Algorithme et tradition Texte, récit, transmission
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2016 – 1, n° 1. Le texte à venir - Auteur : Gilbert (Jacques Athanase)
- Résumé : Cet article pose la question de la croyance aux prévisions ou aux préconisations produites par les algorithmes. Dans quelle mesure un récit, et plus généralement une transmission se trouvent-ils en capacité d’intégrer l’environnement algorithmique ? S’agit-il simplement d’un développement particulier des formes anciennes de littératie et de numératie, ou d’une transformation plus profonde du régime de la mémoire ?
- Pages : 87 à 108
- Revue : Études digitales
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- EAN : 9782406061939
- ISBN : 978-2-406-06193-9
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06193-9.p.0087
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 29/09/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Algorithme et tradition
Texte, récit, transmission1
Des data aux trans-data
S’il semble y avoir un point aveugle, et peut-être même complètement ignoré de la « vie algorithmique2 » ou plus généralement de la vie digitale, c’est celui de la tradition. Parler de tradition revient à se placer en dehors de la simple conception instrumentale des outils pour s’interroger sur leur place et leur effet sur nos gestes et nos usages. Il est utile de rappeler l’étymologie du terme « tradition » qui provient du latin traditus. Le préfixe « trans » signifie « à travers » et le radical renvoie au verbe « do, dare ». Ce qui est « donné à travers » désigne la transmission dans le temps, celle qui traverse le donné immédiat pour inscrire l’écoulement du temps dans la mémoire humaine. Cette inscription mémorielle n’est bien entendu pas seulement textuelle – il existe des sociétés qui ignorent l’écriture – mais le choix même du terme « inscription » montre à quel point la fixation mémorielle prend une forme scripturaire qui peut aller jusqu’à marquer les corps de stigmates ineffaçables comme le montre Pierre Clastres3. Jack Goody a souligné l’importance de l’écriture dans le développement des capacités mémorielles ainsi que dans la prolifération des récits. L’écriture, en tant que « technologie de l’intellect » pour reprendre l’expression de Goody, induit en effet une dimension temporelle qui lui est spécifique et procède à l’instauration d’un mode 88fictionnel qui lui est propre. L’Iliade et l’Odyssée trouvent peut-être leurs sources dans les mythes des traditions orales qui les ont précédés mais, comme le fait remarquer Goody4, les deux épopées relèvent des codes de l’écrit et du mode de transmission qui lui correspond. À l’ère des Big data, se pose ainsi la question des « trans data » et par conséquent celle de la relation entre le traitement algorithmique de données massives et la possibilité d’une transmission dans la vie des hommes, quelle que soit la forme de sa donation. La « vie algorithmique » se trouve-t-elle en mesure de produire ou de maintenir cette donation ? Que faire de la tradition dans un environnement de données traitées par le calcul ? Les données ainsi traitées conservent-elles ce caractère traversant que nécessite toute transmission ? Peut-on formaliser/formater la transmission et fonder une nouvelle conception de la tradition ? Une machine capable d’apprendre est-elle en mesure d’acquérir ou de fonder elle-même une tradition ou ce que nous pourrions nommer comme tel ?
Quel récit pour les prévisions/prescriptions algorithmiques ?
Un article récent d’Olivier Ertzscheid consacré à la « phobie » suscitée par la présence des algorithmes5 soulignait ce paradoxe qui veut que la prédiction algorithmique, bien que plus fiable et moins susceptible d’erreur que celles que formulent les experts, produit chez les hommes une inexplicable réticence. L’auteur analyse cette attitude comme relevant d’un problème de « croyance » des hommes envers les machines, qui lui paraît devoir être résolu par un « storytelling » adapté. Celui-ci est censé permettre à l’être humain d’adhérer plus largement à la prévision algorithmique et peut-être de surmonter un préjugé. Ainsi se trouve soulignée l’importance de la croyance dans le processus d’acceptation des outils digitaux. Antoinette Rouvroy récuse l’idée d’une prédiction algorithmique pour lui substituer un processus d’intervention prescriptif 89qu’elle définit plutôt comme une « préemption6 ». La « grande conversion numérique », pour reprendre l’expression de Milad Doueihi, ne doit pas simplement être entendue comme un processus de convertibilité numérique mais aussi comme une conversion à une croyance ou à un récit selon un processus de captation : « La transition (…) revient à une conversion aux deux sens du terme, technique et religieux7 ».
Il convient alors de s’interroger sur ce qu’on entend, dans ce contexte, par ce terme un peu générique de « croyance ». Il recouvre en effet des réalités très diverses : s’agit-il d’une simple opinion relevant de la doxa, d’une adhésion plus forte qui peut prendre la forme d’une foi (pistis) ? Dans ce dernier cas, la croyance n’est pas une simple anticipation, et on peut, comme Tertullien, croire « parce que c’est impossible8 ». Une croyance peut aussi être le simple fait de se trouver emporté – « engagé9 » – par un récit, selon l’exemple donné par Blanchot au début du Livre à venir : Ulysse s’attache au mât de son navire pour entendre le chant des sirènes, et par conséquent pouvoir l’entendre sans être noyé. Blanchot commente : « Les Sirènes, vaincues par le pouvoir de la technique (…) l’engagèrent (…) dans cette navigation heureuse, malheureuse, qui est celle du récit10 ». Dans le cas des grands phénomènes de conversion, l’adhésion à un nouveau récit au détriment d’un autre, recompose la relation à l’ensemble des croyances. La fiction, comme le mythe, peut raconter une histoire trompeuse ou véridique, mais là où le muthos est parole, la fiction porte dans son étymologie la trace d’une fabrication réalisatrice (fingere)11.
Dom Juan de Molière refuse toutes les croyances. La seule chose qu’il déclare « croire » est que « deux et deux sont quatre, (…) et que quatre et quatre sont huit12 ». Ce refus est caractéristique de l’approche rationaliste qui distingue doxa et vérité, croyance et connaissance. Les premières lignes des Méditations métaphysiques sont explicites sur ce point :
90Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que douteux et incertain ; de façon qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusqu’alors en ma créance13…
Le statut de la croyance change radicalement avec le pari de Pascal dans la mesure où elle entre désormais dans le jeu du calcul. Comme l’a montré Jean Lévêque, il s’agit d’une modification de la matrice narrative14. Le domaine du calcul s’étend, de ce qui est, à ce qui doit ou peut être. Alain Supiot15 souligne, avec l’émergence du calcul des probabilités, l’entrée dans un monde assurantiel où le choix d’un meilleur risque peut amener à prendre des mesures qu’on suppose profitable à l’ensemble d’une population, même si elles sont préjudiciables à quelques-uns16. Il en note l’effet prescriptif :
Les premières applications du calcul des probabilités n’ont pas en effet seulement visé à établir certains faits, mais aussi à décider de la règle qui doit les régir. Le calcul des probabilités déborde alors du domaine de l’être à celui du devoir-être. Il ne sert plus seulement à décrire mais à prescrire17.
