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Classiques Garnier

D’une ipséité à l’autre Les avatars du texte dans la composition musicale numérique

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2016 – 1, n° 1
    . Le texte à venir
  • Auteur : Maréchaux (Pierre)
  • Résumé : L’apport du numérique dans le champ musical a donné lieu à une révolution textuelle et compositionnelle. L’écriture et l’édition de la musique en ont été entièrement bouleversées. La musique écrite sous de tels auspices génère des interrogations sur sa dicibilité, le rapport à sa propre construction et à sa génétique, sa relation à la rhétorique musicale traditionnelle et son empirisme en vue d’une « musique du futur ».
  • Pages : 159 à 173
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406061939
  • ISBN : 978-2-406-06193-9
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06193-9.p.0159
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/09/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Dune ipséité à lautre

Les avatars du texte
dans la composition musicale numérique

Lutopie numérique et ses apports
à lunivers sonore traditionnel

La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon (1624)1 fut sans doute le premier texte de facture classique (il sagit dun traité latin) qui fît lapologie des « machines à musique » : le chancelier dAngleterre y décrivait expressément lorgue ainsi que les automates musicaux dAthanase Kircher. Il y concevait déjà la possibilité de produire à volonté des sons en les atténuant ou en les grossissant de manière « quils pussent donner lapparence du tremblement ». Dordinaire dans la création sonore, il ny a que lair (cuivre, bois), la vibration maîtrisée (percussion) ou le frottement (cordes) qui puissent permettre au son de fluctuer. Mais celle-ci nest pas infinie et dans beaucoup dinstruments, une fois la note jouée, si le musicien peut encore avoir prise sur sa résonance et son prolongement, il ne peut quen modifier très modestement la position, le degré. Réaliser à partir dune note simple un micro-ton est aisé au chanteur de dhrupad, mais impossible à lorgue qui peut au demeurant prolonger un son au-delà des limites vocales. De fait, des pans entiers de lhistoire de la musique se préoccupent plus des relations des sons entre eux que de leur élaboration. En appelant sa musique un « son organisé », Varèse a naturellement repensé la composition sonore : il a montré à quel point 160linventio, qui était comme la pensée originelle des timbres « se pliant à lexigence du rythme intérieur2 » pouvait supplanter la dispositio.

En confiant à lordinateur la tâche quasi prismatique de créer et de modifier les sons, le compositeur repense donc les catégories traditionnelles de la rhétorique : trouver une idée, la disposer et lorner. En effet la synthèse qui permet de créer un son inouï3 ne vient pas en renfort dun usage coloriste ou ornemental, elle est productrice et fonctionnelle. Cette entorse à lépistémé traditionnelle mérite quon y pense un peu.

Problèmes posés par la recherche de sons inédits

La déroute de la textualité
rendant compte de la nouveauté et de la trouvaille.
Lindicibilité du son

À lheure où lon sintéresse au numérique, la musique cybernétique nest pas neuve. Elle a plus de soixante ans. De fait, faire une petite sociologie de la composition numérique moderne revient à célébrer un héritage et au mieux à sinterroger sur son devenir. Car foncièrement, même si la technologie a évolué, le rapport du compositeur à la machine suscite toujours les mêmes interrogations. Lordinateur, nous le savons, est le délégué de lintelligence créatrice ce qui ne signifie pas que le compositeur qui en use ait tout prévu. Sil use de la machine, cest précisément sans connaître toujours, au final, le résultat des opérations numériques quil a programmées. De fait, il met en déroute lidéal boulézien de thématique structurante et de démiurgie totalisante dans la mesure où il na pas demblée une vision synthétique a priori de son œuvre. Autre difficulté : la création dun langage susceptible dêtre compris et restitué, dun langage qui produise des textes capables dêtre lus et interprétés, dun langage apte à rendre compte dun son. Or si un son nest plus lié à un support instrumental déterminé, il échappe 161à toute forme de dicibilité. Il renvoie à lineffable. De fait la partition traditionnelle reste le seul garant permettant une restitutio du son et donnant la possibilité de retrouver le son à sa source.

