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Classiques Garnier

Avant-propos

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Avant-propos

Si la lecture de Kant demeure nécessaire cest en un sens très précis : nous devons savoir doù nous partons1.

Alexis Philonenko

La question à lorigine de cet ouvrage a été élaborée lors dun travail de thèse de doctorat, soutenue à lUniversité de Franche-Comté en novembre 2021 et intitulée Modifications du transcendantal : sociologie, phénoménologie et ontogenèse. Le texte qui suit est une version remaniée dune partie de cette thèse, et sil propose une lecture de lœuvre de Gilbert Simondon à travers le prisme de sa théorie de la connaissance, il est aussi traversé par la question générale de cette thèse qui concerne lavenir du concept kantien de transcendantal. Dans cette perspective, dautres ouvrages sont à venir, notamment Penser avec les autres selon Durkheim : vie sociale et transcendantal et Exister autrement quune chose selon Sartre : réalité concrète et transcendantal. La remarque préliminaire qui suit a vocation à éclairer le lecteur sur le sens de ce questionnement, et plus spécifiquement vise à préciser le cadre conceptuel que nous mobilisons lorsque nous cherchons à faire dialoguer Simondon avec Kant.

De manière générale, nous associons le terme « transcendantal » au nom de Kant car, avec lui, « transcendantal » résonne comme la marque dune époque de la philosophie, comme si ce terme véhiculait un sens possible de la philosophie elle-même, le sens que la révolution opérée par Kant lui aurait donné2. Cest dans cette optique que nous souhaitons poser la 10question suivante : cette époque est-elle encore la nôtre ? Le « transcendantal » kantien recèle-t-il encore un sens possible pour la philosophie daujourdhui ? En raison de leur ampleur ces questions indiquent moins un objet quun horizon pour le travail philosophique, mais permettent de donner une tonalité à la lecture et un début dorientation.

Plus précisément, si le concept kantien de transcendantal peut servir de boussole, cest à la condition de le caractériser au sein de lentreprise critique. Afin dexpliciter notre intention nous indiquons les grandes lignes de cette entreprise que nous retenons et qui nous paraissent utiles de rappeler pour comprendre le sens de ce concept. Kant établit une nouvelle manière de formuler le problème de la théorie de la connaissance, le concept de transcendantal permet de fixer un cadre à ce problème en déterminant dune part les limites dans lesquelles il peut être traité, et dautre part la méthode pour le résoudre. La « critique transcendantale » est le nom que Kant donne aux recherches devant permettre létablissement de ce cadre et de cette méthode, en tant que ceux-ci doivent garantir à leur tour la possibilité de fonder la connaissance en général et la connaissance a priori en particulier3. Sachant que la connaissance a priori, Kant la définit en opposition à la connaissance issue de lexpérience, a posteriori. Sa méthode consiste à régresser de lexpérience vers ses conditions en suivant un principe : « il faut quon reconnaisse ces concepts comme conditions a priori de la possibilité de lexpérience4 ». Cette expression « conditions a priori de la possibilité de lexpérience » désigne donc ce dont la critique doit produire lanalyse et ce qui fonde la possibilité de la connaissance en tant quil sagit là dune seconde source de la connaissance, complémentaire de lexpérience. En effet, si lexpérience est ce qui fournit la matière des représentations, les 11conditions a priori en fournissent la forme. Ainsi, la révolution opérée par Kant consiste à déplacer le point de départ de la connaissance qui nest plus quelque chose qui serait donnée, mais ce qui relève de notre pouvoir de donner forme à nos représentations. Bien entendu, il resterait possible daffirmer que le pouvoir de connaître est donné, mais lenjeu nest plus celui de déduire la connaissance de ce donné (ce que Kant ressortit à ce quil appelle un usage dogmatique de la raison), lenjeu devient celui, dordre critique donc, de « connaître entièrement son propre pouvoir vis-à-vis des objets qui peuvent lui être présentés dans lexpérience5 ». Ainsi, puisque le problème premier est celui de la fondation du pouvoir de connaître, il faut partir de cette question : comment la connaissance est-elle possible ? Et plus précisément : quest-ce qui en droit justifie que la connaissance soit a priori possible ?

