Du droit de la guerre et de la paix La voie du cosmopolitisme moral
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2020 – 2, n° 17. La temporalité du politique. Crise et continuité - Auteur : Girard (Charles)
- Résumé : Le droit de la guerre et de la paix peut-il être cosmopolitique ? Une philosophie qui voit les êtres humains, mais non les États, comme des agents moraux peut-elle fonder une théorie de la guerre juste ? L’article examine l’approche du « cosmopolitisme moral » élaboré par Cécile Fabre. Il pointe les difficultés soulevées par la réduction de relations interétatiques à des relations interindividuelles, en particulier concernant la responsabilité individuelle et le rôle des autorités légitimes.
- Pages : 163 à 177
- Revue : Éthique, politique, religions
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- EAN : 9782406110972
- ISBN : 978-2-406-11097-2
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11097-2.p.0163
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/02/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : droit de la guerre et de la paix, guerres justes et injustes, cosmopolitisme moral, responsabilité individuelle, autorités légitimes, Cécile Fabre
Du droit de la guerre et de la paix
La voie du cosmopolitisme moral
Depuis la parution de l’ouvrage pionnier de Michael Walzer, Guerres justes et injustes, il y a déjà quatre décennies1, le droit de la guerre et de la paix est à nouveau au centre des préoccupations de la philosophie politique et morale contemporaine, en particulier dans le monde anglophone. De nombreux auteurs s’efforcent, en mêlant souvent les méthodes conceptuelles et argumentatives de la philosophie normative et l’apport des sciences sociales et historiques des conflits armés, d’identifier et d’évaluer les principes moraux qui sont invoqués pour penser le jus ad bellum (droit relatif à l’entrée en guerre) et le jus in bello (droit relatif à la conduite de la guerre), mais aussi le jus ex-bello (droit relatif à la sortie de la guerre) et le jus post-bellum (droit relatif à la paix d’après-guerre)2. Ils renouent ainsi avec les questionnements modernes de Vitoria et de Grotius, de Vattel et de Wolff, ou bien sûr de Kant3, mais s’attachent également à comprendre les problèmes inédits que posent les formes contemporaines du conflit armé. L’une des interrogations principales soulevées par cette entreprise à une époque qui a vu, après deux guerres mondiales, un développement 164sans précédent des institutions internationales et du droit pénal international, porte sur la pertinence du cosmopolitisme pour penser l’éthique de la guerre et de la paix. Une philosophie qui accorde une égale valeur morale à tous les êtres humains mais nie, ou relativise, l’importance morale des entités collectives que sont les États et les communautés politiques peut-elle penser les conditions de la justice dans la guerre et dans la paix, alors même que l’une comme l’autre sont traditionnellement comprises comme se produisant entre États ou communautés ?
Le cosmopolitisme et les théories
de la guerre juste
Si le cosmopolitisme kantien demeure l’une des principales sources d’inspiration des controverses philosophiques contemporaines sur ce sujet, les théories cosmopolitiques de la guerre et de la paix restent relativement rares4. La réticence de nombreux partisans actuels du cosmopolitisme à voir dans l’État ou la communauté des institutions premières, qui seraient dotées d’une valeur morale intrinsèque, paraît en effet rendre difficile la prise en charge des principes les plus importants du droit de la guerre, dont les distinctions fondamentales font précisément jouer ces institutions. Le principe selon lequel la guerre n’est juste que lorsqu’elle est engagée et menée par une autorité légitime ou le principe qui affirme qu’il est moralement permis de tuer les soldats appartenant à une armée ennemie sont communément compris comme mettant nécessairement en jeu l’autorité étatique et les frontières entre les communautés dont les forces s’affrontent. Dans la mesure où elles soulignent que tous les êtres humains ont droit à une considération égale et à un respect égal, quelle que soit leur appartenance nationale – mais aussi ethnique, religieuse, etc. –, les approches cosmopolitiques de la guerre juste en ont outre tendance à s’intéresser avant tout aux entreprises les plus compatibles avec un pacifisme robuste : opérations 165de maintien de la paix ou interventions humanitaires notamment5. Le cosmopolitisme défendu par ces auteurs ne saurait pourtant prétendre fonder une vision renouvelée du droit de la guerre et de la paix s’il ne permet pas d’évaluer (voire de justifier ou de réfuter) l’ensemble des principes constituant ce droit, et donc de penser notamment les conditions dans lesquelles il est justifié de mener une guerre et de tuer des êtres humains. Le peut-il ?