En réalisant des mariages de timbres jamais mis en forme jusque-là dans lécriture musicale de ses devanciers, Ravel a, dans le tableau introductif de lHeure espagnole,testé des mélanges tels que lauditeur peu aguerri en vient encore à sinterroger sur la paternité et lidentité des instruments qui les composent4. Il mettait dans ce mystère une touche de coquetterie et les passages incriminés ressemblaient pour finir à des devinettes acoustiques. Mais son écriture ne variait pas et le texte ravélien nétait pas plus innovant dans ses apparences que celui de Berlioz. Le texte se contentait de donner immédiatement la réponse à la question des origines : « de quoi est-ce fait ? Quels instruments composent cet accord ? ». Et lorsque Varèse faisait entendre dans Hyperprism (1923)des vents qui sonnaient comme des instruments à percussion ou dans Octandre un mélange de sept vents et dune contrebasse qui ressemblait à un trompe-loreille5, avait-il eu loccasion de connaître, au gré dexpériences préliminaires, le résultat de ces improbables accouplements ? Était-il un génie dune écoute mentale quil sétait empiriquement forgée ? Avait-il seulement lintuition dun accouchement sonore dont il ne savait trop sil donnerait un monstre ou une Vénus ? Lavantage de lordinateur est quil fournit la réponse immédiatement. On ne connaît pas, dans lhistoire de la musique traditionnelle, de compositeurs venant faire tester des innovations timbriques à un orchestre débonnaire et complaisant. Lordinateur, lui, a réponse à tout6 : il permet à lacousmaticien de faire ses classes ; il est la solution à lempirisme débridé. Quant aux questions de paternité, John Cage a lhonnêteté de dire que dans le cas où le résultat cybernétique convainc absolument le créateur tout en le prenant en défaut de lavoir prépensé tel quel, cest la machine qui peut 162en définitive affirmer ses droits7 sur lœuvre même si la logique du réel interdit à son serviteur immédiat de pouvoir explorer les fins multiples de sa complexe programmation8. Cela dit lauditeur qui sinterroge sur lorigine dun son ne peut plus dans les partitions de Varèse trouver une réponse analogue à celle qui lui serait dictée par le simple texte ravélien. Cest que le texte musical qui doit rendre compte dun son enregistré ou retravaillé ne ressemble plus à celui de la tradition. Il est hors-langue. Il suffit de parcourir la partition de Time and Motion Study II (1973-1976) de Brian Ferneyhough dans laquelle le violoncelle dialogue avec lélectronique pour se rendre compte de lintrication des langages : la notation devient extravagante de sorte que le violoncelliste qui doit jouer sur deux portées un texte extrêmement touffu fourmillant de quadruples cordes, dharmoniques ou de glissandi doit aussi respecter deux lignes qui restituent lagogique du texte et vont dans le même sens que les trois lignes de sons enregistrées dans lesquelles, à la seconde près, le discours vient semboîter.

Ratures, repentirs,
apprivoisement du hasard

Lalliance oxymorique de laccompli et de linaccompli

Dans la mesure où un compositeur est garant de toutes les étapes qui ponctuent la création dune œuvre, on peut se demander comment il peut aussi gérer la question du repentir. Dabord il est des créations cybernétiques qui ressemblent à un voyage à tâtons en terra incognita.163François Bayle parle despaces inhabitables9. Lorsque la terre sonore est conquise, il sagit den assurer la rétention éphémère10 puis den affermir lancrage. Seulement, il reste de multiples déchets qui ne sincarnent en rien sous la forme de brouillons, desquisses ou davant-textes11. Au mieux, des reliefs de bandes magnétiques et des prises archivées dans la mémoire de lordinateur ou jetées dans une poubelle virtuelle feront ressembler la génétique de lœuvre à un vœu pieux. Le compositeur faisant fi des essais, des ratures et des raclures entrepose au mieux les sons quil juge utilisables afin de les amalgamer, de les indissocier et de les fondre. Le résultat de lœuvre est donc rebelle à la critique des sources, à la génétique. La musique acousmatique est une rhapsodie continue dont les cicatrices et les coutures ne sont plus visibles. Le texte lui-même ne restitue plus les marques de lœuvre en train de se faire. Il existe ainsi dans lhistoire littéraire des livres qui nont pas éradiqué la couture : les Essais de Montaigne, À la Recherche du temps perdu ou le Mahabharata semblent donner limpression dœuvres finies. Mais le lecteur du premier de ces livres pourra librement survoler les strates des trois éditions successives et être témoin des additions dun texte qui ressemble moins à une autobiographie quau commentaire décentré dun auteur inconnu qui appellerait sans cesse de nouvelles gloses. Le lecteur du second, lui, ne retrouvera pas, passant dune édition à lautre, le début quil connaît ou la petite phrase quil attend cherche, tant les cahiers de Proust soumettent léditeur à des choix et à une réorganisation du texte12. Quant à lépopée indienne, ses variantes sont si nombreuses quune édition exhaustive ne ferait quobéir au vœu borgésien dun ensemble infini dajouts. Or dans lœuvre cybernétique, les cicatrices du texte nont pas cours et génèrent un nouveau rapport à lœuvre comme objet fini. Si lorigine napparaît plus, la possibilité de la restitution est comme battue en brèche. Dans la partition de Ferneyhough citée plus 164haut les trois lignes dévolues à lordinateur renvoient à un hors-champ tandis que les deux portées dévolues au violoncelle sont comme mises en lumière au milieu de la partition et cernées par une instance enveloppante, antérieurement créée. Cette conjonction de lexistant et de ce qui reste à faire, du répété et du live, du parfait et de lhumain, aboutit à regarder la partition comme soumise au double régime simultané de laccompli et de linaccompli. De fait le texte informatique tout en présentifiant la composition en rend le travail progressif invisible. Il gomme sa facture car les indices de lharmonie, du rythme présents dans le texte traditionnel nexistent plus.

