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Classiques Garnier

La santé des États selon Montaigne

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2021 – 2, n° 19
    . varia
  • Auteur : Desan (Philippe)
  • Résumé : L’État est souvent considéré comme un organisme vivant qui subit des contrecoups violents produits par les « troubles » religieux et politiques qui mettent en péril sa survie. Le maintien de l’État devient alors une question de prophylaxie publique. Les exemples de Machiavel et Botero permettent de mieux comprendre cette analogie entre médecine et politique à la Renaissance et nous amènent à situer les remarques de Montaigne sur l’État dans une logique de conservation d’un corps malade.
  • Pages : 95 à 107
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406126232
  • ISBN : 978-2-406-12623-2
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12623-2.p.0095
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 15/12/2021
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : État, philosophie politique, Machiavel, Giovanni Botero, Montaigne
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La santé des États selon Montaigne

Nous aimerions poursuivre ici les réflexions émises dans un récent article intitulé « Montaigne et les maladies sociales de son temps », publié dans les Montaigne Studies (2020), en introduction à un numéro spécial portant sur « Montaigne, la maladie et la médecine ». Toutefois, nous concentrerons nos remarques uniquement sur la notion de santé appliquée à lÉtat chez Montaigne. En effet, lauteur des Essais associe à plusieurs reprises lÉtat – ou le gouvernement – à un organisme vivant qui, de son temps, subit des contrecoups violents produits par les « troubles » religieux et politiques qui mettent en péril sa survie. Le maintien de lÉtat – en tant que corps politique – devient alors une question de prophylaxie publique. Chez Montaigne, la même règle de vie (et de mort) sapplique à la fois au corps humain et au corps politique quest lÉtat : « Les maladies et conditions de nos corps se voyent aussi aux estats et polices ; les royaumes, les republiques naissent, fleurissent et fanissent de vieillesse, comme nous » (II, 23, 682)1 écrit lauteur des Essais. On sait quil sintéresse aussi à la santé humaine et par conséquent aux maladies qui perturbent le bon fonctionnement des corps2, mais il est aussi important de souligner que, dans lœuvre de Montaigne, le corps particulier et individuel sinscrit fréquemment dans un milieu plus large qui prend en compte, par extension, le politique et le social.

LÉtat et le gouvernement semblent suivre la même logique de crise et de décrépitude que le corps humain. Leur conservation ressort par exemple dun contrôle presque médical et suppose une bonne compréhension du fonctionnement de ses différents organes. Cest presque une question 96de régulation organique. Le mal peut ainsi toucher différentes parties par un effet de métastase. Sur le plan politique, débordement, licence, émeute, soulèvement et sédition représentent les causes principales des déséquilibres qui peuvent conduire à ce que lon pourrait définir comme une morbidité sociale inhérente à lépoque où Montaigne rédige ses Essais. Il est suffisamment explicite à ce sujet :

La conservation des estats est chose qui vray-semblablement surpasse nostre intelligence. Cest, comme dict Platon, chose puissante et de difficile dissolution quune civile police. Elle dure souvent contre des maladies mortelles et intestines, contre linjure des loix injustes, contre la tyrannie, contre le desbordement et ignorance des magistrats, licence et sedition des peuples (III, 9, 959).

À plusieurs reprises, Montaigne sétonne de la résistance et de la coriacité inouïes du corps politique qui, malmené de façon incessante, que cela soit par le peuple ou ses dirigeants, saccommode des maux qui laffaiblissent sans pourtant le faire disparaître. La révolte de la gabelle à Bordeaux en 1548 représente un bon exemple de ces déséquilibres soudains qui affectent lexistence des institutions. On sait que, en réponse à cette sédition, la ville avait du jour au lendemain perdu ses privilèges et fut sévèrement sanctionnée par Henri II. Le corps politique fut bien proche dune mort voulue par le roi. La société pouvait à tout instant basculer de la stabilité vers le chaos, comme le font les maladies qui affectent spontanément notre système immunitaire. Pourtant, Bordeaux retrouva bientôt ses privilèges et le père de Montaigne occupa même la tête de la ville en qualité de maire (élu en 1554) peu de temps après cette crise politique sans précédent.

