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Classiques Garnier

Prince et princesse, 0 et 1 Note sur la résistance du signifiant en ambiance binaire

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2016 – 1, n° 1
    . Le texte à venir
  • Auteur : Rey (Olivier)
  • Résumé : Le « jeu de l’imitation », imaginé par Turing pour tester s’il convient de qualifier une machine de pensante, en appelle de façon essentielle à la différence des sexes, et à la possibilité de s’en affranchir : sont en effet comparées les facultés respectives d’un homme et d’une machine à se faire passer pour une femme. Cependant, quand l’homme s’efforce par le langage de subvertir la dualité des sexes, la machine ne peut le concurrencer qu’en absolutisant une autre dualité, celle du code binaire.
  • Pages : 19 à 23
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406061939
  • ISBN : 978-2-406-06193-9
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06193-9.p.0019
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/09/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Prince et princesse, 0 et 1

Note sur la résistance du signifiant
en ambiance binaire

Grâce aux procédures dites de numérisation – en vérité de codification binaire –, aux ordinateurs et au réseau mondial, jamais transmettre un message na été aussi facile. Cette facilité a aussi ses inconvénients : la prolifération cancéreuses des messages, via leur duplication automatique potentiellement illimitée. Afin de contrer ce processus, un certain nombre de sites internet imposent, avant denregistrer un formulaire, un test qui permet de vérifier que ledit formulaire a bien été rempli par un être humain et non par un machine. Lépreuve consiste, en général, à identifier une suite de chiffres ou de lettres suffisamment déformés pour mettre en échec les logiciels de reconnaissance automatique de caractères. Ces tests sont désignés par le (rétro)acronyme captcha, pour Completely Automated Public Turing test to tell Computers and Humans Apart (Test de Turing complètement automatisé pour distinguer les ordinateurs des humains).

Pareille appellation nest pas des plus heureuses. Le test imaginé et décrit par Turing en 19501 ne visait pas, faut-il le rappeler, à distinguer ou confondre humain et machine, mais à déterminer sil convenait, ou non, dattribuer à une machine la qualité de « pensante ». Certes, répondre à cette question supposait une comparaison entre les performances de la machine et celles dun être humain. Dans quel contexte ? Il est clair, depuis lapparition des premiers calculateurs électroniques, quil est certains terrains où les machines peuvent se montrer beaucoup plus efficaces que nimporte quel être humain. Cela étant, quels quaient été les progrès de linformatique depuis un demi-siècle, il est évident que sur dinnombrables autres terrains les machines demeurent incapables de 20concurrencer les facultés humaines. Afin de décider sil est raisonnable, ou non, de dire dune machine quelle pense, une confrontation directe avec lêtre humain nest pas la bonne méthode : le jugement dépend trop étroitement des modalités de la rencontre. Lidée géniale de Turing a été, pour éviter ce biais, dimaginer un test où la comparaison entre les performances de lêtre humain et de la machine ne sopère que de façon médiate.

Le test est fondé sur un « jeu de limitation ». Le dispositif précis est le suivant : un interrogateur (homme ou femme) sefforce de deviner, en posant des questions à un homme et une femme quil ne voit pas, et avec lesquels il ne communique que par lintermédiaire de messages, qui est lhomme, qui est la femme. Pour éliminer les particularités de la voix, les messages sont écrits et, pour éviter toute possibilité dinférence à partir des formes de lécriture, dactylographiés (Turing faisait appel à un téléscripteur, aujourdhui on utiliserait un service de messagerie instantanée). Le but de lhomme est, dans le temps imparti pour le jeu, dinduire linterrogateur en erreur (cest-à-dire de se faire passer pour la femme), celui de la femme de lui faire découvrir la vérité (cest-à-dire de le convaincre que cest bien elle la femme). En répétant de nombreuses fois le jeu, on enregistre le taux de succès et déchec de linterrogateur. Dans un second temps, et sans que linterrogateur le sache, lhomme est remplacé par une machine qui reprend son rôle, cest-à-dire prétend dans le jeu être une femme. Si le taux de succès et déchec de linterrogateur demeure inchangé, voire diminue, autrement dit si la substitution de la machine à lhomme nentraîne pas de modification dans lissue du jeu, ou rend la tâche encore plus difficile à linterrogateur, alors on doit convenir, selon Turing, que la machine pense. Notons que le déroulement en deux étapes du test est destiné à mettre, autant que faire se peut, lhomme et la machine à égalité dans la comparaison qui est effectuée : on ne compare pas une machine devant passer pour un homme (ce quelle nest pas), à un homme devant passer pour ce quil est, mais une machine et un homme devant, lun comme lautre, passer pour une femme (ce que ni lun ni lautre ne sont)2.

