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Classiques Garnier

Introduction Les savoirs de gouvernement à l’Âge classique de l’Islam

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2021 – 1, n° 18
    . Philosophie politique et arts de gouverner à l’Âge classique de l’Islam
  • Auteur : Abbès (Makram)
  • Résumé : Ce dossier aborde les idées politiques développées par différents auteurs, et qui ont pris leur source dans le commentaire des textes hérités des Grecs, ou dans des savoirs de gouvernement élaborés au début de l’Islam. Il cherche à souligner la richesse de ces traditions intellectuelles, purement philosophiques, juridico-théologiques ou historico-littéraires, et propose d’en faire connaître les contenus aux lecteurs, en posant à nouveaux frais les thèmes et enjeux politiques qu’elles recèlent.
  • Pages : 9 à 19
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406115762
  • ISBN : 978-2-406-11576-2
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11576-2.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 19/05/2021
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Miroirs des princes, arts de gouverner, excellences humaines, Loi, pouvoir pastoral, souveraineté
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Introduction

Les savoirs de gouvernement
à lÂge classique de lIslam

Consacré à la pensée politique de lIslam classique (viie-xve siècles) et mobilisant de nombreux textes et auteurs pour en sonder les contenus et en maîtriser les enjeux, ce dossier a pour ambition de présenter les recherches les plus récentes dans ce domaine, et de les mettre à la disposition du public désireux de mieux connaître cette littérature. Il tente aussi, parallèlement, darracher les lecteurs contemporains à certains poncifs, favorisés et entretenus par le contexte actuel à propos de lexistence dune essence politique de lislam1, totalement engluée dans le religieux et incapable de sen défaire. La consultation de lhistoire de lIslam et la lecture des textes produits pendant plusieurs siècles témoignent, en effet, de la présence de réalités très différentes de ce qui est soutenu aujourdhui dans certains discours, y compris académiques parfois. Doù lintérêt de sortir de lillusion de fermeture identitaire à laquelle est soumise actuellement lapproche de la pensée politique en Islam, en raison de lomniprésence dun discours qui rejette le renouvellement de cette pensée au nom de lexistence dun modèle disponible, fondé au viie siècle avec lavènement de la nouvelle religion. Un discours qui refuse, ensuite, de voir que les savoirs qui ont pu se mettre en place à partir de cette date se sont détachés petit à petit de la gangue religieuse qui les enveloppait du fait de lexpérience de la révélation prophétique, et qui cherche, enfin, à dénier le caractère profane et séculier inhérent au développement de nombreuses disciplines, y compris celles qui sont très liées aux textes sacrés tel que le droit.

En réalité, ce modèle politique de lislam – à supposer quil existe un modèle propre à cette civilisation, et qui en reflèterait lidentité – est 10dabord pluriel, comme en témoigne ce dossier qui présente de nombreux savoirs de gouvernements provenant de disciplines et de traditions textuelles assez distinctes les unes des autres : histoire, philosophie, belles-lettres et droit. Par ailleurs, lexpérience politique des premiers musulmans, y compris le Califat des bien guidés2 qui fut érigé dans limaginaire collectif comme lincarnation dune certaine norme de gouvernement, nétait quun gouvernement mondain qui sétait certes inspiré des préceptes de la morale religieuse et des valeurs de justice et dégalité prônées par Loi mais il ne relevait en aucun cas, à cette période, de la promotion dun système politique particulier, ni dun gouvernement religieux ou théocratique. Cest pour cette raison que ce qui est mis en avant aujourdhui dans le cadre de lislam politique est, au mieux, une construction idéologisée et fétichisée de certains éléments de cet héritage, triés parmi tant dautres et mobilisés avec beaucoup de transformations non élucidées ou non assumées, afin de servir des enjeux éminemment modernes tout en postulant, à tort, que le modèle proposé actuellement est celui qui fut institué dès le début de lislam par le Prophète et ses compagnons.