Il met en évidence la manière dont l’irruption du calcul des probabilités dans les sciences sociales a étendu « la gouvernance par les nombres » à des domaines de la vie qui demeuraient auparavant non mesurés, au point de voir se profiler la perspective d’une quantification universelle généralisée qui permet par exemple à Condorcet d’envisager, contre Montesquieu, des règles communes au monde entier18. La doctrine du progrès de Condorcet est essentiellement comptationnelle et combinatoire19 et il faudra qu’émerge, à côté du concept de civilisation, celui de Kultur pour que soit prise en compte à la fin du xviiie une approche qualitative 91de l’évolution des sociétés qui ne soit pas simplement cumulative20. La croyance n’est alors plus simplement envisagée comme un dire sur le monde mais aussi comme le support d’une identité, laquelle se révèle à travers ses récits. Cette croyance réhabilitée n’est plus réductible au préjugé. Elle produit, sous sa forme la plus « moutonnière » une forme de positivité autoréalisatrice, comme l’a montré André Orléan : dans des phénomènes spéculatifs, mieux vaut avoir tort avec tout le monde que raison tout seul. L’économiste finit par recourir au modèle narratif de concurrence mimétique de René Girard pour expliquer le fonctionnement d’un phénomène qui paraît irrationnel21.
Ainsi, la limite entre projection, prédiction et prescription s’efface-t-elle dans l’élaboration d’une anticipation « fictionnelle » mathématiquement fondée. Une chance, par définition impossible à établir de manière certaine, peut-être calculée de façon suffisamment précise pour qu’on puisse prévoir et agir selon la prévision, laquelle peut à son tour donner forme à la réalité à venir. La croyance en des fictions trouve avec Hume un véritable statut épistémologique22. Hume, en bannissant toute connaissance a priori, et par conséquent le fait que l’on puisse déduire rationnellement du passé ce qui n’est pas encore, réduit toute conjecture sur le monde à des croyances plus ou moins probables qu’il nomme : « fictions ». Selon cette approche, le donné du monde ne laisse aucune place au non encore donné qui demeure fondamentalement conjectural et fictif. Tout propos sur le non encore donné relève chez Hume de la nature humaine et ses habitudes laquelle accorde plus de valeur aux « fictions » les plus probables au regard de l’expérience passée.
L’acceptation des prédictions/prescriptions algorithmiques relève du même procédé « fictionnel », à ceci près que l’habitude humaine et ses inférences corrélatives se trouvent remplacées par un traitement généralisé des corrélations dans lequel sont supposées entrer en jeu « toutes les données ». La simple probabilité cède alors la place à une validation massive et totalisante : celle qu’on attribue volontiers aux Big data. Il ne s’agit plus simplement d’un échantillon de l’expérience mais, le suppose-t-on, d’un traitement computationnel de « toutes les expériences » dès qu’elles se trouvent converties en données. Ce dernier point est 92important dans la mesure où l’expérience ne se situe plus, comme chez les penseurs classiques, au niveau d’une « sensibilité » réceptive. Elle procède déjà d’une fabrication élaborée. L’adhésion à la prédiction/prescription algorithmique relève ainsi d’une double conversion : d’abord par une transcription du réel en données qui sont livrées au traitement computationnel, ensuite par l’acceptation du « récit » constitué par ce traitement. Le résultat revient à une sorte d’axiomatique scripturaire : de la même manière que Galilée déclare dans l’Essayeur que le livre de l’univers est écrit en langue mathématique, nous pouvons penser que nous vivons dans un monde transcrit en données. Heidegger dans Qu’est-ce qu’une chose ? souligne la « prise préalable » sur le monde, opérée par Galilée23 avec la mathématisation de la physique. La « prise préalable » constituée par la transcription générale du monde en données relève en partie du phantasme. Elle consiste à envisager que la captation de toutes les données permette la substitution intégrale du monde « qualitatif » par ses données quantifiées. Selon cette hypothèse, le calcul n’aurait plus à pallier l’insuffisance des données pour déterminer une fiction plausible, il se contenterait de décrire des corrélations. Une telle conception s’appuie certainement sur des fondements fragiles24 mais surtout elle opère comme un coup de force « fictionnel » qui défait toute parole préalable, qu’elle soit théorique ou imaginaire, au profit d’une formule codée laquelle attendrait ensuite qu’on produise, par un storytelling adapté, les conditions de son acceptabilité. Dans ces conditions, le récit semblerait n’avoir plus rien à dire sur un monde « aplati » où n’importe quel élément peut se trouver corrélé à n’importe quel autre. Le récit perdrait tout pouvoir d’initier un ordre. Il ferait juste partie d’un « service après vente » à fonction autotélique et destiné à un sujet solipsiste, enfermé dans « sa » réalité. Pour lui, aucune « transmission » ne serait nécessaire. Il n’y aurait même plus de « lieu commun » dans la mesure où il est possible de profiler chaque histoire sur mesure à destination de chacun.
93Fonction scripturaire
et opacité computationnelle
Comme le « livre de l’univers » de Galilée, la « vie algorithmique » relève du scripturaire et du textuel. La nouvelle holding de Google ne se nomme-t-elle pas « Alphabet » ? La phusis chez Aristote demeurait simplement apparaissante25 et irréductible à une mathématisation préalable. Il était possible d’en faire la description mais elle n’était pas elle-même un texte qu’on pouvait déchiffrer. L’écrit, tel que l’a souligné Jack Goody, met en évidence, par sa disposition même, un système de distribution et de distinctions à forte puissance normative. Une caractéristique de l’écrit est de se trouver moins relié au contexte que les prescriptions orales26. Écriture et loi ont partie liée. Henri Meschonnic répugnait à ce qu’on désigne la Torah comme « la Loi ». Il préférait et recommandait le terme d’Enseignement27 mais il soulignait ainsi la puissance de transmission des prescriptions écrites. Goody note le caractère infiniment variable et nuancé des distinctions au sein des sociétés dénuées d’écriture. Ces distinctions se durcissent dans la transcription28. Celle-ci permet à la fois le commentaire, la distance critique mais aussi l’établissement d’une orthodoxie qui veille au respect de la Lettre.
