L’Institut de Recherche
et d’Innovation
du Centre Pompidou

L’IRI et les études digitales

Les humanités numériques1 se sont longtemps limitées à l’analyse quantitative des documents issus des sciences humaines et sociales en mobilisant la statistique, l’informatique et l’ingénierie des connaissances. L’automatisation de ces processus d’analyse y tient une place centrale tout d’abord, et historiquement, pour l’extraction automatique de données à partir du texte, de l’image ou du son. Ici la « métadonnée » est constituée par des mots ou par des descripteurs. Puis l’on s’est intéressé à la production de modèles de connaissance, ou ontologies, permettant de catégoriser ces métadonnées et par conséquent d’établir entre elles des relations dites sémantiques. Enfin l’informatique et notamment le domaine de l’interaction homme-machine s’est appliqué à développer des outils de recherche, de visualisation et de manipulation de ces données.

Avec l’avènement du Web, l’enjeu se déplace de la métadonnée vers la donnée, les « data » (pluriel de datum entré dans le vocabulaire anglais et « globish »), un glissement sémantique qui recouvre des réalités fort différentes et désigne principalement non plus des données sur des documents ou même sur des ressources web mais des données sur nos « traces » de navigation qui établissent des relations que l’on qualifie de sémantiques ou de sociales. Le Web sémantique comme le Web social sont fondés sur la calculabilité de ces relations dans des processus qu’il s’agit d’automatiser toujours plus largement en supprimant autant que possible les étapes de traitement humain, c’est à dire d’interprétation. C’est ce que Chris 272Anderson décrivait dans son fameux article publié en 2008 sur la fin de la théorie2, et où il prétendait en quelque sorte démontrer l’inutilité de la science au profit d’un traitement exclusif de données si abondantes que leur lecture machinique, en extrayant automatiquement, statistiquement et probabilitairement des patterns permettrait de « lire » directement le monde.

À rebours, les ingénieurs et les chercheurs de l’IRI s’attachent précisément à mettre ces technologies au service de l’interprétation, dans le cadre d’une nouvelle écologie homme-machine qui devrait fonder les bases théoriques et technologiques de ce que nous nommons le Web herméneutique3. Un tel enjeu épistémologique dépasse largement le contexte des humanités numériques et touche au fondement de tous les savoirs, de tous les savoir-faire et de tous les savoir-vivre aussi bien que des savoirs académiques et scientifiques, qu’il faut ré-évaluer du point de vue d’une organologie générale, c’est à dire en partant d’une analyse critique des conditions technologiques, biologiques et sociales de production du savoir. L’organologie générale4, dont la question de la gouvernementalité algorithmique5 récemment formulée est pour nous une occurrence, fournit les bases théoriques du réseau Digital studies6 mis en place par l’IRI en décembre 2012 et qui rassemble des universitaires d’horizons très divers (Santa Cruz, Berkeley, Tufts, Todaï, EPFL, Cambridge, Durham, Dublin, Leuphana, Humboldt, …).

La démarche de l’IRI articule une réflexion théorique conduite dans le cadre de séminaires et une activité de développement informatique et d’expérimentation. Les Entretiens du Nouveau Monde Industriel7, créés en 2007, éclairent directement depuis 2012 l’enjeu des Études digitales et un ouvrage fondateur est paru sur ce thème8. Depuis, plusieurs séminaires mensuels concourent à explorer ce thème sous l’angle de la 273catégorisation contributive9, du design de l’attention, de la muséologie ou des nouvelles formes d’éditorialisation. Chaque année, le séminaire Digital studies rend compte des approches développées par les membres de ce réseau. Coté expérimentation, l’IRI a été choisi en 2012 par le Ministère de la Culture et de la Communication pour participer à la réflexion stratégique sur l’indexation contributive du patrimoine et pour mettre en place de nouvelles plateformes d’interprétation (projets Histoire des arts, JocondeLab10, Corpus de la parole). En 2013, dans le cadre de ses grands défis sociétaux, l’ANR a souhaité lancer un programme sur les études numériques et les technologies de l’intellect, programme qui a été reconduit en 2014 et 2015 et dans lequel l’IRI poursuit à présent le projet Epistémè. Le but de ce programme transdisciplinaire est à la fois d’identifier les aspects les plus caractéristiques de la transformation des disciplines convoquées (astrophysique11 et histoire12) dans leurs rapports à leurs objets sous l’effet de la formalisation numérique, et de concevoir des instruments pour les communautés scientifiques de pairs, au delà des deux disciplines de départ, qui permettent une catégorisation contributive supportant débats et controverses, fondée sur le concept de transindividuation, et articulant des processus bottom up (issus des activités individuelles de recherche) et top down (c’est-à-dire produisant à partir des débats au sein des communautés de pairs des processus de certification plus ou moins locaux, propres à un laboratoire, à une école ou à l’ensemble d’une discipline). Ces travaux seront conduits en vue d’articuler fonctionnellement les instruments scientifiques numériques et les instruments de publication en direction de publics divers (en premier lieu pour les jeunes chercheurs), et mis en situation sur des 274terrains d’expérimentation à forte exposition (sites France Télévisions et Médiapart, outils d’enseignement et lieux d’exposition scientifique à Saclay et à Nantes).

C’est de cette démarche dont nous proposons de rendre compte régulièrement dans la revue Études digitales à travers une rubrique qui, en partant du thème central du numéro, établira – comme nous le proposons dans ce texte – des liens vers des séquences choisies dans le fonds vidéo de l’IRI et d’Ars Industrialis qui compte plus de 2 000 heures d’enregistrements de cours, conférences, séminaires et interviews.