Lexamen rapide de lattitude des premiers musulmans à légard de la culture politique des Anciens montre quils étaient très ouverts à leurs savoirs, et quils ne les rejetaient pas au nom de la religion ni de lexistence dun modèle exclusivement « islamique » qui aurait été présent et disponible dans les textes sacrés. Outre les savoirs pratiques de gouvernement dorigine grecque ou perse utilisés par les premiers califes (comme le deuxième calife Umar ibn al- aṭṭāb qui sinspire des Perses pour fonder les offices de son administration ou dīwān) ou de ceux qui furent transmis directement grâce à larabisation de ladministration sous le califat omeyyade de Abd al-Malik ibn Marwān (m. 705), la période allant de la fin du viie jusquau début du viiie siècle voit lémergence dun grand intérêt pour la traduction de textes portant sur la conduite des affaires politiques. Pratiquement un siècle avant le début du grand mouvement de traduction des textes scientifiques et philosophiques grecs en langue arabe, on a traduit vers le viiie siècle une littérature politique dorigine grecque, indienne et perse qui sera intégrée dans le fond islamique et même 11antéislamique afin de constituer progressivement la base des futurs traités de gouvernement3.

Trois textes majeurs, qui sont à lorigine de cette tradition pluriséculaire, ont été traduits au début du viiie siècle. Tout dabord les Lettres dAristote à Alexandre, du Pseudo-Aristote, qui vont nourrir la tradition des Miroirs des princes, dabord par leurs maximes et réflexions sur la guerre et la paix, ensuite par lélucidation du lien entre le savoir (incarné par la figure dAristote) et le pouvoir (représenté par Alexandre le Grand), enfin à propos de léthique du prince et de la construction dun modèle parfait de la souveraineté.

Le deuxième texte qui a fortement contribué à la constitution des traités de gouvernement est Kalila et Dimna, fables dorigine indienne attribuées au philosophe Bidpaï (iiie siècle). Cet ouvrage expose une certaine vision de ce que doivent être, idéalement, les relations entre savoir et pouvoir. Comme dans le texte précédent, le savoir est incarné par le philosophe qui doit éduquer le prince et lui expliquer les devoirs dun bon chef dÉtat. On doit aussi à ce texte une forte réflexion sur les passions humaines qui déterminent lanthropologie politique, et une abondante conceptualisation du thème de gouvernement de soi en tant que fondement du gouvernement des autres. Ces fables ont beaucoup circulé dans la tradition arabe et elles ont été traduites en latin ainsi que dans dautres langues pendant le Moyen Âge.

Le troisième texte est le Testament dArdašīr, roi perse du iiie siècle dont laction fut déterminante sur le plan politique puisquil a unifié la Perse en fondant lEmpire Sassanide. Après les conquêtes dAlexandre, lempire perse était disloqué, et plusieurs royaumes ont coexisté pendant des siècles. Ardašīr met fin à ce contexte de fragmentation politique en unifiant le royaume sous une seule autorité, en neutralisant les dissensions et en centralisant le commandement contre les princes et seigneurs locaux (les rois des taifas ou mulūk al- awāif dans la tradition historique arabe). En plus des maximes portant sur la guerre, la division politique ou le rapport gouvernants/gouvernés, le point fort du texte concerne la question de la religion : Ardašīr a été le contemporain de lébullition de la pensée religieuse en Perse, qui conduira plus tard à la prédication 12de Mani, fondateur du manichéisme à partir du mazdéisme et dautres emprunts à des religions comme le christianisme. Le Testament dArdašīr sen fait lécho, notamment dans les réflexions sur la place des doctrines religieuses dans lempire, et à propos de la nécessité, pour un pouvoir souverain, de contenir linfluence des clercs et de ceux qui parlent au nom de la religion. Lenseignement majeur de ce texte est quil ne faut pas que le pouvoir politique cède la place à des acteurs religieux car, tôt ou tard, ils finiront par lengloutir.

Ces textes qui sont appris aux jeunes princes, transformés en manuels pour certains dentre eux, cités dans les différentes cours, et discutés dans les cénacles et les salons vont irriguer les réflexions des auteurs postérieurs, et conduire à la maturation de ce genre politique majeur, assimilé à juste titre au genre universel des conseils aux princes (Fürstenspiegel). En prenant le titre de « naīat al-mulūk » (conseils aux rois), dadab al-mulūk (les règles de la conduite des rois) ou dādāb sulāniyya, les règles de la conduite du pouvoir politique), ces textes simposent comme léquivalent des Miroirs des princes présents dans plusieurs cultures antiques et médiévales comme la Chine et lEurope. Pour le cas de lIslam, à partir du xe-xie siècles, les traités politiques sont mieux structurés que les textes cités plus haut, divisés en parties et sous-parties, cherchant à la fois la démonstration théorique des idées, et leurs illustrations sensibles à travers les anecdotes historiques et les maximes de sagesse. Vers la fin de lÂge classique de lIslam (xve siècle), on assiste à la naissance des grandes synthèses dIbn Khaldūn (1332-1406), dal-Qalqašandī (1355-1418) ou dIbn al-Azraq (1427-1491) mais le genre continue jusquà lépoque contemporaine dêtre le dépositaire de la science politique, comme en témoigne la dédicace dun Miroir au sultan ottoman Abdulhamid II (1842-1918) au début du xxe siècle4.

