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Classiques Garnier

La maison d’écranvain

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2016 – 1, n° 1
    . Le texte à venir
  • Auteur : Bonnet (Gilles)
  • Résumé : Sites et blogs d’écrivain proposent des scénographies numériques d’œuvres qui rapprochent ces nouveaux supports éditoriaux des musées ou des maisons d’écrivain. Il s’agit d’analyser la muséalité de ces œuvres-objets inscrites, selon la logique anthologique qui prévaut sur le Net, dans des séries qui sont autant de collections.
  • Pages : 143 à 157
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406061939
  • ISBN : 978-2-406-06193-9
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06193-9.p.0143
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/09/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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La maison décranvain

À dimension ouvertement patrimoniale quand il se consacre à lœuvre dun auteur disparu, le site Web déploie, même lorsquil expose le travail dun écrivain vivant, des scénographies qui en font un intermédiaire, ou mieux un espace de tension, entre les caractéristiques et fonctions du musée et celles de la maison décrivain. Bien des sites dauteurs contemporains incitent au parallèle avec la maison décrivain. De la déclaration liminaire de Claro se présentant comme « le proprio » de son blog1, au message daccueil de Gabrielle Josse, « Bienvenue dans ma maison numérique2 », lanalogie se verbalise, mais se visualise également, quand un Martin Page, par exemple, se filme dans sa propre maison ou quand François Bon photographie son bureau et sa bibliothèque. Ces modalités de constitution dune autoblographie3 instituent les sites Web décrivains vivants, et investissant lespace numérique à dautres fins que de pure médiation de lœuvre imprimée, en maisons décranvain, forme majeure actuellement de cette « littérature contextuelle » qui « débord[e] le cadre du livre et le geste décriture4 ».

Si lécranvain est cet auteur contemporain dont lactivité numérique se conçoit comme appartenant bel et bien à son « œuvre », alors son site Web ouvre à de nouvelles pratiques qui dépassent largement la simple médiation. Alliant les statuts de laboratoire et de conservatoire, des sites comme ceux de Jean-Philippe Toussaint ou de François Bon, interrogent dune part la littérarité des textes et des documents proposés sur ce média, et dautre part la muséalité de ces œuvres-objets inscrites, selon la logique anthologique qui prévaut sur le Net, dans des séries qui sont autant de collections.

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Le site Web peut donc senvisager comme une hétérotopie multimédia, dont le statut doit être pensé dans la synchronie du développement du numérique, comme dans la diachronie riche de la tradition des musées et maisons décrivain. Le rapport texte/image participe pleinement de cette interrogation, puisque liconographie négocie avec les codes de la vitrine, du soclage et sinscrit dans une navigation élaborée pour linternaute en parcours et visite. Cest bien une e-poétique de ces œuvres littéraires numériques quil sagit ici de commencer à délinéer.

Pourtant soumis au flux et défini par linstabilité, le cyberespace, ce règne du transitoire, héberge des caillots, qui se révèlent contribuer à extirper la littérature de son cadre traditionnel, livre, texte, page, pour lexposer. Quil glane jour après jour des éclats de réel ou quil documente et classifie son œuvre imprimée, lécranvain sur son site propose bien un nouveau geste muséal. Mieux que comme un dépôt de traces – rivalisant avec le journal personnel comme fixation quotidienne de léphémère ou le legs de manuscrits à la Bibliothèque Nationale – le site Web doit être perçu dans la dynamique, sans cesse renouée et interrogée, qui lincite à revisiter les fonctions et missions classiques du musée, telles que formulées, notamment, par Zbynek Stránský5 : la sélection des objets identifiés comme porteurs de muséalité, leur thésaurisation synonyme de préservation puis leur présentation au public dans lespace social. Lhypothèse sera ici que le site Internet décrivain est devenu le lieu dune exposition de la littérature et du monde dans lequel elle sinscrit.