Dans un passage clé des Essais, Montaigne parle de lÉtat comme dun corps vivant susceptible de maladies, au même titre que le corps humain. La santé de lÉtat devient ainsi la préoccupation centrale du politique et de ses institutions quil faut préserver. Il sagit alors de prévenir les « accidents » qui pourraient nuire à son bon fonctionnement et surtout à la stabilité sociale. Il faut par exemple obéir à son corps comme on obéit aux lois :

la discipline ordinaire dun Estat qui est en sa santé, ne pourvoit pas à ces accidens extraordinaires : elle presuppose un corps qui se tient en ses principaux 97membres et offices, et un commun consentement à son observation et obeïssance. Laller legitime est un aller froid, poisant et contraint, et nest pas pour tenir bon à un aller licencieux et effrené. On sçait quil est encore reproché à ces deux grands personnages, Octavius et Caton, aux guerres civiles lun de Sylla, lautre de Cesar, davoir plustost laissé encourir toutes extremitez à leur patrie, que de la secourir aux despens de ses loix, et que de rien remuer. Car, à la verité, en ces dernieres necessitez où il ny a plus que tenir, il seroit à lavanture plus sagement fait de baisser la teste et prester un peu au coup que, sahurtant outre la possibilité à ne rien relascher, donner occasion à la violance de fouler tout aux pieds ; et vaudroit mieux faire vouloir aux loix ce quelles peuvent, puis quelles ne peuvent ce quelles veulent. (I, 23, 122)

Corps vivant propice à des agitations sociales, lÉtat demande une constante attention, car il éprouve naturellement des dérèglements que les princes et les hommes politiques se doivent de contenir pour prévenir sa disparition. Le chaos social, voire lanarchie et donc linsécurité, représente le danger majeur dun corps politique malade dont on aurait perdu le contrôle. Pour Montaigne, le rôle des hommes politiques est en quelque sorte identique à celui des médecins, car il requiert une attention particulière et constante au chevet dun patient pour maîtriser les incessants accès de fièvre qui perturbent la santé publique. Le mouvement perpétuel du corps de lÉtat a ainsi besoin dêtre réglé afin quil puisse conserver une certaine constance lui permettant déviter les extrêmes nuisibles à son bon fonctionnement. Ce mouvement naturel des États requiert une gestion pragmatique et non idéologique des phénomènes qui perturbent son accroissement.

Dans Le Prince, Machiavel avait déjà mis en avant les métaphores médicales pour enseigner au Prince les remèdes nécessaires à la conservation de lÉtat. Les désordres sociaux étaient pour le Florentin inévitables et il recommandait pour sa part une série de « remèdes » quil avait déjà repéré dans la gestion romaine du politique. Ainsi, dans le chapitre iii de son traité politique, « Des principautés mixtes », il utilise une métaphore médicale pour anticiper les maux qui frappent lÉtat :

Mais si on attend quils sapprochent [les désordres], la médecine vient trop tard, car la maladie est devenue incurable. Et il advient en ce cas comme de ceux qui ont les fièvres étiques, desquels, au dire des physiciens, au commencement le mal est aisé à guérir mais difficile à connaître, mais, nayant été ni reconnu ni guéri, devient, avec le progrès du temps, facile à connaître et difficile à curer. De même en est-il dans les affaires dÉtat, car prévoyant de loin les 98maux qui naissent, ce qui nest donné quau sage, on y remédie vite. Mais quand, pour ne pas les avoir vus, on les laisse croître assez pour quun chacun les voie, il nest plus de remède3.

Au chevet dun malade, le Prince doit anticiper les dérèglements (fièvres) de lÉtat avant que la maladie inhérente au politique ne devienne incurable. La médecine comme la politique conduisent à une science de lanticipation, une sorte daccompagnement permanent dun corps troublé par les agitations qui le secouent. Cest souvent une question déquilibre entre les humeurs4. La théorie médicale des « humeurs » permet en effet une analogie directe avec les dérèglements politiques qui marquent la Renaissance. Ces agitations politiques, comme lécrit Sandro Landi au sujet de Machiavel, permettent un usage fréquent des métaphores médicales pour aborder les dysfonctionnements de lÉtat, car « la métaphore médicale fait partie dun code commun, largement implicite, pouvant véhiculer des connaissances sur lÉtat et les réactiver en fonction de solutions à des problèmes spécifiques5 ».