Lintérêt de cette tradition des arts de gouverner réside, entre autres, dans la richesse de son contenu qui intègre la philosophie (réflexions théoriques sur la politique, et sur les règles de la conduite des princes et la direction de lÉtat), lhistoire (connaissance des biographies des grands souverains) et les belles-lettres (utilisation de nombreuses formes comme 13le testament, la maxime, et les poésies). Ce caractère pluridisciplinaire du genre fait quil est tantôt assimilé à la philosophie populaire (par opposition à une philosophie savante accessible seulement à une élite restreinte), tantôt à la littérature historique (parce quil sappuie sur les exempla), et le plus souvent aux belles-lettres (en raison du soin accordé au style et à lart décrire dune manière générale). Il nen reste pas moins que son inscription dans le genre de ladab qui cherche dabord à former lhomme et à le doter des outils intellectuels permettant davoir une vie réussie, explique la présence dun invariant qui sous-tend le genre, à savoir les maximes de sagesse et les récits historiques portant sur les grands souverains. Aussi le rapport entre lart de gouverner et lhistoire est-il problématisé dune manière étonnamment moderne, comme on le voit chez Miskawayh qui, dans lintroduction de son livre lExpérience des nations, affirme que la méditation des événements historiques fournit à lhomme politique les moyens de tirer des leçons profitables sur la naissance des États, les dysfonctionnements qui peuvent les affecter, la manière de réformer la mauvaise situation et de dépasser la crise, la voie pour atteindre la prospérité, unir le peuple, maîtriser les ruses de guerre et connaître la manière de conduire la conduite des responsables politiques comme les ministres, les généraux de larmée ou les agents de lÉtat5.

Cette fonction assignée aux exempla repose sur une conception cyclique de lhistoire, dans laquelle les événements politiques du passé doivent ressembler à ceux du présent, vu que les passions qui animent les hommes sont toujours les mêmes. Linterférence entre les deux régimes temporels transforme le passé en paradigme que le prince, loin de chercher à le reproduire servilement, doit assimiler pour pouvoir sen inspirer dans laction quil engage vis-à-vis de sa population, de ses collaborateurs ou ses ennemis. La notion dexpérience (taǧriba) à laquelle renvoie la somme historique de Miskawayh sétend de la sorte aux événements que le prince na pas vécus personnellement, mais dont il peut sapproprier lesprit grâce à la méditation du contexte de leur émergence : « Tous les événements que lhomme garde en mémoire deviennent, affirme Miskawayh, des expériences qui lui appartiennent en propre, dans lesquelles il est propulsé et desquelles il tire une sagesse confirmée, 14comme sil avait vécu tout ce temps passé, et quil avait eu affaire lui-même à ces événements6 ». Loin de conduire à idéaliser le passé ou à le transformer en un poids qui écrase de toute sa force le présent, le rapport que lhomme politique doit entretenir avec lui en fait un instrument permettant de prévoir lavenir et de deviner les fins dernières bien avant laccomplissement des choses. Cette conception unissant la politique et lhistoire est au cœur du concept même de tadbīr qui signifie gouvernement, direction et qui est le plus souvent interchangeable avec siyāsa (politique, conduite). Le tadbīr est le fait de prévoir, dans et par la pensée, la fin dernière des choses, ce qui en fait une notion gouvernée par une temporalité toujours rivée sur les conséquences ultimes dune action non encore engagée.