Au sein de ce système graphique, la particularité des prédictions/prescriptions algorithmiques tient à la séparation entre le régime de surgissement des phénomènes qu’ils produisent ou mettent à jour et l’opacité du processus qui les génère. Le surgissement de la prédiction/prescription algorithmique résulte en effet d’un sur-codage impossible à réaliser sans la machine. Il est indépendant des traditions constituées y compris des traditions textuelles. L’histoire du roman anglais proposée par Moretti29 dans Distant reading, ou l’herméneutique algorithmique développée par Ramsay30 dans Reading machines permettent d’envisager 94les implications de ce sur-codage algorithmique au regard d’une simple « scription » littéraire. Le traitement algorithmique des textes peut faire émerger de corpus ou de thématiques supposés connus, des surgissements insoupçonnés, éventuellement révélateurs de dimensions nouvelles. L’apport de l’outil algorithmique permet alors une herméneutique enrichie qui peut même posséder une valeur heuristique. Il n’en reste pas moins que la tradition est ce qui a été transmis jusqu’à nous par des lecteurs. Si la tradition est défective et même défectueuse, ce qui est fréquent, c’est parce qu’elle a opéré des choix sélectifs dans le corpus des textes littéraires. Ce choix est justement la tradition, celle qui préjuge, ou du moins agit parfois avant d’avoir jugé. Vouloir aborder la réalité littéraire « objectivement » de la manière dont on aborderait par exemple un objet des sciences dures afin d’obtenir des résultats « solides », ce qu’envisage Ramsay, suppose que l’étude puisse être complètement extérieure à l’objet. Cette approche n’est pas la plus fréquente en sciences humaines et la volonté d’aborder un phénomène en singeant les « sciences dures » indique souvent une démarche fortement réductionniste. Que notre représentation culturelle se trouve modifiée par l’effet herméneutique des outils computationnels n’est en rien un problème. On peut cependant se demander jusqu’à quel point l’opacité algorithmique se trouve apte à transmettre ou même à forger une nouvelle « tradition ». À moins qu’on renonce à toute tradition mais alors l’objet « littérature » devient lui-même difficile à comprendre. Dans l’opacité du processus, ne risque-t-on pas de substituer à la « raison graphique » un « effet algorithmique » à l’aspect magique et dénué de « théorie31 » ? Bien entendu, ni Moretti, ni Ramsay, n’adoptent une attitude naïve en la matière. L’outil computationnel est envisagé dans son rapport complémentaire aux analyses existantes. La question peut toutefois être posée : une herméneutique algorithmique pourrait-elle faire apparaître des objets, pas seulement inaperçus, mais qui « n’existent pas » préalablement ? Aucun lecteur n’a lu la totalité d’un corpus romanesque comme celui que présente Moretti. Sa démarche exhaustive, opérée grâce à une « lecture massive », paraît plus « vraie » car plus complète. Ne peut-on pas également considérer que ce caractère exhaustif va à l’encontre de ce que la tradition littéraire considère comme 95étant caractéristique de « la littérature » pour l’inscrire dans un champ formel qui lui est étranger car, en un sens, toute formation littéraire est défective. Les approches formalistes et notamment linguistiques et structurales ont été confrontées à cette question. Julien Gracq ironisait sur ceux qui, possédant une clé, se sentent devoir transformer les œuvres en serrures32. La différence avec l’approche algorithmique tient au fait que la clé puisse demeurer elle-même codée à toute « lecture ». Il faut penser ce caractère complexe de la littératie algorithmique. Les algorithmes participent d’une construction architextuelle complexe. Ils portent par conséquent, selon cette ontologie textuelle, la propension différentielle de la « raison graphique » avec sa pensée intensément distinctive :
Les listes mènent directement aux tableaux, outils essentiels du discours analytique de type écrit, impossibles à concevoir sans l’écriture ; ils fournissent des dimensions différentes pour relever les analogies et les polarités, en ligne et colonne. Ces tableaux ont pour effet d’obliger la pensée à prendre une forme binaire, même lorsque cette dernière n’est pas appropriée33…
La séparation opérée dans un tableau entre des notions qui demeuraient floues dans la culture orale indique le formatage de la pensée quand elle se présente dans une structure organisée de l’écrit. Ce formatage autorise bien entendu de nouvelles manières de penser plus élaborées, mais il tend aussi à faire rentrer la réalité dans les cases découpées pour elles. Comme le montre Goody dans un tableau à double entrée des présupposés nationaux34, il faut remplir toutes les cases d’un tableau à double entrée même si en l’occurrence certaines cases paraissent peu pertinentes. La sélection et la disposition des données constituent toujours un premier « forçage ». La « raison algorithmique » ne procède pas d’une autre façon dans le traitement des données, à ceci près qu’elle dissimule radicalement les conditions de sa visibilité. L’évidence du tableau disparaît. Il faut, pour l’évoquer, des signes métonymiques comme les signes sur les écrans verts dans Matrix qu’aucun spectateur du film ne peut véritablement lire. Si les personnages de Matrix les « lisent » c’est à la manière d’une métalecture purement fictionnelle : ce sont en réalité des images que l’on 96voit. Si le phantasme des Big data est en effet celui d’une datafication générale du monde, le processus résulte d’un réductionnisme scripturaire. Goody note que le Bagré est difficilement transcriptible en raison de son caractère gestuel et cérémoniel35. La transposition à l’écrit change radicalement la nature du récit. La datification opère de la même manière : elle ne recueille pas les données qu’après avoir défini les critères de leur réception. La mesurabilité généralisée n’est pas une opération neutre. Elle commence par le choix de ce qui doit être mesuré. Le caractère prédictif des algorithmes est ainsi lui-même un effet fictionnel (fingere) au sens où il introduit une fabrication du criterium établi pour la production des data. Celles-ci, malgré leur nom, ne sont en effet pas simplement reçues mais bien élaborées à travers un procédé scripteur qui les livre ensuite au traitement informatisé. Un support déjà scripté se prête parfaitement à un traitement algorithmique, c’est pourquoi on peut facilement l’appliquer à la littérature. Mais le traitement algorithmique ne garantit pas la même visibilité que la lecture humaine. Serge Bouchardon, dans son ouvrage L’herméneutique de la littérature numérique, évoque cette opacité du traitement informatisé qui lui paraît opérer un transfert de la lecture vers la manipulation36. La distinction est essentielle. Bien entendu, il n’est pas établi qu’un texte visuellement lisible soit réellement lisible. Certains textes sont particulièrement difficiles parce qu’ils sont confus ou poétiquement codés37. L’histoire de la littérature est aussi celle de ses incompréhensions. En revanche, le texte se donne toujours à lire et même le tétragramme imprononçable du nom de Dieu peut être vocalisé ou remplacé par un autre vocable. L’illisible scripturaire s’expose malgré tout à la possibilité d’une lecture. Bouchardon donne pour exemple la version papier qu’il compare à la version numérique d’un ouvrage de Queneau. Il cite Jean-Louis Weissberg : « L’objet imprimé exhibe une certaine transparence de par sa matérialité d’objet directement manipulable (…). Pour preuve de cette opacité congénitale de tout programme informatique, il suffit d’observer que les transpositions informatiques de l’œuvre de Queneau mobilisent nécessairement des systèmes de commandes apparaissant à l’écran38… »
97Quand Bouchardon évoque une littérature numérique qui peut être manipulée39 mais dont la lisibilité préalable n’est pas établie, il indique un passage vers un univers différent où la dimension ludique supplée un texte dont la lisibilité n’est pas assurée. La méta-lisibilité algorithmique demeure séparée du « lecteur » par la présence d’un dispositif par définition illisible.
