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Classiques Garnier

Anticiper le crime aux États-Unis Des méthodes actuarielles à l'usage du Big Data

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2016 – 2, n° 2
    . Le gouvernement des données
  • Auteur : Guérin (Vincent)
  • Résumé : Ce texte a pour objectif de mettre en perspective l’histoire d’une volonté d’anticiper le crime aux États-Unis et d’éclairer l’évolution de la relation entre savoir-pouvoir et subjectivité, des méthodes actuarielles à l’usage des mégadonnées (Big Data) et des algorithmes dits prédictifs.
  • Pages : 169 à 181
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406070641
  • ISBN : 978-2-406-07064-1
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07064-1.p.0169
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 12/08/2017
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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ANTICIPER LE CRIME
AUX ÉTATs-UNIS

Des méthodes actuarielles
à lusage du Big Data

Il était terriblement dangereux de laisser les pensées ségarer quand on était dans un lieu public ou dans le champ dun télécran. La moindre des choses pouvait vous trahir. Un tic nerveux, un inconscient regard danxiété, lhabitude de marmonner pour soi-même, tout ce qui pouvait suggérer que lon était anormal, que lon avait quelque chose à cacher. En tout cas, porter sur son visage une expression non appropriée (paraître incrédule quand une victoire était annoncée, par exemple) était en soi une offense punissable. Il y avait même en novlangue un mot pour désigner cette offense. On lappelait facecrime1. Georges Orwell, 1984.

Nineteen-Eighty-Four is an important book but we should not bind ourselves to the limits of the authors imagination2. Edward Snowden, 2014.

INTRODUCTION

Anticiper le crime, ce fantasme développé par les auteurs de science-fiction comme Philip K. Dick dans Minority Report mais aussi Georges Orwell dans 1984, serait en train de se réaliser dans les pays anglo-saxons.

Lobjet de ce texte est dobserver sur un siècle, aux États-Unis, la mutation de cette volonté de détecter, danticiper et de prévenir le crime avant son accomplissement et de sonder ce quelle dévoile : capter en 170toute objectivité la virtualité dun acte, en dautres termes sa potentialité, sa puissance mais aussi lémergence concomitante dune nouvelle normativité.

De façon plus générale, il sagit ici de saisir lévolution de la relation entre savoir-pouvoir et subjectivité au travers du passage de lâge actuariel à celui des volumes massifs de données (Big Data), et des dispositifs dits « algorithmo-prédictifs » comme Future Attribute Screening Technology (FAST).

LA MÉTHODE ACTUARIELLE

Les chiffres sont des êtres fragiles qui, à force dêtre torturés, finissent par avouer tout ce quon veut leur faire dire3.

Alfred Sauvy

Lusage des méthodes actuarielles en criminologie consiste à cerner la dangerosité potentielle dun comportement humain à partir dun calcul de probabilité. Issue du risque assurantiel, cette rationalité apparaît aux États-Unis dans les années 1920, où elle est mise au point par le sociologue Ernest W. Burgess de luniversité de Chicago4. Elle est utilisée pour la première fois dans les années 1930 à Joliet, le pénitencier de lÉtat de lIllinois. La probabilité de réussite dune libération conditionnelle est déterminée en fonction dun test de 21 facteurs construits à partir dun échantillonnage de 3000 détenus en liberté conditionnelle depuis quatre à cinq ans. Il sagit de saisir la relation statistique entre la réussite de la liberté conditionnelle et ces 21 facteurs comme lorigine ethnique, le profil social, lâge mental, le type de personnalité (égocentrique, instable, etc.). Lactuaire, un spécialiste de lapplication du calcul des probabilités et des statistiques, attribue des points aux facteurs associés à une plus 171forte probabilité de réussite et, en fonction du score établi, ventile les individus dans des catégories qui permettent de « prédire » les chances de réussite des libérations sous conditions. Ceux qui ont un plus grand nombre de points ont le taux de récidive le plus faible, les autres une plus grande probabilité de repasser à lacte5.