Cette dimension ressort clairement du travail de Rémy Gareil qui montre comment la discipline historique, abordée à partir de lœuvre dal-Masūdī, a pu forger des modèles politiques érigés en outils de légitimation de lexercice du métier du prince au xe siècle. Sans être auteur dun Miroir des princes, un historien et polygraphe comme al-Masūdī témoigne ainsi de la constitution de normes politiques qui circulaient à son époque, ce qui illustre la manière dont se négociaient les rapports entre savoir et pouvoir. Les figures universelles du bon gouvernement deviennent de la sorte les instruments de la légitimation du pouvoir dans un contexte marqué par lexacerbation des compétitions des seigneurs de la guerre pour semparer des territoires dun califat affaibli par les tensions internes et les dynamiques dautonomisation des pouvoirs des provinces par rapport à la capitale Bagdad. Linsistance sur lhistoire en tant que source de la connaissance de laction politique montre que la tradition des arts de gouverner en Islam prend un chemin marqué par le réalisme et la positivité, et quelle suit aussi une voie fidèle dabord à létude de lhomme tel quil est. Cest cet ancrage dans une anthropologie politique réaliste qui donne à ces textes un accent étonnamment moderne, et qui montre comment la discipline historique nétait pas seulement fréquentée comme un simple agrément et divertissement, mais aussi comme moyen dimiter les grands hommes ou, pour reprendre lexpression machiavélienne, comme « maîtresse de nos actions7 ».

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Mais cette littérature des arts de gouverner (ādāb sulāniyya), centrée sur la conduite du prince (léthique) et le gouvernement de lÉtat (la politique), peut contenir parfois des ouvertures sur les aspects juridico-institutionnels (droit public et administratif) ou proprement scientifiques (définition de la philosophie pratique, comparaisons entre la politique et la médecine, étude des constitutions, et notamment du régime parfait). Cest ce quon observe dans quelques ouvrages comme celui dal-ūsī, lÉthique nasirienne, dont la version arabe, faite à partir du persan, a été réalisée au xive siècle par al-Ǧurǧānī8. Ce texte qui suit la division de la science politique en gouvernement de soi, gouvernement domestique et gouvernement de la cité (cest la subdivision de la science pratique quon trouve dans la plupart des courtes épîtres portant sur le sujet) conjugue les éléments rigoureusement philosophiques qui remontent à Platon, Aristote, Miskawayh et al-Fārābī (étude théorique des vertus, des raisons qui poussent à lassociation civile, et des types de constitutions politiques), avec les analyses provenant des ādāb sulāniyya tels que la manière de servir dans une administration, ou les préceptes quil faut suivre pour bien se conduire en société.

Un autre exemple témoigne de la fusion des éléments philosophiques, historiques et littéraires au sein de cette tradition des arts de gouverner. Il sagit des traités, épîtres ou chapitres qui tentent de définir le statut épistémologique de la science politique à partir de sa division en trois sphères dont lorigine est attribuée à Aristote. Généralement intitulés « De la politique » (Kitāb al-siyāsa ou Risāla fi l-siyāsa), ces textes montrent que la politique est la véritable science architectonique dans le domaine de la philosophie pratique, après le gouvernement de soi (léthique) et le gouvernement domestique (léconomique). Ils tentent aussi de préciser le rapport entre ces trois sphères et danalyser la continuité entre les tâches les concernant ou, au contraire, les spécificités qui les caractérisent. Gouverner un empire engage-t-il les mêmes techniques et exige-t-il les mêmes compétences que le gouvernement de soi ou dune maisosnnée ? Le présent dossier en livre un exemple à partir de la traduction inédite en français dune épître dal-Maġribī par Mohamed 16Ben Mansour, accompagnée dune analyse approfondie des thèmes et des enjeux contenus dans le texte, notamment la question de la conservation du corps du prince. Cette littérature dinspiration aristotélicienne à la base va se nourrir, dans le cadre de la civilisation classique de lIslam, dapports galéniques (sur la nature des vertus éthiques et le lien quelles entretiennent avec les humeurs du corps) ainsi que de certaines influences néo-pythagoriciennes ou stoïciennes, contenues dans quelques textes, dont le traité de Bryson sur le gouvernement domestique9.

