice. La modification de 1885 avait consisté à créer une exception en admettant la recevabilité des paris sils pouvaient être définis comme une opération financière. Il suffirait de la lever.

Plutôt que de taxer les transactions financières, jai proposé dinstaurer une « taxe Sismondi ». Celui-ci, autour de 1810, tentait dexpliquer les destructions de métiers à tisser mécaniques par les luddites en constatant que les travailleurs nobtenaient aucune compensation pour leur remplacement par la machine – cest encore bien sûr le cas aujourdhui. Il conviendrait au contraire de leur accorder, le cas échéant, une rente perpétuelle. En effet, la mécanisation – et son corollaire laugmentation de la productivité – est un bénéfice pour lhumanité tout entière. Elle ne doit pas être seulement conçue, comme cest le cas actuellement, comme une source privatisée de dividendes et de bonus pour les actionnaires et les dirigeants dentreprises.

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LES RÈGLES COMPTABLES

É. D. : La dématérialisation de léconomie se fait au détriment des travailleurs. La réalité objective nest-elle pas une réalité de prédation ?

P. J. : Cette prédation est organisée grâce à une astuce comptable : le salaire est considéré comme un coût pour lentreprise alors que la distribution de bonus et de dividendes est présentée comme une part de bénéfice. Selon cette perspective, lun doit être minimisé quand lautre est maximisée. Il sagit bien sûr dune simple convention mais nul ne la remet en question : pour une raison qui méchappe, elle semble aller de soi.

É. D. : Vous évoquez régulièrement limportance des règles comptables.

P. J. : Elles sont notre véritable constitution. Permettez-moi de remonter le temps de quelques années pour illustrer mon propos. Le 2 avril 2009, la hausse brutale de 5 % de la Bourse a été interprétée par lensemble de la presse française, y compris la presse spécialisée, comme la conséquence dun événement politique mineur dordre purement national. Or, quelques semaines auparavant, la publication des résultats des entreprises américaines au titre de lexercice 2008 avait révélé que plus de la moitié dentre elles étaient insolvables. Face à ce constat, le Comité des Finances du Congrès avait sommé les représentants du Financial Accounting Standards Board (FASB) de modifier les règles comptables au terme dune réunion particulièrement houleuse. Si certains dirigeants du FASB présentèrent leur démission afin de protester contre cette remise en cause de leur indépendance, dautres au contraire se soumirent à linjonction du pouvoir politique. Les nouvelles règles comptables édictées le 2 avril 2009 ont permis dafficher la solvabilité des entreprises américaines avec, pour conséquence immédiate et sur le plan mondial, une hausse boursière de 5 %. Cet enchaînement de circonstances a totalement été occulté en France, non par une quelconque censure, mais par un manque daccès à linformation. Il convient toutefois de noter que ces carences sont aujourdhui moins flagrantes. Les journalistes du Monde et des Échos lisent désormais régulièrement le Financial Times et le Wall Street Journal.

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LA GUERRE CIVILE NUMÉRIQUE

É. D. : Blogueur, vous occupez, Paul Jorion, sur ce terrain une position radicale par létude de ce que vous nommez La guerre civile numérique (2011). Non seulement cette théorie permet dinterroger les systèmes intelligents mais également les problématiques économiques.

Lorsque vous analysez la « guerre civile du numérique », vous faites lapologie des activistes et de la dissidence. Vous jugez que nous vivons dans un contexte pré-révolutionnaire. Cette position est-elle, pour vous, une manière de renouveler le rôle de lintellectuel ? Internet a-t-il modifié la modalité dénonciation de votre pensée ? Enfin, vous avez intégré le monde informatique depuis une certaine extériorité. Comment conciliez-vous ces différentes problématiques ? Y voyez-vous une cohérence ?