La vision dun État en mouvement perpétuel correspond en fait assez bien à lidée que se fait Montaigne du macrocosme et du microcosme. LÉtat et lhomme partagent la même nécessité qui consiste à sadapter sans cesse aux mouvements qui les perturbent. Lauteur des Essais parle ainsi du « bransle du monde » (I, 26, 160) ; ce même « bransle » sétend de façon similaire aux pratiques sociales : « Notamment aux affaires politiques, il y a un beau champ ouvert au bransle et à la contestation » (II, 17, 655). Le même modèle – une sorte de pulsion naturelle déréglant léquilibre des humeurs – sapplique par extension au corps humain : « Nous tressuons, nous tremblons, nous pallissons et rougissons aux secousses de nos imaginations et renversez dans la plume sentons nostre 99corps agité à leur bransle, quelques-fois jusques à en expirer » (I, 21, 98). Le modèle médical offre ici lavantage dêtre compris plus facilement par le lecteur habitué aux différentes maladies qui marquent son existence particulière.

De plus, on retrouve dans ce modèle médical qui sapplique à lÉtat et à son gouvernement une position politique chère à Montaigne, position quil essaya lui-même de mettre en pratique lorsquil occupa les fonctions de maire et de gouverneur de la ville de Bordeaux – des postes quil jugea bon de faire apparaître (certainement encouragé par son éditeur, Simon Millanges) sur la page de titre de lédition de 1582 des Essais. Le gouverneur-médecin voulait à son tour « essayer » un nouveau remède afin de sopposer à « la malignité et maladie des jugements daujourdhuy » (III, 9, 980). Le médecin en chef certes échoua à apaiser la douleur de son temps : « Je nay point eu cetthumeur inique et assez commune, de desirer que le trouble et maladie des affaires de cette cité rehaussast et honnorat mon gouvernement : jay presté de bon cueur lespaule à leur aysance et facilité. Qui ne me voudra sçavoir gré de lordre, de la douce et muette tranquillité qui a accompaigné ma conduitte » (III, 10, 1023-1024), mais on peut néanmoins lui concéder davoir tenté de minimiser ce mal nouveau des guerres de religion, ou du moins davoir proposé un modus operandi permettant de sen accommoder dans la vie quotidienne. Apprendre à vivre avec les maladies du temps était bel et bien une obligation. Si les mouvements sont inévitables, il faut alors accepter la maladie qui secoue notre existence, car, comme lécrit Montaigne, « [o]n doit donner passage aux maladies » (III, 13, 1088). Lépoque où Montaigne rédigea ses Essais (entre 1572 et 1592) était propice à lexpérimentation prophylactique.

Afin de mieux comprendre lapproche médicale appliquée à la santé des États à la fin du xvie siècle, nous devons nous tourner vers un autre texte contemporain des Essais, à savoir De la raison dÉtat (1589-1598) de Giovanni Botero. Montaigne na certes pas lu Botero, mais on trouve chez ce dernier auteur de nombreuses expressions qui nous permettent de mieux comprendre ce qui, depuis Machiavel, semble être dans lair du temps, à savoir lapplication dun discours médical au gouvernement des États. Ainsi, dans une section intitulée « Des causes de la ruine des États », Botero établit une distinction fondamentale entre les causes intrinsèques et extrinsèques qui conduisent à la ruine des États. Il parle 100à son tour dune corruption naturelle du corps de lÉtat et des violences produites par ces corruptions qui produisent une dégénérescence pouvant mener à la disparition du corps politique. Il sinterroge ensuite sur ce quil appelle les causes les plus pernicieuses qui conduisent à la corruption de lÉtat. Pour lui, le plus grand danger pour la survie de lÉtat est de nature interne, « parce quil arrive rarement que des forces extérieures ruinent lÉtat qui nait été auparavant corrompu par des causes intrinsèques6 ».