Cette remarque équivaut à se demander si le non-repentir joue un rôle dans lœuvre cybernétique. Le principe montrerait lœuvre en train de faire, rebelle à toute forme de censure et non rétive à ses propres scories quelle exhiberait. Son but : apprivoiser le hasard, saisir le kairos de la première/dernière fois avec une gourmandise ostensible, qui battrait en brèche les stratifications programmées quon se devrait dattendre13. Il sagirait là de prendre la chance dans les rets de la machine. Reste à définir le rapport du créateur au hasard : dès 1963, avec lapparition du magnétophone portable (le Nagra), des compositeurs tels François Bayle, Pierre Henry ou Bernard Parmegiani sont partis à la conquête des sons. Il sagissait de cerner toutes les variations du réel (bruissante fissuration, résonances, entrechoquements, roulements…) et de voir en elles comme des allégories dynamiques, des incarnations du mouvement mais dans un ordre autre que visuel. Ensuite la rhétorique à lœuvre nétait quun ersatz de celle des écrivains : elle était affaire delocutio et de dispositio. Il pouvait sagir de retrancher du son en sélectionnant le meilleur mais il fallait quon sentît clairement lendroit de la rupture. Le Voile dOrphée de Pierre Henry (1953) qui fascina tant Maurice Béjart était une apologie audible de lellipse, de la soustraction, de lélagage, de la sélection au point que la version dansée de 1958 réduisait lœuvre primitive de moitié et dénudait ses cicatrices. Dans Divinités irritées et Après la mort 2, Pierre Henry érigea le gommage perceptible en norme : il saffaira donc à corroder les séquences indésirables en les soumettant pour ainsi dire à un acide cybernétique de moindre efficience qui laissait entrevoir la première strate du palimpseste. Se dessinait une esthétique en creux à laquelle songea Boulez dans Pli 165selon pli (1957), cette constellation dincises. Autre possibilité interrogée par ces pionniers : penser la musique sur le mode de laccrétion en créant par exemple des élongations sonores, des prolongements infinis ou en couvrant le spectre défectueux par la surcharge, la coloration ou la réverbération14. Rien de neuf. Tout ceci montre quen dépit des programmes, le compositeur attente comme il peut à lorganicité de sa musique : quil la veut, quil la pense, quil en donne lillusion lorsquelle ne va pas de soi. Car il ne suffit pas de constituer à plaisir une bibliothèque de sons et de les disposer pour que cela fasse sens comme il ne suffit pas davoir tout lu pour bien écrire. Il faut sans doute savoir ajuster la cible.

Musique numérique et dispositio musicale :
des cas de figures

Sorte dantidote à lidée dune combinatoire infinie, la musique stochastique, appelée ainsi car elle vise les paramètres de linvention et de la disposition(limitation des ambitus, des durées, des rythmes, des intensités) nen demeure pas moins problématique. Xenakis qui en faisait lapologie en enregistrant ST-10-1 (1956-1962)15 y avait entrevu les difficultés inhérentes à lencodage des règles ; en effet, sil est facile de programmer les interdits, il nest pas possible de prévoir toutes les latences et de deviner toutes les réussites. En un mot, les règles offrent au champ du faisable et du licite une infinité de latitudes au point que limagination du compositeur, hostile à lanarchie et rétive à lidée de ne créer que de laléatoire, a tendance à imposer à la machine des canevas et à lui soumettre inconsciemment des parcelles de structures. Quoi quil en soit, cette « méta-composition » pour reprendre le mot de Xenakis recèle une valeur heuristique qui tue dans lœuf le principe organiciste cher à Boulez. Il nest plus question de penser un thème et den prévoir le développement sur toute la durée dune œuvre avant même quelle 166soit écrite. Bach avait cette intuition en choisissant la cellule-mère de lArt de la fugue et Liszt qui distinguait entre les principes cellulaires et les principes rhapsodiques se serait interdit dans la Vallée dOberman dintroduire un nouveau thème, laissant ainsi la musique proliférer et égrener ses variations et ses répétitions à partir dun unique motif et ce au gré de presque vingt pages. Lordinateur étant un banc dessai, il ninterdit pas les faux-fuyants : ladventice prend donc le pas sur le mot dordre de la structure.