Exposition, 1 : scénographies de lexpôt

On ne compte plus les blogs ou sites dauteurs qui arborent sur leur page daccueil, en bandeau horizontal, un cliché dune (de leur ?) bibliothèque, à linstar de Koffi Kwahulé6. François Bon, de son côté, réserve à lune des séries qui animent son site depuis 2014, « Histoire 145de mes livres », des clichés similaires. Bien vite cependant, la photographie englobe non seulement les ouvrages, mais « Les livres, et aussi ce quon pose devant les livres7 ». Lobjet cher côtoie ici le livre, dans une proximité qui accentue la confusion entre la bibliothèque, lécran Web reproduisant une photographie, et la galerie dexposition, comme en témoigne le sous-titre de ce billet : « bidules, trucs, machins, souvenirs, musée, utilités ». De micro-collections, non dénuées de cohérence, donc (des pièces, des pins, des piles) sinterposent entre lobjectif et la bibliothèque. Si la proximité mérite attention, voire interrogation, cest bien que le média Web simpose comme lieu de la collection, et déporte finalement le livre vers le statut dobjet de collection, au même titre que ceux qui ici se sont accumulés au ras des étagères. « Ça fait un peu musée » écrit même Bon, en légende dun cliché de sa série « Histoire de mes livres8 »… tout en réactualisant la valeur documentaire de la bibliothèque personnelle de lauteur, lieu-clef de toute visite de maison décrivain.

La surface écranique se fait ainsi vitrine pour une muséalie qui emprunte certaines de ses techniques les plus identifiables à la muséographie classique. Le pied à coulisse qui appartenait au père disparu accompagne en effet chaque cliché de livre, ouvrant un dialogue entre travaux manuels et intellectuels, et organisant une coprésence, qui savérera essentielle dans toute larchitecture du site Web, entre expôt et outil9. Souvent transformé en matériel expographique, appartenant alors aux « accompagnements de lespace » selon la terminologie en cours dans lunivers muséologique, cest au soclage que semble sapparenter la fonction de ce pied à coulisse10.

Nombre de ces scénographies de louvrage imprimé devenu expôt sur le site Internet tentent, par diverses stratégies, de contrer là-plat écranique par une mise en scène du livre suggérant son insertion dans un véritable espace dexposition en trois dimensions. « La mise en scène se fait, dans lexposition et à la différence de limage », souligne en effet Jean Davallon, « avec de lespace en trois dimensions11 ». Marc Pautrel, 146sur son blog dailleurs nommé daprès le titre de son premier livre, « Ce métier de dormir », dissimule ainsi une photographie sous chacun de ses ouvrages, créant à son tour un soclage minimal12.

Le site Web comme maison décranvain conserve, collecte, puis expose, y compris en adoptant des techniques ostensiblement muséales, sources dune véritable mise en scène. Le cadre sy prête tout particulièrement, tant larchitexte13 avec lequel compose le webmaster, hérité du CMS choisi, propose déjà une scénographie prégnante. Si la littérature sy expose, cest que le livre sy fait à son tour muséalie, objet de collection et non plus chose brute, inséré dans des collections vouées à la présentation. Lécran-vitrine autorise alors lexposition de lœuvre imprimée, activité commerciale, certes, mais selon des modalités muséales, présente au cœur de tous les sites décrivains. Kwahulé choisit ainsi dexploiter les ressources techniques du diaporama pour proposer un défilé, en boucle, des couvertures de ses pièces de théâtre publiées. La liste, comme « cellule nucléaire du catalogue14 », structure ces présentations ; David Christoffel choisit même, en un parti pris esthétique de dénuement radical, den rester là, et de maintenir son site au stade de base de données, austère liste antéchronologique sur fond gris15.

Le lien hypertexte est économique : non seulement il constitue le titre du texte, sur le site de David Christoffel, mais renvoie à un ailleurs où quelque chose de ce même texte, une fois le clic intervenu, pourra se dévoiler. De là que lœuvre dans son ensemble puisse se ramener à une collection de titres, à une liste ditems. Mais plus profondément, en mettant à nu la liste comme squelette du catalogue, lauteur exhibe la convergence entre la surface écranique dune part, soffrant à une lecture tabulaire et synoptique, et le catalogue dautre part, lui-même étroitement lié à la collection par cette même structure.

De toutes les formes de la composition textuelle – écrit Bernard Vouilloux –, le catalogue est assurément la plus expositionnelle : la structure paradigmatique sur laquelle il repose fait de la liste [] et de ses éventuelles expansions 147descriptives [] une manifestation verbale qui est structuralement homologue de la juxtaposition spatiale et du déploiement tabulaire, synoptique en quoi consiste une collection dobjets16.