Récit et savoir
Proposer qu’on trouve un storytelling adapté afin que les algorithmes soient mieux reçus, revient à réintroduire le récit comme la condition d’une acceptation. Cela signifie-t-il que l’homme a besoin d’un récit pour pouvoir se projeter dans une réalité ? Cette conception conforte la position privilégiée des « mythes originels » et leur fonction structurante. Jack Goody considère que les cultures purement orales ont peu de récits et il distingue avec soin les cultures orales ignorant l’écriture des cultures orales qui se développent avec la connaissance de l’écrit40. Les épopées relèvent sont selon lui d’une culture de l’écrit et bien qu’il ne situe pas nettement le récit dans l’ordre de ses graphèmes : la liste, le tableau et la formule, il l’établit comme une temporalité scripturaire41. Accepter un récit revient, a minima, à entrer dans une forme temporelle organisée et orientée.
Si on suit Goody, la réticence « pharmacologique » de Socrate envers l’écriture s’inscrit déjà dans le champ de la littératie. De la même manière, l’origine de l’écriture racontée avec le mythe de Theuth est originaire dans la mesure où elle dit moins la naissance de l’écriture que ce que l’écrit peut raconter quand il est advenu. La parole mythique doit être envisagée selon cette perspective « originante » d’une scription de type axiomatique. De la même manière qu’il n’y a pas de géométrie possible sans écriture. L’idée selon laquelle la « parole » mythique elle-même 98s’institue dans sa scription offre des perspectives intéressantes. Mais dans ces conditions, il faut se demander comment on doit positionner cette temporalité du récit dans l’ordre de la connaissance ? Le récit précède-t-il, accompagne-t-il ou suit-il la théorie ? On considère depuis Platon que le récit qui précède la théorie est mythique alors que, dans les dialogues, le recours au mythe intervient le plus souvent au terme d’une discussion. L’ordre du récit et celui des événements ne coïncide pas. Dans un roman policier le crime est censé commencer l’histoire mais la narration, selon la logique du genre, en place le récit à la fin. L’Odyssée, de ce point de vue, inaugure ce décalage diégétique.
Le storytelling n’est en rien un récit premier, pas plus une « axiomatique narrative ». Le storytelling est un récit secondaire qui fait suite à l’appréhension d’une réalité déjà construite pour produire son acceptabilité. Il constitue une idéologie qui se construit après que les infrastructures se trouvent mises en place. Il s’installe sur un lieu commun déjà produit. En cela, l’écriture ne peut être assimilée à une seule technique instrumentale. Comme mode de dévoilement, elle rend possibles certains outils intellectuels. Bien entendu, l’écriture n’invente pas le récit mais elle l’institue dans son pouvoir originaire. C’est peut-être ainsi qu’il faut comprendre la leçon d’écriture de Lévi-Strauss. Ce qui s’y produit n’est pas tant une scription sur un mode « supplémentaire » qu’une leçon initiale et instituante. Il se produit le même effet que chez Rousseau, dans le Second discours au début de la seconde partie. Le « second » dénonce la « chute » hors de l’état de nature par l’installation de clôtures par le « premier ». Le second prétend arracher les clôtures parce que « les fruits sont à tous et la terre à personne » mais il ne peut d’aucune façon retrouver l’instant d’avant. Et même il rend son accès impossible car le « tous » ne peut exister dans l’état de nature. C’est pourquoi le récit est toujours à la fois hanté par la mort de ce qui n’est plus et marqué par affirmation d’une présence : « il était une fois ».
Cette formule qui commence les contes : « il était une fois » pose une unicité. Cet « une fois » est assez formel et il n’empêche en rien la répétition du récit mais il pose l’unicité de l’événement narré : une fois et non pas plusieurs. Et à chaque fois qu’on raconte « une fois », la narration oblitère les récits précédents. C’est pour cette raison que le récit possède cette capacité d’« initier », ce qui signifie qu’il produit simultanément une narration et les conditions de son acceptabilité.
99La relation du récit au savoir demeure toutefois complexe dans la mesure où le récit ne disparaît pas vraiment dans l’émergence d’un savoir scientifique mais plutôt y subit une sorte de transmutation, comme ont pu le montrer Jean Lévêque dans Récit, désir et mathématique, et Bruno Clément dans Le récit de la méthode. Dans une certaine mesure, au moment où le savoir scientifique paraît quitter les rives du récit ou du mythe, il en demeure marqué, de la même manière que les concepts portaient selon Nietzsche42, comme une pièce usée, la marque effacée de la métaphore qui les avait générés. Cela implique qu’il demeure quelque chose du récit là où on attend seulement de la rationalité ou des faits. Croire aux algorithmes, c’est encore accepter un ordre, une succession, une scénarisation de la réalité, en l’occurrence, une suite d’instructions. Ce qu’on désigne comme « réel », c’est un scénario qu’on accepte et transmet.