On comprend alors que cest dans ces plages non prévues, impensées, que la machine opère comme un stimulus créateur. Si lon songe quen recourant aux instruments traditionnels se dresse pour ainsi dire devant le compositeur la barrière infranchissable de leurs limites, on mesure ici le progrès de loutil numérique en termes de variété et de plasticité. À cette question vient se greffer celle de la prévisibilité sonore. Contrôler le son, cest lavoir déjà découvert16 et testé, cest être capable de le reproduire, cest pouvoir dialoguer avec la machine afin de lui prescrire les couleurs sonores désirées. Or attendu quun son est un être vivant, il y a un paradoxe dans la mesure où le son une fois mis en équation17 est toujours reproductible tel quel et ce à linfini pour peu quil ne soit pas fortuit mais quantifiable. Un langage comme celui de Music 5, célèbre programme conçu par Mathews18, a permis dès 1970 de synthétiser tous types de sons. De fait, la musique numérique oblige à repenser la phénoménologie musicale19 et la textualité qui constitue sa base programmatique. Dordinaire, tandis que lœuvre exécutée se réduit au miracle de lapparition disparaissante et de l« avoir été » et constitue, par nature, un phénomène unique, celle conçue par la machine est différente car elle repense en la malmenant lorganicité traditionnelle du son. Certes, nombreuses sont les expériences sonores qui marient le live à la 167bande enregistrée. Je songe au poème de Luigi Nono, como una ola de fuerza y luz pour soprano, piano, 8 flûtes, 4 hautbois, 6 clarinettes, 6 bassons, 6 cors, 4 trompettes, 5 trombones, tuba, percussions, timbales, harpe amplifiée, 12 violons 1, 12 violons 2, 12 alti, 12 violoncelles, 12 contrebasses et bande magnétique20, à la Variation ajoutée pour 17 instruments et bande de Gilbert Amy (1984), à À Bruno Maderna, pour douze cordes et bande quadriphonique de Paul Mefano (1984), à Cross Talk pour deux bandonéon et bande magnétique de Toru Takemitsu (1972), au Dialogue de lombre double pour clarinette et bande de Pierre Boulez (1976) ou bien à Sanguine pour trois voix de femme et bande magnétique de Patrick Marclande (1994)21… Il ne faut pas oublier toutes les œuvres « ouvertes » créées en temps réel : soit limprovisation y constitue le maître-mot, soit tout est encodé, le compositeur officiant en direct à partir de bases de données immuables. Sa démiurgie, loin de sen tenir à légrènement dun texte musical dailleurs préenregistré qui défile immuablement, a juste pour fonction de doser les équilibres, daltérer le tempo et de modifier lintrication des plans sonores et des voix faisant intervenir en temps réel un instrument. Le compositeur-interprète rejoue alors la geste passée des instrumentistes pour qui la musique se réduisait à un « faire » simultané au temps de lécoute22.

Le mariage du live et de la bande :
naissances classiques
(Mozart, Brahms, Stravinsky)