Malgré la présence déléments philosophiques ou juridiques dans les Miroirs des princes, il nen demeure pas moins quil est utile de les distinguer de la tradition des juristes comme de celle des philosophes. Les ādāb sulāniyya doivent être ramenés, à strictement parler, à la volonté dapprendre au prince les types de rationalité (éthique, politique, économique, administrative ou guerrière) qui sont au cœur de lexercice du pouvoir. Les leçons de lhistoire (les exempla) et les enseignements des sages et des hommes politiques du passé (les maximes) constituent en définitive les deux piliers sur lesquels repose textuellement ce genre des arts de gouverner, et qui fournissent des critères permettant de le distinguer des autres approches de la politique, faites par les juristes ou les purs philosophes. Ces derniers définissent la politique non pas en sappuyant sur les biographies des princes et lhistoire des États quils ont pu fonder, mais à partir dune réflexion globale sur lhomme qui analyse ses facultés cognitives, examine son rang dans lÊtre, et scrute sa destination terrestre et céleste. Inscrite dans la noétique et la cosmologie, cette réflexion est amenée par un axe éthico-politique centré sur la question du bonheur de lhomme. Il nest pas étrange, dès lors, de voir que chez le plus éminent représentant de cette tradition en Islam qui est al-Fārābī, la science politique est la même chose que la science humaine. Et cest parce que le thème de la fin suprême accessible à lhomme est fondamental dans cette approche que létude de la philosophie politique en Islam débouche sur des débats et des enjeux inhérents à létude de leurs textes, et relatifs à leurs orientations platoniciennes, aristotélicienne ou néoplatoniciennes. Ainsi, depuis les travaux pionniers de Leo Strauss sur certains auteurs médiévaux (notamment al-Fārābī et Maïmonide), dexcellentes études se sont penchées sur la place du philosophe dans la 17Cité, sur le rapport entre philosophie et politique, ainsi que sur le lien entre lélite savante et la masse, la religion et le savoir philosophique ou encore sur le thème passionnant de lart décrire des philosophes. Ce sont ces sujets qui, dans ce dossier, sont discutés par Makram Abbès, notamment à partir de lanalyse des influences exercées par les idées politiques dAristote sur les philosophes de lÂge classique de lIslam. De son côté, larticle dAnoush Ganjipour montre les pérégrinations de ces débats jusquen Iran au xiie siècle, à travers lœuvre dal-Kāshānī qui illustre une nouvelle problématisation du lien entre métaphysique et politique, basée sur une vision particulière du statut du roi-philosophe, et de son rôle en tant guide vers le bonheur terrestre et céleste.

À la différence des philosophes, les juristes ne procèdent pas dune normativité fondée sur les sciences et visant la certitude, mais sattèlent à définir les règles qui permettent datteindre la bonne marche de ladministration, et le respect des institutions. Le discours sur le politique prend ici une direction marquée par la recherche sur la norme et lexception, la règle et son contournement, lintérêt général et lintérêt particulier. Bien que cette tradition ne soit véritablement codifiée quavec le livre magistral dal-Māwardī (974-1058), Les Statuts gouvernementaux, il faut rappeler que les règles de droit administratif et public ont fait lobjet, dès le début de lIslam, dune codification partielle, notamment à propos de la perception des impôts ou de loffice de la judicature. Les juristes abordent les thèmes politiques à partir de la notion fondamentale dakām (règles juridiques), et étudient les problèmes selon des angles dapproche rarement croisés dans la tradition des Miroirs des princes ou celle des philosophes politique. Cest ce quon observe à travers létude du fondement de lautorité (légale ou rationnelle), de lénumération des compétences et des conditions requises pour laccès à une fonction (celle de chef, de ministre ou de juge), les protocoles de linvestiture ou de la déposition, ainsi que le traitement des relations de pouvoirs en termes dobligations, de droits et de devoirs.

Certes, de tels développements peuvent sappuyer sur les principes contenus dans le texte coranique ou sautoriser de la conduite du prophète ou des fondateurs de lIslam, et cest dans ce sens dailleurs que les juristes parlent dun fondement religieux de la politique ou quils cherchent à soumettre cette dernière à des pratiques respectueuses des moments fondateurs. Mais comme en témoigne larticle de 18Sophia Mouttalib à propos de la codification des règles juridiques et lautonomisation des principes relatifs à la constitution, la référence à la religion en tant quensemble de valeurs morales ou fondement légal des pratiques institutionnelles ne signifie pas que ces règles furent sacrées ou théologisées. La sacralisation peut même concerner des normes qui nont rien à voir avec la religion comme le montre lexemple du voile à lheure actuelle. Cest donc larticulation du social, du politique, de léconomique et de lindividuel qui peut expliquer la construction, dans des contextes historiques précis, denjeux orthodoxiques ou théologiques qui prennent la forme dun religieux en apparence irréductible aux véritables causes qui en motivent la formation. Il suffirait donc de déconstruire ces différents enjeux pour comprendre les véritables causes de leur sacralisation par les individus et les groupes. Cet aspect est on ne peut plus visible aujourdhui à propos de notions comme le jihad, la sharia ou le califat qui ne furent pas soumises, à lÂge classique de lIslam, à un traitement aussi théologisé ou sacralisé, alors quelles le sont fortement à lheure actuelle.

