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Classiques Garnier

[Dédicaces]

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Étienne de La Boétie et le destin du Discours de la servitude volontaire
  • Pages : 7 à 7
  • Collection : Études montaignistes, n° 65
  • Série : La Boétie : études et textes
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406072720
  • ISBN : 978-2-406-07272-0
  • ISSN : 1775-349X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07272-0.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 03/12/2018
  • Langue : Français
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Avant-propos

Durant ses dix premières années, soit presque le tiers de son existence, La Boétie est un enfant de Sarlat, la ville où il est né en 1530. Bien plus tard, il en est devenu le grand homme sans jamais se départir de léternelle jeunesse qui modèle la statue érigée en son honneur, en 1892, Place de la Grande-Rigaudie. Avec son visage de héros antique et son habit médiéval aux retouches romantiques, il ressemble à un page de la Renaissance dont la beauté naurait dégale que la sagesse. Lune de ses mains retient quelques feuillets fruits de son inspiration. Mais laquelle ? Celle du poète qui compose des sonnets à limitation de ses amis de la Brigade, première appellation donnée par Ronsard en 1549 pour désigner le groupe poétique qui devient la Pléiade en 1556 ? Ou celle du théoricien politique, parfait connaisseur en sa jeunesse des ouvrages des auteurs grecs et latins de lAntiquité ? En ce cas, ce ne sont pas des poèmes que sa main gauche sapprête à nous montrer mais un écrit dune toute autre nature, tantôt appelé la Servitudevolontaire, tantôt le Discours de la servitude volontaire, tantôt le ContrUn.

Sil nest pas le seul ouvrage de La Boétie, il en est le plus célèbre. Le seul à avoir franchi les siècles pour nourrir les espérances de celles et ceux qui lont lu et relu avant de sen inspirer pour résister à toutes les formes doppression et de privation des libertés. Dune brièveté exemplaire, dun élan irrésistible par son contenu et son style, dune exigence totale de liberté, dun refus sans concession de tout renoncement, la Servitude volontaire est de tous les temps, de tous les continents. Éternellement jeune, il est à lui seul un guide qui précède, encourage et accompagne toutes les résistances, tous les soulèvements contre toutes les formes doppression des tyrannies et des dictatures. Quitte à oublier son auteur et à ne plus citer que les deux mots, parfaitement contrastés, qui font sa force et sa raison dêtre.

Alors, sil faut se prononcer sur le contenu des feuillets de pierre glissés entre les doigts de la main gauche de la statue de La Boétie, on choisira 10LaServitude volontaire et non ses poésies en se souvenant que cette statue, œuvre de Tony Noël, a été érigée grâce à une souscription soutenue par la franc-maçonnerie périgourdine à un moment où la Troisième République triomphe des obstacles dressés devant elle, en ses débuts, à la suite de la défaite de Napoléon III contre la Prusse, en 1870. Nen doutons pas cest un La Boétie prophète républicain que célébraient les habitants de Sarlat en présence du ministre de lInstruction publique.

Le sculpteur semble avoir pris pour modèle le médaillon, présent dans la « Librairie » de Montaigne, dont les traits parfaits et le profil romain, à la Brutus, correspondent à Étienne de La Boétie1. À ses côtés, un autre médaillon représente Michel de Montaigne. Si La Boétie garde son éternelle physionomie de jeune homme, il nen est pas de même de Montaigne avec son visage ridé, sa chevelure dégarnie, son toupet de cheveux au sommet du crâne, sa barbe fournie et son regard empreint de lassitude, sans oublier la fraise qui entoure son cou et le collier de lordre de Saint-Michel reçu en 1571 sur recommandation de son voisin, le marquis de Trans, huit ans après la mort de La Boétie… Ce contraste dâge entre les deux médaillons pourrait faire oublier que Montaigne, né en 1533, avait trois ans de moins que son ami et que celui-ci, mort à 33 ans, na jamais connu le visage vieillissant de son ami, ceint du collier de lordre de Saint-Michel.