Ces possibilités ne doivent pas faire oublier lintérêt pour le re-recording : le violoniste Arthur Grumiaux sy était livré dès 1959 dune façon qui déplut aux critiques en enregistrant lui-même un disque Mozart et Brahms dans lequel il jouait à la fois les parties de piano et de violon. La 168temporalité fluctuante du pianiste jouant à vide nest pas la même que celle dun violoniste en solo. On imagine lespèce de schizophrénie quil y eut à enregistrer deux instruments qui ont leurs propres idiosyncrasies, sans parler des frustrations et des contraintes. Au total, lenregistrement révèle une certaine prudence doublée dun cadrage rythmique qui convient mal à la musique de Brahms23. Nettement plus passionnante fut lentreprise du pianiste turc Fazil Say qui signa en mars 2001 une version pour piano solo du Sacre du printemps dIgor Stravinsky24. En effet, pour approcher la dimension orchestrale de lœuvre, linterprète-transcripteur sétait servi dun piano préparé à linstar de ceux de John Cage, et avait usé de toutes les ressources de la cybernétique : Fazil Say avait eu à cœur de rendre avec un surcroît de précisions le détail de la partition dorchestre, faisant un sort aussi bien aux crotales quaux tam-tams : il altérait la sonorité traditionnelle du piano en pinçant les cordes (« le sage – adoration de la terre »), en les recouvrant dune sourdine de cuivre (« les augures printaniers »), en faisant entendre jusquà douze mains (quoique la transcription réalisée fût candidement nommée « version à quatre mains » – cf. « Le sacrifice – action rituelle des ancêtres »). De fait, le montage terminal donnait lillusion dune simultanéité impossible à restituer en concert. Le génie dune telle opération était quelle plaçait le processus de création avant celui de lécoute et avait tendance à le privilégier. Car au final, lauditeur était condamné à faire lexpérience dune totalité si exhaustive que loreille humaine avait bien du mal à saisir dans leur singularité chacune des strates superposées. Lingénierie bicéphale responsable de lenregistrement (Jean-Martial Golaz et Jean-Pierre Loisil) avait également varié les prises de son : si le piano-orchestre restait toujours à sa place, il pouvait grâce à la position des micros rendre un son très lointain et quasi exsangue ou bien capté de très près comme si lauditeur sétait trouvé au cœur dun gong ou dans le ventre dune timbale. Le pianiste renouvela lexploit en tournée puisquil utilisait un instrument spécial où son propre jeu avait été mémorisé et où certains des effets numériques avaient été conservés.

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Lécriture musicale numérique :
un empirisme textuel

Si lon excepte cette incise sur Mozart et Stravinsky, on reconnaîtra que presque tout ce que nous avons écrit jusque-là concerne les sons et non les notes. Cela dit, même le traitement du Sacre par Fazil Say faisait moins cas de la nécessité illusoire de rendre toutes les notes que de celle – beaucoup plus intéressante – de varier les timbres. Ce remplacement affirmé de la note par le son trouve dans lœuvre de Varèse plus quun théâtre empirique, du moins un vrai support idéologique. Selon Varèse, la musique nest pas faite de notes sur le papier mais de degrés sonores qui vibrent dans lair. Ainsi le passage dune note à une autre est écrit – par la force des choses – sur la partition mais il ne rend jamais compte de la phénoménologie du son. Cest là toute la faiblesse du langage musical et du texte qui lui donne un corps prescriptif. Déjà le pseudo-Plutarque du De musica avait compris que la voix nétait autre que de lair frappé25 et Varèse na fait que reprendre à son compte lidée ramiste26 dune musique spatiale où les corps sonores intelligents se mouvaient en toute liberté27. Cette primauté du son « organisé » se fait jour dune manière neuve dans le Poème électronique imaginé par Varèse à plus de 75 ans, en 1957. Doté de nouveaux instruments de la firme Philips, le compositeur cherchait à obtenir un perpetuum mobile de corps sonores : huit processus représentés par des neumes en forme de courbe formaient une intrication de hauteurs qui se compénètrent, séloignent et se rapprochent. Le son global obtenu émane dun octuor prismatique qui privilégie le fondu, la iunctura,est sporadiquement parsemé déclats et fait songer à un rayonnement galvanique continu.

On notera que Varèse ne réfléchit quindirectement sur laléa28 et sur limportance du hasard dans sa musique. Il y a encore chez lui – et la 170partition le confirme – un grand geste de compositeur, une vision organiciste. Et si des compositeurs plus récents tel Lejaren Hiller ou John Cage ont repensé le concept daléatoire, il faut aussi rappeler quavec les progrès de linformatique musicale entre 1965 et 1990 (machines à circuits intégrés, écrans alphanumériques, amélioration des interfaces, nouveaux langages de type Fortran, Algol, Lisp, Pascal…) la synthèse des sons est parvenue à un autre niveau29. Une question se fait jour : comment résoudre le déficit informationnel entre lécriture graphique de la musique et limagination sonore du compositeur ?