Parmi les tentatives récentes s’efforçant de démontrer la pertinence du cosmopolitisme pour penser le droit de la guerre et de la paix, la plus sophistiquée et la plus riche est sans doute la théorie élaborée par Cécile Fabre dans deux opus remarquables. Cosmopolitan War propose une éthique de l’entrée en guerre et de la conduite de la guerre qui est complétée, dans Cosmopolitan Peace, par une éthique de la sortie de guerre et de la paix d’après-guerre6. Ce diptyque se distingue d’abord par l’ampleur de la perspective abordée, qui englobe l’ensemble des aspects du droit de la guerre et de la paix. Là où le premier ouvrage considère les problèmes moraux suscités par les guerres défensives, les guerres de subsistance, les guerres civiles, les interventions humanitaires, les guerres marchandisées ou les guerres asymétriques, le second se tourne vers ceux que soulèvent les sorties de guerre, les occupations militaires, les traités de paix, les opérations de maintien de la paix, les restitutions, les réparations, la justice d’après-guerre, les régimes transitionnels, les politiques de réconciliation et les politiques mémorielles. Mais ces livres ont en outre le mérite rare d’assumer une radicalité qui n’est pas de principe, mais de méthode : sans chercher à se démarquer à tout prix ni à provoquer à peu de frais, l’auteure explore sans concession les implications de la position morale adoptée. Elle ne dissimule pas les difficultés notables qu’elle suscite, ni les révisions profondes qu’elle impose, tant du point de vue du droit international actuel que des conceptions classiques de la guerre juste. Cette théorie est, pour cette double raison, particulièrement digne d’intérêt pour qui voudrait voir réconciliées les 166exigences morales du cosmopolitisme et les règles du droit international7. Sans préjuger des formes distinctes que peuvent ou pourraient prendre d’autres théories cosmopolitiques, ni pouvoir considérer l’ensemble des thèses et des analyses livrées par Cosmopolitan War et Cosmopolitan Peace, cet article se proposer de considérer l’éthique cosmopolitique de la guerre et de la paix élaborée qu’ils déploient. Après avoir présenté les principes de cette éthique, puis en avoir explicité les implications pour le droit de la guerre, on considérera successivement deux difficultés soulevées par la démarche réductionniste qu’elle engage, relatives à la place de la responsabilité individuelle et au rôle des autorités légitimes.
Les principes du cosmopolitisme moral
Le cosmopolitisme moral est, au sens où l’entend Cécile Fabre, un individualisme moral : il considère l’individu comme l’unité morale fondamentale que doivent prendre en compte les raisonnements normatifs. Il s’agit toutefois d’une forme spécifique d’individualisme moral, car il fait ultimement dépendre le statut moral de l’individu, ainsi que la valeur morale qui lui est attachée, non de son appartenance à un collectif quelconque – notamment national –, mais de sa qualité d’être humain. Certaines institutions collectives peuvent certes se voir reconnues une grande importance, et certains droits et devoirs revenant aux individus peuvent en particulier dépendre des communautés auxquelles ils appartiennent, mais seulement pour des raisons instrumentales. Ces institutions n’ont de valeur et ces droits n’ont d’existence, sur le plan moral, que s’ils aident en dernière analyse les individus humains à remplir les obligations qu’ils ont les uns vis-à-vis des autres, et non vis-à-vis d’entités collectives comme la nation ou la patrie. C’est en ce sens que cette approche est cosmopolitique.
167Le cosmopolitisme moral affirme plus précisément, selon l’auteure, que tous les individus ont des droits à la liberté et aux ressources nécessaires pour vivre une vie minimalement décente (selon une logique suffisantiste, plutôt qu’égalitariste) et que ces droits sont les mêmes pour tous, indépendamment notamment des appartenances nationales8. En conséquence, tous les individus ont le devoir de respecter et de promouvoir les intérêts fondamentaux des autres individus, y compris contre leur propre intérêt, tant que cela ne requiert pas de sacrifice disproportionné de leur part. Cela ne signifie pas qu’il soit toujours illégitime d’accorder une forme de préférence – notamment nationale – à certains, car dans un monde juste les individus ont la liberté de s’associer avec qui ils souhaitent et même de répartir entre associés les fruits de leur coopération mutuelle, à condition du moins qu’une vie minimalement décente soit possible pour tous. Des droits collectifs peuvent ainsi être reconnus, mais seulement dans la mesure où ils peuvent être justifiés en partant de l’intérêt des membres individuels des différentes communautés concernées. Une autre implication décisive de cette théorie est que les maux qu’il est moralement permis ou non d’infliger à un autre individu ne dépendent pas de son affiliation nationale, ou d’une quelconque appartenance, mais des actes dont il est individuellement responsable. Ce sont nos actions, et non nos nationalités, qui déterminent ce que nous nous devons les uns aux autres du point de vue de la justice.