La réponse de Kant consiste à analyser les conditions a priori de possibilité de la connaissance, en attribuant un statut juridique à la priori, au sens où les conditions a priori désignent, pour ainsi dire, la forme que doit avoir lesprit pour que des connaissances soient possibles. En ce sens strictement gnoséologique, il ny a de conditions a priori quen raison de la nécessité de fonder la connaissance, cest-à-dire didentifier des conditions de validité des jugements. Ces conditions sont le droit du fait de la connaissance scientifique. Ajoutons que la nécessité et luniversalité qui sont la marque de la priori, impliquent que la connaissance a priori soit purement indépendante de lexpérience, lieu du contingent, bien que la production de cette connaissance suppose une méthode danalyse cadrée par lexpérience possible, méthode que Kant nomme Logique transcendantale. La démarche critique de Kant consiste donc à aller droit aux conditions a priori, au sens où la régression de lexpérience aux éléments a priori suit le fil direct de la réflexion remontant aux sources de nos représentations. Et cest dans ce cadre méthodologique quil mobilise ladjectif « transcendantal », pour qualifier dune part les moyens pour analyser les conditions a priori et dautre par les éléments constituant la structure de ces conditions.

Notre questionnement porte sur la modification du concept kantien de transcendantal, notamment en ce quelle trouve sa nécessité dans deux difficultés propres à la manière dont Kant procède pour mener son analyser des conditions a priori. La première difficulté concerne le 12statut quil donne à la priori : ni inné, ni acquis, il na de sens que juridiquement. Or, lopposition stricte entre la priori et la posteriori que cela suppose est difficile à tenir car cela implique de refuser que le progrès notamment des sciences, des arts et des techniques ait une quelconque conséquence sur lanalyse à mener. Et en un sens il suffirait den douter, de ne plus croire nécessaire de tenir une telle opposition, pour quen quelque sorte lempirique réduise le transcendantal à néant. Comment penser la possibilité dune variation des conditions a priori sans abandonner le transcendantal6 ? Quelle autre articulation entre la priori et la posteriori est envisageable ? La seconde difficulté réside dans lidée que doit poser Kant au départ de son entreprise et que cristallise son concept dexpérience : tout ce dont il y a expérience est nécessairement réductible à une synthèse subjective et donc aux éléments transcendantaux. Autrement dit, ce dont il est possible de faire lexpérience ressortit nécessairement à la forme de la subjectivité telle quelle se trouve transcendantalement constituée et idéalement unifiée. Cet idéalisme transcendantal est ce qui garantit à la méthode critique à la fois sa réussite et son achèvement. Il suppose que les expériences possibles sont a priori et donc déjà totalement déterminées. Or, que penser de lavènement dexpériences inédites ? Comment prendre en compte la nouveauté de lexpérience, impliquant une ouverture du possible au-delà de sa détermination a priori ?

Ainsi, notre intérêt se porte sur les œuvres qui explorent les voies ouvertes par ces questions. Des auteurs qui, en marge de lhéritage kantien, continuent de formuler le problème de la théorie de la connaissance dans ces termes, en cherchant à identifier des conditions a priori de possibilité de lexpérience, afin de penser le fondement de luniversalité en droit de la connaissance, mais en proposant dautres méthodes pour les analyser, dautres perspectives de réflexion prenant en considération des types 13dexpériences ignorées ou déniées par Kant et dautres manières de penser la différence entre la priori et la posteriori. Notre méthode consiste en une lecture internaliste des systèmes, et en ce sens nous ne cherchons pas à les expliquer par leur contexte historique ou socio-culturel, néanmoins nous ne négligeons pas que notre question concerne bien une histoire, celle de la modification du concept kantien de transcendantal. Par conséquent, notre lecture internaliste na pas une vocation exégétique, elle consiste à interroger une œuvre à partir dune question qui dans cette perspective historique lui est extérieure, bien que nous pensons quelle sy trouve structurante. En ce sens, nous pratiquons une histoire philosophante de la philosophie dont limplication principale réside dans le souci de remarquer deux éléments. Premièrement, lhéritage du problème de la théorie de la connaissance et des concepts permettant de le formuler, en mettant en lumière les dialogues à partir desquels les systèmes prennent forme et, notamment, donc, les dialogues avec Kant. Et deuxièmement, la manière dont, à travers ou au sortir de ces dialogues, dautres conceptions des conditions a priori apparaissent et avec elles dautres déterminations de la différence entre lempirique et le transcendantal.

