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Classiques Garnier

Le grand entretien avec Emmanuël Souchier

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2016 – 1, n° 1
    . Le texte à venir
  • Résumé : Le grand entretien d’Emmanuël Souchier, mené par Franck Cormerais, Jacques Athanase Gilbert et Laurent Loty, évoque les axes majeurs de sa recherche : l’écriture, la sémiologie du texte et de l’image, le texte et les supports « numériques ». Auteur des théories de « l’énonciation éditoriale » et de « l’écrit d’écran » et des écrits de réseaux, il s’intéresse aux pratiques de communication « infra-ordinaires » liées à la « mémoire de l’oubli » ainsi qu’aux rapports entre littérature et communication.
  • Pages : 189 à 212
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406061939
  • ISBN : 978-2-406-06193-9
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06193-9.p.0189
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/09/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Le Grand entretien
avec Emmanuël Souchier

EmmanuëlSouchier est Professeur à la Sorbonne (Celsa-Gripic) en Sciences de linformation et de la communication. Éditeur des Œuvres de Raymond Queneau pour la « Bibliothèque de la Pléiade » notamment, il est rédacteur en chef de la revue Communication & langages. Il co-anime avec Anne Zali (BnF) le séminaire doctoral sur les Chemins décritures (Maison de la recherche, Université Paris-Sorbonne).

Ses travaux portent sur lécriture, la sémiologie du texte et de limage, sur le texte et les supports « numériques ». Auteur dune théorie de « lénonciation éditoriale », il est également à lorigine dune théorie de « lécrit décran » et des écrits de réseaux. Il sintéresse aux pratiques de communication « infra-ordinaires » liées à la « mémoire de loubli » ainsi quaux rapports entre littérature et communication.

La rencontre a été organisée par Laurent Loty qui a participé à lentretien avec Franck Cormerais et Jacques Athanase Gilbert. Lentretien enregistré a été transcrit et mis en forme par Daphné Vignon. Emmanuël Souchier a ensuite réécrit ses réponses.

Études digitales : Comment est né votre travail sur lénonciation éditoriale ?

Emmanuël Souchier : La question de lénonciation éditoriale est née dune interrogation portée sur le statut de lénonciation dans les textes illustrés. À lépoque, pour mon DEA, je métais demandé : Qui « parle » dans une édition illustrée ? Est-ce lauteur, le typographe, léditeur ou bien encore lillustrateur ? Je ne parvenais pas à formuler cette question de façon limpide dans le champ littéraire car elle nentrait pas dans les cadres de cette discipline. Cest une des raisons pour lesquelles je me suis dirigé vers les Sciences de linformation et de la communication (SIC). Ma formation en sémiologie, les travaux que nous menions sur lhistoire 190de lécriture au Centre détude de lécriture avec Anne-Marie Christin (Paris 7)1, ma sensibilité aux métiers du livre et de limprimerie… mont permis de formuler un espace théorique attentif aux dimensions matérielles, sémiotiques ou sociales dune énonciation qui savère être plurielle et qui sexprime à travers des matériaux et des modalités dexpression hétérogènes, voire « composites2 ». Mais la question sest rapidement affranchie de ses domaines dorigine, elle sest émancipée du texte et du livre, de la littérature ou de lédition.

En fait, la théorie de lénonciation éditoriale a pour vocation dinterroger nos modalités dexpression et les dispositifs mobilisés par tous les phénomènes de communication. Elle questionne lauctorialité et donne à voir les rapports de pouvoir inhérents à la production de tout message, quelle quen soit la nature. Bien quelle ait dabord été élaborée dans lespace de la littérature, cette théorie nest pas limitée à lanalyse de la seule écriture. Elle permet dappréhender une multiplicité dobjets aussi variés quInternet, les programmes télévisuels, les poètes latins du ier siècle ou les premiers ouvrages édités à lépoque de Gutenberg3 !

Lénonciation éditoriale articule son propos autour de trois notions essentielles qui se tissent entre elles. En premier lieu celle dimage du texte qui explore la matérialité de lexpression et des dispositifs de communication. Pour faire sens, lécriture doit en premier lieu se donner à voir aux yeux du lecteur. Quels que soient les graphies ou les dispositifs décriture mobilisés, elle sancre toujours dans une matérialité dont la part visuelle sexprime dans limage du texte. Aucun système scriptural, y compris sur écran, ne peut faire léconomie de cette dimension visuelle qui la fait advenir à la perception de lhomme. Limage du texte donne forme à lécriture et lui permet dexister.

La deuxième notion mobilisée par la théorie de lénonciation éditoriale est celle de polyphonie énonciative. Elle est centrale – dordinaire impensée –mais dune grande simplicité à comprendre. Si on prend la couverture dun livre, par exemple, la polyphonie énonciative sy exprime à travers au moins trois sources dénonciation distinctes : celle de léditeur, celle de la 191collection et celle de lauteur. Je nentre pas dans la nature composite de chacune de ces « voix4 », mais je voudrais souligner le fait que chacune dentre elles recourt à ses propres marqueurs sémiotiques et visuels. Et si vous prenez une page Web, vous verrez quelles sont pléthore !

Je voudrais juste faire une incise pour préciser quà un autre niveau, plus fondamental, la polyphonie énonciative est au cœur même du processus décriture. En effet, le principe dénonciation éditoriale est lui-même constitutif de lécriture. Lindividu qui écrit sur une page blanche nest paradoxalement jamais seul ! Il est toujours déjà habité par l« autre ». Il sexprime au sein dune langue dont il nest pas propriétaire. Autrement dit, il sexprime à travers « lautre de la langue ». Mais lorsquil écrit, il passe également par les cadres instituants de lécriture quil a intégrés au cours de ses apprentissages. Certes, son écriture est le lieu propre de son énonciation, mais ça nest pas un lieu vierge ou neutre, ça nest pas lui qui en a forgé la dimension scripturaire… il appartient à une communauté, sancre dans une histoire, une culture. Sur les deux plans distincts de la langue et de lécriture au moins, son énonciation est doublée de la présence dun « autre » de nature singulière. Pour lécriture, on parlera dune énonciation visuelle ou scripturaire qui sarticule à lénonciation linguistique. Vous voyez alors que même si je crois être seul face à la page blanche, mon énonciation est toujours déjà multiple ! Le dispositif matériel (le papier, la page, ses formats) « dit » déjà quelque chose qui lui est propre, lécriture à son tour en sa forme visuelle, puis la langue que jemploierai… et mon expression singulière enfin… combien de strates énonciatives ainsi mises au service de ma « voix » ?

Lorsque jécris – et cette remarque est valable pour toutes les pratiques décriture et de diffusion des textes –, lorsque jécris donc, jemprunte les cadres instituants (techniques, formels, historiques, culturels) de lécriture et pense fatalement lautre à qui je madresse. Ainsi, je ne suis jamais « seul » en écriture ! Écrire, cest poser « lautre soi-même » comme constitutif de sa propre énonciation, cest ce que jai appelé le « stade de lécriture » en clin dœil à Lacan5.