La valeur du cosmopolitisme moral peut être appréciée intuitivement, selon l’auteure, et son propos n’entend pas le fonder : il s’agit plutôt de le mettre au travail sur la question de la guerre et de la paix et d’évaluer ainsi la cohérence qu’il permet d’établir entre nos jugements bien fondés à ce sujet, selon la méthode rawlsienne de l’équilibre réfléchi9. Son attrait, de ce point de vue, tient notamment à son caractère minimal, puisqu’il se résume à deux principes simples : d’une part, l’unité élémentaire du raisonnement moral est l’individu ; d’autre part, tous les individus ont les mêmes droits aux libertés et ressources fondamentales, car nécessaires à une vie décente. Ces deux principes déterminent une démarche réductionniste qui ramène systématiquement ce qui est traditionnellement compris comme des relations entre États à des relations entre individus humains.
168Pour être minimal, le cosmopolitisme moral n’en a pas moins des conséquences radicales pour le droit de la guerre et de la paix. Trois d’entre elles méritent en particulier d’être soulignées. Premièrement, l’éthique cosmopolitique de la guerre réfute le principe de « l’égalité morale des combattants » : l’auteure affirme au contraire – à la suite de Jeff McMahan10 – qu’il est essentiel de faire la différence entre les soldats qui participent à une guerre juste et ceux qui participent à une guerre injuste : ils ne devraient pas se voir reconnaître les mêmes droits et devoirs, notamment en ce qui concerne le droit de ne pas être tué. Deuxièmement, cette éthique rejette le « principe de discrimination » : il peut être moralement permissible de tuer certains civils, au même titre que les combattants, s’ils ont contribué de manière significative à l’effort de guerre dans le cadre d’une guerre injuste. Troisièmement, cette éthique rompt avec la conception traditionnelle de l’autorité légitime : elle reconnaît à des entités non étatiques – individus dont les droits sont menacés ou mercenaires, notamment – le droit de faire la guerre.
Ces trois conclusions dérivent toutes de ce que le cosmopolitisme oral interdit de considérer les individus comme de simples instruments ou de simples cibles des politiques étatiques, comme le font souvent les théories de la guerre juste. Plutôt que de considérer que les combattants ne sont pas responsables des actes guerriers de leur État dès lors qu’ils se contentent d’obéir à leur hiérarchie, il invite à reconnaître la responsabilité individuelle que chacun a dans la conduite collective des guerres injustes auxquelles il a part. Admettre la contingence morale des frontières nationales et remettre les individus au premier plan oblige ainsi à reconnaître que les droits qu’ils peuvent revendiquer et les obligations qui leur incombent dépendent des choix qu’ils font, et non de qui ils sont.
169Le droit de la guerre
et de la paix renouvelé
La portée et cohérence du geste théorique ainsi effectué apparaît clairement si l’on considère, par exemple, le cas de l’occupation militaire11. Selon la vision « orthodoxe » de l’occupation militaire, exprimée notamment dans les conventions de la Hague et de Genève, les droits et devoirs des forces occupantes restent les mêmes, quel que soit le statut moral de la guerre qui a conduit à l’occupation. Le fait que la guerre soit juste ou non, et en particulier le fait qu’elle ait été menée au nom d’une cause juste ou injuste, ne change rien, une fois qu’elle est finie, aux droits ou aux devoirs de l’occupant et de l’occupé. L’occupant jouit des pouvoirs de gouvernement, même s’il n’exerce pas de souveraineté sur le territoire occupé, et a le droit de réquisitionner des ressources matérielles pour subvenir au besoin de ses troupes armées, mais aussi pour remplir son devoir de préserver l’ordre et d’assurer les conditions nécessaires à la vie civile. L’occupé, quant à lui, ne doit pas obéissance à l’occupant, car le régime vaincu reste souverain, mais il n’a pas le droit d’employer la force pour résister aux directives légales de l’Occupant et il ne doit pas non plus rompre les termes de l’armistice qui a été conclu.