Les conditions de la transmission
On conçoit les sociétés « traditionnelles » comme conservatrices d’une mémoire que les sociétés modernes tendraient à remplacer par la nouveauté. La réalité est plus complexe. Jon Assman différencie la tradition orale de celle qui s’institue par l’écrit. Il caractérise la première par sa répétition ritualisante43. Le récit du mythe sert à fixer la mémoire culturelle qui se trouve ainsi réitérée et réactualisée. Bien qu’il puisse varier imperceptiblement, l’enjeu n’est pas d’innover mais de conserver la mémoire. L’écriture, en fixant celle-ci, rend possible la nouveauté qui est désormais attendue du scribe. La tradition s’établit désormais par la conservation des textes qui méritent d’être conservés et commentés en raison de leur valeur, laquelle s’établit comme norme. Jack Goody a souligné l’ambivalence d’une telle conception. Les cultures orales varient beaucoup, elles ne se contentent pas de répéter mais connaissent aussi l’inventivité. L’idée d’une « mémoire de référence » ne s’institue qu’avec une transcription qui la fige. Ensuite le texte « canonique » autorise une 100réelle répétition avec toutefois une double conséquence : l’établissement d’une orthodoxie mais aussi l’ouverture au commentaire qui peut discuter un texte fixé. En un sens, ce que nous appelons « tradition » se réfère tout autant à l’écrit et ses usages qu’à l’oral. Notre modèle de la tradition est même plutôt scripturaire.
L’écriture développe la mémoire de l’homme en instaurant la possibilité d’une archive fixe mais aussi elle modifie les conditions de sa formation (paidéia) par la capacité exotérique que permet sa polyvalence. Or toute tradition est, à un certain degré, ésotérique. Parce que la transmission est toujours orientée et sélective. Penser une transmission universelle, sans destinataire spécifique, mais visant l’homme dans son universalité correspond au projet des Lumières. C’est le moment où les traditions se trouvent soupçonnées de n’être que des préjugés. Il est à craindre que cet homme « en général » ne soit jamais aucun être particulier ou que sa forme soit si peu déterminée qu’elle finisse par se détruire elle-même44. Pourtant les questions : « que faut-il transmettre ? » et « à qui ? » demeurent parmi les esprits les plus lucides. Laclos dans les Liaisons dangereuses trace un portrait critique de la pure rationalité auto-fondée d’une Merteuil. Par ailleurs il s’est intéressé à l’éducation des jeunes filles45. Isocrate, dans son discours Contre les sophistes fait preuve d’une méfiance comparable à celle de Socrate dans le Phèdre. L’argument qu’il avance est toutefois moins celui de la mémoire que celui de la transmission : la relation au maître est indispensable à la transmission. Comment s’assurer que les lecteurs la trouveront dans un texte écrit ? Que peut comprendre celui qui lit si aucun maître ne le lui a enseigné46 ? La tradition consiste à savoir faire la part des choses : ne pas tout oublier, ne pas tout retenir. Paradoxalement, le risque d’une société intégralement scripturaire et hypermnésique est de se retrouver sans tradition, c’est-à-dire sans la mémoire de ce qu’il faut savoir oublier. La revendication moderne du « droit à l’oubli » sur Internet ne doit pas être limitée à la question de la propriété des données personnelles. Elle 101concerne également le régime de la transmission et le statut social de la mémoire. Qui doit gouverner la mémoire ?
La tradition orale maintenait une continuité tout en assurant une évolution temporelle continue. L’écriture autorise par la succession du nouveau qui remplace l’ancien un mode historique de remplacement. La tradition produit un récit de succession qui est toujours aussi un récit de remplacement. Les traditions les plus fidèles finissent par se dévoyer si elles négligent ce processus de remplacement. Les traditions se perdent par acculturation, par fixation folklorique en mimant la répétition mais surtout elles ne peuvent véritablement s’instituer sans ce pouvoir d’oubli qui opère un tri entre ce qu’il faut garder et ne pas garder. Dans tous les cas, les traditions se conservent en se perdant. Le récit comme l’indique Platon est le lieu privilégié de cette ambivalence : on y recourt quand on se trouve dans une situation de débat qui ne peut être décidée par la dialectique. Son autorité se limite à suspendre la discussion.
Dans la fameuse nouvelle de J. L. Borges, Funes ou la mémoire, le narrateur soupçonne l’hypermnésique Funes d’être incapable de penser car « penser, c’est oublier les différences ». Funes ne peut effectivement ni oublier ni répéter et se révèle très probablement incapable de tradition. De la même façon, l’hypermnésie des Big data ne peut vraiment produire d’histoires. La possibilité d’un enregistrement intégral de nos vies marquerait la fin du récit. Le récit c’est l’ellipse. Et les œuvres d’importance comptent autant par ce qu’elle ne disent pas que par ce qu’elle racontent. Les régimes de temporalité développés dans les récits tels que Gérard Genette les a mis en évidence dans Figures III peuvent être considérés comme les régimes diégétiques et de la conscience scipturaire. Si les récits de formation de la fin du xviiie siècle au début du xxe se trouvent emprunts d’une certaine lenteur, c’est peut-être parce que langueur et longueurs faisaient partie, de manière organique, de la « formation ».
Lorsque le code inscrit l’ordre du monde selon un processus continuel dont la boucle de rétroaction est instantanée, cette inscription finit par se « naturaliser » au risque d’interdire toute possibilité réflexive. La possibilité d’une conservation humaine permettant une tradition collective risque de se dissoudre dans ce phénomène d’externalisation quasi intemporel. Le problème trouve son sens dans la possibilité ou non qu’il y a de s’inscrire dans une anthropologie, faut-il le préciser : une anthropologie humaine. Quand Paul Jorion se demande si les échanges financiers à 102très haute fréquence relèvent encore du marché47, il pose exactement ce genre de question. Le concept d’Adam Smith d’un marché fondé sur la régulation de l’intérêt de chacun repose sur une situation réelle : il a toujours existé des lieux d’échange. La « réduction » ou « formalisation » conceptuelle de Smith s’ancre dans une réalité anthropologique dont il fait le court récit à la première personne du singulier puis du pluriel :
Give me that which I want, and you shall have this which you want, is the meaning of every such offer ; and it is in this manner that we obtain from one another the far greater part of those good offices which we stand in need of. It is not from the benevolence of the butcher, the brewer, or the baker, that we expect our dinner, but from their regard to their own interest. We address ourselves, not to their humanity but to their self-love, and never talk to them of our own necessities but of their advantages 48 .