Cest même là que réside la spécificité du geste muséal numérique tel que linventent les sites décranvains. Leurs caractéristiques techniques et leurs propriétés médiatiques les autorisent en effet à organiser la coprésence, voire la collusion, en un seul geste, de deux stades habituellement séparés et successifs. Ils proposent en effet en un même temps et une exposition, et un catalogue – de lœuvre imprimée.

Ce principe structurant demeure, quand bien même le plus souvent les sites dauteurs optent volontiers pour une scénographie bien moins épurée. Le modèle muséal du cartel simpose en effet très fréquemment, qui recueille les informations nécessaires (titre de lœuvre, éditeur, date et lieu dédition, nombre de pages, prix et ISBN, principalement) au légendage du cliché de la couverture. Le site de Régine Detambel sy applique avec une belle régularité, veillant dans la rubrique « Fictions » à la constance des polices de caractères et de la présentation en général17. Lexposition de lœuvre imprimée sy veut interactive, par des invitations au clic permettant daccéder à des formats PDF (« Communiqué de presse », etc.) ou à la lecture dun extrait. Ici les ressources proprement numériques de lexposition se voient exploitées, au détriment dune démarche davantage analogique dont relevaient les diverses modalités de soclage de louvrage photographié. La proximité entre exposition et catalogue saffirme sans doute plus nettement, par la mise en relation de diverses ressources permettant une appréhension multi sensorielle de lœuvre : je peux regarder la couverture du livre tout en écoutant lauteur lire ou en minformant par la lecture de la réception de lœuvre. Espace daccrochage des œuvres, le site radicalise lexpérience multimédia quest déjà lexposition physique, en offrant par exemple des présentations vidéo, sur le site dEmmanuelle Pagano18, ou bien toute lhistoire du texte, comme le propose Valère Novarina19. Le texte y est bien mis en 148scène, ce que tentent de réaliser également, par la lecture enregistrée, des sites tel celui de Régine Detambel, par le soclage Pautrel ou Bon ; plus largement par lexploitation de larchitexte, tous les écranvains. Régler le contraste entre le fond de la page Web et la couleur de la police de caractères nest pas si éloigné des choix déclairage dans lélaboration dune exposition physique ; choisir une disposition horizontale ou verticale pour la présentation des couvertures douvrages rappelle étroitement les réglages inhérents à laccrochage sur cimaises des œuvres plastiques dans une salle de musée. Cest bien parce que le template lui-même du site déterminé par le CMS constitue déjà un ensemble de contraintes ressortissant à une scénographie du contenu du site, que catalogue et exposition y cohabitent, voire fusionnent.

Exposition, 2 : dépôt et immatériel

Dans ce cadre saccumulent les ressources : textes, images fixes ou animées, sons, érigeant le site en lieu de coalescence dune œuvre dépliée dans cette pluralité médiatique, tout comme la maison décrivain, « a central repository20 », organise la rencontre dobjets disparates issus de voyages et porteurs de souvenirs. La maison décranvain sinscrit bien à son tour dans cette tension entre lexpansion centrifuge dune existence et sa résonance centripète, en un lieu unique, désormais riche dobjets ancrés dans un hic et nunc – visible – mais renvoyant à un ailleurs – invisible21. Citant lexposé de Walter Benjamin intitulé « Louis-Philippe ou lintérieur », Dominique Pety lie explicitement la collection à cette dialectique de lintérieur et de lextérieur. Si lintérieur saffirma comme « le lieu dune mise en scène nécessaire à léquilibre psychologique de 149lindividu », investi préférentiellement par le collectionneur qui y puise une possibilité dautoreprésentation, il est bien à penser dans sa relation à lextérieur urbain :

W. Benjamin souligne en outre, dans le Paris de Louis-Philippe, la dichotomie entre lextérieur et lintérieur, lopposition entre lespace disproportionné de la grande ville et le cadre de lexistence intime, mais aussi leur complémentarité. Lindividu construit dans lune ce quil ne peut trouver dans lautre : la représentation de son individualité.

Depuis Louis-Philippe on rencontre dans le bourgeois cette tendance à se dédommager pour l absence de trace de la vie privée dans la grande ville. Cette compensation il tente de la trouver entre les quatre murs de son appartement.

Les deux espaces coexistent ainsi selon une logique compensatoire de la perte et du refuge, mais aussi du parcours et de larrêt, de lerrance (celle de la marche privée de sens) à la stabilité (dans la demeure, immobilité physique et identité retrouvée)22.

