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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Èthos et Pathos Le statut du sujet rhétorique
  • Auteurs : Cornilliat (François), Lockwood (Richard)
  • Pages : 7 à 12
  • Réimpression de l’édition de : 2000
  • Collection : Rencontres, n° 196
  • Série : Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance européenne, n° 21
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812453892
  • ISBN : 978-2-8124-5389-2
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5389-2.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 28/02/2007
  • Langue : Français
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La rhétorique est un art des mots. Convaincre, persuader, émouvoir; c'est dans et par les mots qu'elle produit ses effets. Sa théorie servirait donc à raffinement des formes verbales — le choix des mots, leur ordonnance — en relation avec l'invention d'arguments qui sont eux aussi formels par nature. De fait, dans l'histoire de la rhétorique, c'est l'étude «interne» du logos, de la technique argumentative et verbale en tant que fondement des effets, qui a presque toujours dominé, et qui domine encore. C'est plus que jamais le cas lorsqu'on cherche dans la rhétorique un moyen de comprendre des textes autres qu'oratoires ou argumentatifs: et notamment les textes «littéraires», ceux qu'envisage, à l'époque moderne, une rhétorique «restreinte» aux mots considérés en eux-mêmes. Mais la rhétorique est aussi un art de la personne. Nul logos, nul argument, nul mot ne se présente sans que quelqu'un l'émette pour quelqu'un, s^ιns destinateur ni destinataire. C'est un sujet qui produit l'acte rhétorique; et cet acte produit son effet sur un sujet. Or un tel sujet n'est pas simplement la source ou l'objet de l'effet persuasif d'un logos auquel il serait par nature extérieur — appelé à rester intact en tant que tel. Si je suis convaincu, persuadé, ému, c'est que dans les mots j'ai trouvé «quelqu'un» en qui j'ai confiance, et que ce sujet a fait de moi un «autre» sujet, défini par certaines émotions — la conviction, et aussi toute une gamme de passions allant de la sympathie ou l'adtniration à la pitié, l'indignation, la colère, etc. C'est toujours dans et par les mots que se développent de tels sujets, comme se développent leurs passions et leurs convictions. Mais on ne peut plus envisager ces mots sous les auspices du seul logos: il y va du statut de ce sujet individuel ou collectif qui, fût-il «créé» comme tel par ces mots qu'il lance ou reçoit, n'en prétend pas moins à une certaine autonomie. Cette autre rhétorique est donc la discipline qui aborde la question du sujet, dans son contexte discursif autant qu'historique, politique ou littéraire. Sa tradition propose certains termes, qui définissent une double rhétorique de la personne: èthos, pour ce qui touche à la présence (la représentation, la production) de celui qui parle, qui inspire confiance, et qui persuade; pathos, pour ce qui touche aux sentiments prêtés à

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(provoqués chez, éprouvés par) l'auditeur. Mais de l'Antiquité jusqu'aux rhétoriciens modernes, ce qu'on désigne ainsi reste matière à controverse. Rien de plus difficile à conceptualiser que le rapport entre le discours, les sujets qui le reçoivent ou le produisent, et les sujets qui sont «produits» par lui. La distinction même entre les domaines de Vèthos et du pathos ne va pas de soi: leur distribution, proposée par Aristote, selon les instances de discours (èthos, preuves par l'orateur, c'est-à-dire son caractère; pathos, preuves par l'auditeur, c'est-à-dire les sentiments qu'on lui fait éprouver), est loin d'être stable. Celui qui donne un argument persuasif, un logos, ne montre-t-il pas du même coup un caractère fiable? Ne produit-il pas des sentiments de confiance et de sympathie chez l'auditeur? L'inculpé qui sollicite la pitié par la représentation pathétique de sa famille, de sa vieille mère, ne se fabrique-t-il pas un certain caractère? Celui qui provoque l'indignation contre un tiers en décrivant ses crimes n'appuie-t-il pas son réquisitoire sur une image morale de son propre caractère? La symétrie èthos - pathos paraît