Cette méthode actuarielle se développe dans un contexte dhumanisation et dindividualisation de la peine qui fait écho à la publication en 1898 de louvrage éponyme du juriste français Raymond Saleilles qui sera traduit et publié aux États-Unis quelques années plus tard (Lindividualisation de la peine. Étude de criminalité sociale)6. Aux États-Unis, dans les années 1930, la sentence est indéterminée, cest three years to life. Jamais moins de trois ans et jusquà perpétuité. La libération conditionnelle met fin à la peine. Lenjeu est de prévoir la dangerosité future : qui est susceptible de récidiver7 ?

La méthode actuarielle repose sur le progrès statistique et lidée ambiante dêtre capable de décrire, prédire et manipuler le comportement humain individuel, présente entre autres dans le behaviorisme8. Son adoption aux États-Unis fut lente. Dans les années 1960, elle se développe à la faveur dun climat de suspicion à lencontre des capacités diagnostiques des psychologues en matière de délinquance9.

Certains soutiennent que la méthode de prédictions actuarielles est plus précise et plus efficace que lapproche clinique. Les causalités statistiques et cliniques entrent en rivalité10. En 1981, le psychologue américain John Monahan écrit que lévaluation de la dangerosité par un clinicien nest exacte quune fois sur trois. Il leur reproche des estimations proches du hasard, la surestimation des risques de récidive, etc.11.

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Dans les années 1970, le gouvernement fédéral, soucieux daméliorer lefficacité de la police, étend cette méthode à tous les États. Dans un premier temps limitée à la libération conditionnelle, elle devient une méthode de profilage et de ciblage des groupes à risques : trafiquants de stupéfiants, fraudeurs fiscaux, etc.12. De façon pragmatique : si un policier a le choix pour une arrestation entre deux personnes, il doit cibler celle qui appartient au groupe supposé avoir la plus forte probabilité dêtre coupable. Aux États-Unis se sont ainsi développées des arrestations ciblées, visant une minorité.

Le sociologue, statisticien et historien Alain Desrosières souligne que la quantification statistique est un reflet du monde et donc le produit de conventions sociales préexistantes. Aussi, plutôt que dinterroger lobjectivité et la neutralité des statistiques, il faut, selon lui, interroger les procédures dobjectivation et leur « visée » de neutralité13.

La méthode actuarielle sinscrit dans la théorie des choix rationnels (rational choice). Le calcul sexprime ainsi : si le coût du crime pour une population donnée augmente, alors les individus de cette population vont, a priori, commettre moins de crimes. Lefficacité repose sur le postulat que si lon cible une population qui a un taux de criminalité élevé, en augmentant le coût – on va arrêter plus souvent cette population cible comme les Portoricains – on va faire baisser son taux de criminalité, donc favoriser une réactivité. Cest ce que lon appelle l« élasticité », qui mesure la manière dont réagit une variable par rapport à une autre. Seulement, les policiers ont rapidement constaté que si lon arrêtait 60 % de chauffeurs afro-américains sur une autoroute, alors que cette population ne représente que 18 % de la population totale mais 60 % des personnes arrêtées, le taux de découverte de stupéfiants était quasi semblable au 40 % restant14.

Pour le juriste et sociologue américain Bernard Harcourt, il sagit dune discrimination statistique15 : alors que lon arrête beaucoup plus une minorité que les autres, nous sommes à un point déquilibre. Aussi dénonce-t-il lidée de la rationalité de la méthode actuarielle et « lélasticité » présupposée du crime chez certains groupes. Selon lui, ceux-ci ne vont pas changer leur comportement, tout simplement parce 173que les raisons qui les conduisent à commettre le crime excèdent le choix rationnel. En dautres termes, tous les groupes ne réagissent pas de la même manière. Il prend lexemple des Portoricains qui transportent de la drogue : il faut imaginer quils nont pas dautres alternatives, quils nont pas les mêmes possibilités davoir un emploi. Ceci explique une réactivité différente, et donc une élasticité moindre. Plus encore, nous assistons à ce quil appelle un « effet cliquet » : le ciblage renforce la stigmatisation16. Le groupe ciblé intériorise limage que lon porte sur lui et cette violence symbolique se répercute dans lemploi, léducation, etc. Au final, on assiste à une auto-réalisation qui génère une naturalisation, un « ça va de soi ». Le risque de cette ingénierie sociale qui envisage la vie comme une mécanique, cest la déshumanisation. Comment sen préserver ? Bernard Harcourt préconise daccepter l« aléatoire humain17 ».