Cest à léchelle dune communication globalisée que lInternet des écrivains réactualise désormais cette tension ouverture/clôture définitoire de la double dimension de tout espace muséal : le site est au réseau mondial ce que la maison fut à la métropole. La page daccueil du site de Jean-Philippe Toussaint en témoigne tout particulièrement, qui choisit des icônes suggérant laccumulation ordonnée, à lintérieur du site, de contenus identifiés. La petite maison qui très traditionnellement désigne le portail, home, du site, par une analogie déjà signifiante, se fait métaphore filée, que dautres icônes déclinent, comme ce meuble à tiroirs qui figure sur le même bandeau horizontal23. Mais le reste de la page daccueil abandonne cette figuration centripète pour reproduire un planisphère sur lequel se situent, sous la forme de liens, les titres des œuvres de Toussaint, ainsi offerts, dans le même temps, à louverture centrifuge, voire à la dispersion maximale. La « maison » à laquelle linternaute accède, en tapant ladresse URL : http://www.jptoussaint.com/maison.html, savère elle aussi tendue entre lun et le multiple, le clos et louvert. Lespace qui suggère le refuge dun lieu circonscrit, en lequel regrouper et exposer les diverses composantes dune œuvre et dune vie, à linstar dune maison décrivain classique, se déporte dès sa 150localisation, de cette fonction première. Fidèle aux principes dun Web en rupture avec le désir dancrage de lœuvre dans un terroir, cher aux maisons-musées, on la vu, le site de Toussaint délocalise en effet cette maison, présentée comme la bibliothèque… de Canton. Réduite par ailleurs à une façade, mise en abyme évidente de là-plat écranique, elle sorne denseignes qui sont autant de liens cliquables, offrant un chemin vers un ailleurs, celui des dossiers constitués autour de la plupart des ouvrages publiés par lauteur24.

Le site vit de cette tension même entre clôture et ouverture, surface et profondeur, ici et ailleurs, quil investit de façon spécifique, selon trois voies essentielles, qui bornent dailleurs ses usages actuels :

Que le lien hypertexte, cette « métonymie interactive25 », en soit la première clef livre un trait essentiel de le-poétique. Visible, il demeure en attente dune action, le clic, qui effacera le contenu actuel, pour le mettre en relation avec ce qui demeurait jusque-là non-actualisé, cest-à-dire virtuel. Les sites Internet ressortissent à la problématique muséale de la collection parce que le cœur même de leur nature hypertextuelle repose donc sur un usage qui nest autre quune réalisation technologique de la double essence des objets de collection comme sémiophores, « objets qui nont point dutilité [] mais qui représentent linvisible, cest-à-dire sont dotés dune signification26 ».

La tension ouverture/clôture, intérieur/extérieur sincarne également ici dans cette dialectique stabilité/flux, liquidité/inscription, qui déchire en même temps quelle les constitue les sites Web.

Elle résonne enfin en écho avec le rapport du fragment au tout, lui aussi définitoire du réseau et de ses usages. Comme toute collection, la maison-musée ne met rien dautre en scène que cette dialectique27, quand lappréhension par linternaute 151dun contenu présent sur le réseau relève très précisément dune association comparable mais distincte, puisque dordre fractal : « Sur Internet », écrivent ainsi Jean-François Fogel et Bruno Patino, « toute offre est traitée avec la conviction quil sagit dun objet fractal : connaître une des parties suffit pour en deviner lensemble. Un talent propre aux internautes les plus jeunes consiste dailleurs à saisir ce que permet un outil, un jeu ou un contenu, en ayant une interaction limitée avec lune de ses parties28 ».