Cette vision orthodoxe est notamment défendue par Michael Walzer dans les pages de Guerres justes et injustes qu’il consacre à la guérilla conduite par les résistants français pendant la Seconde Guerre mondiale12. À l’en croire, les partisans qui se faisaient passer pour des paysans afin d’approcher et de tuer des soldats allemands trahissaient l’armistice passé entre Vichy et Berlin, mais leurs actions peuvent néanmoins être jugées légitimes dans la mesure où les forces d’occupation allemande s’étaient elles-mêmes conduites illégalement. De leur côté, les soldats allemands qui tentaient, afin de se défendre, de tuer les partisans qui les attaquaient en avaient aussi le droit. Dans ce conflit, la résistance était légitime et la punition de la résistance l’était également. Il faut accepter, suggère Walzer, la complexité morale des situations d’occupation militaire.
170Adopter la perspective du cosmopolitisme moral conduit, selon Cécile Fabre, à rejeter une telle analyse, et à défendre la vision « néo-classique » de l’occupation militaire, selon laquelle les droits de l’occupant et de l’occupé ne sont pas les mêmes lorsque la guerre qui a conduit à l’occupation est juste et lorsqu’elle est injuste. Dans le cas du conflit entre partisans français et soldats allemands, la prise en compte de la responsabilité individuelle conduit, juge-t-elle, à conclure que ces derniers ont perdu leur droit à ne pas être tués, et donc leur droit de tuer pour se défendre, parce qu’ils ont choisi de participer à une guerre injuste et de participer à l’occupation qui résulte à présent de cette guerre injuste. À l’inverse, des soldats qui occuperaient de façon juste un territoire ennemi à la suite d’une guerre elle-même juste auraient le droit de se défendre et au besoin de tuer des résistants les attaquant injustement – dès lors que certaines conditions de nécessité, de proportionnalité de la réponse, etc., sont réunies.
Cette analyse montre, comme de nombreuses autres proposées par l’auteure, que les révisions imposées au droit de la guerre et de la paix par le cosmopolitisme moral ne portent pas seulement sur le contenu des principes qu’il formule dans ses différentes branches, mais sur le rapport entre ces branches. La démarche suivie conduit en effet à reconnaître que, de même que le jus ad bellum a des conséquences pour le jus in bello, comme le montre Cosmopolitan War, ils ont l’un et l’autre des conséquences pour le jus ex-bello et pour le jus post-bellum comme l’explique Cosmopolitan Peace. (Les approches orthodoxes sont ainsi écartées au profit des approches néoclassiques13). Les choix faits et les actions accomplies à chaque étape par un individu sont en effet susceptibles d’altérer ses droits et ses obligations par la suite. Au-delà du seul cas de l’occupation militaire, il faut selon l’auteure considérer les choix qu’ont faits les individus de se conduire justement ou injustement, c’est-à-dire de participer à des guerres ou à des opérations militaires justes ou injustes, pour déterminer quels sont leurs droits et leurs devoirs – pour savoir, par exemple, s’ils ont le droit de ne pas être tués, ou encore le droit de tuer pour se défendre lorsqu’un ennemi s’efforce de les tuer. Raisonner autrement, en ignorant leur responsabilité, reviendrait sinon à refuser 171de les traiter en agents moraux et à réserver ce statut aux États. Un partisan du cosmopolitisme devrait s’y refuser.
Une telle approche a le grand mérite de prendre au sérieux une compréhension commune et puissante de la responsabilité morale individuelle – selon laquelle les soldats et les civils ne peuvent pas se décharger de toute responsabilité vis-à-vis des entreprises collectives auxquelles ils participent, en la renvoyant aux seuls États – et de chercher à en tirer pleinement les conséquences pour la définition des devoirs et des obligations en temps de guerre et d’après-guerre. Cette démarche, nourrie par une admirable rigueur analytique et informée par une connaissance étendue des cadres juridiques comme de l’histoire des conflits guerriers, invite à réformer en profondeur le droit international sur de nombreux points, relatifs par exemple aux déclarations de guerre, aux interventions humanitaires, à la justice pénale ou aux crimes contre l’humanité. Elle ne va pas, toutefois, sans soulever de notables difficultés, imputable à son parti-pris résolument réductionniste. C’est notamment le cas concernant la conception de la responsabilité individuelle ou la place occupée par les autorités légitimes.