New penology et underclass

Le déploiement des méthodes actuarielles aux États-Unis fait écho au courant dit de new penology conceptualisé dans un article de Malcom Feeley et Jonathan Simon en 199218. Cette dénomination surestime largement linfluence de ce discours aux États-Unis. Selon ce concept, le crime est considéré comme « un risque normal » dont il faut minimiser limpact. La nouvelle pénologie se concentre sur lacte sans questionner le contexte. Lintérêt porte moins sur le comportement individuel que sur la gestion du groupe auquel il appartient. Le crime est un « problème technique », « une probabilité statistique » plutôt quune « transgression ». Cette conception saccorde avec lusage de lévaluation actuarielle qui dissout le sujet dans « une combinatoire de facteurs », dartefacts. Lindividu nest plus décrit à travers ses caractéristiques morales ou cliniques mais via des distributions statistiques Dans cette pénologie, centrée sur lidentification du profil de risque, le sujet criminel est négligé, « démoralisé ». Il ne sagit plus de diagnostiquer et de traiter les causes du crime mais didentifier le taux de risques du délinquant et « la ressource pénale » appropriée19.

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Selon Malcom Feeley et Jonathan Simon, la nouvelle pénologie est une réponse à lémergence dune nouvelle compréhension de la pauvreté aux États-Unis avec le développement de la notion de « criminel de carrière » et dunderclass20. Lunderclass désigne une population « perçue comme définitivement pauvre et marginale21 », a priori pas intégrable (essentiellement les populations des ghettos noirs et les hispaniques). Un groupe considéré comme dangereux en raison des actes individuels, mais aussi de son potentiel collectif de délinquance22. Ce concept dunderclass incite au développement dune réponse pénale collective qui sied aux méthodes actuarielles : elles peuvent fonctionner à moindre coût, associées à des mesures dexclusion et de surveillance23. Pour le sociologue Loïc Wacquant, spécialiste de la marginalité urbaine et du système pénal américain, l« underclass urbaine » est une expression dangereuse qui désigne « “les mauvais pauvres” des quartiers ségrégués, ceux qui, par leur conduite, leur style de vie et leurs valeurs “dysfonctionnelles”, seraient responsables de leur pitoyable destin et du déclin de la ville24 ». La dangerosité, limmoralité et lappartenance à une catégorie stigmatisée (Afro-américains, Portoricains, Chicanos…) seraient les traits dominants de lunderclass25. Apparu en 1963 sous la plume de léconomiste Gunnar Myrdal pour désigner un phénomène structural, lunderclass réapparaît, sous un nouvel habillage, dans les années 1980 au moment où lÉtat providence est remis en cause26. À cette date, il se fixe sur le ghetto et devient comportemental27.

Dans cette nouvelle pénologie, lobjectif de la peine nest plus la correction du délinquant, mais sa gestion, le management du risque que représente la délinquance pour la société. Il sagit moins de réduire les écarts entre lindividu marginal et la norme ambiante, que de classer les 175individus ou groupe en regard de lécart normatif, sans souci de transformations ou de réhabilitations individuelles28. La priorité est donnée à la surveillance et la neutralisation dans une « prison-exclusion29 ». Le supermax, prison ou quartier de très haute sécurité, est lincarnation de cette « nouvelle pénologie », pour ceux dont la dangerosité estimée est la plus élevée, avec isolement préventif, absence de réinsertion et classification selon le risque30. La longueur de la peine ne dépend plus de la nature de lacte criminel, ni même de la personnalité du délinquant, mais de son profil de risque. Le système pénal na plus de fin sociale mais est une fin en soi : « On vérifie que les choses soient bien faites, plutôt que les bonnes choses soient faites31. »