Paul Jorion entrevoit nettement la possibilité d’une perte de cette réalité anthropologique. À un moment, pour des raisons d’échelle temporelle, les algorithmes, bien que produits par des hommes et par conséquent relevant de la réalité humaine, semblent perdre la dimension d’échange qui fondait la possibilité d’un marché. D’une certaine façon, ils « perdent » le récit de Smith. Alain Supiot analyse ce phénomène d’aplatissement comme la perte de l’hétéronomie. En un sens le récit est la première marque de l’hétéronomie. Il faut comprendre ainsi la réticence de Platon envers les dialogues sans narrateur49. La perte du récit correspond au moment où la décision humaine n’est plus perceptible. L’instantanéité des opérations à haute fréquence échappe par sa vitesse même à toute réalité humaine. Elle se situe en deçà de la capacité humaine du simple réflexe. On peut, bien entendu, l’envisager comme une augmentation instrumentale de l’aptitude des hommes, de la même manière que certains outils peuvent décupler la force musculaire, mais la pensée, augmentée dans sa rapidité, demeure-t-elle du même ordre, quand elle se trouve privée de sa possibilité de décider ? L’intention volontaire de poursuivre son intérêt est-elle préservée quand le calcul de l’intérêt précède toute possibilité d’intervention ? En effet, elle ne peut exister en deçà d’un certain délai. La pensée humaine prend du temps : au minimum celui nécessaire à l’émergence de certains éléments 103à sa conscience. En deçà de ce délai, bien que produits par l’homme, les phénomènes d’échange relèvent d’un autre ordre. Les effets indésirables produits par des robots algorithmiques sur les marchés, comme ceux des crashs instantanés, indiquent une perte de contrôle qui est aussi une perte du récit. Paradoxalement, la survenue du krach boursier indique le retour au temps du récit : on revient dans le temps des hommes. La presse illustre en général le krash boursuiers par des visages aux regards perdus levant les yeux vers des écrans hors champ.
Nicholas Carr commence The Glass Cage avec l’histoire de ses déconvenues lors de sa première utilisation d’une voiture à vitesses manuelles. Il décrit ensuite la perte de contact avec la réalité produite par l’automatisation. Il n’est pas en soi gênant que les pilotes d’avion deviennent de simples opérateurs informatiques, à ceci près que la perte de contact avec le réel induit un risque mortel quand il faut reprendre la main. La perte de compétence se traduit par une perte de récit, d’où l’anecdote initiale du livre de Carr. Le fait que Carr envisage les accidents d’avion comme des expériences limite de l’automatisation pose la question du récit qui s’institue dans le crash : que s’est-il passé ? Comment résoudre l’énigme ? La question de la possibilité de la mort pose celle de la succession. Les algorithmes ne peuvent appréhender la mort que comme un risque ou éventuellement compiler les seules données du décès. La mort elle-même est sans donnée. Le récit l’approche par le manque. La survie fantomatique des données des personnes décédées montre la difficulté à envisager qu’une vie ne soit plus dans un régime de scription hypermnésique.
Tradition, mémoire et oubli
Dans un passage de Tristes tropiques50, Claude Lévi-Strauss pose une opposition féconde : il s’interroge sur le fait qu’adepte du changement dans sa société d’origine, il devient conservateur dès qu’il découvre des sociétés extérieures. Il en déduit que pour pouvoir comprendre la réalité humaine dans sa diversité, « pour se donner à toutes les sociétés, il s’est 104au moins refusé à une51 ». Ainsi se perd la possibilité d’une adhésion universelle. L’ethnologue fait son deuil de la compréhension de toutes les sociétés. Il y aurait dans l’acceptation de la tradition, celle des sociétés dites « traditionnelles » une fondation « moderne » et « révolutionnaire », celle-ci nourrissant celle-là. La conservation se fonderait sur ce refus initial suivi d’une acceptation par une sorte de mouvement réversible. Dans son « désert » l’ethnologue s’étonne d’aimer Chopin, qu’il n’appréciait, guère plutôt que Debussy :
Le progrès qui consiste à passer de Chopin à Debussy se trouve peut-être amplifié quand il se produit dans l’autre sens. Les délices qui me faisaient préférer Debussy, je les goûtais maintenant dans Chopin, mais sous une forme implicite, incertaine encore, et si discrète que je ne les avais pas perçues au début et que j’étais allé d’emblée vers leur manifestation la plus ostensible. J’accomplissais un double progrès : approfondissant l’œuvre du compositeur le plus ancien, je lui reconnaissais des beautés destinées à demeurer cachées de qui n’eût pas d’abord connu Debussy.
Ce passage de Lévi-Strauss explicite ce que peut-être le mouvement traversant d’une tradition qui ne procède pas par simple accumulation des informations mais d’un processus de formation complexe et même surprenant. L’ethnologue s’étonne lui-même de se trouver pris de « conservatisme » chez les autres après avoir été « volontiers subversif parmi les siens ». Il n’y a pas de complétude, ni d’universel qui puissent émerger d’une simple accumulation de données, aussi massives soient-elles, si ce mouvement interne de production du sens, qui est aussi un aveuglement, ne se produit pas.
Ainsi, la tradition ne doit-elle pas être limitée au plat constat des différences culturelles que chacun peut faire par comparaison, pas plus qu’aux préférences des individus qui, dans une société donnée, font le choix d’une place plus grande accordée au changement ou à la conservation des usages. La tradition se trouve interrogée dans le sens de sa sédimentation elle-même, ce que Husserl désigne comme le traditionnalisé. Le feuilletage de la tradition traverse la totalité du champ culturel, anthropologique, social et psychologique. Depuis Vico, on sait qu’il n’existe pas de position, dépourvue de toute empreinte culturelle, qui permette d’envisager les pensées selon une parfaite extériorité. Pas 105plus qu’il n’existe de degré zéro de la langue qui permettrait d’envisager toutes les langues de manière objective.