L’appréciation de la responsabilité individuelle
Une première difficulté tient à ce que le jugement moral porté sur la responsabilité individuelle d’un être humain ayant commis une action injuste devrait, si l’on suit jusqu’au bout la démarche réductionniste, prendre en compte une pluralité de facteurs complexes qui sont ici rapidement écartés. Pour établir les droits et les devoirs d’un individu particulier, il faut, explique Cécile Fabre, considérer s’il a choisi de participer en tant que combattant ou de contribuer en tant que civil à une guerre juste ou injuste – considérer, donc, si l’État ou l’entité collective à laquelle il obéit poursuit une cause juste et s’il se comporte de façon juste dans le conflit (par exemple en respectant les distinctions pertinentes entre différentes catégories de cibles potentielles, qui ne devraient pas toutes être également susceptibles d’être tuées14). On peut toutefois 172s’étonner qu’une approche qui fait de l’individu l’unité élémentaire du raisonnement moral n’aille pas plus loin, en tenant compte dans l’appréciation morale des facteurs qui viennent ordinairement moduler la responsabilité morale, tels que les motivations de l’individu et les contraintes extérieures pesant sur son choix.
Celui qui entend simplement éviter d’être fusillé ou emprisonné, celui qui cherche à échapper à la misère, celui qui souhaite soutenir son État, celui qui est mû par l’hostilité envers l’adversaire, celui qui espère en tirer des avantages personnels s’exposent à des jugements moraux différents. Il en va de même de celle qui participe à une guerre injuste en la sachant injuste et de celle qui participe à cette même guerre en la croyant sincèrement juste, ou encore de celle qui contribue à une occupation injuste dans l’espoir de se venger des occupés et de celle qui y contribue avec l’intention de les préserver du pire. La responsabilité morale individuelle varie d’un cas à l’autre. Il semble donc que les droits et les devoirs qu’ont les individus dans la guerre et l’après-guerre devraient également varier, du moins si l’on admet les principes constitutifs du cosmopolitanisme moral. Il ne s’agit pas là de simples cas d’école : il n’est pas rare dans les conflits armés que les soldats soient privés de la possibilité de simplement se retirer dès lors qu’ils jugent injustes la cause servie ou les opérations menées, ni que les effets économiques du conflit déjà entamé fassent de l’engagement sous le drapeau l’une des seules issues pour éviter la misère.
Cette objection est rapidement écartée par l’auteure. Elle souligne tout d’abord que, dans le cas de l’autodéfense, c’est seulement la responsabilité causale – ou « contributive » – de l’attaquant vis-à-vis des menaces ou des maux moralement injustifiés affectant l’attaqué qui importe. Quelles que soient les intentions de ceux qui participent à une guerre civile injuste ou à une occupation injuste, par exemple, ils contribuent à la violation des droits cosmopolitiques de ceux qui en sont victimes, et ces victimes peuvent donc recourir de façon justifiée à la force pour se défendre. Mais que la responsabilité causale puisse à elle seule affecter les droits moraux d’un individu – et en particulier retirer ou limiter le droit à ne pas être tué – ne signifie pas que la responsabilité morale ne vienne pas, elle aussi, les affecter et altérer à son tour la situation normative de cet individu. Pourquoi tous les individus qui contribuent à une guerre injuste seraient-ils considérés également 173responsables des violations de droits cosmopolitiques qu’elle entraîne et devraient-ils être similairement considérés du point de vue de l’allocation de droits et de devoirs ?