Dans un essai intitulé Quest-ce que la musique, Éric Dufour30 se demandait en substance si la musique était déjà enclose « dans la partition » et si la partition était « déjà dans la musique ». La musique informatique – dont on a vu les limites graphiques avec les neumes très approximatifs dessinés par Varèse dans le Poème électronique –fait fi de l« écriture papier ». Laléatoire incarné par la création synthétique confirme le divorce entre la partition et le résultat final de la musique. Le son nest plus tributaire du signe : il faut créer un langage qui remonte aux sources dun son pensé avant le signe ou dun son découvert, inouï, auquel on semploie à trouver un langage. Il faut aller en quête dun encodage. Lengouement de Bruno Maderna, dHenri Pousseur et dAndré Boucourechliev improvisant sur les machines du Studio di fonologia de la RAI de Milan dès 1955 a instauré un nouveau rapport avec la transcription du hasard. Lorsquil y réalise Texte I,Boucourechliev fréquente Umberto Eco et y met en pratique les concepts développés dans lŒuvre ouverte. Laventure de la fixation scripturaire des sons commence avec lui et avec tous ceux tel Francis Dhomont qui par nécessité ne sen remettent plus au langage traditionnel : ainsi Novars (1989) est-il pensé sur le papier en termes de courbes spectrogrammatiques qui respectent dans un autre ordre des canevas parfaitement classiques : de même que la Première sonate pour piano de Pierre Boulez est une réécriture de la Sonate en fa mineur opus 2 no 1 de Beethoven, Novars se présente comme un cycle de variations qui obéit au genre de la passacaille : lostinato de base, inspiré de Pierre Schaeffer, y est nettement identifiable quoique jamais identique, tandis 171que sétagent des développements qui intègrent un long passage – traité et synthétisé – de Guillaume de Machaut. Dhomont résume ainsi lesthétique de cette pièce : 

Outre les emprunts à Schaeffer et Machaut, il existe un troisième élément qui nest pas une citation mais un matériau musical que jai composé à la manière de Pierre Henry, comme une sorte de salut respectueux à ce pionnier qui est un peu le Guillaume de Machaut de la musique concrète. Il sagit de trois séquences percussives qui sont proches des objets sonores quon trouve dans les premières réalisations de la musique concrète. Cest donc principalement avec ces trois éléments (Élem.1 Schaeffer, Élem.2 Machaut, Élem.3 percussions) que jai composé Novars (durée 19 :07) en utilisant finalement une forme assez classique qui associe une sorte de passacaille à une forme thème et variations31.

Du texte programmatique
au texte témoin

La création musicale numérique remet en question – nous venons de le voir – tous les gestes de la composition traditionnelle : lidée dun son isolé de sa source ressemble à ce que serait une incarnation moderne du mythe rabelaisien des paroles dégelées32. Cette incarnation nest pas sans malmener lépistémè classique. Elle est une réfutation du platonisme. En effet, être maître dun instrument, comme le rappelle Socrate, cest en connaître et en exploiter consciemment toutes les latences. Dans le jeu de lauliste, la musique ne va pas au-delà de ce que peut linterprète (qui peut être aussi créateur). Il y a une sorte de sage symétrie qui unit le pouvoir au « faire ». Toute une tradition de la composition musicale a respecté cette équivalence : Liszt parsemait dossia simplificateurs les passages injouables, Ravel écrivant sa Sonate pour violon (1927)interrogeait Hélène Jourdan-Morhange sur les idiosyncrasies violonistiques, Pierre 172Laurent Aimard, sous la houlette impavide de Ligeti, faisait valoir quand il sagissait de choisir le bon tempo des Études les droits de linterprète et les exigences de la main. Avec la musique numérique, ces dialogues entre les compositeurs et leurs serviteurs immédiats ont volé en éclat car le texte musical na plus la même signification. Dans la musique traditionnelle, il précède le faire de linterprète qui lui donne corps ; dans la musique numérique, il est simultané à un faire antérieur quil se contente daccompagner, impuissant, sans jamais pouvoir influer sur son devenir. En un mot le texte de la musique numérique nest plus programmatique. Il est le témoin postérieur dune recherche qui sest faite sans lui. Il en est aussi le témoin étranger. Ceci est central car toute la tradition musicale depuis la Renaissance jusquau milieu du xxe siècle a fait du principe textuel centre de la composition. Lécriture dune fugue par exemple était indissociable dhabitudes graphiques : on reconnaissait les erreurs de contrepoint aux symétries du dessin qui se transformaient immédiatement dans loreille interne du contrapuntiste en la conscience aiguë dun frottement interdit ou dun intervalle prohibé. Liszt au dire de ses élèves recevait ses visites tout en noircissant du papier à musique : il orchestrait. Rien de tout ceci dans lécriture numérique. Le texte vient après. Ainsi Bayle ou Cage ont été – dans leurs phases cybernétiques – des créateurs pour lesquels le rendu précédait la pensée et lexploration, la prise finale. Doù limportance de laléa, de la saisie occasionnelle et de la manipulation imaginaire de lobjet sonore. Or, il nest plus là question dinventer et de disposer en suivant des syllogismes tonaux (cest le propre de la grammaire musicale classique) mais de faire linverse en cherchant une forme à partir de la découverte de timbres. Cette forme exige donc une disposition et parfois une invention (une logique ?) qui est pensée après coup. Épistémologiquement, le rapport à lécrit joue le même jeu : le son découvert est vierge des signes qui au mieux viendront lancrer. On sait toutefois que bon nombre dœuvres restent des expériences uniques fixées sur des bandes et que leurs auteurs nont pas toujours souhaité quon les reproduise : elles ressemblent à ces recettes secrètes dont un maître queux aura seul eu la primeur, pendant quelques décennies de gloire culinaire, avant de les détruire à jamais. À ce titre ces cultes de la première fois sonnent le glas de la musique live et sont condamnés par la duplication des enregistrements à être obstinément eux-mêmes. On ne compare pas les versions des Études de 173Chopin comme on mettrait aux prises des pièces pour bande magnétique de Grisey dont il nexiste quun sonagramme à la phonothèque de lIRCAM. Dabord on ne dispose pas de plusieurs versions des pièces susdites ce qui clôt le débat et la possibilité dune comparaison… Cette valorisation de lunique bat en brèche les grands principes de lindustrie culturelle. Et si lHistoire relie à la tradition ces promotions de lunique et leur accorde une place de choix dans lévolution de la pensée musicale, elles nen restent pas moins étrangères au monde du concert, à lipséité inhérente à lavoir été dunesoirée Pollini/Schoenberg au Théâtre du Chatelet. Entre une ipséité (celle de la lecture-interprétation) et une autre (celle de la création en studio), il ny a de toute manière pas à choisir.

