Un souvenir digital
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2016 – 1, n° 1. Le texte à venir - Auteur : Chantepie (Philippe)
- Pages : 257 à 258
- Revue : Études digitales
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- EAN : 9782406061939
- ISBN : 978-2-406-06193-9
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06193-9.p.0257
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 29/09/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Un souvenir digital
Un souvenir, un morceau de mémoire, une image sans pixel, il y a dix ans, graphé au matin d’une nuit sans mélatonine… ou plutôt non, ni graphé, ni manuscrit, mais la main y était et les doigts aussi pour taper des mots, des mots dessinant du souvenir. Ce n’était pas un tapuscrit, mais les doigts tapaient dans la nuit pour figurer sur l’écran laiteux un moment qui s’échappait déjà.
– The question is : « Digital » plutôt que « Numérique » ?
– La question si formelle traînait sans réponse, sans autre réponse que la réponse immédiate d’une remontée du corps, du bruit du corps sur les touches, bruit si familier et oublié, mais à ce moment conscient, de l’intrication du numérique aux corps computés dans la grande mobilité du temps présent. Le souvenir est venu entier comme la réponse, une réponse, ma réponse, physique, entière et unie comme un corps, à la question digitale.
« Chairs mobiles, minuties digitées »
Los Angeles, 22 juillet 2005
L’avion DHL – “Rang 27, places “bookées”, transit à Montréal et non Toronto”, lançant l’impression de colonnes de codes indéchiffrables (horaires, codes de vols, d’embarquements, de transits…). L’avion raté est rattrapé. Dans l’après le 9/11 (11 septembre), le contrôle électronique des flux a pris en charge le retard imprévu, le transforme en avance, le cale en temps réel, régule. Les codes-barres EAN font le reste, comme Fedex, DHL : enregistrer, stocker, transmettre, transiter, centraliser/décentraliser des paquets, ici de chairs, là de digits, dans des hubs aéroportuaires, parallèlement aux paquets de bits transitant dans les systèmes d’information interconnectés des compagnies aériennes, du Custody et State Departement de l’US administration, comme ceux de Visa-Mastercard (…)
La main et la frontière – Plus tard, on offusque la lumière rouge d’installations biométriques mis à disposition des futurs visiteurs et l’on prête son visage à la lentille d’une webcam tendue par la douanière, identifiée Lula, à quelques pas des stars & stripes banners (…)
258La surface de la chair digitale s ’ est comme insensiblement mais imprescriptiblement mutée en digit. Ses minuties scannées, encodées graphées, calculées, enveloppent déjà la signature unique authentifiée, pulvérisée – sans contrôle – sur les réseaux électroniques : watermarking anatomique enregistré, stocké, transporté, inaltérable (…)
On ne peut plus alors distinguer dans cette fonction acquise, ce que ces minuties numériques conservent des terminaisons anatomiques d ’ une main numérisée, à présent arraisonnée par le Digital Rights Management system de l’écoulement des flux de corps passant une frontière du monde (…)
Dûment digité, j ’ entrais dans l ’ Amérique digitale.
Dix ans ont passé. Et, je me dis sans y penser, que cette décennie écoulée n’a que peu écouté ce que le corps sait, savait nativement du numérique, lui qui est naturellement digital, ce dont il se souvient, plus, autrement et donc mieux que la mémoire vive qui a permis de retrouver quelque part dans une mémoire morte numérique d’un quelconque disque dur qu’on désigne – digit, encore – mais à tort memory disk, par l’action de quelques doigts sur une machine culturelle ou de mémoire demeurait ce presque-rien d’un texte numérique et rien du réel resté dans le corps dont surgit le souvenir.
Philippe Chantepie
Ministère de la culture
et de la communication
École Polytechnique /
Telecom Paris-Tech
Shenzhen University