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La troisième notion est forgée à partir dune expression empruntée à Georges Perec : « linfra-ordinaire » que je trouve très parlante6. Je lai mobilisée pour théoriser le processus vivant dont elle témoigne sous le terme dinfra-ordinarisation. Très brièvement, de quoi sagit-il ? Depuis que nous sommes nés, nous sommes soumis à un flux permanent dinformations de toutes natures que nous enregistrons consciemment ou non et auquel nous ne prêtons pas nécessairement attention. Au cours de nos apprentissages en revanche, nous répétons nos gestes – intellectuels ou physiques – de façon à les intégrer. Nous les « ingérons ». Il y a un très beau champ métaphorique autour de lingestion ou de la digestion liées à lapprentissage de la lecture et lécriture à lépoque médiévale, par exemple. Une fois que nous avons acquis ces savoirs, nous navons plus besoin de les penser, ils font partie de nous. Mieux même, nous avons nécessité à les oublier à la conscience immédiate afin que nos gestes soient efficaces. Nous avons engrangé cette mémoire de vie dune richesse inouïe, mais il nous faut loublier pour la vivre au quotidien. Cest ce que jai appelé la mémoire de loubli7.

Le processus dinfra-ordinarisation décrit les mécanismes dacquisition de connaissances et déléments culturels auxquels les individus sont soumis. Pris à force ditérations dans une dynamique dintégration dune formidable intensité, ils en perdent la conscience pour disposer dun savoir présent, dun savoir très souvent opératif. Linfra-ordinarisation – phénomène qui sapparente à ce que Marcel Jousse qualifie « dintussusception » dun point de vue anthropologique8 –, linfra-ordinarisation est donc une mémoire de loubli : une mémoire qui doit être nécessairement occultée dans le champ communicationnel, une mémoire qui nen nourrit pas moins lindividu et qui, au besoin, peut être remobilisée… à linstar de lanamnèse proustienne. Dans le geste de lecture par exemple, joublie limage du texte, le savoir que jen ai et le fait même que joublie ce savoir dans mon action. Il faut aller plus loin en soulignant que joublie le savoir-faire de ce savoir. Cest-à-dire lobjet (infra-ordinarisé) et le processus (dinfra-ordinarisation). Merleau-Ponty a parfaitement décrit 193une part de ce phénomène deffacement de lécriture devant la lecture : « La merveille du langage, écrit-il, est quil se fait oublier : je suis des yeux des lignes sur le papier, à partir du moment où je suis pris par ce quelles signifient, je ne les vois plus. Le papier, les lettres sur le papier, mes yeux et mon corps ne sont là que comme le minimum de mise en scène nécessaire à quelque opération visible. Lexpression sefface devant lexprimé, et cest pourquoi son rôle médiateur peut passer inaperçu9 ». Et il a alors ce constat fort juste : « la signification dévore les signes10 ».

Jai cet autre exemple pour mettre en évidence le jeu de ces trois notions au niveau de lobjet, celui des marques dun roman. Elles révèlent le nom de lauteur, de léditeur ou de limprimeur et annoncent ainsi le titre de la collection ou, via le code-barres, la présence du distributeur, soulignant quun tel objet relève à la fois de la littérature, de la communication et de lindustrie. Pris dans des flux économiques, le livre circule dans le corps social grâce à lintervention de multiples professionnels qui ont laissé leur « marque ».

Lanalyse dénonciation éditoriale permet alors darticuler les signes au rôle des acteurs à lorigine de ces signes et aux pratiques sociales configurant les modalités dusage des objets produits. La réception des signes est hiérarchisée en fonction de lintérêt de chacun : si le code-barres dun livre nest pas primordial pour le lecteur, il sagit en revanche dune information essentielle dun point de vue logistique pour un distributeur ou un bibliothécaire. En ce sens, lénonciation éditoriale se situe au point darticulation des « voix » des acteurs et des usagers qui sexpriment à travers les formes, les signes et les objets constituant les médias.

Cette théorie a été forgée dans le champ du littéraire, elle use bien entendu de ses outils mais elle privilégie la sémiologie ainsi que la linguistique ou dautres disciplines comme lhistoire du livre, des médias ou de la technique. Elle favorise avant tout la souplesse dun « éclectisme méthodologique » adapté à ses questionnements.

Au fond, la théorie de lénonciation éditoriale consiste à essayer de comprendre qui parle, comment et à travers quoi dans un processus de communication.

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É. D. : Et comment situez-vous le dispositif digital/numérique dans le cadre de lénonciation éditoriale ?

E. S. : En tant que médias informatisés, les dispositifs « numériques », quil sagisse dune page Web, dun smartphone ou dun distributeur de billets, peuvent être soumis aux mêmes méthodes danalyse. Parce quelle cherche à interroger les différentes sources dénonciation, lénonciation éditoriale est un outil théorique dédié à lanalyse des médias, de leur histoire ainsi que de lensemble des acteurs qui lui permettent, in fine, de porter une parole.

Prenons lexemple de lindustrie cinématographique qui repose sur cette pluralité de « voix ». Pour promouvoir un film et lui garantir un succès commercial, lindustrie met en avant le nom dun comédien, dun réalisateur ou dun producteur. Dès lors, la campagne de communication se fonde entièrement sur cette assimilation du film à sa « vedette ». Pourtant, le générique affiche létonnante diversité des corps de métiers et de professionnels ayant participé à sa réalisation et qui constituent autant de sources dénonciation. De natures distinctes, ces sources dénonciation élaborent une parole collective qui est perçue comme une parole « une » et pour ainsi dire homogène.

La théorie de lénonciation éditoriale est pensée comme une théorie du complexe et du composite11. Elle permet de rendre compte des processus de communication comme des phénomènes de frottements générateurs de rapports de pouvoir. Or comme tout autre dispositif de communication, les dispositifs numériques sont soumis à ces phénomènes, même sils présentent des caractéristiques techniques et organisationnelles spécifiques.

É. D. : Comment analysez-vous les modifications de la lecture et de lécriture que les outils digitaux apporteront dans le temps long de lécriture ? Vous faisiez, dans les années 2000, la critique des défenseurs du basculement de lavant vers laprès, au profit dune défense dune certaine continuité éditoriale. Quel regard rétrospectif jetez-vous sur ce débat, 20 ans après la publication des travaux portant sur les écrits décran ? Lappel au changement radical et à la conversion brutale est toujours dactualité. Comment évaluez-vous cette tentation de la table rase portée par le discours technologique ?