Cest bien pourtant la défaite de cette prétention au parcours exhaustif, et sa dénonciation comme illusion, qui cimentent le parallèle entre le site dauteur et la maison décrivain. Le site saffirme comme ce centre de coalescence, capable de rassembler des milliers de documents, sans cela épars, au sens littéral du terme dans le cas dAndré Breton, dont limmense et disparate collection fut éparpillée en lencan en 2003, et ne demeure plus visible dans sa globalité que sur le site Internet qui lui est consacré. Faute de maison décrivain, lÉtat ayant renoncé alors à sa création, demeure accessible une maison décranvain comme une immense base de données. Mais le site dauteur, vivant ou défunt, aura beau accumuler les documents, enrichir lexposition de lœuvre imprimée de scénographies plurimédiatiques, il nen demeure pas moins lacunaire. Parce que larchive dit toujours « un manque », selon les termes dArlette Farge29, maisons décrivains et sites Internet senroulent, parfois désespérément, autour de cette absence centrale. Cest dabord lœuvre imprimée elle-même qui fait défaut, dans la plupart des cas de maisons numériques, représentée par des couvertures numérisées et des extraits apéritifs, offerts faute de mieux. À multiplier les ressources paratextuelles (brouillons, manuscrits, articles de presse…), le site Web creuse dautant, comme un centre défaillant, lemplacement réservé à lœuvre elle-même, encore identifiée dans la très grande majorité des cas, au livre. « Je ne livre volontairement que des extraits », écrit ainsi Patrick Dubost sur la page daccueil de son site, « les supports privilégiés restant à mes yeux le livre, le CD, la performance30 ». De même, « ce qui 152justifie lexistence des maisons décrivain est ailleurs, dans des textes inaccessibles pendant le temps de la visite, sinon à létat déchantillons, de souvenirs, de projets de lecture31 ». Plus profondément encore, ces lieux de mémoire déploient leur mise en scène comme un ressassement de ce qui à jamais leur demeure irreprésentable, de lordre de limmatériel, affirme Michel Melot32 : aussi Internet devait-il sy consacrer à son tour. Exposer, cest montrer que lon ne peut tout montrer, et quéchappera toujours lacte créateur. Si la maison décrivain participe bien du sacre de lécrivain, cest en scénographiant in fine cette élision qui la troue, et qui pourtant attire à elle les visiteurs parfois très nombreux : ce « mystère » de lécriture, comme le nomme Daniel Fabre33. Tel est exactement le lot également des sites Internet dauteurs, en cela encore légitimes maisons décranvain. Par-delà les spécificités propres à chaque écrivain, se dessine quelque chose comme une tache aveugle du site Web, lorsque dévolu à laccompagnement paratextuel et contextuel de lœuvre, cest-à-dire lorsque proche par de si nombreux aspects de la maison-musée physique.

Exposition, 3 :
muséographie de lenvironnement

Rendant compte de sa visite du musée Balzac de Saché sur son site Tiers Livre, François Bon note le plaisir « dun contact physique avec les livres, les presses à imprimer, les pages dépreuves et de manuscrits de Balzac », preuve que « la fiction cest dabord un atelier34 ». Aussi le site décranvain, tout comme la maison décrivain, va-t-il privilégier la présence et la représentation du matériel que lœuvre, issue de cet immatériel inaccessible, implique et nécessite : « Such intense focus on the visual and material components of a writers life », écrit ainsi Elizabeth Emery au sujet des maisons décrivain, « detracts from the writing itself, a private act that 153cannot be visually inscribed in the house35 ». Lobjet, lui, soffre au regard, parfois au toucher, qui semble porter trace, même indirecte, même biaisée, de lacte créateur. Le site consacré à Flaubert propose ainsi une visite vidéo de la maison-musée, qui sattarde complaisamment sur les objets décriture, encriers et plumes, qui occupent bien sûr une place à part dans lensemble des collections présentées en ce lieu. Parce quelles sinscrivent dans une bascule en train davoir lieu, où le support numérique vient déstabiliser lécriture et ses supports traditionnels, les maisons décranvain vont même, directement, assumer cette mise en scène des objets décriture. Puisque « larchive et le musée ne nous donnent pas à voir ce moment où, dans la vie dun homme, la tradition quil reprend et la tradition quil fonde se nouent en un seul geste36 », les maisons décranvain, doublement concernées, et par le mystère du geste décrire, et par une époque de mutation technologique de ce même geste et de sa diffusion, vont vouloir « en temps de transition numérique, approfondir linventaire37 », selon les termes employés par Bon pour présenter et légitimer sa série « Histoire de mes livres ». Sy impose, on la vu, le livre-objet, dans sa matérialité, quaccentue encore la présence du pied-à-coulisse paternel. Jean-Michel Maulpoix, quant à lui, distribue, dans les galeries de son site, des photographies de ses instruments et lieux – stylos, tables – décriture manuscrite : nulle tablette, point de clavier, mais bien une collection de ses « tables décriture38 ».