L’auteure ajoute que le fait d’avoir agi sous la contrainte ou en l’absence de tout contrôle sur les choix étatiques n’annule de toute façon pas la responsabilité morale. Quand le membre d’un gang agit sous la contrainte de ses pairs ou de ses chefs, sans pouvoir en outre influencer les décisions de ses derniers, il n’est pas pour autant délivré de toute responsabilité morale et n’échappe pas de ce fait à toute forme de sanction légale. Cette analogie avec les actes criminels en temps de paix ignore, conformément au parti-pris réductionniste de la démarche, la spécificité des contraintes que l’État peut faire peser sur l’individu. Mais elle manque en outre le fait que la responsabilité morale et juridique assignée aux membres d’un gang ne sera pas exactement la même en fonction des circonstances dans lesquelles ils ont agi. L’auteure écarte aussi l’objection épistémique, pourtant robuste, qui pointe la difficulté à établir avec certitude de quel côté se situe la justice, au motif que l’on n’excuse pas, par exemple, le meurtre délibéré de civils sous prétexte qu’il a été accompli dans le « brouillard de la guerre ». Mais il est beaucoup plus difficile, dans de nombreux conflits, de déterminer quelle cause est juste que de reconnaître qu’il est moralement condamnable de tuer des civils innocents lorsque cela peut être évité. Le problème, surtout, est à nouveau qu’il ne suffit pas de montrer que de telles circonstances ne suppriment pas toute responsabilité pour les écarter : dès lors qu’elles modulent la responsabilité, en aggravant par exemple les devoirs qui s’imposent aux individus qui ont choisi consciemment et sans contraintes de servir une cause injuste, elles devraient être prises en compte. La justice pénale internationale en tient d’ailleurs généralement compte en identifiant, à propos des cas individuels qu’elle considère, des circonstances atténuantes ou aggravantes.
Le cosmopolitisme moral peut-il vraiment traiter les individus comme des agents moraux plutôt que comme de simples extensions de leur communauté politique s’il ne se soucie aucunement de leurs motivations et des contraintes pesant sur leur choix lorsqu’il définit leur situation normative, mais cherche seulement à qualifier moralement la guerre menée par cette communauté ? Son individualisme radical paraît appeler une individuation des jugements moraux qu’il n’endosse pas. 174Elle serait, il est vrai, peu compatible avec la définition de principes ou de règles juridiques susceptibles de guider non seulement le jugement mais l’action lors de conflits mettant en jeu des milliers ou millions de personnes. Mais ceci constitue précisément une objection possible au cosmopolitisme moral. Une telle objection ne serait pas nécessairement insurmontable, car le tenant d’une telle approche pourrait arguer qu’il est légitime de mettre un point d’arrêt à l’individuation du jugement pour des raisons pratiques, et chercher à justifier le point d’arrêt choisi. Mais l’auteure ne s’engage pas dans un tel raisonnement : l’objet explicite de Cosmopolitan War et Cosmopolitan Peace est en effet « les permissions et droits moraux que les agents ont dans la guerre [et dans l’après-guerre] plutôt que les lois de la guerre dictées par la moralité15 ». Pourquoi dès lors ignorer les conditions sous lesquelles les êtres humains engagés dans des conflits armés font leurs choix ?
Le rôle des autorités légitimes
Une deuxième difficulté est suscitée par la thèse suivante, défendue tant dans Cosmopolitan War que Cosmopolitan Peace : le fait que les droits cosmopolitiques d’individus humains soient injustement et sérieusement menacés peut suffire à rendre légitime leur recours collectif à la violence.
Une telle thèse s’accorde avec le primat qui est donné à la protection des droits cosmopolitiques de l’individu. Ce même primat conduit à décrire toute violation de ces droits comme un « crime contre l’humanité », c’est-à-dire comme un crime contre ce qui est spécifiquement humain en chacun16. (L’extension de cette dernière catégorie vise à éviter de la faire dépendre de distinctions arbitraires, du point de vue du cosmopolitisme moral, entre victimes civiles ou combattantes, mais aussi entre criminels étatiques ou privés. Elle n’entend pas effacer pour autant les différences morales pertinentes entre diverses violations des droits de l’homme, par exemple, entre l’usage systématique du viol comme politique de terreur en Bosnie pendant la guerre et l’action des 175membres d’une escouade militaire qui se livrent au viol de civils de leur propre initiative. On peut néanmoins craindre qu’elle fasse perdre à l’idée de crime contre l’humanité sa spécificité en l’appliquant aussi bien à l’action du soldat qui tue un ennemi qui se trouve défendre une juste cause qu’à l’action de l’État coupable de génocide : une proportion considérable des actions commises en temps de guerre deviendraient des crimes contre l’humanité.)