Pierre Maréchaux

Université de Nantes –
IUF – IEA de Nantes

1 Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide, Payot, 1983, préface, par Michèle Le Dœuff et Margaret Llasera. Voir loriginal Mundus alter et idem, sive Terra australis antehac semper incognita : longis itineribus peregrini Academici nuperrime lustrata Authore Mercurio Britanico [Joseph Hall]. Accessit propter affinitatem materiae Thomae Campanellae Civitas solis et. Nova Atlantis Franc. Baconis, bar. de Verulamio, apud Joannem a Waesberge, Ultrajecti [Utrecht] 1643.

2 Edgar Varese, Revue 391, New York, 1917. Je cite la réédition de ses Écrits par Louise Harbour, Paris, Christian Bourgois, 1983, p. 24.

3 Jemploie volontairement le mot au carrefour de son étymologie : inauditus signifie à la fois « étrange, exotique » et « jamais entendu jusquici ».

4 Maurice Ravel, Lheure espagnole, Comédie musicale en un acte, Poème de Franc Nohain, partition dorchestre, Paris, Durand, 1907, p. 1-5.

5 Sur cette « duperie » sonore je renvoie à larticle dHelga de La Motte Haber, « Des sons au lieu de notes : Edgar Varèse », Théories de la composition musicale au xxe siècle, vol. 1 dirigé par Nicolas Donin et Laurent Feneyrou, Lyon, Symétrie Recherche, 2013, p. 301-315, voir p. 306, lanalyse du second mouvement dOctandre.

6 Le retour perceptif du geste créateur, en un mot le retour découte y est pour ainsi dire instantané. Cf. Stephen McAdams et Emmanuel Bigand, Penser les sons, psychologie cognitive de laudition, Paris, PUF, 1994, p. 11-39.

7 Cest sans parler des méthodes automatiques de composition expérimentées par Hiller. Lejaren Hiller a en effet imaginé de faire écrire par la machine des suites de nombres correspondant à des degrés de la gamme, puis de soumettre leurs cellules sérielles à des lois de composition. Cf. Lejaren Hiller et Leonard Isaacson, Experimental music, New York, McGraw Hill, 1959. Il faut aussi renvoyer aux programmes acousmatiques de Pierre Barbaud expliqués dans son Introduction à la composition automatique, Paris, Dunod, 1966.

8 Cette thèse est développée par le compositeur Michel Philippot dans « Où allons-nous ? Une machine imaginaire » (1961), Écrits, Association M. Philippot, Paris, 1998, ouvrage publié hors commerce, p. 281sq. Voir aussi Richard Kostelantz, « The Aesthetics of John Cage : A Composite Interview » dans The Kenyon Review, New Series, Vol. 9, No. 4, Kenyon College, 1987, p. 102-130.

9 François Bayle, « Le caprice et la cohérence. Entretien avec Michel Chion et Annette Vande Gorne », Lien. Revue desthétique musicale : François Bayle, Parcours dun compositeur, Ohain, Musiques et Recherche, 1994.