P. J. : Le monde de la finance ma recruté en 1990 en tant que spécialiste de lIntelligence Artificielle afin que jétudie la possibilité de remplacer les traders, qui représentaient un coût élevé, par des logiciels. Le remplacement du travail par la machine ne concerne pas seulement en effet les métiers considérés comme étant les plus simples : il est dautant plus actif que les économies quil permet sont considérables.

Mais il nexiste aucun rapport entre cela et le fait que jaie été le premier en France à dénoncer le blocage, orchestré par Paypal, Visa et MasterCard, des dons en faveur du projet Wikileaks. Ainsi que la fait remarquer Glenn Greenwald, ce boycott a révélé la capacité des chambres de commerce à imposer leur volonté aux gouvernements. Le fait nest pourtant pas inédit aux États-Unis : que ce soit lannexion dHawaï au xixe siècle ou le renversement de Mossadegh en Iran dans les années cinquante, il sagit de notoriété publique (la chose a par ailleurs été confirmée par des chercheurs) de décisions édictées par la US Chamber of commerce. De même, son rôle dans laffaire Wikileaks est flagrant et a pu être documenté de manière très précise. Il existe des preuves convaincantes que la collusion des intérêts du gouvernement américain et des plus importantes firmes US du complexe militaro-industriel a été jusquà les amener à envisager lassassinat de Julian Assange. Ayant 256vent de ces manigances, jai lancé une alerte immédiate sur mon blog en décembre 2010 via un billet que jai intitulé « La guerre civile techno ».

Les éditions Textuel mont contacté suite à cette publication afin de préparer un ouvrage sur le sujet. Comme jétais pris par les problématiques financières de lépoque, dautant plus vives que la crise de leuro battait son plein, louvrage a pris la forme dun entretien avec Régis Meyran. Pour intéressante quelle soit, je considérais cette réflexion comme accessoire à ma recherche principale. Avec le recul et au regard des événements qui ont suivi, il me semble que cette problématique est au contraire centrale. Laction dEdward Snowden, en tout point considérable, a grandement participé à ce changement de perspective. Ainsi que je lai remarqué dès ma première évocation de ce personnage extraordinaire sur mon blog, il est le Nelson Mandela qui manquait aux États-Unis. Il possède une même stature dhomme dÉtat. Son discours nest pas seulement la manifestation dune critique ponctuelle : il dispose dune portée politique majeure, nourrie dune grande sagesse.

Julian Assange, quant à lui, est dabord un hacker de génie qui aura investi le champ politique et social dans un deuxième temps. Edward Snowden est au contraire originellement avant tout un penseur qui envisage les dystopies que sont 1984, Fahrenheit 451 ou Le meilleur des mondes, comme des éventualités probables. Si toutefois nous refusons cette alternative, si nous prenons la parole pour écarter cette possibilité, nous apparaissons en tant quêtres politiques.

É. D. : Pourquoi avoir choisi de qualifier notre époque de pré-révolutionnaire plutôt que de révolutionnaire ?

P. J. : Les éditions Textuel avaient, dans un premier temps, intitulé le livre dentretiens avec Régis Meyran, LInsurrection numérique. Je me suis opposé à ce choix. En effet, la guerre civile est réelle et na pas été déclenchée par le peuple mais par la US Chamber of commerce. Le terme insurrection est, dans cette perspective, un absolu contresens.

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LES BLOGS

É. D. : Votre livre La guerre civile numérique (2011) propose une analyse des blogs entre « subversion et information ». Comment qualifiez-vous ce dernier terme ?