vite bien factice, et c'est ainsi que Cicéron ou Quintilien en viennent à les distinguer non plus selon l'interlocuteur concerné par l'effet, mais selon la nature et le degré d'intensité du sentiment: calme du jugement raisonné pour Vèthos, chaleur de la passion pour le pathos. Ce qui ne résout guère la question du rapport du sujet (singulier ou multiple) à de tels sentiments. Pour le pathos, il se peut que le problème provienne d'une difficulté fondamentale à distinguer les moyens des fins. Comment séparer du fait de persuader un auditeur une technique qui concourt à ce but par la représentation et la production d'effets émotifs chez ce même auditeur? Car sentir la passion que l'orateur suscite, c'est encore sentir de la sympathie ou de la confiance, et cela ressemble de très près à un état de conviction. C'est peut-être pour cette raison que dans la théorie rhétorique le pathos est toujours resté le petit frère de Vèthos, un petit frère dont on se débarrasse (surtout à l'époque modeme, où l'appel au sentiment symbolise tout ce qu'on méprise dans la technique rhétorique) en expliquant que le pathos, c'est comme Vèthos, mais à l'envers. On pourrait justifier cette dévalorisation en soutenant que les sentiments, étant naturels et irrationnels, ne relèvent pas d'une technique, encore moins d'une théorie. Cela signifie en fait qu'il y a une profonde difficulté théorique et technique à rendre compte du pathos comme tel dans le sujet qu'il affecte: ce sujet étant par définition occupé à subir le discours, on aura moins tendance à s'interroger sur son statut qu'à disserter sur ce qui, dans le discours, produit le pathos-, autrement dit, à faire la théorie du movere plutôt que celle du sujet en tant qu'il est ému par un discours. Du côté du pathos, on admet facilement que

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le sujet (auditeur, spectateur, lecteur) est extérieur au discours, mais cette extériorité ne pose pas de problème à la théorie du discours: elle ne serait que celle de la cible par rapport à la flèche, elle soumettrait le sujet aux effets, aux transformations dont seul le discours serait l'auteur, avec ses arguments qui frappent et ses mots qui emportent. vS'interroger sur ce sujet passif (et souvent collectif) comme tel reviendrait dès lors à rompre le charme, à (re)dresser le sujet contre le discours qui l'a séduit ou bouleversé, à sortir de la rhétorique. C'est le contraire pour ïèthos: on ne peut guère poser le sujet comme purement extérieur au discours qu'il énonce, parce que la question pertinente est de savoir, dès lors qu'il y a discours, comment le sujet «se» représente dans le discours. Du côté de Vèthos, on reconnaît d'emblée que le sujet ne peut pas sortir de la rhétorique. Inversement, situer le sujet «éthique» à l'intérieur du discours, le concevoir comme un pur «effet», ne peut éviter de soulever la question (celle-là même qu'on esquive du côté du pathos, censé être pur effet par définition) du rapport de cet effet à ce sur quoi il fait effet. Le propre de Vèthos est de jumeler l'intérieur et l'extérieur, de mettre le sujet dans le discours tout en rapportant le discours à un sujet. D'où une série de problèmes non seulement rhétoriques, mais proprement philosophiques (éthiques, précisément). Si Vèthos est la présentation de l'orateur dans son discours, quel est le rapport entre ce sujet discursif et le «vrai» caractère du «vrai» sujet qui parle? Vèthos discursif est-il une production purement technique, ou doit-on penser qu'une production réussie s'appuie nécessairement sur le caractère réel de l'orateur? Faut-il alors conclure que l'orateur fiable, présentant un bon èthos, est aussi un homme moral, éthique? Dans quelle mesure des arguments relevant du «caractère» reposent-ils sur l'existence d'un système préalable assurant la distinction d'un bien et d'un mal, c'est-à-dire d'une éthique? La représentation d'un sujet fiable, éthique, est-elle subordonnée au but persuasif, ou bien ce but n'est-il rendu possible que par et pour l'existence d'un tel sujet? Il arrive qu'une difficulté conceptuelle comme celle-ci se signale providentiellement par une ambiguïté de vocabulaire. Ainsi du mot èthos — ou éthos, êthos, ethos, ithos — en français. La multiplicité des formes renvoie en partie à la difficulté de transcrire le grec, et à l'histoire des conventions qui président à cette trancription. Mais le grec lui-même balance entre deux mots qui voisinent conceptuellement aussi bien que phonétiquement, et ont tendance à se confondre: V ethos (avec e bref, epsilon), qui désigne la coutume ou l'habitude; et Vèthos (avec e long, êta), qui désigne non seulement l'usage, mais la disposition ou le caractère qui en résulte — ou qui le crée. On aurait moins de mal à