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E. S. : Tout dabord, il faut revenir sur le mythe sans cesse renouvelé du « changement radical ». Les publicités dédiées aux dispositifs médiatiques, produits numériques en tête, font fréquemment référence aux luttes sociales et au mythe de la révolution. Ces stratégies discursives procèdent dune instrumentalisation des mouvements sociaux et sont pétries de sous-entendus réactionnaires que nous navons pas lieu danalyser ici. Elles illustrent un basculement du politique vers la sphère marchande opéré via les médias informatisés devenus des objets fétiches de notre société. Schématiquement, le discours publicitaire a fait glisser la valeur « révolution » du champ historique, politique et social vers le champ de la technologie. Et il est étonnant de voir à quel point la terminologie « numérique » est ainsi devenue un des fleurons du discours mis au service de léconomie libérale en désactivant la terminologie historique et politique au profit des discours descorte accompagnant les dispositifs « high tech ». Il y a un déplacement de valeurs opéré par les publicistes.

Cette problématique est incontournable. Elle porte lattention sur le « discours descorte » qui se présente comme le nécessaire accompagnement textuel et discursif de tout objet circulant dans le corps social. Dans lanalyse, il faut articuler les outils et les dispositifs aux langages, aux pratiques et aux usages12. Il faut cerner ce discours descorte car il ny a pas de pratique ou de dispositif qui puisse fonctionner sans son accompagnement discursif et mythologique. La publicité a succédé à la mythologie. Sans être réductibles lune à lautre, elles révèlent néanmoins limaginaire dune société à un moment particulier de son histoire. Le mythe de la « révolution numérique » déployé par la publicité marque notre époque.

Mais les consommateurs ne sont pas les seuls destinataires de ces représentations. Agissant comme des cadres de pensée et disposant dune forte dimension idéologique, limaginaire véhiculé par les discours descorte influence de manière évidente le regard des designers, des producteurs ou des réalisateurs. Omniprésent dans lespace social, décliné du mode demploi au discours politique en passant par le spot publicitaire, il savère également nécessaire à la circulation et à la compréhension des médias informatisés. Au-delà, il participe de la production du sens. Il 196investit jusquau débat politique. En ce sens, le discours descorte ne se limite pas à « laccompagnement ». Cest un acteur du débat public à part entière. Doù la responsabilité politique de ces corps de métiers dans lespace social qui est au mieux impensée, voire niée. Lorsque le discours descorte prône la « table rase » que vous évoquiez à linstant, il interfère fatalement dans le débat scientifique.

Le discours publicitaire contemporain joue sur lidée dune permanente « révolution » et dune dimension « immatérielle » des dispositifs « numériques » afin de motiver la vente dobjets on ne peut plus matériels. Mais il est nécessaire de dépasser ce premier constat et de voir ce que lon vend : rêve dune communication sans entraves, rêve dimmatérialité, de spiritualité… Les chercheurs et les citoyens doivent en retour œuvrer au sein de la langue et travailler à la compréhension et la dénomination des objets et des pratiques. Je prendrai juste un exemple. Il sagit dun terme médiéval – la lettrure – qui marque la continuité des pratiques de lecture et décriture, pratiques que lon retrouve dans les dispositifs qui nous intéressent. Ce terme lettrure exprime à la fois la lecture et lécriture. Or ce sont précisément les deux activités fondamentales requises par les médias informatisés13.

Le champ sémantique véhiculé par le terme lettrure donne à comprendre le fonctionnement des dispositifs de lecture et décriture que sont les médias informatisés, ladjectif « numérique », en revanche, coupe court à lintelligence du dispositif. Référé à la numération, il occulte la présence essentielle de la lecture et de lécriture, créant un premier décalage entre le dispositif technique, son usage et sa compréhension. Si de surcroît on préfère un vocable dorigine anglo-saxonne, ce décalage initial se double dun décalage culturel. La question soulevée est dordre politique.

À rebours de léloge perpétuel de la « révolution », du « basculement » ou autres « changements radicaux » prônés par la publicité, lusage dun terme comme lettrure par exemple, permet de rendre compte du fait que les médias informatisés sinscrivent dans la très longue histoire des dispositifs de lecture et décriture ; dinsister sur leur filiation au niveau des usages, mais également daider à cerner les phénomènes que lon cherche à comprendre.

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En revanche, la question de la rupture sémiotique renvoie à quelque chose de fondamentalement nouveau14. Cest la première fois dans lhistoire de lhumanité que lhomme na plus directement accès à la mémoire de son écriture – et plus généralement à sa mémoire. Le rapport entre le support, la matière et la mémoire de lécriture est désormais différé dun point de vue phénoménologique aussi bien que du point de vue de lusage15. La matière-mémoire de lécriture (les supports de mémoire informatique) se trouve décorrélée des espaces de la lecture (les écrans) où se déploie lécrit décran. Il y a donc une rupture technique et sémiotique, qui vient, en quelque sorte, dédoubler la rupture théorique du signe telle que la tradition linguistique la défini. Linformatique a créé une véritable schize dans le champ de lécriture et plus généralement de la culture. Avec le « numérique », le corps et lesprit de la culture sont scindés. Peu évoquées, les conséquences de ce phénomène nous sont encore largement méconnues.

É. D. : Au regard de cette dernière remarque, comment jugez-vous lemploi du terme « digital » dans le titre de cette revue ? Vocable anglo-saxon trouvant son origine dans la langue latine, ne pensez-vous pas quil éloigne lattention de la pensée de la seule dimension numérique des nouveaux dispositifs médiatiques ?

E. S. : Le terme « digital », issu du mot anglais, réinvestit étymologiquement du latin une des données de lécriture, le geste quelle lie à limage et au son. Loin dévacuer le corps, les dispositifs digitaux requièrent sa présence au premier chef. Les utilisateurs doivent mobiliser leur perception visuelle et une forte activité manuelle. La préhension même de lobjet marque un premier temps kinésique et sémiotique. Des études récentes montrent que les gestes de lecture ont été modifiés par les dispositifs « numériques », intégrant en particulier le glissement ou le suivi du curseur avec le couple « œil-main ». Il nous revient dinventer un vocabulaire adapté à ces transformations qui, pour effectives quelles soient, nengagent quun changement de forme et non une modification de lintention et de laction. Autrefois, les larges marges en pied de page 198dun in-folio réservaient au lecteur un espace « digital » pour tourner le feuillet. Les dispositifs numériques ont réinventé ce geste, ils lont redécouvert et adapté. Dautres gestes nouveaux viennent enrichir notre panoplie de lecteurs.

Le terme digital joue sur deux plans au moins, celui de la réception idéologique actuelle par son « anglicité » comme dirait Barthes et celui de son inscription dans une tradition culturelle latine qui renvoie au champ sémantique du doigt, du geste et de la trace. Il invite ainsi au geste décriture.

É. D. : Comment intégrez-vous la dimension techno-sémiotique au sein du processus dénonciation ?