Alors que Michel Foucault décrivait des dispositifs disciplinaires (prison, asile, caserne, etc.) comme des machines visant à subjectiviser les individus, le philosophe Giorgio Agamben pointe le passage de ces processus de subjectivisation, de gouvernement, à des processus de désubjectivation, qui nont plus pour ambition la construction dun sujet32.

Dans un système néolibéral qui craint que le gouvernement nagisse trop, la nouvelle pénologie permet une meilleure gestion des ressources en recherchant la mesure efficiente. La rationalité économique, inadéquate pour le délinquant, est utile pour le système pénal. Le travail au sein de linstitution se caractérise par une augmentation et un morcellement des tâches administratives, lapplication doutils à des fins dobjectivisation. In fine, les données informatiques servent à contrôler lactivité, la performance des agents pénaux33. Observons, à la lumière de cette histoire, FAST, un dispositif « algorithmo-prédictif ».

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Future Attribute Screening Technology (FAST)

En devenir, le dispositif FAST a pour objectif explicite de détecter et désamorcer une intention terroriste. Il sinscrit dans la politique sécuritaire née des attentats du 11 septembre 2001. Un événement qui a dévoilé lincapacité de la National Security Agency (NSA) à interpréter les signes de la menace et son manque de communications avec la CIA et le FBI34.

En chantier depuis 2008, FAST est développé par le Department of Homeland Security (DHS)35. Créée en 2002, cette agence a pour mission de prévenir les attaques terroristes, réduire la vulnérabilité, minimiser les dommages et récupérer des attaques qui surviendraient36. Versant intérieur du ministère de la Défense, elle dispose dun effectif de 240 000 salariés et est dotée dun budget annuel de 100 milliards de dollars. Plusieurs entreprises privées participent à lélaboration de FAST comme Battelle, Draper Lab, etc.

Ce dispositif repose sur le postulat quune personne qui souhaite commettre un crime a une attitude « remarquable » qui se traduit sur le plan comportemental, physiologique et paralinguistique (gestes, mimiques)37.

Présentée comme neutre en termes de genre, de culture et dâge, nutilisant pas de techniques de profilage ou de collecte dinformations identifiables38, cette biométrie – une quantification du vivant – est annoncée comme respectueuse des droits civils, de la liberté et de la vie privée. Utilisés sous la forme dun module à un checkpoint dans un aéroport, pour un événement sportif ou politique, des capteurs scrutent les mouvements du corps, lactivité cardiovasculaire, loculométrie (eye tracker), la nature de la voix, les sons émis et bientôt les niveaux démissions de phéromones, afin de détecter une intention malveillante 177comme une attaque terroriste39. Discret, bientôt transparent, FAST permet aux passagers, aux supporters de se déplacer sans entrave, de manière fluide : pas de chaussure, de ceinture à enlever, de fouille au corps nécessaire40. Ainsi, FAST apparaît comme une nouvelle technique qui pourrait accentuer la surveillance dite de masse, donner corps à un data-panoptisme41.