La valorisation du caractère séculier de la littérature politique, quelle soit due aux Miroirs des princes, aux travaux des philosophes ou aux traités des juristes, ne signifie pas toutefois labsence de tout intérêt pour la religion dans ces textes, ni leur volonté de construire un discours antireligieux en abordant la politique. Nombreux sont, en effet, les emplois de références religieuses, ou les développements sur la conduite du Prophète et de ses compagnons. Toutefois, leurs fonctions se distinguent nettement des finalités assignées à aux mêmes références dans la littérature purement théologique, qui aborde la politique en liaison avec la définition du dogme en Islam et avec les schismes quil a connu lors de la Grande discorde (Fitna) au viie siècle. De surcroît, nous estimons que les textes des arts de gouverner contiennent une analyse approfondie de la religion en tant que lien moral entre les hommes. Cet aspect lié à la pensée des conditions même de lassociation civile se décèle à travers la présence, chez al- Māwardī, al-Abbāsī (m. 1310) ou Ibn al-iqaqā (1262-1309), de fortes réflexions sur le statut de la religion au sein de la Cité et sur les attitudes que les princes doivent adopter à légard des doctrines religieuses, des divisions quelles génèrent, et des problèmes concrets quelles posent à leurs gouvernements. Cette dimension relative au statut social et politique de la religion constitue un axe de réflexion 19majeur dans ces savoirs de gouvernement, quils relèvent des rationalités scientifiques des philosophes, institutionnelles des juristes ou historico-littéraires des Miroirs de princes. Elle permet de connecter ou de déconstruire de nombreux enjeux anciens et contemporains à propos de la relation entre politique et religion en Islam, et de voir comment on a pu penser le lien entre les dogmes et les conduites individuelles et collectives, le rapport entre croyances religieuses et actions mondaines, bref les différents points qui nourrissent les enjeux complexes et toujours renouvelés du problème théologico-politique.

Makram Abbès

ENS Lyon / TRIANGLE

1 Conformément à lusage académique, le mot « islam » en minuscule renvoie à la religion, alors quavec la majuscule, il renvoie à la civilisation.

2 Premier gouvernement des quatre successeurs immédiats du Prophète, qui sarrête avec la Discorde (Fitna) et la prise du pouvoir par les Omeyyades en 661.

3 Voir sur ce point Dimitri Gutas, Pensée grecque, culture arabe. Le mouvement de traduction gréco-arabe à Bagdad et la société abbasside primitive (iie-ive/viiie-xesiècles), trad. Abdesselam Cheddadi, Paris, Aubier, 2005, p. 45-60.

4 Voir, à propos des Miroirs composés au début du xxe siècle, Annie K. S. Lambton, “Islamic Mirrors for Princes”, La Persia nel Medioevo, Rome, Anlquad, 1971, p. 419-442, et J. Dakhlia, « Les miroirs des princes islamiques : une modernité sourde ? », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2002-5 – 57e année, p. 1193.

5 Miskawayh, Taǧārib al-umam (LExpérience des nations), Beyrouth, Dār al-kutub al-ilmiyya, 2003, vol. 1, p. 59-60.

6 Ibid., p. 59.

7 Machiavel, De la manière de traiter les populations du Val di Chiana révoltées, dans Œuvres, trad. Christian Bec, Paris, Robert Laffont, p. 35.

8 Voir Nasīr al-Dīn al-ūsī, The Nasirean Ethics, traduit du persan en anglais par G. M. Wickens, London, George Allen & Unwin LTD, 1964. Pour la version arabe du texte, voir Joep Lameer, The Arabic Version of ūsīs Nasirean Ethics, Leiden. Boston, Brill, 2015.

9 Voir Penser lÉconomique, textes de Bryson et dIbn Sînâ, édités et traduits par Y. Seddik et Y Essid, Tunis, Media Com, 1995.