Cette corruption de lintérieur de lÉtat – cest-à-dire principalement les guerres civiles – conduit à une maladie nouvelle bien plus destructrice que les invasions et conflits de type externe (causes extrinsèques de la ruine des États chez Botero). Lanalogie médicale pour décrire une maladie sans cause extrinsèque est également utilisée par Montaigne qui qualifie à deux reprises les guerres civiles de « maladies populaires » (I, 55, 315 ; III, 12, 1041). Les guerres civiles – formées de lintérieur dun État – sont comparables aux maladies héréditaires ou congénitales issues dune forme datavisme culturel ou familial. Montaigne connaît assez bien ce sujet puisquil souffre lui-même de la maladie de la pierre héritée de son père7. Cette maladie inhérente au corps familial lhabite et le fait souffrir sans quil en soit « responsable », et donc capable den comprendre la cause originelle. Il en va de même pour la « police » de son temps. Le mal se résume alors à un simple constat. Il faudrait apprendre à « supporter » (mot utilisé par Montaigne) au mieux des secousses héréditaires qui nous échappent mais réapparaissent de génération en génération. On peut toutefois sadapter à une situation chronique et vivre dans un état de morbidité récurrent. Dans « De la vanité », Montaigne développe cette idée :

Nostre police se porte mal ; il en a esté pourtant de plus malades sans mourir. Les dieux sesbatent de nous à la pelote, et nous agitent à toutes mains : Enimvero Dii nos homines quasi pilas habent. Les astres ont fatalement destiné lestat de Romme pour exemplaire de ce quils peuvent en ce genre. Il comprend en soy toutes les formes et avantures qui touchent un estat : tout ce que lordre y peut et le trouble, et lheur et le malheur. Qui se doit desesperer de sa 101condition, voyant les secousses et mouvemens dequoy celuy-là fut agité et quil supporta ? Si lestendue de la domination est la santé dun estat (dequoy je ne suis aucunement dadvis et me plaist Isocrates qui instruit Nicoclès, non denvier les Princes qui ont des dominations larges, mais qui sçavent bien conserver celles qui leur sont escheues), celuy-là ne fut jamais si sain que quand il fut le plus malade. La pire de ses formes luy fut la plus fortunée. À peine reconnoit-on limage daucune police soubs les prémiers Empereurs : cest la plus horrible et espesse confusion quon puisse concevoir. Toutesfois il la supporta et y dura, conservant non pas une monarchie resserrée en ses limites, mais tant de nations si diverses, si esloignées, si mal affectionnées, si desordonnéement commandées et injustement conquises []. Tout ce qui branle ne tombe pas. La contexture dun si grand corps tient à plus dun clou. Il tient mesme par son antiquité : comme les vieux bastimens, ausquels laage a desrobé le pied, sans crouste et sans cyment, qui pourtant vivent et se soustiennent en leur propre poix (III, 9, 960).

LÉtat en a vu dautres, pourrait-on dire. Montaigne va jusquà défendre lidée que la « santé dun État » peut sortir bonifiée par les crises successives qui la tourmente. Le mal combat le mal selon le principe dune vaccination qui consiste à inoculer un poison en petite dose pour immuniser le corps. En ce sens, Montaigne demeure optimiste sur lavenir politique de son pays. Sa propre expérience médicale (les souffrances produites par la maladie de la pierre) lui permet dinférer que la maladie rend en fait le corps plus fort8. La conclusion est claire : « Tout ce qui branle ne tombe pas ». LÉtat suit la même logique et pourra à son tour sortir immunisé des crises intrinsèques que représentent les guerres civiles qui se suivent de façon de plus en plus violentes tout au long de la rédaction de ses Essais.