E. S. : Penser la dimension techno-sémiotique permet de mettre en évidence la part énonciative de la technique au sein des médias informatisés. Ce phénomène peut être déstabilisant dans le cadre des représentations que nous nous faisons de lénonciation. Il nest plus possible en effet de faire abstraction des procédures techniques qui se trouvent mises en œuvre au sein même de lénonciation des textes à lécran. Un logiciel – un architexte16 – engage une énonciation machinique. Autrement dit, la dimension technique du dispositif doit également être considérée du point de vue de lénonciation. Dans le cadre de lénonciation éditoriale, ça nest pas pour nous étonner, voyez par exemple le format dun ouvrage à une époque donnée, dans un contexte déterminé, qui nous « dit » quelque chose du contenu et de la réception de cet ouvrage. La nouveauté réside en revanche dans le fait que le dispositif peut générer sa propre énonciation. Le monde « digital » nous invite à une réflexivité à laquelle nous navions pas nécessairement songé. Nous devons ainsi reconsidérer 199les médiations mises en œuvre dans le processus dénonciation, y compris celles que nous ne voyons pas. Quels processus lhomme met-il en place pour « dire le monde » ?

Par ailleurs, lomniprésence des procédures techniques sanctionne lentrée du monde industriel et marchand dans lespace de lécriture qui en était jusquà présent épargné. Elle se manifeste par lencapsulement de lécriture et par la production concomitante de « petites formes » éminemment combinatoires17 dont la multiplication interdit denvisager une maîtrise réelle des textes du point de vue des scripteurs. On assiste à une fragmentation, à une industrialisation du processus décriture au sein dun vaste mouvement de marchandisation. Les niveaux technique, sémiotique, économique et politique… sont intimement imbriqués complexifiant lappréhension du processus lui-même. Mais il ne faut pas se leurrer, nous sommes avant tout placés dans une économie libérale des flux.

Loin de gagner en simplicité, la lecture dun texte dit « numérique » présente une singulière complexité. Elle convoque un très grand nombre de savoirs textuels articulés entre eux. Il y a un aspect paradoxal : on nous parle de la facilité dutilisation des outils « numériques », mais loutil ne fait pas le texte ! En réalité, il ny a jamais eu de textes plus complexes car ils sont notamment tissés de cultures distinctes (textuelle, audio-visuelle, informatique, etc.). Faire en sorte que les générations actuelles acquièrent une réelle agilité de lecture, une réelle « numératie », est un enjeu majeur pour le ministère de lÉducation nationale. Se focaliser simplement sur le codage serait une erreur, il faut poser la question de ce qui est nécessaire pour avoir de bons lettrés « digitaux ». Il faut que les jeunes générations comprennent ce qui est convoqué, articulé, au sein de cette nouvelle « numératie » et quils en discernent les niveaux de culture et dénonciation. La demande dune maîtrise du code est un réflexe de caste car le code informatique est une modalité décriture particulière, qui ne demeurera accessible quà une poignée de lettrés et il est fort peu probable quil se démocratise assez pour être un jour accessible à tous. Dans les sociétés à écritures, de Sumer à nos 200jours, les castes de scribes maîtrisant les codes de lécriture ont toujours eu maille à partir avec le pouvoir.

É. D. : Quand Agamben lie la présence dun dispositif à un processus de subjectivation, cela vous paraît-il pertinent en ce qui concerne les écritures décran ?

E. S. : Le processus de subjectivation émergeant avec ces nouvelles pratiques est confronté à la multiplication des voix quengage lécriture sur écran et donc, en quelque sorte à une déprise de soi. Les modalités expressives étant en lespèce de natures parfaitement distinctes, elles semblent créer, non plus une polyphonie, mais une hétérophonie. Ainsi, plutôt que de participer à un projet commun et construit, elles alimenteraient le composite que nous évoquions précédemment. Dun point de vue politique, la tension dialectique entre subjectivation et désubjectivation – pour reprendre les termes dAgamben – me semble placée au cœur de la pratique des écrits décran. Mais je me demande si elle na pas toujours déjà été présente dans le processus décriture même.

É. D. : Vous évoquez ici les processus de communication médiatisés. Quelle est la place de la communication dans cette dialectique liant hétérophonie et polyphonie ?

E. S. : Il est sans doute prématuré dopposer frontalement polyphonie et hétérophonie pour penser une polyphonie hétérogène. Lirruption de lhétérogène est intrinsèquement liée au processus décriture : le sujet écrivant est toujours confronté à une histoire et à une langue préexistante. Jai en tête limage de ces manuscrits dauteurs qui portaient, au sortir des ateliers typographiques, les marques dune « langue » radicalement différente de celle de lécrivain, la langue technique et singulière destinée à latelier de typo qui a pour fonction de « trans-former » – de changer de forme le manuscrit en page imprimée…

Il me semble que la place de la communication entre hétérophonie et polyphonie va se jouer à larticulation des regards, des points de vue ou des usages. Prenons lexemple dun texte courant imprimé dans un ouvrage. Nous aurons alors un phénomène de polyphonie énonciative en ce sens que lauteur et le typographe œuvrent de concert au service du texte. « Lexpression sefface devant lexprimé » comme le disait 201Merleau-Ponty. Lorsquun auteur comme Mallarmé ou Queneau avec les Cent mille milliards de poèmes ou plus récemment comme Danielewski ou Jonathan Safran Foer18 font remonter la dimension matérielle de leur texte, partie constitutive de leur écriture, alors les rapports sont inversés. De même, lorsquun designer joue sur la dimension graphique dune publicité, il met en évidence limage du texte qui vient fatalement troubler la lecture habituelle du texte, nous pouvons alors parler dhétérophonie dans le processus de communication mis en place. Car les deux niveaux dénonciation du texte et de limage du texte sont décalés à linstar de lhétérophonie musicale. En revanche, lorsque lénonciation du texte est, dauteur et de typographe liée, nous avons bien à faire à un phénomène de polyphonie.

Par ailleurs, les dispositifs « numériques » dont nous parlons doivent être considérés comme des médias informatisés en ce quils ont pour fonction essentielle de communiquer. Plus que leur degré de sophistication technique, cest cette fonction communicationnelle qui distingue un ordinateur dun satellite ou dune machine à laver. Le point de distinction essentiel est la fonction communicationnelle.

Ma réflexion sinscrit dans le sillage du travail dAndré Leroi-Gourhan notamment. Elle se nourrit de mon héritage littéraire hybride, forgé en particulier à partir de la notion de « lectures plurielles » qui se pratiquait à Paris 7 dans les années 1970-1980 et qui consistait à approcher un texte conjointement selon divers points de vue théoriques et méthodologiques : une des plus belles écoles de formation à la complexité en fait ! Ces multiples filiations mont amené à porter un regard ouvert sur lécriture et à analyser très tôt lintroduction de linformatique dans lespace de lécriture et du texte en considérant linformatique comme une pratique écrivante à part entière19.

Une telle démarche permet lémergence de nouvelles perspectives théoriques. Les analyses littéraires savérant insuffisantes pour saisir ces phénomènes, jai inscrit ma réflexion au sein des Sciences de linformation et de la communication tout en empruntant à dautres disciplines. 202Certaines problématiques exigent des chercheurs quils brisent les enfermements disciplinaires lorsque ceux-ci sont contre-productifs.