Photographier ses carnets préparatoires, scanner ses brouillons, ou encore enrichir le dossier des œuvres par de multiples manuscrits numérisés, cest donc bien également donner à voir comme sinscrit lécriture, en un geste irreprésentable sinon métonymiquement, par ses outils et supports matériels. LInternet des écrivains est bien une « mnémotechnologie », si par là on entend la faculté de transmission dune mémoire non seulement individuelle, mais « liée aux usages, aux techniques et aux pratiques39 ». « Le document », rappelle Dominique Pety, « cest cette preuve écrite qui atteste dun passé perdu40 » ; le site 154Internet comme maison décranvain expose donc de façon privilégiée de tels documents dune écriture déjà advenue.

Cest même tout un environnement que suggère Jean-Michel Maulpoix, qui met en relation explicite lécriture, stylo et cahier exhibés, et un lieu. Quand la maison décrivain vise à réunir en un même lieu les traces du quotidien dans sa trivialité et celles de la création, le site ne se propose pas dautre mission, en particulier quand il senrichit dun blog. François Bon inscrit noir sur blanc les musiques quil écoute, témoigne de ses voyages, de ses rencontres ; en même temps quil tient des propos plus directement ancrés sur lécriture et la littérature. Les vidéos home made dun Martin Page41 qui mettent en scène lauteur dans sa maison, voire sa chambre, saffirment comme une modalité numérique et dynamique de muséographie analogique, de lordre par exemple du diorama42. Yves Pagès en « photo-archiviste » met en évidence le lien étroit entre la création et son environnement : « pour saisir lœuvre dans son jus », postule-t-il au sujet des graffitis et du Street Art quil archive en séries sur son site, « mieux vaut capter les parages immédiats, saisir le vivant du décor, sinon licône sexpose à la misère étroite de sa reproduction43 ». Le discours résonne comme un manifeste discret de la maison décranvain.

La nature plurimédiatique du site Web incite, bien entendu, à une telle diversité, qui donne limpression à linternaute de saisir un écrivain dans un contexte global, et non plus comme lauteur réductible aux textes publiés sous son nom. Elle offre tout particulièrement la possibilité à nombre décrivains, par ailleurs artistes plastiques, dexposer des clichés de leurs œuvres, qui ainsi nouent un dialogue neuf avec leurs productions textuelles. Valère Novarina, Joël Bastard, Jacques Ancet, Patrick Dubost, se ménagent ainsi de vastes « galeries » sur leur site ; même Flaubert a droit à une exposition de ses dessins44… Plus généralement, les possibilités techniques du support numérique, même exploitées parfois a minima, incitent grandement les écrivains à se faire photographes voire vidéastes. Internet engendre on le sait, une nouvelle 155génération damateurs, susceptible de prendre la relève dun Goncourt, qui dans La Maison dun artiste, catalogue de sa propre maison-musée, se construisait précisément en amateur dart. Le discours polysémiotique du site saccompagne enfin volontiers dune réflexivité interrogeant la représentation de soi. Pas de meilleur lieu, ainsi, que le site Internet consacré à Saint-John Perse, pour questionner – en abyme donc – le contrôle exercé de son vivant par le poète sur son image, via les photos posées quil autorisa, et qui se retrouvent désormais exposées sur le site45.

Le regard de linternaute doit alors saccommoder à ces modalités de présentation de soi. Le développement des maisons décrivains, au début du xxe siècle, était tout particulièrement lié à lévolution de la perception de lintérieur, du chez-soi du grand homme. Elizabeth Emery rapproche la transformation de la maison en habitat, cest-à-dire en ensemble de signes offrant des renseignements sur lauteur, du développement contemporain dun regard proprement anthropologique46. Cest bien également dune telle mutation herméneutique quest héritier le développement actuel des sites Internet comme maisons décranvain. Recueillant les graffitis, slogans et autres cartes postales comme autant de traces dune sociologie de lécrit, Yves Pagès invite implicitement linternaute à porter un regard similaire sur ses propres créations inscrites dans le même site. Herméneute plurimodal, le visiteur, comme il le ferait dans une maison décrivain, tente de mettre en relation les divers objets coprésents en interrogeant leur lien, puis leur relation avec lœuvre. Profus, le site Web invite à une radicalisation de cette appréhension, dautant que chaque post déposé sur le site comme ensemble mobile, est susceptible de se transformer en document paratextuel documentant une œuvre.