Associée à létat de guerre issu des attentats du 11 septembre 2001, cette surveillance de masse rendue possible grâce à la collecte de mégadonnées sincarne dès le 26 octobre 2001 dans le USA Patriot Act (acronyme signifiant : « Unir et renforcer lAmérique en fournissant les outils appropriés pour déceler et contrer le terrorisme42 »). Elle se caractérise par laccentuation de linterception généralisée des communications, lusage de la biométrie et bien sûr de la vidéo-surveillance, etc. Un état de guerre résumé ainsi par un journaliste : « Fight terror as if there were no rules43. »

Cette surveillance se serait accentuée avec lattentat du marathon de Boston en avril 201344. À Manhattan uniquement, il y aurait plus de 4000 caméras, à Chicago 10 000 (en Europe, Londres bat tous les records avec un demi-million de caméras)45. Aux États-Unis ce marché de la sécurité fait la fortune de certaines entreprises comme la très confidentielle Palantir Technologies, Inc spécialisée dans lanalyse de données. Le nom de Palantir viendrait de la « pierre de vision », une sorte de boule de cristal présente dans Le seigneur des anneaux. Cette « licorne », autrement dit une start-up promise à un bel avenir, en partie financée par des fonds dévolus au renseignement, propose des systèmes de dataveillance pour la CIA et notamment Gotham (une allusion à Batman) utilisé dans la lutte anti-terroriste et Metropolis (Superman) destiné aux entreprises46. 178Un marché qui fait écho à une remarque de linformaticien américain, ancien agent de la CIA et de la NSA, Edward Snowden :

We constantly hear the phrase national security but when state begin… broadly intercepting the communications, seizing the communications by themselves, without any warrant, without any suspicion, without any judicial involvement, without any demonstration of probable cause, are the really protecting national security or are they protecting state security47?

Censé être provisoire, cet état dexception a été reconduit très largement en juin 2015 sous le nom dUSA Freedom Act.

ÉTAT DEXCEPTION VS ÉTAT DE DROIT

Avec FAST, certains redoutent les erreurs. Selon le DHS, il serait fiable à « 81 %48 ». Détectera-t-il les intentions des gens qui portent une bombe à leur insu ? Le dispositif est-il opérant face à des « bombes humaines » persuadées dêtre dans leur « bon droit49 » ?

Comment faire face à la marge derreur inhérente à lestimation statistique ? Imaginons un algorithme qui ne se tromperait quune fois sur cent. Prenons lexemple de laéroport JFK de New York. Entre le 1er janvier 2014 et le 31 décembre 2014, 53 000 000 passagers y ont transité, soit 150 000 par jour. Avec 1 % derreur, nous obtiendrions 1500 erreurs chaque jour, dont des gens animés dune intention terroriste.

De plus, la force normative du dispositif, lapparente objectivité du signal qui se déduit de lui-même par induction (non de manière causale), contraindra lopérateur de FAST en cas dalerte à ne pas sécarter de la recommandation automatique « optimale » et ainsi intervenir indépendamment via linterprétation subjective quil ferait de la situation basée 179sur le bon sens50. Une illustration de laltération/distorsion de notre perception lorsque nous nous en remettons à lautomatisation51. Ignorer lalerte reviendrait à justifier le déclenchement dun dispositif qui paralyserait peut-être laéroport ou le lieu public auquel FAST donne accès et aurait ainsi des conséquences économiques et bien sûr personnelles sur l« opérateur » qui serait sommé de justifier son comportement face à l« autorité numérique ».

Le juriste américain, Christopher Rogers reproche aussi à FAST denfreindre le 4e amendement, qui protège les citoyens américains contre des investigations non justifiées de la part du gouvernement, en récoltant et dévoilant des (méta) données biométriques signifiantes de létat de santé des personnes. En effet, si le système détecte des anomalies physiologiques, hormonales, il dévoile aussi la santé cardiovasculaire, lanxiété pathologique, la dépression, le temps de lovulation, etc.52. Mais le 4e amendement nest-il pas déjà largement contourné par les intrusions massives effectuées par la NSA53 ? On pourra bien sûr rétorquer, à juste titre : quelle importance alors que des vies soient en jeu ? Seulement, où arrêter lengrenage ?

Le juriste pointe dautre part quune mauvaise intention nest pas un crime en soi, la pensée nest pas passage à lacte54. En 1949, George Orwell, dans son roman 1984, craignait que le gouvernement ne punisse un jour le crime de la pensée.