Les conséquences que Cécile Fabre tire de cette thèse centrale n’en sont pas moins remarquables. Elle implique que des individus peuvent – dans certaines circonstances au moins – recourir à la violence de façon légitime si d’autres individus menacent leur accès aux ressources qui les font vivre, ou, de façon générale, menacent l’un ou l’autre de leurs droits fondamentaux17. Mais elle implique aussi que les États ne sont pas les seuls à pouvoir légitimement initier un conflit18 ou, une fois entrés en conflit, à pouvoir légitimement cesser les hostilités19 : les acteurs privés – groupes en péril, mercenaires – n’ont pas l’obligation d’agir par l’entremise d’une autorité qui détiendrait un quelconque monopole sur l’exercice légitime de la violence. Qu’il s’agisse d’identifier les guerres de subsistance légitimes ou les conditions d’une entrée en guerre juste, les frontières et les institutions nationales n’importent pas : seuls les devoirs et les droits de l’être humain comptent.
L’approche réductionniste de la guerre et de la paix qui ramène les entités collectives à des individus ou agrégats d’individus n’est pas, là encore, sans attrait : elle pointe l’arbitraire présidant, sur le plan moral, à l’attribution de certaines prérogatives juridiques aux acteurs étatiques. Mais elle minore aussi le rôle décisif que peut jouer, pour la préservation des droits des êtres humains, l’allocation exclusive du droit d’engager un conflit à certaines autorités seulement. Les limites épistémiques du jugement moral importent à nouveau ici. Peut-on admettre un droit de recourir directement à la violence à tous ceux qui sont menacés par une grave injustice – c’est-à-dire, en substance, un droit de l’être humain à faire la guerre pour protéger ses droits humains contre des menaces injustifiées – dès lors que des désaccords profonds à propos de la justice persistent ? L’injustice prolifère dans 176notre monde, mais la perception – fondée ou non – de l’injustice est plus courante encore, semble-t-il. Les membres des nations, ethnies et groupes de tout ordre qui s’affrontent sont communément convaincus d’avoir la justice de leur côté et ceux d’entre eux qui commettent les pires exactions invoquent volontiers les injustices dont ils se croient menacés pour essayer de les justifier.
Le refus de réserver à certaines entités collectives – étatiques ou non – certaines prérogatives décisives telles que le droit de déclarer la guerre paraît ainsi compromettre l’effort pour penser l’architecture des droits et des devoirs à l’échelle cosmopolitique. Cette architecture devrait permettre aux êtres humains de s’efforcer de protéger leurs droits – et d’accomplir leurs devoirs les uns vis-à-vis des autres – d’une façon qui ne risque pas, du fait des limites épistémiques du jugement ou de l’absence d’autorités légitimes, par aggraver en réalité les violations de droits. Or l’extension du droit d’entrer en guerre paraît vouée à favoriser la multiplication des conflits, donc la prolifération des atteintes aux droits humains. On pourrait objecter que de telles considérations relèvent précisément des contraintes pratiques qui intéressent les lois de la guerre guidées par la morale, et non la théorie morale des droits et devoirs de l’individu dans la guerre. Mais ce serait là présupposer une division du travail artificielle entre philosophie morale et philosophie du droit – ou, si l’on veut, entre droits moraux et droits positifs. Les répercussions des désaccords sur la justice importent pour la réflexion qui porte sur la nature des droits et des devoirs moraux autant que pour celle qui s’intéresse aux règles juridiques susceptibles de servir, en pratique, leur réalisation. À cet égard, la démarche réductionniste empruntée minore sans doute trop l’importance morale de ces entités collectives qui ne sont pas seulement des instruments promouvant de différentes manières les intérêts des individus, mais aussi des conditions nécessaires à l’institutionnalisation de leurs droits.
En reconstruisant avec force et clarté les principes du droit de la guerre et de la paix pour un monde d’individus, le cosmopolitisme moral de Cécile Fabre enrichit considérablement notre compréhension de la « réalité morale de la guerre20 ». Mais en exigeant des combattants et des civils qu’ils se placent fermement du côté de la justice sans donner assez 177de place aux désaccords persistants dont elle fait l’objet, et au rôle que doivent nécessairement jouer les institutions politiques pour contenir les dangers nés de ces désaccords, il néglige aussi la part d’incertitude dont est frappée cette réalité21.
Charles Girard
Université de Lyon,
Institut de recherches philosophiques de Lyon (IRPhiL)
1 Michael Walzer, Guerres justes et injustes. Argumentation morale avec exemples historiques, trad. S. Chambon et A. Wicke, Paris, Belin [1977] 1999.