À vrai dire, il nexiste deux aucun portrait digne de confiance. Ceux de Montaigne, nombreux, reflètent sans doute une certaine ressemblance comme la montré lenquête méthodique menée par Philippe Desan2. Ceux de La Boétie ont dû ne jamais exister compte tenu de la brièveté de son existence qui la privé dune belle carrière digne dattirer lattention dun artiste. Lunique indication de laspect de son visage est donnée par Montaigne au chapitre De la physionomie dans ses Essais :

[] mais nous appellons laideur aussi, une mesavenance au premier regard, qui loge principallement au visage : et nous desgoute par le teint, une tache, une rude contenance, par quelque cause souvent inexplicable, en des membres bien ordonnez et entiers. La laideur, qui revestoit une ame très-belle en la Boittie, estoit de ce predicament. Cette laideur superficielle, qui est toutesfois 11la plus impérieuse, est de moindre prejudice à lestat de lesprit : et a peu de certitude en lopinion des hommes. Lautre, qui dun plus propre nom, sappelle difformité plus substantielle, porte plus volontiers coup jusques au dedans (III, 12, p. 1104).

« Laideur » : ce mot désigne bien La Boétie même si Montaigne en atténue immédiatement la portée en la réduisant à la simple enveloppe dune âme très-belle. Non, son ami ne souffrait pas dune « laideur desnaturée » : la sienne nétait que « superficielle », sensible seulement au premier regard de ceux qui ignoraient la qualité de son âme.

Cette confidence tardive a dû coûter à Montaigne qui avait tenu cachée, jusqualors, la laideur de son ami préférant vanter sa beauté au livre II des Essais, mêlant subtilement celle de lâme et du visage :

Et le plus grand (homme) que jaye conneu au vif, je dis des parties naturelles de lame, et le mieux né, cestoit Estienne de La Boitie : cestoit vrayement une ame pleine, et qui montroit un beau visage à tout sens : une ame à la vieille marque : et qui eust produit de grands effects, si sa fortune leust voulu : ayant beaucoup adjousté à ce riche naturel, par science et estude (II, 17, p. 698).

Quelle était la nature de cette « mesavenance » que Montaigne confie à ses lecteurs au livre III des Essais, écrit plus de vingt ans après la mort de La Boétie, entre 1586 et 1587 ? Aurait-il mis longtemps pour sy accoutumer sans oser la mentionner au chapitre de LAmitié, tout entier consacré à son ami et rédigé dans les années 1572-1573 ? Cette révélation douloureuse est précédée au chapitre De la Physionomie, dune référence propre à lanoblir : celle de la laideur de Socrate étonnante à ses yeux comme à ceux des humanistes, si sûrs de lharmonie du corps et de lesprit. Juste après laveu de la laideur de La Boétie, lexemple de Socrate est de nouveau choisi par Montaigne à titre de consolation tant il lui est difficile de ne pas vanter la beauté :

Nous nen avons point qui la surpasse en credit. Elle tient le premier rang au commerce des hommes : Elle se presente au devant : seduict et preoccupe nostre jugement, avec grande authorité et merveilleuse impression (III, 12, p. 1105).

Aussi devrons nous continuer à ignorer la nature de cette « mesavenance » du visage de La Boétie. Était-ce une tache de naissance indélébile ou une marque laissée par une cicatrice à la suite dune chute ou dune bagarre entre garçons turbulents dans les rues de Sarlat ?

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Une bibliographie abondante, forcément sélective, accompagne cette biographie fondée sur la lecture attentive des écrits de La Boétie et de Montaigne qui fournit, à lui seul, la plupart des informations quand il devient, après la mort de son ami en août 1563, lhéritier protecteur et ombrageux de la mémoire de La Boétie. Ce culte dune amitié devenue référence aux côtés de celles des héros mythiques de lAntiquité – Castor et Pollux, Oreste et Pylade, Achille et Patrocle – constitue un obstacle pour tenter de répondre aux questions posées par la vie et lœuvre de La Boétie. Car, mises à part les cinq ou six dernières années de son existence, de 1557 à 1563, La Boétie a vécu loin de Montaigne et lécriture de la Servitude volontaire, composée et remaniée entre 1548 et 1553, ne doit rien à Montaigne. Enfin, tous les débats suscités par son contenu et par les publications anonymes quen font les protestants après les massacres de la Saint-Barthélemy, en août 1572, se situent hors de la vie de La Boétie décédé le 18 août 1563 : neuf ans avant la Saint-Barthélemy, dix sept ans avant la première publication bordelaise des Essais, en 1580, et près de trente ans avant la mort de Montaigne, le 13 septembre 1592.