Lécranvain, en son site, se distingue de la figure traditionnelle de lécrivain. Lexposition non seulement de son œuvre, mais bien dun écosystème complexe, alliant divers formats médiatiques et systèmes sémiotiques, organisant de façon privilégiée la rencontre entre biographie et création, tisse trois types de lien qui élargissent lethos de lauteur. Dans sa maison numérique, lécranvain sexhibe pluriel : en soi : écrivain et peintre, ou écrivain et photographe ; avec dautres : que lon songe aux traditionnels bouquets de liens amis, ou à un intitulé de site comme « Jean-Michel Maulpoix & Cie » ; avec soi : lœuvre 156sétoile grâce à la reproduction dun paratexte, notamment génétique, particulièrement fourni. Si lInternet des écrivains participe bien, et au premier chef, de ces tentatives contemporaines dexposition de la littérature, ce nest pas tant en conservant les traces iconiques de telle intervention de lécrivain dans une institution muséale – dont témoignent les clichés dexpositions de Valère Novarina47, ou la section « Livre/Louvre » sur le site de Jean-Philippe Toussaint48 – quen suscitant une modalité neuve dexposition de lœuvre. Offerte à la saisie non seulement dobjets exposés, ou de leurs substituts, mais à tout un contexte, la maison décranvain, dans sa disparate définitoire, tramée de billets dhumeur comme dinterviews de lauteur, parvient à suggérer lenvironnement complet de lœuvre. Ce nest donc plus seulement « lespace synthétique » des objets exposés qui surgit du code, mais bien davantage ce que Jean Davallon nommait « monde utopique », cette « nébuleuse de significations, dévocations et dimpressions » : « il est un monde imaginaire. Il na pas dexistence réelle ; ses contours sont flous et incertains. Il est une constitution qui résulte de lagencement de significations produites au cours des visites, il existe à travers elles ». Le visiteur dune exposition consacré au travail de Kandinsky, « crée petit à petit », poursuit Davallon, quelque chose comme « le monde de Kandinsky », « par la vision successive des œuvres, de par leur rassemblement et de par lenvironnement qui les accompagne, [et qui] sert de fond à chaque tableau regardé et semble fuser de lensemble des tableaux présents49 ». Cest bel et bien un tel monde utopique qui émane, selon des modalités réticulaires neuves, des sites Internet dauteurs considérées comme maisons décranvain, où larchive souvre sur la création, le conservatoire sur le laboratoire. De la collection dAncien Régime, « exhibition des trésors du propriétaire par un cicérone à sa solde » au « musée démocratique », le gain avait constitué en une « autonomie du visiteur, et son corollaire, une éthique de la visite personnelle50 ». Le musée numérique, troisième jalon historique dont le site Internet dauteur – vivant ou défunt – est 157un pan, poursuit un tel élargissement du public, accroît linteractivité de la visite et emploie ses caractéristiques technologiques à tisser une relation neuve entre le visiteur, lécranvain, et son œuvre.

Gilles Bonnet

Équipe MARGE

Université Lyon III – Jean-Moulin

1 URL : www.towardgrace.blogspot.fr.

2 URL : www.gaellejosse.kazeo.com.

3 Je me permets de renvoyer à mon article, « Lautoblographie. Écritures numériques de soi », Poétique, no 177, 2015, p. 131-143.

4 David Ruffel, « Une littérature contextuelle », Littérature, no 160, 2010, « La littérature exposée. Les écritures contemporaines hors du livre », p. 62.

5 Dans Muséologie : introduction aux études, Brno, Université Masaryk, 1995 ; cité par François Mairesse, article « Muséalisation » du Dictionnaire encyclopédique de muséologie, Paris, Armand Colin, 2011, p. 258.

6 URL : www.koffikwahule.jimdo.com.

7 URL : http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article3955.

8 Ibid.

9 Sur cette distinction, se reporter à Jean Davallon, Lexposition à lœuvre, Paris, LHarmattan, 1999, p. 166.

10 URL : http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article3768 et article3759.

11 Jean Davallon, op. cit., p. 59.

12 URL : http://blog.marcpautrel.com.

13 Sur cette notion darchitexte liée à lénonciation éditoriale, se reporter à Yves Jeanneret & Emmanuel Souchier, « Lénonciation éditoriale dans les écrits décran », Communications et langages, no 145, 2005, p. 3-15.