L’affirmation de McLuhan, selon lequel le médium est le message, complétée par une certaine pensée du dévoilement technophanique semble avoir favorisé une conception du déterminisme technologique dont Heidegger a tenu à souligner la puissance d’Arraisonnement. Une telle attitude revient à éluder la possibilité du « bricolage » et la prégnance du mythe ou du récit qui le soutient. Le maintien ou l’effacement d’une tradition est un phénomène complexe et progressif. Une tradition se maintient parfois de manière à peine consciente comme dans la très belle nouvelle de Singer Shabbat en Portugal qui raconte la rencontre du narrateur, semblable à Singer lui-même, avec une famille de marranes qui a maintenu une tradition sans la comprendre. Que le médium agisse sur le message est une évidence. Que le médium soit le message suppose que la totalité de l’information se trouve dans le vecteur-support. Il ne faut pas tomber dans un réductionnisme du format. Le format est un « modèle ». Il ne saisit que ce qu’il est censé saisir et certainement pas la totalité de la réalité, même s’il prétend en produire une représentation. Dans le cas de la nouvelle de Singer, c’est l’oubli qui a permis la sauvegarde des bribes d’une mémoire qui autrement se serait probablement trouvée censurée. Le silence et l’oubli restituent une tradition vécue d’une manière telle que le narrateur la reconnaît comme ce qu’elle est : la tradition juive du Shabbat. Le narrateur fait aussi une découverte car cette tradition lui est restituée sous un jour qu’il a lui-même perdu. Comme un trésor qu’on aurait enterré, elle resurgit dans la vérité de son enfouissement. Comme dans la réflexion de Lévi-Strauss, la tradition se fait traversante et implicite. Elle agit sur fond d’oubli. Giorgio Agamben commence Le feu et le récit par l’évocation de cette histoire racontée par Gershom Scholem d’un rituel mémoriel, initié par le Baal Shem dont les répétitions, à chaque génération, perdent à chaque fois un élément : le feu, les méditations et le lieu du rituel, si bien qu’à la fin il ne reste plus que le récit. Et de conclure : « nous pouvons raconter l’histoire de comment cela s’est fait. Et encore une fois, cela suffit52 ». Agamben s’interroge sur cette puissance résiduelle du récit qui rend possible l’évocation d’une présence par son absence. Il se demande comment « cela suffit ». Il en conclut :
106« Comment cela s’est fait » signifie perte et oubli, et ce que le récit raconte est justement l’histoire de la perte du feu, du lieu et de la prière. Tout récit – toute la littérature – est, en un certain sens, mémoire de la perte du feu53.
Dans la nouvelle de Singer, il ne reste plus que des bribes du récit : des gestes et des paroles incompréhensibles que le narrateur comprend alors que ceux qui les lui racontent ne savent plus ce qu’ils signifient. Ainsi se présente, de la manière la plus résiduelle mais aussi la plus fondamentale ce que peut-être une tradition : ce qu’on ne peut ni conserver ni refuser.
Archéologie et traversement
Nicholas Carr dans son expérience de « sevrage » des outils digitaux54 jugeait utile d’adopter une attitude quasi érémitique de retrait pour retrouver, après quelques semaines de sevrage, le point de vue de celui qu’il était avant la « conversion » digitale. Mais la tradition ne doit pas être envisagée d’un point de vue nostalgique. Plutôt que de jeter sur le passé le regard désolé du présent, Illich propose de lire le présent avec le regard du passé55 pour pouvoir déceler dans notre contemporanéité l’étrangeté qu’aurait pu y trouver une culture savante élaborée. Une intervention de Thierry Daunois, lors du colloque DI201456 mettait l’accent sur la nécessité d’une archéologie du Web. Pour travailler sur des périodes récentes d’une dizaine d’années environ, le chercheur se trouvait amené à utiliser les méthodologies des archéologues qui travaillent sur des périodes très anciennes et non pas celles des historiens, tant le statut du document posait des problèmes de disponibilité, de déchiffrage et d’établissement. La chose peut paraître absolument paradoxale mais à l’époque du stockage massif de données, de l’hypermnésie du Web, 107le passé, non pas le passé lointain des époques protohistoriques, mais celui d’il y a une décennie à peine, semble en phase de décomposition, non accessible par des méthodes historiques classiques mais seulement par le biais d’une « archéologie ». Tout se passe comme si la progression de la production, du traitement des données de plus en plus massives, butait sur la dimension diachronique.
L’équivalence entre la quantité des données produites actuellement avec la totalité de la production de signes depuis l’origine de l’humanité a parfois été soulignée. Cette équivalence purement quantitative indique le point aveugle d’une telle comparaison dans la mesure où elle situe sur le même « plan » un processus évolutif millénaire et une situation de stockage à un moment donné. L’inscription temporelle des signes accumulés dans l’histoire ne peut être réduite à une simple « masse ». L’histoire de l’homme s’est construite selon un processus d’apprentissage collectif dont la prégnance ne peut être appréhendée que par « traversement ». L’expérience d’une vie ne procède pas de manière simplement cumulative, ni même corrélative. Elle résulte d’un processus fait d’acquisition et d’oubli. L’oubli n’est pas seulement une fonction destinée à faire de la place sur notre « disque dur ». Comme dans la nouvelle de Singer, il participe à la construction de la mémoire. Les récits de formation du xixe siècle tendent à montrer que le processus de formation procède d’un organicité que seul le récit se trouve à même de saisir. La temporalité du récit permet seule d’appréhender la transformation et la perte qui constituent la « vie dans le temps » des êtres humains. Une approche algorithmique des données massives tendrait à un aplatissement temporel si elle ne permettait pas une forme quelconque de réflexivité historique dont l’objet est la production d’une herméneutique et d’une heuristique. Quand Google prétend savoir ce que nous désirons « avant que nous ne le sachions nous-même », il ne fait que prescrire des prédictions à fort pouvoir auto-réalisateur. C’est du marketing cognitif qui fait entrer dans le marché, comme l’a montré Kaplan57, des valeurs sémantiques, instituant ainsi un véritable capitalisme des mots. Le pouvoir historique d’une telle approche est en revanche quasi inexistant parce qu’elle ignore la perte opérée par et à travers le récit. Google méconnaît l’histoire, qu’il référence de manière 108exhaustive des bibliothèques entières ou qu’il déréférence des sites obsolètes. La « bibliothèque » de Google se trouve réduite, comme le montre Carr, à une pile de données. Il est fort utile de disposer de ces ressources massives mais cela ne constitue en rien transmission. La réduction au code méconnaît fondamentalement le moment de sa conversion. Il suffit peut-être de considérer que ce qu’on ne peut codifier doit être tu mais ce silence demeurera fondamentalement comme le non codé qui constitue une part de nos vies. Si effectivement on parvenait un jour à saisir les données produites par l’activité du cerveau et à produire une interface qui permettrait de communiquer sans qu’il soit nécessaire de parler, il importerait de savoir quel type de parole pourrait émerger dans de telles conditions. L’opacité du langage ne tient pas au fait qu’il soit crypté mais que la pensée s’y élabore et s’y perd parfois. Son opacité, tout autant que sa « clarté », tient à sa succession et à son inscription temporelle en vue d’une transmission. Ainsi une « formation » est-elle la construction d’un récit dans un certain ordre avec une certaine succession des événements qui constitue l’histoire de nos vies. Selon cette perspective le storytelling serait le récit de la perte du récit.