É. D. : Comment définissez-vous le concept dinformation ?

E. S. : Le concept dinformation donne lieu à des débats pléthoriques en fonction des disciplines, nous ne pourrons pas lépuiser ici. Si vous êtes en traitement du signal ou en journalisme, vous ne parlez pas de la même chose. En SIC, les postures définitionnelles relèvent souvent de débats institutionnels et de rapports de pouvoir au sein de la discipline cherchant à placer des discours en appui aux intérêts stratégiques. Voyez la question entre les pôles journalisme et communication, par exemple. Dun point de vue théorique, comment concevoir un processus dinformation qui ne soit pas lui-même médiatique et communicationnel ? Ce constat nous inscrit fatalement dans les sciences de la communication !

É. D. : Une telle réflexion sinscrit pleinement dans votre analyse des enjeux de pouvoir. En effet, larticulation entre information et communication peut rendre compte des stratégies académiques visant à orienter la définition de la discipline au bénéfice de linformatique. Elle peut au contraire et plus fondamentalement permettre lanalyse de leurs modalités déchange et de leurs éventuels rapports hiérarchiques.

E. S. : Effectivement. De telles problématiques sont investies denjeux organisationnels, politiques et institutionnels que nous naurons pas le temps dapprofondir ici. Pourtant, en toile de fond, je me demande si on peut réellement décorréler ce débat théorique de sa situation historique, institutionnelle, psychosociologique et des rapports de pouvoirs induits ? Les débats sur ces questions qui circulent dans lespace public relèvent rarement de la recherche ou de léchange scientifique. Dun point de vue théorique nous avons effectivement nécessité à interroger nos catégories lorsque nous engageons un travail interdisciplinaire et cela doit faire partie de la démarche pour ce que nous ne pensons pas en dehors de la langue20.

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É. D. : Quelle relation concevez-vous entre texte et architexte ? Dans larticle « Lénonciation éditoriale dans les écrits décran »21 publié en 2005 vous écriviez : « Le texte, en effet, incarne une conception de la lecture et des activités intellectuelles, mais ces propositions, qui formulent “linconscient de la lecture ”, demandent toujours à être habitées par une culture particulière du lire : la forme du texte peut anticiper lacte interprétatif mais elle ne peut en revanche le formater complètement. » Est-ce que vous pourriez revenir sur ces propos ? Et en particulier sur le fait que la forme du texte puisse anticiper lacte interprétatif ?

E. S. : Au sein du processus de lecture, la forme du texte est un impensé radical qui relève de linfra-ordinaire dont jai parlé précédemment. Elle nest souvent prise en compte que par certains corps de métier tels que les typographes, les maquettistes ou les designers par exemple. Pour autant, il me semble essentiel de souligner que sens et forme sont interdépendants, ainsi quen rend compte la notion de « sens formel » forgée par Jacques Roubaud22 et que jai transposée dans le champ sémiotique à loccasion de lédition du Traité des vertus démocratiques de Queneau23. Lanalyse génétique des documents ma en effet permis dexpliquer comment lauteur met en place le sens formel de son œuvre à travers la matérialité même des manuscrits, de lécriture, du format du papier ainsi que de la forme fragmentaire de son texte. Queneau met alors le sens de son texte en harmonie de forme ou linverse, comme vous voulez !

Si forme et sens peuvent être séparés pour des raisons didactiques, ils se nourrissent lun lautre dans un rapport dynamique inextricable quon peut qualifier dinter-dépendance. Il y a selon moi une influence réciproque de lun sur lautre. De la sorte, la forme ne peut être conçue comme un simple code : elle relève au contraire dun apprentissage culturel éminemment mouvant. Une forme particulière nest pas le signe dun sens prédéterminé. Et lorsquà un autre niveau il sagit de la codifier dun point de vue informatique on est proprement abasourdi par le fait que la logistique et la technique écrasent des siècles dusages, 204dhistoire et de culture sous prétexte du « faire » ! Cest en cela que jai parlé de barbarie de la technique.

La notion dirréductibilité sémiotique24 me permet dapprofondir cette problématique. Elle stipule en effet que toute modalité dexpression – texte, image, son ou geste, par exemple –, dispose pour sénoncer de modalités dexpression qui lui sont propres. Cette spécificité énonciative invite à reconsidérer lidée selon laquelle la langue serait la source unique et légitime du sens. Malgré sa prédominance culturelle, elle ne parvient pas à lépuiser : elle ne sait pas « dire » ce que le geste exprime, pas plus quelle ne sait rendre compte de la signification de la forme dun texte sur écran. Au-delà de lekphrasis – le discours sur la peinture –, la langue ne parvient pas à épuiser le sens dun tableau. Il faut aller avec le bout du doigt toucher le pigment, lappréhender de lœil dans sa matérialité. La forme, la couleur, la matière et sa vibration engendrent une œuvre polyphonique dont lexpression excède la parole. On notera alors que la pensée et son écriture sont contraintes par leurs propres conditions de possibilité étant elles-mêmes prises dans les rets instituants de la langue. Mais elles nexpriment pas pour autant un manque, une aporie, elles marquent plutôt lindice dune distinction, dune différence.

É. D. : Lirréductibilité sémiotique nest-elle pas résolue par lavancée de lalgorithmique ? En effet, ces éléments qui échappent à la langue peuvent se trouver captés et mesurés puis interprétés par les algorithmes. Ils se trouveraient dès lors retranscrits et convertis au sein dune écriture totalisante.

E. S. : Votre proposition répond à la définition dun système décriture à proprement parler. Jaborderais cette question par le biais de la notion de « textualisation des pratiques sociales ». Larticle « Les machines écrivantes ou lécriture virtuelle », que nous avons publié avec Joanna Pomian en 1988 dans la revue Traverses postule que linformatique doit être considérée comme une pratique décriture à part entière. De la sorte, nous lincluions de facto dans le temps long de lécriture. Ce postulat est constitutif de lanalyse des écrits décran et desécrits de 205réseaux développée dès 1996 dans Communication & langages25. Plus généralement, cela ma amené à considérer que la transformation dactivités sociales par un processus informatique impliquait nécessairement une textualisation – une scénarisation par le biais de lalgorithme –, selon deux schèmes anthropologiques fondamentaux : la production de récits et leur visualisation, leur communication.