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Une autre chose est à remarquer qui, à ma connaissance, nest jamais relevée : pour que le test soit opérant, il est nécessaire que, dans un certain nombre de cas au moins, lhomme soit capable de mettre en échec linterrogateur, cest-à-dire soit capable de se faire passer auprès de lui pour la femme. Sans quoi, nimporte quelle machine concevable ferait aussi bien ! Or, au sein dune culture traditionnelle, où les rôles des hommes et des femmes sont clairement définis et très différenciés, linterrogateur naurait aucun mal à déjouer les prétentions de lhomme à être la femme. Il lui suffirait dinterroger ses interlocuteurs sur les détails de tâches spécifiquement féminines pour savoir à quoi sen tenir. Autrement dit, le test de Turing nest concevable quau sein dune culture où la différence entre les hommes et les femmes nest plus si nette, apparaît de moins en moins comme essentielle et de plus en plus comme une différence parmi dautres. Là où les cultures traditionnelles conçoivent lhumanité comme composée dhommes et de femmes3, la pensée moderne la conçoit comme composée dêtres humains, secondairement masculins ou féminins. On dit la modernité matérialiste, mais ce prétendu matérialisme nest que la contrepartie dun spiritualisme exacerbé, si dominant quil se perd de vue lui-même. De ce point de vue spiritualiste, la différence entre hommes et femmes est purement anatomique. Cest ce qui rend envisageable le « jeu de limitation » : une fois lanatomie dissimulée (linterrogateur ne voit pas ses interlocuteurs et ne communique avec eux que par messages dactylographiés), rien nempêche plus un homme de prétendre être une femme. Et il y parviendra dautant mieux quau sein de lorganisation sociale, les rôles et fonctions ne sont plus attribués en fonction du sexe.

Une question se pose : lécriture mécanisée est-elle le moyen qui permet une communication qui ne porte plus en elle aucune trace du corps qui la produit ? Ou bien est-ce lécriture, en particulier lécriture alphabétique, non pas encore mécanisée mais déjà, par nature, suffisamment standardisée pour être déchiffrable par tout un chacun, qui tend à rendre les corps subsidiaires ? Il semble que le principe alphabétique ne joua pas un mince rôle dans lélaboration des premières conceptions atomistes selon lesquelles, derrière la diversité et les changements du 22monde, se tiennent partout les mêmes éléments, diversement positionnés et ordonnés, combinés et recombinés : « car après tout, ce sont les lettres du même alphabet qui composent “tragédie” et “comédie”4 ». De façon analogue, ce sont les mêmes atomes qui servent à composer nimporte quel corps, et lesprit qui pénètre et domine ces différents arrangements se vit comme affranchi de la matière – aussi matérialiste quil puisse se dire par ailleurs. En fin de compte, la codification généralisée est aussi bien ce qui tend à retirer aux différences corporelles leur portée – celles-ci ne sont plus que le résultat dagencements toujours susceptibles dêtre modifiés –, que le résultat de cette conception du réel comme combinaisons déléments minimaux. Au terme du processus ne demeurent, pour composer tout ce qui existe, que deux signes : le 0 et le 1.