Jacques Athanase Gilbert
Université de Nantes
L’AMo, EA 4276
1 Cet article est le prototype d’un chapitre du livre Mythologies digitales, à paraître chez Classiques Garnier.
2 Je reprends le titre de l’ouvrage d’Éric Sadin, La vie algorithmique, éditions Paris, L’échappée, 2015. Il considère le « lointain passé » comme le « “continent inconnu” de l’heuristique computationnelle », page 118.
3 Pierre Clastres, La société contre l’État, Paris, Minuit, 1974, chapitre 10 : « De la torture dans les sociétés primitives ».
4 Jack Goody, Pouvoirs et saviors de l’écrit, Paris, La dispute, 2007, pages 108-109.
5 Olivier Ertzscheid, Algorithmophobia, Affordance.info, ISSN 2260-1856, 7 avril 2015. URL : http://affordance.typepad.com/mon_weblog/2015/04/algorithmophobia.html.
6 Interview d’Antoinette Rouvroy, L’algorithme n’est « pas un système de prédiction mais d’intervention », par Jérôme Hourdeaux, Médiapart du Lundi 25 mai 2015.
7 Milad Doueihi, La grande conversion numérique, Paris, Le Seuil, 2008, page 23. Faut-il rappeler que Milad Doueihi est, avant de s’intéresser au « numérique », un spécialiste d’Augustin.
8 La citation de Tertullien est apocryphe.
9 Maurice Blanchot, Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, page 12.
10 Idem.
11 La même étymologie se retrouve dans l’anglais fingers.
12 Molière, Dom Juan, Acte III, scène i.
13 Descartes, Méditations métaphysiques, 1641, Première méditation.
14 Jean Lévêque, Récit, désir et mathématique, 1989, éditions Osiris.
15 Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, 2015.
16 Idem.
17 Ibid., page 148.
18 Ibid., page 153.
19 Et non simplement cumulative, voir Laurent Loty : Condorcet contre l’optimisme : de la combinatoire historique au méliorisme politique, in Condorcet mathématicien, économiste, philosophe, homme politique, Actes du Colloque international de Paris, 8-11 juin 1988, sous la direction de Pierre Crépel et Christian Gilain, Paris, Minerve, 1989, p. 288-296.
20 Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Pocket 2003, chapitres 1 à 3.
21 André Orléan, L’empire de la valeur, Paris, Le Seuil, 2011.
22 Hume, Traité de la nature humaine, Paris, Aubier-Montaigne, 1983.
23 Heidegger, Qu’est-ce qu’une chose ? Paris, Gallimard, 1971, pages 100 à 106.
24 Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, 2015, pages 244-245.
25 Heidegger, op. cit. pages 94-95.
26 Jack Goody, La raison graphique, Paris, Minuit, 1979 et Pouvoirs et saviors de l’écrit, Paris, La dispute, 2007.
27 Ce fut une remarque personnelle qu’il me fit à la relecture de ma thèse.
28 Jack Goody, Pouvoirs et savoirs de l’écrit, Paris, La dispute, 2007, chapitres II et iii.
29 Franco Moretti, Distant reading, Verso, 2013.
30 Stephen Ramsay, Reading machines, toward an algorithmic criticism, Illinois University Press, 2011.
31 Chris Anderson, The end of theory : the data deluge makes the scientific method obsolete, Wired, 23-06_2008, URL : http://www.wired.com/2008/06/pb-theory/
32 Julien Gracq, Lettrines, Paris, José Corti, 1967 : « Que dire à ces gens qui, croyant posséder une clef, n’ont de cesse qu’ils aient disposé votre œuvre en serrure ».
33 Jack Goody, Pouvoirs et savoirs de l’écrit, Paris, La dispute, 2007, page 211 et suivantes.
34 Jack Goody, La raison graphique, Paris, Minuit, 1979, page 256 et suivantes.
35 Jack Goody, Pouvoirs et savoirs de l’écrit, Paris, La dispute, 2007, page 79 et suivantes.
36 Serge Bouchardon, L’herméneutique de la littérature numérique, Paris, Hermann, 2014, page 183.
37 J. L. Borges, Essai sur les anciennes littératures germaniques, Paris, 10-18, 1970.
38 Serge Bouchardon, dans La valeur heuristique de la littérature numérique, Paris, Hermann, 2015, page 182, il cite Jean-Louis Weissberg 2002.
39 Idem, page 183.
40 Jack Goody, La raison graphique, Paris, Minuit, 1979 et Pouvoirs et saviors de l’écrit, Paris, La dispute, 2007.
41 Idem.
42 Friedrich Nietzsche, Le livre du philosophe, Paris, Aubier-Flammarion, 1969.
43 Jon Assman, La mémoire culturelle, Paris, Aubier, 2010.
44 La critique de Hegel dans le § 29 de l’introduction des Principes de la philosophie du droit souligne l’effet destructeur d’une liberté inconditionnée. Les mouvements radicaux de tabula rasa et d’éradication de toutes les traditions ont souvent fini par anéantir ce qu’ils voulaient instaurer, ne laissant subsister que la terreur.
45 Laclos, Choderlos, Œuvres complètes, éd. Laurent Versini. Paris : Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1979.
46 Isocrate, Contre les sophistes, Paris, Les Belles Lettres, 2008.
47 Paul Jorion, Le prix, Paris, Édition du croquant, 2010.
48 Adam Smith, The wealth of nations, 1776, Chapitre II, § 2.
49 Platon, République, III, 392c-394d.
50 Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, chapitres xxxvii et xxxviii, Paris, Plon, 1955.
51 Idem, page 459.
52 Le Baal Shem cite par Giorgio Agamben, Le feu et le récit, Paris, Payot & Rivages 2015, pages 7 et 8.
53 Idem, page 9.
54 Nicholas Carr, Internet rend-il bête ? Paris, Laffont, 2011.
55 Ivan Illich, Du lisible au visible, Paris, Cerf 1991.
56 Thierry daunois, Les humanités pour le numérique ?, colloque ID2014, Université de Nantes, spetembre 2014, texte disponible URL : http://www.univ-nantes.fr/02076525/1/fiche___pagelibre/&RH=INSTITUTIONNEL_EN.
57 Frédéric Kaplan, « La question de la langue à l’époque de Google », in Digital studies, Paris FYP, 2014.