Ainsi, informatiser une activité musicale ou picturale implique de la mettre en « récit » sur la base dun travail dexperts. Par le truchement du dispositif technique, elle acquiert une dimension textuelle et visuelle dont elle était jusqualors dépourvue. Le principe est assez simple même si sa mise en œuvre technique présente une certaine complexité. Pour quune opération soit réalisée par une machine elle doit faire lobjet dun programme et sinscrire dans une chaîne opératoire, Leroi-Gourhan avait clairement dessiné ce processus26. Elle subit alors lordre, la succession temporelle et larticulation des séquences, autrement dit elle se « syntaxise » (étymologiquement elle est mise en ordre) et elle se « textualise ». Or comme linformatique a investi la quasi-totalité des pratiques sociales délaboration, de création, de production, de circulation des biens ou activités matériels ou symboliques… cest à une véritable textualisation de notre rapport au monde que nous assistons. La période contemporaine est marquée par une nouvelle modélisation de la pratique. Syntaxisées et traitées par lalgorithmique, les pratiques humaines entraînent une redéfinition des cadres de pensée.

Il est une conséquence, au moins, particulièrement importante de ce phénomène. En tant quinstance énonciatrice de ce texte global, « les informaticiens » se sont en effet emparés du pouvoir qui consiste à dire le monde, à le mettre en ordre et à le rendre opératoire. Au prétexte de le rendre opératoire, ils prennent lordre du sens ! Nous assistons au même phénomène dans toutes les sociétés où lécriture sest mise en place.

Au regard de ce que nous disions tout à lheure, on comprendra aisément que lénonciation éditoriale appliquée aux médias informatisés puisse offrir un outil pertinent pour tenter de cerner les rapports de pouvoir établis entre les différentes instances dénonciation qui bruissent au sein de notre civilisation « textualisante » !

206

É. D. : Comment articulez-vous lirréductibilité sémiotique à cette textualisation du monde ?

E. S. : Il sagit de deux constats de natures distinctes. La textualisation des pratiques au sein des dispositifs « numériques » sanctionne la position de plus en plus hégémonique de lécriture. Si lon considère comme nous venons de le voir que linformatique est une pratique écrivante et si nous constatons que la quasi-totalité des pratiques sociales passe sous les fourches caudines dune textualisation informatique, alors il est logique de sinquiéter dune perte dexpressivité de nos activités. Si tout se retrouve sur un même écran alors il y a eu une perte sémiotique effective. Pour autant, il me semble que nous devons être prudents et considérer la spécificité des pratiques médiées par les dispositifs techniques afin dêtre attentifs aux déplacements, aux métamorphoses ou aux créations entrant dans lordre de lexpression. Je ne pense pas que lirréductibilité sémiotique ait dit son dernier mot !

É. D. : Lécriture est dès lors un équivalent universel, à la fois sémiotique et économique ?

E. S. : Nous constatons un phénomène anthropologique majeur : la montée en puissance de labstraction dans les rapports que lhomme entretient au monde. Ce constat nous pouvons le formuler à nouveau à partir de lhistoire des systèmes décriture. Il semblerait effectivement que nous assistions avec linformatique à lémergence dune écriture qui a atteint un degré dabstraction inégalé dans lhistoire de lhumanité. Au risque de la caricature, je note juste trois types de relations que lhomme entretient avec le monde par le truchement de ses systèmes décriture, relations qui mériteraient autrement dattention et de finesse. Dans les écritures idéographiques tout dabord, le lien que les signes entretiennent avec les realia, les objets du monde, est encore très prégnant. Même sil ne signifie pas « scarabée » à proprement parler, le signe figurant un scarabée dans lécriture égyptienne me renverra immanquablement à linsecte quil représente. De la même manière, on reconnaît encore le profil du taureau dans le tracé de laleph à lorigine de lalphabet protosinaïtique à lorigine de notre 207alphabet27. Il disparaîtra dans lalphabet que nous connaissons. Mais la rupture entre le monde des realia et le code informatique est quant à elle radicale. Déréalisée, lécriture informatique peut dès lors avoir prétention universalisante et servir toutes les transactions. Cest là le propre du code. La rupture est nette et définitive : le monde a été distancié par surcroît dabstraction, au profit du flux dinformation.

É. D. : Une telle abstraction se fait-elle au profit de la vie de lesprit ou de celle des corps ?

E. S. : La question abstrait la médiation et les langages où se lient le corps et lesprit. Sans doute labstraction se fait-elle au profit de lesprit qui trouve dans les médias informatisés un autre type décriture et dintelligence du corps. Néanmoins ces outils sont fatalement un prolongement de nos corps. Et si labstraction se fait au profit de lesprit, cest au retour du refoulé quil faut sintéresser, cest-à-dire à la présence et à la marque du corps dans les dispositifs.

Mais, dans tous les cas de figure, me semble-t-il, le phénomène dabstraction éloigne lhomme de sa réalité et lorsquil est lié à la « numérisation », il le « désintègre », au sens où lentend Edgard Morin28.

Dans le discours descorte, la promesse de la rencontre des corps via un outil numérique est une contradiction dans les termes. Au mieux, les voix seules peuvent se croiser. Ainsi la promesse de rencontre qui nous est vendue par la publicité des téléphones portables, par exemple, est au mieux une promesse imaginaire. Mais elle montre en creux limpensé du corps pris dans les rets du discours descorte des médias informatisés.

É. D. : Votre analyse de labstraction grandissante rejoint largument critique de la calculabilité du monde quHeidegger formule à propos de lœuvre de Leibniz.

E. S. : Peut-être, mais le système de Leibniz na jamais été industrialisé. Le langage universel quil a espéré comme tant dautres – et qui a notamment été revisité par Queneau –, linformatique la imposé au monde.

208

É. D. : Les humanités numériques désignent, dans la plupart des cas, des programmes de numérisation de textes de grande envergure, excédant le seul corpus littéraire. Le terme dhumanités rappelle, dans cette perspective, les humanités classiques. Ces dernières ayant donné son étymologie à lhumanisme, est-il possible despérer par analogie un humanisme numérique ?

E. S. : Aurait-on imaginé au xixe siècle un « humanisme électrique » ? Il est vrai que le mythe de la « fée électricité » ne manquait pas de charme ! Mais la confrontation inattendue de ces deux termes nous donne à entendre la tension que contient la formule « humanisme numérique » qui nous renvoie à la technostructure. Des notions telles quhumanisme et numérique sont suffisamment peu précises pour maintenir une indécision féconde : évacuant les débats destructeurs, elles permettent la poursuite dun travail commun, voire lobtention quasisystématique de crédits pour les programmes de recherche. De tels objets sémiotiques, investis dune efficience pragmatique remarquable, réunissent ainsi les communautés les plus disparates. Mais cela se fait au détriment de la compréhension des processus que lon prétend désigner. La formule sert lindustrie et la technostructure. Politiquement aberrante, elle est scientifiquement contre productive en ce quelle nest pas réflexive et ne pense pas les processus mis en œuvre. Pour les littéraires et les technologues cest une aubaine car ils y trouvent une légitimité croisée. En revanche, dun point de vue théorique cest un véritable retour en arrière. Alors que les études littéraires commencent à prendre en compte la question du livre, du support et des médiations, avec le « numérique », on assiste à un retour en force de lessentialisme. Le texte ou lœuvre sont à nouveau pensés en dehors de toute contingence matérielle, sociale, économique…

É. D. : Lhumanisme a été favorisé, selon les commentateurs actuels, par lessor de limprimerie et avec elle de la lecture et de la multiplicité des voix énonciatives. Les nouveaux dispositifs numériques mettent en jeu des dynamiques similaires : ils ont accru exponentiellement la vitesse des échanges ainsi que le nombre dénonciations. Participeront-ils à lessor dun nouvel humanisme ?