FAST, rappelons-le, est un dispositif qui a pour objet de détecter une intention, non laction de lindividu mais sa potentialité, sa puissance. Cette distinction entre lacte et la puissance, loin dêtre un artifice philosophique, sancre ici dans le concret. En effet, sans nier la menace objective, le problème immédiat qui se pose est de savoir si on peut arrêter et donc neutraliser, pour raison de sûreté, quelquun qui na pas 180commis de crime : présumé dangereux ? Explorée dans la science-fiction et notamment par Philip K. Dick dans Minority Report, la culpabilité se situant en amont, avant même lintention de la personne, conduit au paradoxe suivant énoncé par les protagonistes :

Linconvénient fondamental, du point de vue juridique, inhérent à la méthodologie de Précrime ne vous a probablement pas échappé non plus. Nous arrêtons des individus qui nont nullement enfreint la loi.

– Mais sy apprêtent, affirma Witwer avec conviction.

– Justement, non, par bonheur… puisque nous les arrêtons avant quils puissent commettre un quelconque acte de violence. Donc, lacte criminel proprement dit ne relève strictement que de la métaphysique. Cest nous qui proclamons ces gens coupables. Eux se prétendent éternellement innocents. Et en un sens, ils sont innocents.

Plus loin :

Notre société ne connaît plus le crime grave, poursuivit Anderson, mais nous avons tout de même un camp de détention peuplé de criminels potentiels55.

Avec FAST, la responsabilité et donc le libre arbitre sont abolis. Nous sommes en présence dune démoralisation de lacte, une dé-subjectivisation, en un mot la gestion dun risque ; un phénomène repérable dans le champ pénal américain depuis au moins les années 1930. Cette « objectivisation » est renforcée par lusage du Big Data et la négation de lexistence dun « dehors » à lintelligibilité algorithmique56, le fantasme dune vérité cachée apparaissant sous les traits de lobjectivité machinique, une norme opaque émergeant dune corrélation de données. La discrimination directe, causale, davant lère numérique, fondée sur lappartenance ethnique, sociale, politique, largement dénoncée comme stigmatisante, auto-réalisatrice, naturalisante est ici contournée et, par là même, la critique à légard du dispositif se trouve affaiblie. Nous sommes dans une « visualisation » algorithmique, une manière de produire de la connaissance qui fait apparaître des catégories jusqualors imperceptibles en apparence « impartiales », non discriminantes.

Bien que des travaux montrent que la production des données et les algorithmes ne sont pas exempts de biais cognitifs et de préjugés, 181indifférents au contexte et à la cause des phénomènes, cette « visualisation », non critique, nest pas suspecte.

De plus, cette « objectivité » machinique pose le problème de la discrimination indirecte et la difficulté pour la personne incriminée de faire valoir son point de vue. Comment faire valoir ses droits, contester, face à la vérité dun « grand Autre » numérique ? Devant lopacité machinique, notamment dans le cas dun système auto-apprenant même supervisé (apprentissage profond ou deep learning), la juriste Antoinette Rouvroy suggère de réintroduire la responsabilité humaine en inversant la charge de la preuve : celui qui use dun tel dispositif doit apporter la preuve de labsence deffets discriminatoires, cest-à-dire son objectivité57.

CONCLUSION

FAST est le reflet de lévolution des dispositifs sécuritaires vers lobjectivisation/dé-subjectivisation, la transparence, en un mot le « citoyen de verre ».

Ce projet met en lumière lémergence de techniques de plus en plus invasives, faisant émerger une nouvelle normativité qui permet de neutraliser la dangerosité en puissance en déplaçant la répression au plus près de lintention au risque dune déshumanisation.

Au nom de létat dexception doit-on justifier linjustifiable ? Létat dexception, cest une banalité, va de pair avec un état de vigilance. Une vigilance qui doit être portée sur les glissements, parfois imperceptibles, de nos cadres de référence, leur « naturalisation », repérable aux normes et convictions de chacun, ce que lon juge normal ou pas, qui rend acceptable ce qui aurait été inconcevable il y a encore peu de temps.