P. J. : Internet offre un espace privilégié à la diffusion dune information alternative. Malheureusement, celui-ci est essentiellement occupé par les théories du complot. Posant comme préalable une mécanique du secret, celles-ci forgent, en opposition, un discours qui se donne pour une vérité mais est en réalité un discours mythologique dessence xénophobe et antisémite. De telles théorisations relèvent de la pensée brute. Elles sappuient sur des bribes dinformation et pallient leur manque de connaissance véritable des mécanismes à lœuvre par la mise en avant dune volonté délibérée mais masquée qui orchestrerait dans lombre la marche des événements. Les discours complotistes ne salimentent pas seulement dinformations incomplètes, ils sappuient aussi très souvent sur des informations fausses, mettant en exergue leur caractère « scandaleux ». Elles affirment par exemple que les banques créent de largent à la demande, comme si lon était en manque dauthentiques scandales à dénoncer dans le monde de la finance ! Pour fallacieuse quelles soient, ces théories sont difficiles à contrecarrer, eu égard à lexistence avérée de sociétés telles que le Mont Pèlerin dont le but affiché est là véritablement de régenter le monde dans une perspective néo-féodale.

Internet permet cependant de diffuser une information occultée par la presse officielle. Presse qui sest largement mise au service du monde des affaires, ainsi quen témoignent les récents événements à Canal +, et qui est donc marquée par lautocensure, voire la censure pure et simple au nom dintérêts commerciaux.

Les blogs sont le vecteur de cette information alternative dont la teneur nest pas uniquement militante. Je relaye ainsi régulièrement des articles de la presse internationale dont les points de vue ne sont pas défendus en France.

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É. D. : Les articles de votre blog seront désormais publiés sous la forme dun magazine. Comment interprétez-vous ce retour à un support traditionnel après avoir utilisé le blog comme le secteur dune nouvelle culture de linformation ?

P. J. : Les blogs qui enregistrent une audience significative senrichissent de la participation des internautes. Mon blog publie les billets de nombreux contributeurs invités. Une telle démarche participe à générer un savoir global dont la publication est quasi immédiate. Cette facilité a toutefois un revers : elle renforce le caractère éphémère des textes. Les retrouver nécessite dentreprendre de longues recherches au sein dune base de données qui ne cesse de senrichir et qui mobilise maintenant trois serveurs.

Enfin, les outils informatiques permettent dimprimer une sélection darticles en un nombre dexemplaires calibré à la demande des lecteurs. Ce magazine mensuel ne sera donc pas immédiatement distribué en kiosque mais accessible moyennant un abonnement ou un achat au numéro. Cette édition paramétrée est assurée par un groupe dynamique qui sadresse à lensemble des blogueurs.

É. D. : Quelle sera la périodicité de cette publication ?

P. J. : Il sagit dun magazine mensuel5.

LA BLOCKCHAIN

É. D. : La blockchain modifie-t-elle les lois du marché ? Cet outil est porteur de beaucoup despoir.

P. J. : La blockchain a émergé des milieux libertariens et relève donc, à lorigine, dun projet antiétatique délibéré. Une telle démarche nest pas immédiatement illégitime. Elle peut sinscrire dans lhéritage de Max Stirner et de son ouvrage Lunique et la propriété (1845) qui participera à 259lémergence de lanarchisme radical. En tout état de cause, lantiétatisme implicite à la blockchain rencontre la sympathie des milieux daffaires américains, au premier rang desquels les frères Koch, grands défenseurs de lultralibéralisme.

Les rédacteurs de la fiche Wikipédia consacrée à Ayn Rand (1905-1982), porte-drapeau du libertarianisme ultralibéral, sétonnent que, « malgré sa considérable popularité hors du champ académique, ses travaux ne sont généralement pas commentés par la plupart des philosophes ». Un tel étonnement est sans fondement. Lœuvre dAyn Rand nappartient pas à la philosophie – ou pour le moins elle ne relève que dune philosophie spontanée : ne disposant daucune dimension critique ou théorique, elle est une vue du sens commun forgé par la pratique des hommes et des femmes daffaires.

La blockchain a été, par ailleurs, activement promue par les trafiquants darmes ou de drogue, aboutissant à la mise en ligne de la Silk Road où tous produits et prestations illicites étaient disponibles. Le créateur de ce site a pu être arrêté grâce à la proposition quil avait acceptée dun contrat visant à éliminer un de ses concurrents. La pègre y a donc vu une opportunité de créer un environnement financier autonome, détaché de toute instance étatique.