On retrouve là une idée largement développée dans les Essais, à savoir que le corps (particulier ou politique) ne connaît jamais la stabilité et sort fréquemment renforcé des mouvements qui lagitent. On pourrait même inférer de cette approche que la corruption naturelle des corps est inévitable, car elle contribue à limmunisation de phénomènes plus nuisibles. Montaigne écrit ainsi que « [n]ous ne sommes jamais sans maladie » (II, 12, 569). Cest donc un moindre mal dont il faut 102se satisfaire. Sur ce point, Montaigne accepte les maladies qui, dit-il, rendent le corps plus fort : « On doit donner passage aux maladies ; et je trouve quelles arrestent moins chez moy, qui les laisse faire ; et en ay perdu, de celles quon estime plus opiniastres et tenaces, de leur propre decadence, sans ayde et sans art, et contre ses reigles » (III, 13, 1088). Toutefois, sils sont inévitables, les mouvements (maladies) ont besoin dêtre tempérés. Ce sont les extrêmes qui nuisent au corps individuel comme à lÉtat, car Montaigne vise ici non seulement les positions politiques outrancières de la Ligue et des ultra-catholiques, mais aussi celles des « religionnaires », partisans jusquau-boutistes dune confrontation armée avec le pouvoir en place.

Face à ces extrêmes préjudiciables à la santé publique, Montaigne choisit résolument la modération et préfère un État que lon pourrait qualifier de « centriste ». Sa position est en accord avec celle de Botero qui conclut lui aussi que « Les États moyens sont les plus susceptibles de durer, parce quils ne sont exposés ni à la violence quattire une grande faiblesse, ni à lenvie que suscite la grandeur ; et parce que les richesses et la puissance y sont modérées, les passions y sont aussi moins véhémentes9 ». Cette forme de modération politique devient un véritable credo dans les Essais et traverse de nombreux chapitres, surtout après 1585. Certes, la modération, sur le plan politique ainsi que sur le plan de la santé personnelle, peut avoir des inconvénients. Montaigne est conscient que ses recommandations ne sont pas dans lair du temps :

Jencorus les inconveniens que la moderation aporte en telles maladies. Je fus pelaudé à toutes mains : au Gibelin jestois Guelphe, au Guelphe Gibelin ; quelquun de mes poëtes dict bien cela, mais je ne sçay où cest. La situation de ma maison et lacointance des hommes de mon voisinage me presentoient dun visage, ma vie et mes actions dun autre (III, 12, 1044).

Ce passage largement commenté par la critique nous semble ici intéressant, car il associe explicitement la position politique de Montaigne durant les guerres de religion comme le seul moyen de lutter contre une maladie qui, comme une forte fièvre, pousse aux extrêmes.

Le mot clé est bien modération, car face aux mouvements imprévisibles dun corps politique affaibli par les guerres civiles, tout se résume à une question de gestion, de compromis et dadaptation à des situations 103devenues incontrôlables. Si lon ne peut contenir totalement la maladie inhérente à toute forme de gouvernement, on doit néanmoins modérer les agitations et débordements. Il est même possible de trouver une sorte déquilibre dans le mouvement, comme le constate à plusieurs reprises Montaigne. Sa vision politique se rapproche fortement du modèle de santé personnel mis en avant dans le chapitre « De lexperience ». La métaphore médicale liée à la gestion des États sapplique désormais au projet montaignien de lécriture, notamment à la forme de lessai, elle-même taraudée par toutes sortes de fièvres stylistiques qui font son originalité et son exception. Sadapter aux situations qui se présentent devient une ligne de conduite à la fois littéraire et politique pour Montaigne ; ces deux sphères étant liées par un modèle médical qui met en avant ladaptation, laccommodation, et le pragmatisme. Montaigne recommande une forme de réalisme utilitaire qui signale une attitude moderne devant une réalité que le simple individu ne peut que subir. Les épidémies comme les agitations religieuses et politiques se propagent sans que nous puissions intervenir directement. Il est néanmoins possible de les gérer au jour le jour, de vivre avec. Il sagit alors de sadapter personnellement à ces mouvements immaîtrisables. Cette pratique de familiarisation et de proximité quotidienne avec le mal représente non seulement lidée que se fait Montaigne de la santé, mais aussi du gouvernement des États, de façon plus générale.