Vincent Guérin

Université dAngers

1 Georges Orwell, 1984 [1949], Paris, Gallimard, 1984, p. 93.

2 Alan Rusbridger et Ewen McAskill, « Edward Snowden interview – the edited transcript. The whistleblower speaks to Alan Rusbridger and Ewen MacAskill about life in Russia, the NSA culture, his time there and the future of communication », The Guardian, 18 juillet 2014, n. p.

3 Dans Virginie Gautron et Émilie Dubourg, « La rationalisation des outils et méthodes dévaluation : de lapproche clinique au jugement actuariel », Criminocorpus, Revue dHistoire de la justice, des crimes et des peines, 26 janvier 2014, n. p.

4 Bernard Harcourt, « Surveiller et punir à lâge actuariel, Généalogie et critique », Déviance et société, vol. 35, no 1, 2011, p. 5.

5 Ibid., p. 13.

6 Ibid., p. 8 et « La criminologie actuarielle », Bernard Harcourt interviewé par Antoine Garapon, Le bien commun, France Culture, 23 avril 2008, p. 13 [en ligne].

7 « La criminologie actuarielle », op. cit., p. 2-3.

8 Jean Belanger, « Images et réalité du behaviorisme », Philosophiques, vol. 5, no 1, 1978, p. 5.

9 Thibaut Slingeneyer, « La nouvelle pénologie, une grille danalyse des transformations des discours, des techniques et des objectifs dans la pénalité », Champ pénal, vol. IV, 2007, n. p.

10 Virginie Gautron et Émilie Dubourg, « La rationalisation des outils et méthodes dévaluation : de lapproche clinique au jugement actuariel », op. cit., n. p.

11 John Monahan, The clinical prediction of violence behavior, Washington DC, Government printing office, 1981 ; John Monahan, The prediction of violent behavior : toward a second generation of theory and policy, American Journal of Psychiatry, no 14, 1er janvier, 1984.

12 « La criminologie actuarielle », op. cit., p. 3.

13 Christian Mouhanna, « Entretien avec Alain Desrosières », Sociologies pratiques, no 22, 2011, p. 15-18.

14 « La criminologie actuarielle », op. cit., p. 6.

15 Ibid., p. 4.

16 Ibid., p. 10.

17 Ibid., p. 16.

18 Malcom M. Feeley et Jonathan Simon, « The New Penology : Notes on the emerging strategy of corrections and its implications », Criminology, vol. 30, no 4, 1992, p. 449-473.

19 Thibaut Slingeneyer, « La nouvelle pénologie, une grille danalyse des transformations des discours, des techniques et des objectifs dans la pénalité », op. cit., n. p.

20 Malcom Feeley M. et Jonathan Simon, « The New Penology : Notes on the emerging strategy of corrections and its implications », op. cit., p. 453 et 467.

21 Thibaut Slingeneyer, « La nouvelle pénologie, une grille danalyse des transformations des discours, des techniques et des objectifs dans la pénalité », op. cit.

22 Malcom Feeley M. et Jonathan Simon, « The New Penology : Notes on the emerging strategy of corrections and its implications », op. cit.

23 Thibaut Slingeneyer, « La nouvelle pénologie, une grille danalyse des transformations des discours, des techniques et des objectifs dans la pénalité », op. cit.

24 Loïc Wacquant « Lunderclass urbaine dans limaginaire social et scientifique américain », Serge Paugam (dir.), Lexclusion, létat des savoirs, Paris, La Découverte, 1996, p. 248-262.

25 Ibid., p. 249.

26 Ibid., p. 253-254.

27 Ibid., p. 256.

28 Thibaut Slingeneyer, « La nouvelle pénologie, une grille danalyse des transformations des discours, des techniques et des objectifs dans la pénalité », op. cit.

29 Idem.

30 Yasmina Bouagga, « Qui sont les “pires des pires” ? Des usages des classifications en Supermax aux États-Unis », Déviance et société, vol. 34, no 1, 2010.