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distinguer le sens des mots si les idées — l'existence d'une coutume approuvée, et son inscription à l'intérieur d'un sujet sous forme de caractère — ne s'appuyaient l'une sur l'autre; et si, par extension, coutume et caractère ne prenaient aussi le sens de «moralité» dans la forme adjectivale «éthique»: coutume et caractère deviennent ce qui est moral, ce qui est bon (bonne conduite, bon caractère) ou ce qui montre un caractère moral (et l'on retrouve le problème de la vérité). La confusion étymologique est toute naturelle, comme Aristote le remarquait déjà dans VÉthique à Ntcomaque, mais elle accroît la difficulté théorique de la distinction entre le caractère éthique «réel» de l'homme et la manière dont il a l'habitude de se présenter, notamment dans son discours. Pour la rhétorique en tant qu'art de la personne, cette distinction est en effet capitale, tout en restant problématique. Le sujet qui cherche à parler aux autres doit obligatoirement prendre en compte la différence entre lui-même, tel qu'il est dans son caractère profond, et l'idée de son caractère que les autres formeront d'après son discours (la question s'amplifie lorsque le sujet découvre que ce qu'il «est» est aussi ce qu'il se «dit» à lui-même). Chaque fois qu'il voudra convaincre de ce qu'il ne peut pas prouver noir sur blanc, il lui faudra inspirer confiance en son caractère et/ou émouvoir les passions de ses auditeurs. Dans cette perspective, si la rhétorique doit être un art technique, qu'on peut analyser et enseigner, il lui faut un vocabulaire technique; dans ce vocabulaire — chez Aristote par exemple — èthos désigne «la représentation de son caractère par l'orateur». Mais l'ambiguïté ne peut s'effacer: la représentation de son propre caractère («éthique») comme fiable et moral («éthique») par un homme qui possède un certain caractère, quel qu'il soit, peut-elle utilement se séparer de ce dernier? Le doit-elle, éthiquement? C'est dans les textes qui suivent, et non dans cet avant-propos, que le lecteur trouvera des réponses à ces questions touchant V èthos et le pathos. Mais le premier de ces deux termes nous imposait d'emblée le choix, si possible raisonné, d'une convention orthographique. Son histoire en français n'est pas d'un grand secours. Après le trop bien connu «On voit partout chez vous Y ithos et le pathos» lancé par Vadius au Trissotin des Femmes savantes (III, 3) — façon pour Molière de railler les rhéteurs qui refusent de traduire leur jargon —, les deux mots sont condamnés ensemble à sentir leur pédant. Si l'on conserve, dans Larousse comme dans Littré, la transcription ithos (d'après la prononciation byzantine), c'est aussi pour cultiver la connotation

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négative d'un mot étranger, qui ne paraît en français que par référence à Molière, tout comme pathos signifie «amphigouri, galimatias». Le Grand Dictionnaire Larousse de la langue française note encore aujourd'hui qu'«au sens de "discours pédant", pathos, employé seul, a pris sensiblement le même sens que l'expression ithos et pathos». Autrement dit ces mots, et l'exotique ithos en particulier, ne sont devenus français que par ironie; c'est peut-être pour cela que les spécialistes modernes ne disposent aujourd'hui dans cette langue ni d'une version courante suffisamment neutre, ni d'une transcription scientifique unanimement reconnue. Dans l'usage courant, on trouve «ethos» (sans accent) pour désigner, comme dans l'anglais des années 60, le mode de vie (maintenant «lifestyle») d'un individu ou d'un groupe. Chez les rhétoriciens, on trouve «éthos» (version honnêtement francisée, en harmonie