Dans le chapitre « De la valeur » (Live II de De la raison dÉtat), Botero introduit lidée de prudence pour conserver le corps de lÉtat et associe le corps du Prince au bon fonctionnement de son gouvernement :

il est donc souhaitable que le prince soit bien fait de sa personne, de complexion saine et gaillarde, et il faut aider la nature avec les arts qui conservent la santé de ceux qui laccroissent. Ce qui la conserve ce sont la sobriété et la modération dans lalimentation, parce que le vice de gourmandise, lébriété, la gloutonnerie remplissent le corps dhumeurs pernicieuses et dindigestions, doù naissent podagres et autres maladies qui rendent misérable la vie des princes, et non moins insupportable pour eux que pour autrui. Aussi profitable à la conservation de la santé et des forces est la continence, parce que la luxure effrénée affaiblit les hommes autant que les animaux, accélère la vieillesse, débilite les esprits, ramollit les nerfs, et ouvre mille voies à la podagre, à la goutte et à la mort10.

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Nous retrouvons ici une idée chère à Montaigne, à savoir le rapport de consubstantialité entre le corps individuel et lextension livresque (les Essais) ou publique (lÉtat quil représente) qui lui est directement rattachée. Lauteur, cest le livre, et le Prince, cest lÉtat ! Une complexion saine produira un État paisible et « au repos », cest-à-dire, pour Montaigne, un mouvement réglé et prévisible. La modération, en tant que philosophie prophylactique, conduit à un équilibre où la personne privée et la personne publique se rejoignent dans un même mouvement. Botero applique pour cette raison les qualités médicales dun mode de vie privé au domaine du gouvernement politique. La santé individuelle se répercute alors logiquement dans la sphère publique et permet la constitution dun État sain. Et vice-versa, les crises publiques peuvent à leur tour être considérées comme des purges nécessaires qui renforcent le corps individuel et lui permettent de mieux être préparé pour des crises à venir. Montaigne exprime lui aussi ce sentiment dans un passage du chapitre « De la vanité » :

tournons les yeux par tout : tout crolle autour de nous ; en tous les grands estats, sopit de Chrestienté, soit dailleurs, que nous cognoissons, regardez y : vous y trouverez une evidente menasse de changement et de ruyne []. Nous navons pas seulement à tirer consolation de cette société universelle de mal et de menasse, mais encores quelque esperance pour la durée de nostre estat ; dautant que naturellement rien ne tombe là où tout tombe. La maladie universelle est la santé particuliere ; la conformité est qualité ennemie à la dissolution. Pour moy, je nen entre point au desespoir, et me semble y voir des routes à nous sauver []. Qui sçait si Dieu voudra quil en advienne comme des corps qui se purgent et remettent en meilleur estat par longues et griefves maladies, lesquelles leur rendent une santé plus entiere et plus nette que celle quelles leur avoient osté ? Ce qui me poise le plus, cest quà compter les simptomes de nostre mal, jen vois autant de naturels et de ceux que le ciel nous envoye et proprement siens, que de ceux que nostre desreiglement et limprudence humaine y conferent (III, 9, 961).

Les guerres civiles représentent le pire cas dune maladie incurable, car le remède amplifie les symptômes et aggrave la souffrance. Montaigne développe cette théorie dans « De la physionomie ». Ces « monstrueuses guerres » (III, 12, 1041) ont en effet la particularité dagir du dedans. La guerre civile « est de nature si maligne et ruineuse quelle ruine quand et quand le reste, et se deschire et desmembre de rage » (ibid.). Elle possède la particularité dêtre à la fois une cure (pour un parti), mais elle permet 105aussi laggravation du mal quelle est censée combattre : « Elle vient guarir la sedition et en est pleine, veut chastier la desobeyssance et en montre lexemple ; et, employées à la deffence des loix, faict sa part de rebellion à lencontre des siennes propres » (ibid.). Et Montaigne de se demander : « Où en sommes nous ? Nostre medecine porte infection, / Nostre mal sempoisonne / Du secours quon luy donne » et cite Virgile (Énéide, XII, 46) : « Exuperat magis aegrescitque medendo [Le mal sempire et saigrit par le remède] » (ibid.). Plus le conflit dure, plus il devient difficile de distinguer les personnes saines des personnes malades. Lennemi est invisible et la maladie se propage jusquà devenir pandémique. La contagion est rendue possible par une propagation rapide de ce nouveau virus (les guerres civiles) qui met en danger la survie de lÉtat. Les effets sont dramatiques et népargnent aucun parti : « aucune partye nest exempte de corruption » (III, 12, 1041-1042) conclut Montaigne.