Ainsi, ce qui nous intéresse dans lœuvre de Simondon ce sont ce que nous pourrions appeler les conditions ontogénétiques a priori de lexpérience correspondant à la manière dont sa méthode lamène à penser le transcendantal dans le mouvement empirique de lindividuation duquel naît, à un moment, le sujet connaissant. En mobilisant lensemble de lœuvre publiée, nous proposons une lecture qui, en suivant lélaboration et lapplication de sa méthode analogique, met en évidence comment celle-ci lui permet de sortir des oppositions qui structurent les concepts fondamentaux de la philosophie, sans pour autant que leurs termes soient totalement abandonnés, et notamment la différence entre le transcendantal et lempirique. Par là, nous suivrons le mouvement de réforme de la conceptualité philosophique qui caractérise la pensée philosophique de Simondon jusquau point où il deviendra possible de se demander dans quelle mesure la voie quouvre la théorie de lontogenèse débouche sur une nouvelle manière de formuler le problème de la théorie de la connaissance telle quavec ce nouveau problème, cest une nouvelle époque qui sannonce, notamment une époque où lexistence des objets techniques et leur évolution savère participer au mouvement dindividuation des concepts et à la transformation du transcendantal.

1 Philonenko, Alexis, Lœuvre de Kant. La philosophie critique, t. 1, La philosophie précritique et la Critique de la raison pure, Paris, Vrin, 1969, p. 336.

2 Cest en cela que Michaël Fœssel par exemple, a proposé de dire quavec la philosophie kantienne se joue un « tournant transcendantal » dans lhistoire de la philosophie (Fœssel, Michaël, « Les Temps modernes et le tournant transcendantal. Blumenberg, Kant et la question du monde », Revue de métaphysique et de morale, vol. 73, no 1, 2012, p. 95-109). Notons également que N. Hinske affirme que « son histoire [du concept de transcendantal] révèle toujours quelque chose du destin changeant de la philosophie elle-même []. » (Hinske,Norbert, « transcendantal », Historisches Wörterbuch der Philosophie, Basel, Schwabe Verlag, éd. DVDROM, 2007 nous traduisons)

3 « Cette recherche, que nous pouvons proprement nommer, non pas doctrine, mais seulement critique transcendantale, parce quelle [] doit fournir la pierre de touche de la valeur ou de labsence de valeur de toutes les connaissances a priori, est ce dont nous nous préoccupons désormais. » (CRPure, p. 111 [Ak. iii, 43-44])

4 « La déduction transcendantale de tous les concepts a priori possède donc un principe sur lequel il faut que toute la recherche se règle : ils doivent être reconnus comme conditions a priori de la possibilité de lexpérience []. » (CRPure, p. 175 [Ak. iii, 105])

5 CRPure, p. 109 [Ak. iii, 42].

6 Nous devons le point de départ de ce questionnement à Catherine Malabou, dont les travaux nous ont permis de clarifier nos intentions, notamment cette conférence : Malabou, Catherine, « Peut-on abandonner le transcendantal ? », Les trente ans du Collège International de Philosophie, Paris, Palais de Tokyo, le 10 juin 2013. Plus spécifiquement, concernant la mise en question chez Kant de la modification de la priori, nous renvoyons le lecteur à larticle déterminant de Bouveresse, Jacques, « Le problème de la priori et la conception évolutionniste des lois de la pensée », Revue de théologie et de philosophie, no 123, 1991, p. 353-368 ; et à linterprétation de lexpression « système dune épigénèse de la raison pure » que propose le livre de Malabou, Catherine, Avant demain. Épigenèse et rationalité, Paris, PUF, 2014.