Cette biographie paraît au moment de lachèvement du projet MONLOE (Montaigne à lœuvre) destiné à réaliser la numérisation de lœuvre de Montaigne et des livres qui lui ont appartenu, conservés dans les bibliothèques dAquitaine. Conduit par Marie-Luce Demonet au sein du Centre dÉtudes Supérieures de la Renaissance de luniversité de Tours, il a été mené à bien grâce à la collaboration de ses collègues, des conservateurs des bibliothèques, notamment de la Bibliothèque municipale de Bordeaux, et des centres de recherches associés qui se sont attachés à la reconstitution en 3D de la Librairie de Montaigne et à lanalyse chimique des écritures manuscrites ; parmi eux, le centre Archéovision de luniversité Bordeaux-Montaigne, dépendant du CNRS. Tout récemment, Christophe Bardyn dans sa biographie de Montaigne a suivi la même démarche en sattachant notamment à létude des poèmes de La Boétie dans le cadre de la préparation dune édition critique de son œuvre3. Au départ de ces initiatives conjuguées, il y eut lentreprise que nous avons menée à bien avec Alain Legros et qui a donné lieu à la publication de notre ouvrage, Montaigne aux champs4.

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Soit un immense chantier né de la complémentarité des sciences humaines, jalonné de débats animés, à la façon des disputes médiévales, afin de résoudre ensemble maintes questions au cœur de lélaboration des écrits de Montaigne, de ses écritures, de ses corrections manuscrites et typographiques, et de lenrichissement des Essais au cours de leurs éditions successives avec lentrée en scène, en 1588, de la jeune Marie de Gournay, promue « fille dalliance » de lécrivain, qui ose mêler son écriture à la sienne avant de devenir le chef dorchestre de lédition posthume de 1595. Le projet MONLOE (2012-2015) est complété par le projet Biblissima « LABOREM » (2013-2014) dont lappellation (LA BOétie Et Montaigne : bibliothèques privées en Aquitaine) associe les noms des deux amis, comme sil était devenu impossible de les séparer… Tout récemment, Christophe Bardyn dans sa biographie de Montaigne a suivi la même démarche en sattachant notamment à létude des poèmes de La Boétie dans le cadre de la préparation dune édition critique de son œuvre5.

Cest pourtant une approche de La Boétie, distincte de celle de Montaigne, que nous souhaitons présenter ici, tout en mesurant combien les avancées récentes de la recherche sont susceptibles de remettre en cause bien des hypothèses. Comment ne pas sen réjouir et ne pas saluer une certaine audace de la part des membres du jury de lagrégation de lettres modernes qui ont mis au programme du concours 2015 le Discours de la servitude volontaire ? Ce fut une occasion providentielle danalyses, de rencontres et de discussions sur la signification dune œuvre vouée à un jeu de correspondances ou de « cache-cache permanent avec lHistoire6 ». Cest ainsi que le parcours du Discours sest chargé de détours et dinterprétations nouvelles qui ont inspiré la trame de cet ouvrage. Que leurs auteurs en soient remerciés7 ! Cette exploration va dailleurs se poursuivre puisque laServitude volontaire est mise au programme du concours dentrée aux grandes écoles scientifiques en compagnie, notamment, des Lettres persanes de Montesquieu qui offrent des similitudes, à près de deux siècles de distance, avec le Discours de La Boétie.

1 Anne-Marie Cocula, Étienne de La Boétie, Bordeaux, Éd Sud-Ouest, 1995.

2 Il convient de saluer lenquête, la plus exhaustive possible, de Philippe Desan pour retrouver tous les portraits de Montaigne, des plus anciens aux plus récents : Portraits àlessai, Iconographie de Montaigne, Paris, Éd Honoré Champion, 2007.

3 Christophe Bardyn, Montaigne, La splendeur de la liberté, Paris, Flammarion, 2015.

4 Anne-Marie Cocula et Alain Legros, Montaigne aux champs, éd. Sud-Ouest, Bordeaux, 2011.

5 Christophe Bardyn, Montaigne, La splendeur de la liberté, Paris, Flammarion, 2015.

6 La Boétie, de la Servitude volontaire ou contr un, édition et présentation de Nadia Gontarbert, tel gallimard, Paris, 1993, p. 17.

7 Déborah Knop et Jean Balsamo, De la servitude volontaire, rhétorique et politique enFrance sous les derniers Valois, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2014. – Olivier Guerrier, Michaël Boulet, Mathilde Thorel, La Boétie, De la Servitude volontaire ou Contrun, Neuilly, Atlande, 2015.