Dans « De la phisionomie » Montaigne se penche assez longuement sur létat de santé de son pays. Certes, à travers lhistoire, on se plaint toujours des troubles qui secouent le corps de lÉtat, mais Montaigne argue que la situation est de son temps devenue intenable, car les repères habituels sont bouleversés :

Et que la santé doù nous partismes estoit telle quelle soulage elle mesme le regret que nous en devrions avoir. Cestoit santé, mais non quà la comparaison de la maladie qui la suyvie. Nous ne sommes cheus de gueres haut. La corruption et le brigandage qui est en dignité et en ordre me semble le moins supportable. On nous volle moins injurieusement dans un bois quen lieu de seureté. Cestoit une jointure universelle de membres gastez en particulier à lenvy les uns des autres, et la plus part dulceres envieillis qui ne recevoient plus ny ne demandoient guerison. (III, 12, 1047)

Cest le cas de le dire, Montaigne est littéralement « ulcéré » devant les nouvelles pratiques politiques de son temps. À bien y penser, la vraie santé – même avec des irruptions subites de maladies diverses (on pense à la peste, par exemple) – cétait avant les guerres de religion. Cette nouvelle maladie gâte tous les membres du corps politique et social et ne laisse entrevoir aucune guérison durable. LÉtat est à lagonie, et Montaigne fait lautopsie de ce corps en voie de disparition après 1588 (assassinats du duc de Guise et de Henri III). Il développe alors lidée selon laquelle

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les corps sains sont subjects à plus griefves maladies, dautant quils ne peuvent estre forcez que par celles là, aussi mon air tres-salubre, où daucune memoire la contagion, bien que voisine, navoit sceu prendre pied, venant à sempoisonner, produisit des effects estranges (III, 12, 1047).

Cest par effet de « contagion » que ce mal nouveau se propage à travers lEurope.

La recherche des causes met souvent le doigt sur le peuple comme agent responsable des violences extrêmes qui sévissent à la Renaissance. Cest par exemple le cas de Botero qui définit le peuple comme « instable et désireux de nouveauté11 ». Il faut donc le distraire par différents moyens, sinon il recherche ses propres distractions, « y compris en renversant lÉtat et le gouvernement12 ». Botero recommande de « faire en sorte que le peuple soit employé à quelque chose dagréable ou dutile, chez lui ou au-dehors, qui loccupe et le détourne des impertinences et des mauvaises pensées13 ». Pour Montaigne le peuple est également fiévreux, mais dune fièvre que le médecin-politique peut « gouverner ». Dans les années 1570, il parle ainsi de « la tourbe de nos hommes ignorante, stupide et endormie, basse, servile, pleine de fiebvre et de frayeur, instable et continuellement flotante », mais cette description présente dans lédition de 1580 est supprimée dans lExemplaire de Bordeaux14. Montaigne semble en effet posséder une opinion un peu moins négative du peuple vers la fin de sa vie. Il tendra à blâmer les rois et princes plus que le peuple. Le rôle du politique nest-il pas dailleurs de maintenir le peuple en bonne santé sociale ? Cette hygiène de vie se retrouve chez Montaigne qui lui aussi, sur le plan médical, poursuit une stratégie de « détournement de lesprit » afin déviter les « maladies populaires » :

En ces maladies populaires, on peut distinguer sur le commencement les sains des malades ; mais quand elles viennent à durer, comme la nostre, tout le corps sen sent, et la teste et les talons ; aucune partye nest exempte de corruption. Car il nest air qui se hume si gouluement, qui sespande et 107penetre, comme faict la licence. Nos armées ne se lient et tiennent plus que par simant estranger ; des françois on ne sçait plus faire un corps darmée constant et reglé. Quelle honte ! Il ny a quautant de discipline que nous en font voir des soldats empruntez ; quant à nous, nous nous conduisons à discretion, et non pas du chef, chacun selon la sienne : il a plus affaire au dedans quau dehors. Cest au commandant de suivre, courtizer et plier, à luy seul dobeir ; tout le reste est libre et dissolu. Il me plaist de voir combien il y a de lascheté et de pusillanimité en lambition, par combien dabjection et de servitude il luy faut arriver à son but. Mais cecy me deplaist il de voir des natures debonnaires et capables de justice, se corrompre tous les jours au maniement et commandement de cette confusion. La longue souffrance engendre la coustume, la coustume le consentement et limitation. Nous avions assez dames mal nées sans gaster les bonnes et genereuses. Si que, si nous continuons, il restera mal-ayséement à qui fier la santé de cet estat, au cas que fortune nous la redonne (III, 12, 1041-1042).