Nest-ce pas curieux. La réalité du sexe, cest quil y en a deux. Et qui plus est, pas si bien assortis que cela, nen déplaise aux tenants de la complémentarité. Pour échapper au duel, il faut un troisième terme. Ou alors, montrer que le duel na pas lieu dêtre puisque, derrière la différence des apparences, il ny a jamais que du même. « Êtes-vous certain que celles qui portent de longs cheveux soient de la même nature que la mienne ? », demande Maldoror dans ses chants. Oui, répond la science contemporaine, il ne sen faut que dun X ou dun Y dans le génome, ou dune construction arbitraire dans le champ social. Derrière la dualité des sexes, il y a lunité du substrat. Reste que pour coder les agencements des particules ou de la société, deux signes au moins sont nécessaires. Au bout du chemin, ne se trouve donc pas lunité, mais une nouvelle donne de la dualité. Et nest-il pas frappant de constater que, malgré larbitraire du signe dont on se gargarise, les deux signes ultimes dont tout doit ressurgir aient une forme aussi… sexuée ? Comme si la dualité des sexes nétait pas une exemplification parmi dautres du nombre deux, mais son prototype.

Turing, condamné au printemps 1952 par la justice britannique pour homosexualité, accepta afin déviter la prison et de pouvoir continuer ses travaux de se soumettre à un traitement chimique. Linjection régulière pendant un an dœstrogènes, destinées à faire disparaître sa libido, le rendit impuissant et entraîna une transformation physique, en particulier au niveau de la poitrine. Lui qui avait imaginé un jeu où la dissimulation du corps devait permettre à un homme de se faire 23passer pour une femme, on lui imposa une féminisation de son propre corps. Nul ne peut évaluer le rôle exact que cet épisode a joué dans son suicide, survenu un an après larrêt du traitement, le 7 juin 1954, un lundi de Pentecôte. Mais il est difficile de ne pas voir dans ce geste, au moins en partie, un effet différé de lépreuve endurée, un contrecoup de la déstabilisation identitaire engendrée par les modifications corporelles que la « thérapie » hormonale avait induites. On attribue à Turing une conception tout à fait matérialiste de lesprit. Cependant, en choisissant les injections plutôt que la prison, na-t-il pas cru que lesprit était indépendant de son corps, abandonné aux endocrinologues ? Il est vrai que dans un dispositif comme le « jeu de limitation », lesprit semble détaché du corps – ce qui permet à lhomme de se prétendre femme, puis dimaginer son remplacement par une machine. Mais la vie nest pas un jeu, et lesprit pas seulement une instance de simulation. « Le genre humain ne peut pas supporter beaucoup de réalité5 » : il est possible que Turing ait succombé à une dose trop forte dun réel que, pendant longtemps, il avait réussi à tenir à distance.

Turing est mort dempoisonnement, après avoir croqué une pomme préalablement trempée dans du cyanure. Dans le conte de Blanche-Neige, la méchante reine déguisée en paysanne donne une pomme empoisonnée à la jeune fille qui, en la mordant, perd connaissance. Mais un jour, un prince charmant survient, qui déloge le morceau de pomme coincé dans la gorge de Blanche-Neige et ramène celle-ci à la vie. En 1937, Walt Disney avait tiré de cette histoire un dessin animé musical que Turing connaissait bien, et qui lui aurait inspiré sa façon de mourir. Comme si, un jour, un prince charmant allait venir le réveiller. Au cours de son existence, le concepteur de la machine qui porte son nom, modèle formel des ordinateurs, faisait on ne peut plus clairement la différence entre les princes et les princesses. Peut-être a-t-il cherché, dans lintelligence artificielle, un monde où, enfin, cette différence épuisante naurait plus cours. Mais comme on la vu, même là les choses ne sont pas si simples.

Olivier Rey

1 Voir « Computing machinery and intelligence », in Mind, vol. 59, no 236, octobre 1950, p. 433-460.

2 Turing estimait, en 1950, que cinquante ans plus tard des ordinateurs commenceraient à donner des résultats satisfaisants au test quil avait imaginé. Lévénement a déçu cette prévision, et rien ne laisse présager quil puisse en aller autrement à un terme assignable. Le test de Turing, destiné à convaincre les incrédules quune machine peut penser, est jusquà présent demeuré seulement une expérience de pensée.

3 Dans nombre de mythologies, la différence entre les sexes est plus marquée encore que la différence entre les espèces : un homme peut se métamorphoser en taureau ou une femme en génisse, mais pas un mâle en femelle ou réciproquement.

4 Aristote exposant la doctrine de Démocrite et de Leucippe dans De la génération et de la corruption, I, I, 315b6.

5 T. S. Eliot, Quatre quatuors, I : Burnt Norton, I.