E. S. : Les échanges entre individus, communautés, sociétés sont en pleine métamorphose. Une telle dynamique aura nécessairement des conséquences. 209Pour autant, faute dun recul historique suffisant, il convient de faire preuve de prudence. Les vérités définitives en ce domaine se présentent comme autant de questions : peut-on en toute bonne foi prétendre que les « réseaux sociaux » sont à lorigine du printemps arabe ? Ces dispositifs auront joué un rôle, comme la radio a été déterminante lors des événements de Mai 68. Mais ils ne sont ni plus ni moins que des médias. Quid de la situation politique, économique, culturelle ? Est-ce que le raisonnement consistant à faire porter toute la responsabilité dun mouvement social sur les réseaux dits « sociaux » nest pas un leurre médiatique qui évite de poser les vraies questions ? Ce qui ne nous empêche pas, bien entendu, de chercher à comprendre les effets novateurs de ces dispositifs médiatiques.

Lavènement du numérique ne me semble pas comparable à la création de limprimerie. Limprimerie a servi lessor dune pensée naissante, elle a déployé la capacité de lecture en multipliant les exemplaires des textes et en entraînant leur circulation. Là, nous sommes dans un processus dune toute autre nature qui déconstruit lécriture, le texte, lœuvre… qui déplace les acteurs et les rôles, qui transforme les pratiques au profit de la circulation technique des flux cherchant à engendrer du profit. Ces dispositifs servent avant tout léconomie libérale, bien loin dun quelconque « humanisme ». Pour autant, la machine est si complexe et déployée quelle permet toutes les innovations possibles. Cest du reste par là quelle est souvent « innocentée ».

É. D. : Vous employez la notion darchitexte différemment que ne le fait Genette. Ainsi, vous distinguez trois formes darchitextes.

E. S. : La notion d« architexte » telle que nous lavons définie avec Yves Jeanneret à la fin des années 199029 diffère de celle quutilise Genette et sapplique uniquement aux médias informatisés. Elle est décorrélée de la littérature combinatoire qui la pourtant vu naître. Cette notion ne sapplique pas au livre. Larchitexte est compris comme un outil décriture inédit qui fonde lune des spécificités des dispositifs numériques. Pour pouvoir écrire à lécran, lutilisateur a besoin dun outil, un logiciel dédié que nous appelons architexte car il est étymologiquement 210à lorigine et au commandement de notre activité décriture à lécran. Je parle plus généralement doutils décriture écrits30 – car son élaboration par les informaticiens repose sur des pratiques décriture – afin de souligner que pour la première fois de son histoire, lhomme a inventé des outils décriture spécifique pour pratiquer son écriture et que ces outils informatiques sont, comme nous lavons vu, des outils écrits.

É. D. : Vous marquez par là un changement dinterface.

E. S. : Larchitexte nest pas une interface, mais un logiciel. Pour accéder à une pratique décriture-lecture, pour accéder à la mémoire quil a déléguée à la machine, lhomme doit disposer dun dispositif techno-sémiotique spécifique. Pour fonctionner, un média informatisé nécessite une source dénergie extérieure, une machine dédiée et un architexte31. Larchitexte se présente comme un outil décriture écrit qui permet décrire. Il nous pose de la sorte face à une mise en abyme inédite de lécriture dans lécriture qui nest pas dénuée de beauté.

É. D. : Pourriez-vous qualifier cette spécificité des outils numériques de métatexte ?

E. S. : Non. Loutil dont il sagit est opératoire en ce quil commande le texte et quil participe du processus décriture lui-même. Il prend part au texte, il ne lui est pas extérieur. Ça nest pas un texte sur le texte comme le métatexte, mais un outil techno-sémiotique dynamique qui permet de produire du texte. La différence est essentielle.

É. D. : Vous illustrez cette réflexion par une analyse des menus déroulants du logiciel Word.

E. S. : Larchitexte nest pas réductible aux seuls menus déroulants. Il désigne lensemble du logiciel permettant davoir accès au texte ; il est 211ce qui préexiste au texte, qui le conditionne et linforme dans sa réalisation. Une fois lordinateur allumé, lutilisateur doit avoir un outil à sa disposition pour déployer son activité. Toutefois, cet outil nest pas un outil décriture banal, cest un outil configuré à travers une textualisation qui présente des modalités décrire et de penser. Il engage une dimension opératoire, donnant la possibilité délaborer, de produire et de reproduire un texte. Écrire avec son doigt dans le sable ou avec un stylo sur une feuille blanche est un geste dun autre ordre. Définissant les conditions de possibilité32 de lécriture, larchitexte mobilise à la fois une dimension technique et sémiotique et une dimension idéologique. À travers lui, lécriture est industrialisée pour la première fois de lhistoire.

Les trois espaces constitutifs de lécrit décran – la matière mémoire, lécrit décran et lécrit dimprimante – mettent en évidence une rupture techno-sémiotique entre lobjet physique enregistré et sa réalisation sémiotique à lécran ou sur une feuille de papier. Cette procédure inédite concourt à ce que janalyse comme une théâtralisation du texte. Une telle métaphore heuristique rend compte de la disparition du texte lorsque loutil séteint autant que de sa réapparition sur une autre scène (la feuille dimprimante) où dans les coulisses dun autre théâtre (le support dune clé USB, par exemple).

La matière, le support, le « texte livresque33 », le chemin de fer sont autant déléments qui concourent à la mise en forme du texte. Situés entre la forme et lintellectualité, ils sont traités algorithmiquement. Ainsi décomposé, le texte na plus dhomogénéité propre. Il nest plus accessible à la compréhension physique de lhomme.

Une image du xve siècle donne à voir la circulation complète dun texte à travers la représentation de Saint Grégoire qui reçoit « linspiration » de lEsprit Saint34. Saint Grégoire dicte à un scribe la parole divine dont il se fait le médiateur (il est pontifex). Cette scène donnée par le copiste à son lecteur avec une rare intelligence illustre la métamorphose de loralité en écrit. Pour superbe et entière quelle soit, elle est devenue obsolète à lère du numérique. En effet, la recomposition de la chaîne 212du texte est désormais impossible pour lusager, empêché au moins par les nécessités du droit dauteur ou du droit industriel qui couvrent les logiciels notamment. La source du texte est ainsi cachée, y compris aux chercheurs et aux informaticiens. Cette occultation nous interdit désormais davoir une vision complète du processus décriture.