Pour conclure, on voit que Montaigne considère les guerres civiles comme une maladie bien plus grave que la peste, car elles sattaquent au corps de lÉtat. Tout espoir nest pourtant pas perdu, et sur ce point on sait que Montaigne continuera de promulguer ses conseils au nouveau roi, Henri IV, après 1588, alors que ce dernier était encore banni de Paris, ville contrôlée par les ultra-catholiques. Montaigne attendait la fin du conflit social et religieux en affirmant que la « santé » retrouvée lui apparaîtra encore « plus belle » (III, 13, 1093). Ce rêve dune santé meilleure – pour lui et pour la société – peut sembler des plus appropriés pour un homme dans son vieil âge, mais on sent pourtant que le cœur ny était plus. Les guerres civiles avaient affaibli lÉtat jusquà le rendre inopérationnel, et la mauvaise santé de Montaigne après 1588 mettra fin à la rédaction des Essais.

Philippe Desan

University of Chicago

1 Nous citons les Essais dans lédition Villey-Saulnier publiée par les Presses Universitaires de France.

2 Sur Montaigne, la médecine, et la santé en général, voir les travaux de Dominique Brancher, notamment son récent article sur « Lanthropologie médicale sous le régime de lessai : les complexions de Montaigne », Montaigne Studies, vol. 32, 2020, p. 51-66. Voir aussi Sergio Solmi, La Santé de Montaigne, Paris, Allia, 1993 ; et François Batisse, Montaigne et la médecine, Paris, Les Belles Lettres, 1962.

3 Machiavel, Le Prince, éd. Edmond Barincou, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1952, p. 295. Sur le rapport entre les pensées politiques de Machiavel et de Montaigne, on consultera notamment Philip Knee, « La critique de la politique dans les Essais : Montaigne et Machiavel », Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne de science politique, vol. 33, no 4, 2000, p. 691-722.

4 Sur limportance des humeurs se rapportant au caractère des hommes, voir notre étude : « Pour une typologie de la mélancolie à la Renaissance : Des maladies mélancholiques (1598) de Du Laurens », dans Luisa Secchi Tarugi (dir.), Malinconia ed allegrezza nel Rinascimento, Milan, Nuovi Orizzonti, 1999, p. 355-366.

5 Sandro Landi, « Purger le peuple. Du pouvoir cognitif de la métaphore médicale chez Machiavel », Revue Française dHistoire des Idées Politiques, vol. 45, no 1, 2017, p. 187-212 (ici p. 191).

6 Giovanni Botero, De la raison dÉtat, trad. Pierre Benedittini et Romain Descendre, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 2014, p. 71.

7 Voir le livre dOlivier Pot, LInquiétante étrangeté. Montaigne : la pierre, le cannibale, la mélancolie, Paris, Honoré Champion, 1993.

8 Lécriture du corps chez Montaigne déborde souvent sur des considérations politiques, voire philosophique. Voir à ce sujet notre étude : « Lécriture du corps dans les Essais de Montaigne, ou quand la médecine se met au service de la philosophie », dans Giovanni Dotoli (dir.), Écriture et Anatomie : Médecine, Art, Littérature, Fasano & Paris, Schena Editore & Presses de lUniversité Paris-Sorbonne, 2004, p. 95-109.

9 Botero, op. cit., p. 75.

10 Ibid., p. 140.

11 Ibid., p. 170.

12 Ibid.

13 Ibid., p. 177.

14 Sur la notion de peuple chez Montaigne, nous renvoyons à notre article : « Corps naturel et corps politique chez Montaigne et Hobbes : réflexions sur le peuple, lallégeance et la servitude », dans Emiliano Ferrari et Thierry Gontier (dir.), LAxe Montaigne-Hobbes : anthropologie et politique, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 153-170.