2 Voir notamment A. J. Coates, The Ethics of War, Manchester, Manchester University Press, 1997 ; Brian Orend, The Morality of War, Peterborough, Broadview Press, 2006 ; Douglas P. Lackey, The Ethics of War and Peace, Upper Saddle River, Prentice Hall, 1989 ; Paul Christopher, The Ethics of War and Peace. An Introduction to Legal and Moral Issues, Upper Saddle River, Prentice Hall, 1999. En français, voir notamment Nicolas Tavaglione, Le dilemme du soldat. Guerre juste et prohibition du meurtre, Genève, Labor et Fides, 2005 ; Christian Nadeau et Julie Saada, Guerre juste, guerre injuste. Histoire, théories et critiques, Paris, Presses Universitaires de France, 2009 ; Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, La guerre au nom de l’humanité. Tuer ou laisser mourir, Paris, Presses Universitaires de France, 2012 ; Isabelle Delpla, La justice des gens. Enquête dans la Bosnie des nouvelles après-guerres, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014.
3 Voir notamment Richard Tuck, The Rights of War and Peace. Political Thought and the International Order from Grotius to Kant, Oxford, Oxford University Press, 1999.
4 Voir par exemple Darrel Moellendorf, Cosmopolitan justice, Boulder, Westview Press, 2002 ; Simon Caney, Justice Beyond Borders. A Global Political Theory, Oxford, Oxford University Press, 2005.
5 Ian Atack, The Ethics of Peace and War. From State Security to World Community, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2005.
6 Cécile Fabre, Cosmopolitan War, Oxford, Oxford University Press, 2012 ; Cécile Fabre, Cosmopolitan Peace, Oxford, Oxford University Press, 2016. Le projet de l’auteure se déploie aussi dans une série d’articles et de débats avec d’autres théoriciens de la guerre juste. Voir en particulier Cécile Fabre et Seth Lazar (dir.), The Morality of Defensive War, Oxford, Oxford University Press, 2014.
7 Elle a suscité d’éclairantes discussions : voir notamment les contributions de Jonathan Quong, David Rodin, Anna Stilz, Daniel Statman et Victor Tadros, ainsi que la réponse de Cécile Fabre, dans le numéro spécial « Cosmopolitan War » de la revue Law and Philosophy, 33(3), 2014, p. 265-425 ; ainsi que les contributions de Daniel Butt, Kasper Lippert-Rasmussen, Avia Pasternak, Zosia Semplowska et Christopher H. Wellman, et la réponse de Cécile Fabre, dans le numéro spécial « Cosmopolitan Peace » du Journal of Applied Philosophy, 36(3), 2019, p. 357-525.
8 Cécile Fabre, Cosmopolitan War, op. cit., ch. 1.
9 John Rawls, Théorie de la justice, trad. C. Audard, Paris, Seuil, [1971] 1987, § 9.
10 Jeff McMahan, « On the moral equality of combatants », Journal of Political Philosophy, 14 (4), 2016, p. 377–393.
11 Cécile Fabre, Cosmopolitan Peace, op. cit., ch. 3.
12 Michael Walzer, Guerres justes et injustes, op. cit., ch. xi.
13 Sur cette catégorisation des familles de théories de la guerre juste, voir David Rodin et Henry Shue (dir.), Just and Unjust Warriors. The Moral and Legal Status of Soldiers, Oxford, Oxford University Press, 2008.
14 Voir en particulier Cécile Fabre, Cosmopolitan War, op. cit., ch. 2.
15 Ibid., p. 74-75.
16 Cécile Fabre, Cosmopolitan Peace, p. 181-183.
17 Cécile Fabre, Cosmopolitan War, p. 103-111.
18 Ibid., p. 141-156.
19 Cécile Fabre, Cosmopolitan Peace, p. 28-34.
20 Michael Walzer, Guerres justes et injustes, op. cit., p. 66.
21 Ce texte est issu des échanges qui se sont tenus à l’occasion de la conférence de Cécile Fabre lors du colloque « Le cosmopolitisme, de la guerre à la paix », organisée par Isabelle Delpla et Kévin Buton-Maquet à l’université Jean Moulin Lyon 3 les 21 et 22 mars 2019 (dans le cadre du programme « Justice globale, droit international et constitution de l’État » financé par le LabEx COMOD de l’Université de Lyon) et lors de l’intervention de Cécile Fabre le 8 avril 2013 dans le cadre du « Séminaire de philosophie politique normative » que nous organisons avec Luc Foisneau, Bernard Manin et Philippe Urfalino à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.