10 Capture éphémère est du reste le titre dune pièce de Bernard Parmegiani (Philips, 1967).

11 Je dois souligner ma dette à légard du bel article de Marie-Noëlle Moyal, « Le non-repentir et la valorisation du défaut en musique acousmatique », Ratures et repentirs, 5e colloque du Cicada, université de Pau, 1,2, 3 décembre 1994, textes réunis par Bertrand Rougé, Pau : PUP, p. 243-259.

12 Il suffit de comparer les édition Clarac et Ferré (1954), Tadié (1987-1989), Milly (1984-1987) ou Raffalli (1987) pour sen convaincre.

13 Cest le but dune pièce comme Lobjet captif de François Bayle, sorte de musique allégorique de sa propre facture (Paris, Phonothèque du GMR, 1962).

14 Tous ces traitements ornementaux, dispositionnels sont passés en revue par Marie-Noëlle Moyal, Op. cit. p. 253-257. Voir également Gérard Genatte, « Immanence et transcendance », Lœuvre de lart 1, Paris, Seuil, 1994.

15 Voir Iannis Xenakis, « Musiques formelles », La revue musicale no 253-254, Paris, 1963.

16 Le compositeur adoube pour ainsi les propositions sonores émises par la machine.

17 Ce dialogue entre le son idéal voulu par le concepteur et lordinateur relève de la psychoacoustique. Il faut renvoyer aux travaux des pionniers que sont Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966 et Jean-Claude Risset, « Synthèse des sons par ordinateur », Musique et technologie, colloque organisé par lUNESCO en 1970 à Stockholm et publié dans la Revue musicale no 268-269, Paris, 1971, p. 113-123.

18 Max Mathews, The technology of Computer Music, Cambridge, MIT, Press, 1969.

19 Des compositeurs comme Shepard ou Risset réalisent de fait de véritables trompe-loreille qui malmènent lépistémé ordinaire : dans la gamme simple, une montée degré par degré va du grave à laigu. Risset par exemple a imaginé des sons montant la gamme tout en devenant de plus en plus graves et vice versa. Je renvoie à Little Boy de Pierre Halet-Jean-Claude Risset (1968) et à Mutations I de Jean-Claude Risset (cd INA C1003).

20 Lœuvre fut créée à la Scala de Milan le 28 juin 1972 par la soprano Slavka Taskova, le pianiste Maurizio Pollini avec lOrchestre du Teatro alla Scala sous la direction de Claudio Abbado, Luigi Nono assurant la régie son.

21 La sonothèque de lIRCAM répertorie 406 partitions ou enregistrements soit pour bande seule (ou ensemble de bandes) soit pour bande et instruments.

22 Voir Robert ROWE, Interactive Music Systems. Machine Listening and Composing, Cambridge, M. I. T., 1993.

23 Mozart, Sonate en si bémol K. 454/ Brahms, Sonate en la majeur opus 100, Arthur Grumiaux, violon et piano, Philips, 1959.

24 Stravinsky, Le sacre du printemps (The rite of spring), four hands version, Fazil Say, Teldec, 2001.

25 Peudo-Plutarque, De musica, 1131d.

26 Selon Rameau, « Le corps sonore… surpasse notre intelligence » (Code de musique pratique…, Paris, Imprimerie royale, 1760 fol. 237).

27 Varese, Conférence donnée au Sarah Lawrence College, en 1959, in Écrits, op. cit. p. 150.

28 Je renvoie à larticle de Geneviève Mathon, « Poétiques de laléa », Théories de la composition musicale au xxe siècle, vol. 1 dirigé par Nicolas Donin et Laurent Feneyrou, Lyon, Symétrie Recherche, 2013, p. 1213-1237.

29 LIRCAM inauguré en 1977 concentre tous les projets informatiques de la décennie 70-80. Léquipe des débuts regroupe P. Boulez, Gerald Bennet, Michel Decoust, Luciano Berio, Vinko Globokar et Jean-Claude Risset.

30 Éric Dufour, Quest-ce que la musique ? Paris, Vrin, 2005, p. 18.

31 Francis Dhomont, « Abstraction et figuration dans ma musique », Komposition und Musikwissenschaft im Dialog VI (2004–2006), Signale aus Köln, Beiträge zur Musik der Zeit sous la direction de Christoph von Blumröder et Marcus Erbe, Vienne, http://www.verlagderapfel.at/, 2006. Il sagit de la version intégrale du texte de cette conférence donnée à lUniversité de Cologne le 1er juillet 2005.

32 Rabelais, Quart livre, ch. 55-56.