31 Thibaut Slingeneyer, « La nouvelle pénologie, une grille danalyse des transformations des discours, des techniques et des objectifs dans la pénalité », op. cit.

32 Giorgio Agamben, Quest-ce quun dispositif ?, Paris, Payot, 2007, p. 42.

33 Thibaut Slingeneyer, « La nouvelle pénologie, une grille danalyse des transformations des discours, des techniques et des objectifs dans la pénalité », op. cit.

34 Claude Delesse, NSA. National Security Agency. Lhistoire de la plus secrète des agences de renseignement, Paris, Tallandier, 2016, p. 95.

35 Privacy Impact Assessment for the Future Attribute Screening Technology (FAST) Project December 15, 2008 [en ligne].

36 The Departement of Homeland Security, President George W. Bush, juin 2002 [en ligne].

37 Christopher A. Rogers, « A slow march towards thought crime : How the department of homeland securitys fast program violates the fourth amendment », American University Law Review, vol. 64, février 2015, p. 344.

38 DHS Science and Technology Directorate, Future Attribute Screening Technology, Homeland Security [en ligne].

39 Christopher A. Rogers, « A slow march towards thought crime : How the department of homeland securitys fast program violates the fourth amendment », op. cit., p. 344.

40 Idem.

41 Ibid., p. 372 ; Sur le concept de data-panoptisme : Éric Sadin, La vie algorithmique. Critique de la raison numérique, Paris, Léchappé, 2015.

42 Wanda Mastor, « Létat dexception aux États-Unis : le USA PATRIOT Act et autres violations “en règle” de la Constitution », CRDF, no 6, 2007, p. 62.

43 Ibid., p. 61.

44 Jennifer Valentino-DeVries, Julia Angwin et Steve Stecklow, « Document Trove exposes surveillance methods », The Wall Street Journal, 19 novembre 2011.

45 Keith Proctor, « The great surveillance boom », Fortune, 26 avril 2013.

46 Jamel El Hassani, « Palantir, la mystérieuse start-up qui pèse 20 millions de dollars », Le Figaro, 26 juin 2015.

47 Alan Rusbridger and Ewen MacAskill, « Edward Snowden interview – The edited transcript. The whistleblower speaks to Alan Rusbridger and Ewen MacAskill about life in Russia, the NSA culture, his time there and the future of communication », op. cit.

48 Christopher A. Rogers, « A slow march towards thought crime : How the department of homeland securitys fast program violates the fourth amendment », op. cit., p. 345.

49 Ibid., p. 348.

50 Cette analyse est inspirée par Antoinette Rouvroy dans « Des données et des Hommes. Droits et libertés fondamentaux dans un monde de données massives », Rapport à destination du Comité Consultatif de la Convention pour la protection des personnes au regard du traitement automatisé de données personnelles du Conseil de lEurope, Conseil de lEurope, Direction Générale droits de lHomme et État de Droit, 11 Janvier 2016, T-PD-BUR (2015) 09 REV, p. 45.

51 Nicholas Carr, The glass cage. Who needs humans anyway ?, Vintage, London, 2015.

52 Christopher A. Rogers, « A slow march towards thought crime : How the department of homeland securitys fast program violates the fourth amendment », op. cit., p. 359-361.

53 Glenn Greenwald, Nulle part où se cacher : laffaire Snowden par celui qui la dévoilée au monde, Paris Lattès, 2014 [No place to hide, New York, Metropolitan Books, 2014].

54 Christopher A. Rogers, « A slow march towards thought crime : How the department of homeland securitys fast program violates the fourth amendment », op. cit., p. 367.

55 Philip K. Dick, Minority Report [1953], Paris, Gallimard, 2002, p. 18.

56 Antoinette Rouvroy, « Des données et des Hommes. Droits et libertés fondamentaux dans un monde de données massives », op. cit., p. 15.

57 Idem, p. 18.