14 Bernard Vouilloux, « Le discours sur la collection », Romantisme, no 112, 2001, p. 103.

15 www.dcdb.fr.

16 B. Vouilloux, art. cité, p. 101.

17 URL : http://www.detambel.com/f/index.php?sp=liv&livre_id=150.

18 URL : www.emmanuelle.pagano.wordpress.com.

19 URL : http://www.novarina.com. Chaque œuvre est accompagnée de la liste des mises en scène successives, dextraits vidéo, de la mention des éditions successives, des traductions, de la reproduction partielle ou totale des textes critiques suscités par lœuvre.

20 Elizabeth Emery, Photojournalism and the Origins of the French Writer House Museum (1881-1914). Privacy, Publicity, and Personality, Farnham, 2012, p. 169.

21 On aura reconnu ici une allusion à la définition désormais canonique de la collection par Krzystof Pomian, comme « ensemble dobjets naturels ou artificiels maintenus temporairement ou définitivement hors du circuit dactivités économiques, soumis à une protection spéciale dans un lieu clos aménagé à cet effet, et exposés au regard » (K. Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris, Venise : xvie-xviiie siècle, Paris, Gallimard, 1987, p. 18.)

22 Dominique Pety, Poétique de la collection au xixe siècle, Paris, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2010, p. 238 ; en ligne : URL : http://books.openedition.org/pupo/618.

23 URL : http://www.jptoussaint.com.

24 URL : http://www.jptoussaint.com/maison.html.

25 Alexandra Saemmer, Matières textuelles sur support numérique, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2007, p. 90.

26 K. Pomian, op. cit., p. 42.

27 Se reporter aux analyses de Bertrand Bourgeois, in Poétique de la maison-musée (1847-1898). Du réalisme balzacien à lœuvre dart “décadente”, Paris, LHarmattan, 2009, chapitre 2 en particulier : « De la collection privée au roman ».

28 J.-F. Fogel & B. Patino, La Condition numérique, Paris, Grasset, 2013, p. 130.

29 Dans Le Goût de larchive, Paris, Seuil, 1997 [1989], p. 80.

30 URL : www.patrick.dubost.free.fr.

31 Sylvain Menant, « Maisons décrivain et histoire littéraire », RHLF, 2009, no 4, p. 772.

32 Dans « Un nouveau pèlerinage : la maison décrivain », Medium, 2005/4 ; en ligne : URL : http://www.cairn.info/revue-medium-2005-4-page-59.htm.

33 Voir « Maison décrivain. Lauteur et ses lieux », Le Débat, no 115, 2001 ; en ligne : URL : www.cairn.info/revue-le-debat-2001-3-page-172.htm.

34 URL : http://www.tierslivre.net/wcam/ANC/photo57.html.

35 Elizabeth Emery, op. cit., p. 222.

36 Gaëlle Périot-Bled, « De la conservation au processus. Lefficience du numérique », Hybrid, no 1 ; en ligne : URL : http://www.hybrid.univ-paris8.fr/lodel/index.php?id=202.

37 URL : http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article3688.

38 URL : http://maulpoix.net/photo4.htm.

39 Voir Oriane Deseilligny, LÉcriture de soi, continuités et mutations du cahier aux journaux personnels sur le Web (1998-2003), Thèse, université Paris X, 2006, p. 472.

40 Dominique Pety, op. cit., p. 26.

41 URL : http://www.martin-page.fr/francais/extras/videos/, ou lien direct : URL : http://vimeo.com/78459249.

42 Reconstitution en 3D dun environnement naturel (biotope dun animal, par exemple).

43 www.archyves.net/html/ArtsMuraux.html.

44 Dans la rubrique « Iconographie » du site www.flaubert-univ-rouen.fr.

45 URL : www.sjperse.org/apparitions.html.

46 E. Emery, op. cit., p. 86-87.

47 URL : http://www.novarina.com/spip.php?rubrique22.

48 URL : http://www.jptoussaint.com/livre-louvre.html.

49 Jean Davallon, op. cit., p. 170 et 179.

50 François Mairesse, Le Musée, temple spectaculaire. Une histoire du projet muséal, Presses Universitaires de Lyon, 2002, p. 43.