La blockchain ne saurait, malgré la volonté des banques individuelles, être autorisée par les États pour des raisons quils peuvent difficilement rendre publiques : empêcher précisément lapparition dun circuit de largent qui permettrait à la pègre, aux mafias et aux terroristes de trafiquer en toute quiétude à labri de tout regard.

Si les paradis fiscaux permettent de soustraire à ladministration fiscale certains revenus, ils permettent également aux états de négocier avec les preneurs dotages en toute discrétion. Ils autorisent enfin un certain contrôle de largent sale. Cette fonction officieuse est essentielle du fait que les États refusent de prendre position une fois pour toutes sur les problèmes moraux dapparence insolubles que sont les pots-de-vin, la prostitution, le trafic darmes et de drogue. Les États ne permettront donc jamais lavènement dun circuit autonome et sûr de largent qui les destituerait de leur pouvoir de surveillance.

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COLLAPSOLOGIE

É. D. : Comment envisagez-vous lanthropologie des savoirs aujourdhui ? Est-il nécessaire douvrir un nouveau champ détude transdisciplinaire sur le modèle du savoir collectif que vous avez évoqué précédemment ?

P. J. : Jai récemment donné une conférence à lInstitut des Études Avancées de Nantes autour de la notion de collapsologie. Essentiellement développée dans le monde anglo-saxon à partir des ouvrages de Joseph A. Tainter (The Collapse of Complex Societies, 1988) et de Jared Diamond (Collapse, 2005), elle décrit une logique de leffondrement historique des sociétés nayant pas pu résoudre lun de leurs problèmes vitaux. Rappelons que nos sociétés sont aujourdhui confrontées à une combinaison de trois de ces problèmes, constituant un soliton devenu indécomposable : la dégradation et la destruction environnementale, la complexité non-maîtrisée, accompagnée du transfert de nos décisions vitales à lordinateur, enfin notre système économique et financier à la dérive, dont nous connaissons les remèdes mais que les préoccupations court-termistes axées sur le profit de quelques individus puissants interdisent dappliquer.

Si ce risque mérite dêtre pesé en soi, lintérêt de la collapsologie réside plus particulièrement dans le regard original quelle propose en ce quil dépasse celui de lanthropologie. La méthodologie habituelle des enquêtes de terrain a pour conséquence de taire un certain nombre de données dès lors quelles sont partagées entre lobservateur et la population détude. Lanthropologue ne remarquera pas, au fil de ses études, que les hommes ont besoin doxygène pour vivre là où la collapsologie relèvera cette nécessité en priorité, dautant plus que les robots ny sont pas soumis. Lastronome britannique Martin Rees envisage les conséquences de la rareté des ressources naturelles de manière radicale lorsquil rappelle quil est impossible de concevoir une planète offrant un accès indéfini à loxygène. Une fois pris en compte ce paramètre, la posture anthropologique, faisant fi de cette contrainte, apparaît comme insuffisante. Ainsi, envisager le remplacement éventuel de lhomme par la machine permet de prendre un recul fécond par rapport à la posture anthropologique et par rapport à lhumanité elle-même.

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NOTRE COMPORTEMENT COLONISATEUR

É. D. : Pour poursuivre la logique darchéologie des sciences humaines développée par Foucault, le posthumanisme est considéré comme porteur dune vision spécifique de lanthropocène qui, de fait, sanctionne lobsolescence des divisions disciplinaires traditionnelles. Comment envisagez-vous leur restructuration ? Vous proposez, dans lun de vos ouvrages, de fonder une psychosociologie afin de dépasser lanthropologie.