1 Le CEE, devenu CEEI – Centre détude de lécriture et de limage, Université Paris 7 Denis Diderot. http://www.ceei.univ-paris7.fr/00_presentation/index.html.

2 Joëlle Le Marec, Ce que le « terrain » fait aux concepts : vers une théorie des composites, HDR, Université Paris 7 Denis Diderot, 2002.

3 « Lénonciation éditoriale en question », sous la dir. de Emmanuël Souchier, Communication & langages, no 154, décembre 2007.

4 Le statut auctorial de lauteur, le statut institutionnel de léditeur ou matériel de la collection.

5 Emmanuël Souchier, « Lécriture et la “mémoire de loubli” », Séminaire Chaos des écritures, Université Paris Denis Diderot, ENS LSH Lyon, GRIPIC Université Paris-Sorbonne, 7 mai 2010.

6 Georges Perec, Linfra-ordinaire, Petite bibliothèque du xxe siècle, Seuil, 1989, p. 9-13,

7 Emmanuël Souchier, « La mémoire de loubli : éloge de laliénation. Pour une poétique de linfra-ordinaire », Communication & langages, no 172, juin 2012, p. 3-19.

8 Marcel Jousse, LAnthropologie du geste, coll. Tel, no 358, Gallimard, [1974-1975] 1978.

9 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, coll. Tel, no 4, [1945] 1978, p. 458 sq.

10 Ibid., p. 213.

11 Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Points, no 534, Seuil, 2005.

12 Emmanuël Souchier, « Mémoires – outils – langages. Vers une “société du texte” ? », Communication & langages, no 139, avril 2004, p. 41-52.

13 Emmanuël Souchier, « La lettrure à lécran. Lire & écrire au regard des médias informatisés », Communication & langages, no 174, décembre 2012, p. 85-108.

14 Emmanuël Souchier, « De la lettrure à lécran. Vers une lecture sans mémoire ? », Mnémotechnologies – texte et mémoire, Texte, no 25-26 (coord. par F. Schuerewegen), Trinity College, Université de Toronto, Canada, 2000, p. 47-68.

15 Emmanuël Souchier, « Lécrit décran, pratiques décriture et informatique », Communication & langages, no 107, 1-1996, p. 105-119.

16 « Les architextes (de archè, origine et commandement), sont les outils qui permettent lexistence de lécrit à lécran et qui, non contents de représenter la structure du texte, en commandent lexécution et la réalisation. Le texte naît de larchitexte qui en balise lécriture. Structure hybride héritée de linformatique, de la logique et de la linguistique, larchitexte est un outil dingénierie textuelle qui jette un pont nécessaire entre la technique et la langue. Les architextes intègrent un imaginaire de la communication, ils sont la praxis des théories communicationnelles mises en œuvres, consciemment ou non, par leurs concepteurs ; lesquels, situés au commencement et au commandement de lacte décrire, détiennent un pouvoir certain sur la production du texte, partant, sur celle du sens et de linterprétation. » Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier, « Pour une poétique de lécrit décran », Xoana, no 6, 1999, p. 97-107.

17 Étienne Candel, Valérie Jeanne-Perrier, Emmanuël Souchier, « Petites formes, grands desseins : dune grammaire des énoncés éditoriaux à la standardisation des écritures », LÉconomie des écritures sur le web, sous la dir. de J. Davallon, Hermes Lavoisier, 2012, p. 165-201.

18 Mallarmé, Un coup de dés jamais nabolira le hasard, Cosmopolis, 1897 ; Queneau, Cent mille milliards de poèmes, Gallimard, 1960 ; Danielewski, La maison des feuilles, Denoël, 2002 ; Jonathan Safran Foer, Tree of codes, Londres, Visual Éditions, 2010.

19 Joana Pomian, Emmanuël Souchier, « Informatique et pratiques écrivantes », Traverses, no 43, février 1988, p. 121-130 ; – « Les machines écrivantes ou lécriture virtuelle », Traverses, no 44-45, sept. 1988, p. 108-119.

20 Cest précisément ce que nous avons fait dans le programme collectif de recherche réuni pour répondre à un programme lancé par la BPI et qui rassemblait ethnologues, sémiologues, informaticiens, etc. Travaux publiés dans Lire, écrire, récrire. Objets, signes et pratiques des médias informatisés, sous la dir. de Emmanuël Souchier, Yves Jeanneret, Joëlle Le Marec, BPI – Centre Pompidou, 2003.

21 Yves Jeanneret, Emmanuël Souchier, « Lénonciation éditoriale dans les écrits décran », Communication & langages, no 145, septembre 2005, p. 3-15.

22 Jacques Roubaud, La fleur inverse : lart des troubadours, Ramsay, 1986.

23 Raymond Queneau, Traité des vertus démocratiques, éd. de Emmanuël Souchier, coll. « Les Cahiers de la N. R. F. », Gallimard, 1993.

24 Emmanuël Souchier, « Le carnaval typographique de Balzac. Premiers éléments pour une théorie de lirréductibilité sémiotique », Communication & langages, no 185, septembre 2015, p. 3-22.

25 Op. cit., notes 16 & 20.

26 André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, La mémoire et les ryhtmes, Albin Michel, 1965.

27 Marc-Alain Ouaknin, Les mystères de lalphabet, Éditions Assouline, 1997, p. 101 sq.

28 « … la mathématisation et la formalisation ont désintégré les êtres et les existants pour ne considérer comme seules réalités que les formules et équations gouvernant les entités quantifiées. », Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, op. cit., p. 19.

29 Voir Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier, « Pour une poétique de lécrit décran », op. cit. et Vocabulaire des études sémiotiques et sémiologiques, sous la dir. de D. Ablali et D. Ducard, Honoré Champion, 2009, p. 158-159.

30 Emmanuël Souchier, « Le livre au risque de lécrit décran et des écrits de réseaux », in Anne Zali (dir.), La grande aventure du livre. De la tablette dargile à la tablette numérique, BnF/Hatier, 2013, p. 176-183.

31 Emmanuël Souchier, « Lorsque les écrits de réseaux cristallisent la mémoire des outils, des médias et des pratiques », Les défis de la publication sur le Web : hyperlectures, cybertextes et méta-édition, (coord. par J.-M. Salaün et Ch. Vandendorpe), coll. « Références », Presses de lEnssib, Lyon, 2004, p. 87-100.

32 Michel Foucault, Larchéologie du savoir, Gallimard, 1969.

33 Ivan Illich, Du lisible au visible. Sur lArt de lire de Hugues de Saint-Victor, Cerf, 1991.

34 Grandes Heures de Jean de Berry, Paris. Enluminure de Maître de la Mazarine. Saint Grégoire inspiré par lEsprit. Lettre historiée : saint Grégoire lisant. Manuscrit à peinture, 1409. BnF, Manuscrits occidentaux, Latin 919, folio 100. URL : http://expositions.bnf.fr/lecture/grand/125.htm.