avec «éthique»), «ethos» (avec ou sans italiques), ou encore la translittération pure (mais simplifiée, qui tend à remplacer le traditionnel «êthos»): soit «èthos» avec accent grave, préféré ces dernières années par certains auteurs — y compris sans italiques — pour annoncer l'emploi strictement rhétorique du terme. Cet «èthos» est un monstre, et Molière en ferait une nouvelle comédie; c'est pourtant cette forme — la plus «fidèle» — que nous avons élue dans le présent volume, de façon à marquer son ancrage spécifique dans la théorie, la technique et l'histoire de la rhétorique. En revanche, pour souligner que le sens, la forme et le statut du mot demeurent en question, et pour faciliter le repérage à la lecture, nous avons maintenu partout les italiques — et nous les avons même imposés au pathos, pourtant mieux adopté par le français courant. Les essais que l'on va lire sont répartis en six rubriques qui indiquent, de façon très générale, l'angle sous lequel ils approchent les problèmes de V èthos et du pathos. Il va sans dire que les liens et les échos entre ces études sont multiples (c'est pourquoi le volume comporte aussi un index des noms et un index des notions), et que tout effort de classement s'exposait à l'arbitraire. Un ordre conceptuel ou thématique offrait cependant plus d'intérêt qu'un ordre chronologique (plusieurs contributions couvrent d'ailleurs plusieurs époques). Nous avons donc commencé par les travaux qui portent sur la définition de V èthos et du pathos, puis procédé à des regroupements selon le domaine de réflexion que croise, dans chaque cas, l'analyse rhétorique (philosophie et sophistique, politique, poésie, fiction), avant de conclure par une série d'études qui posent la question de la persuasion dans les discours à visée morale et spirituelle.

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Les articles réunis dans ce volume furent d'abord présentés lors d'un colloque qui s'est tenu à l'Université Paris 8 en juin 1997, sous le triple patronage du Groupe de Recherches 0731 (Centre National de la Recherche Scientifique), de l'Université Paris 8 - Vincennes-Saint- Denis, et de Rutgers, The State University of New Jersey. Du colloque au présent ouvrage, l'entreprise n'aurait pu être menée à bien sans de nombreux soutiens, qu'il importe de saluer ici. Merci, avant tout, à Gisèle Mathieu-Castellani, professeur à l'Université Paris 7. C'est elle qui nous a proposé une unité «Rhétorique» au sein du Groupe de Recherches «Poétiques et Poésie» qu'elle dirige; elle encore qui a lancé l'idée d'un colloque et veillé sur la journée d'études préparatoire de juin 1996; elle enfin qui, en permettant l'emploi de fonds subsistants, nous a sauvés du désastre budgétaire provoqué par le gel des comptes du C.N.R.S. Merci de même à Bridget Gellert Lyons, professeur et vice- doyenne de la Faculté des Arts et des Sciences de Rutgers. Informée dudit désastre, elle nous a immédiatement promis le soutien de F.A.S., dégageant les fonds qui permirent, au cours de l'hiver 1997, de relancer notre entreprise, et en assurent aujourd'hui la publication. Merci encore à la généreuse Université Paris 8, à son Conseil scientifique, au Département de Littérature française, et notamment au professeur Jacques Neefs, qui en sa qualité de doyen a joué un rôle aussi décisif qu'amical dans le sauvetage financier du colloque; au Ministère des Affaires Étrangères, dont le Bureau des Congrès Internationaux a heureusement permis d'assurer la venue en France de nombreux collègues étrangers; et à Claude Blum, qui nous reçoit chez Champion avec sa générosité coutumière. Enfin, et avec une chaleur particulière, ce sont les participants eux- mêmes que nous voulons remercier. D'abord, bien entendu, pour la qualité des travaux qu'ils nous ont offerts; mais aussi parce qu'ils ont tenu à ce que le colloque ait lieu, et proposé avec un bel ensemble, alors que nous leur adressions des billets pathétiques, les sacrifices qui l'ont rendu à nouveau viable, malgré un budget drastiquement réduit. Nous avons plaisir à saluer ici Vèthos collectif dont ce livre est l'ultime résultat: la solidarité de ceux qui l'ont écrit. François Comilliat & Richard Lockwood Rutgers University, New Branswick