P. J. : Lévi-Strauss ma incité à devenir un anthropologue de la finance, persuadé que cette posture aurait un jour une utilité. Ce jour fut celui où sest dessinée limminence de la crise des subprimes.

Notre espèce, comprise en un sens biologique présente trois grands traits. Colonisatrice, elle envahit son environnement et le détruit par négligence. Opportuniste, elle change très rapidement de stratégies lorsquelle rencontre des difficultés. Cette résilience majeure est à lorigine de la multitude de technologies que nous avons inventées, y compris les plus meurtrières dentre elles au premier rang desquelles la bombe atomique. Enfin, elle est une espèce sociale.

Le comportement colonisateur de lêtre humain atteint ses limites : la capacité de charge de notre espèce par rapport à son environnement est presque épuisée et ce, dautant plus que la population mondiale a été multipliée par quatre en un siècle.

Les hommes ont développé un nombre impressionnant de technologies – commettant au passage des erreurs absolument catastrophiques : selon la logique marchande, dès lors quune invention trouve acheteur, elle deviendra présente sur le marché. Linventivité et la versatilité qui découlent de lopportunisme manifesté par lêtre humain lui ont certes permis dallonger lespérance de vie mais également de créer des armes de destruction massive. Cet opportunisme noffrira-t-il pas, à terme, des outils efficaces pour enfin maîtriser son comportement colonisateur ?

Une telle perspective permet de renverser la problématique. Il ne sagit plus de promouvoir une science purement désintéressée dont certaines découvertes font progresser, de manière accidentelle, les sciences appliquées. Notre défi serait au contraire de nous doter doutils capables de juguler les problématiques que pose notre comportement colonisateur.

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Notre essence despèce animale sociale compense, dans une certaine mesure, son comportement colonisateur et les débordements destructeurs de son inventivité et de sa versatilité. Toutefois, pour être parfaitement efficiente, cette capacité doit être canalisée vers un modèle équivalent à celui propre aux insectes sociaux. La question quimpose à nous ce constat est la suivante : souhaitons-nous fonder une « société termite », même si celle-ci simpose comme la seule voie de salut immédiate et au long terme ?

Paul Jorion avec Daphné Vignon, Franck Cormerais
et Jacques Athanase Gilbert

1 Paul Jorion, Le prix, éditions du croquant, Paris, 2010, Flammarion, « Champs » Paris 2016.

2 Paul Jorion, Comment la vérité et la réalité furent inventées, Gallimard, Paris 2009.

3 URL : http://www.pauljorion.com/blog/

4 Robespierre : « Opinion sur les subsistances », le 2 décembre 1792. –« Il nest pas nécessaire que je puisse acheter de brillantes étoffes ; mais il faut que je sois assez riche pour acheter du pain pour moi et pour mes enfants. [] nul homme na le droit dentasser des monceaux de blé à côté de son semblable qui meurt de faim. – Quel est le premier objet de la société ? Cest de maintenir les droits imprescriptibles de lhomme. Quel est le premier de ces droits ? Celui dexister. – La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens dexister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là ; la propriété na été instituée ou garantie que pour la cimenter ; cest pour vivre dabord que lon a des propriétés. Il nest pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes. – Les aliments nécessaires à lhomme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la conserver est une propriété commune à la société entière. Il ny a que lexcédent qui soit une propriété individuelle et qui soit abandonnée à lindustrie des commerçants. [] – … quel est le problème à résoudre en matière de législation sur les subsistances ? Le voici : assurer à tous les membres de la société la jouissance de la portion des fruits de la terre qui est nécessaire à leur existence, aux propriétaires ou aux cultivateurs le prix de leur industrie et livrer le superflu à la liberté du commerce. » – Robespierre : entre vertu et terreur, Slavoj Zizek présente les plus beaux discours de Robespierre, Paris : Stock 2007, p. 144-145.

5 Le No 5 de (P)ièces (J)ointes a paru. Il est disponible dans quelques kiosques de Paris rive droite.