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Classiques Garnier

Leo Strauss et la pensée contractualiste de Hobbes Rupture, continuité et fondation de la société civile

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2020 – 2, n° 17
    . La temporalité du politique. Crise et continuité
  • Auteur : Drien (Pierre-Alain)
  • Résumé : La question de la sécularisation oppose deux traditions : l’une comprend la modernité en rupture avec son passé théologique, l’autre pose une continuité entre le monde moderne et le monde prémoderne. Leo Strauss s’inscrit dans la première tradition – la modernité comme rupture – tout en ne rejetant pas entièrement la seconde. Mis en parallèle avec Hobbes, Strauss permet de sortir du couple rupture/continuité en envisageant une troisième voie, la rupture-continuité, afin de saisir la modernité.
  • Pages : 137 à 160
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406110972
  • ISBN : 978-2-406-11097-2
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11097-2.p.0137
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 01/02/2021
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Leo Strauss, modernité, rupture-continuité, sécularisation, contractualisme, Hobbes, société civile, droit naturel
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Leo Strauss et la pensée contractualiste de Hobbes

Rupture, continuité et fondation de la société civile

Leo Strauss est connu pour sa critique radicale de la modernité. Il décrit celle-ci comme un abaissement des standards de la pensée provoquant une crise de la morale et de la spiritualité ; à ce titre, il ne cesse dopposer le rationalisme moderne au rationalisme classique. Cette opposition tient lieu de rupture chez Strauss, la pensée moderne se forge en effet sur le rejet de la pensée ancienne. À quel degré a lieu cette fracture ? Ne reste-t-il pas quelque chose du rationalisme classique dans le rationalisme moderne ? Et, en premier lieu, qui lance cette rupture ? Machiavel est le premier philosophe à rejeter explicitement les objectifs de la philosophie politique classique1 ; néanmoins, Strauss est amené à plusieurs reprises de faire de Thomas Hobbes le fondateur de la philosophie politique moderne2. Qui lance alors la modernité ? Machiavel ou Hobbes ? Sans doute un peu les deux, comme le souligne Pierre Manent, Thomas Hobbes a fondé la modernité politique grâce au terrain labouré par lauteur du Prince3. Plus précisément, Hobbes lance la modernité car il fonde – ou refonde – un modèle de société civile, une organisation sociale et politique, étape que na pas franchie Machiavel. Cette nouvelle société civile – ou État moderne – sétablit en rupture avec la société civile aristotélicienne – la cité. Machiavel et Hobbes rejettent la cité idéale, chimérique, des Anciens et proposent une révolte « réaliste » (Strauss, 2008a, p. 163) contre la pensée prémoderne. Cette révolte vise lautonomisation vis-à-vis de la nature et de la religion afin de créer une société dédiée au soulagement de la condition humaine. Cela passe donc par une critique contre la religion que Strauss appelle 138« colère anti-théologique » (Strauss, 1992, p. 48). Une telle critique met en avant le problème de la sécularisation.

En parlant de modernité comme rupture, à linstar de Hans Blumenberg, Strauss soppose aux partisans du « théorème de la sécularisation4 » – comme Carl Schmitt ou Eric Voegelin – qui comprennent la modernité en continuité avec un passé théologique. Strauss résume ainsi cette thèse : « Pour lexprimer très simplement, il sagit de ne plus espérer en une vie au Ciel, mais détablir le Ciel sur la terre avec des moyens purement humains » (Strauss, 2008, p. 213). Il soppose à cette thèse car, selon lui, la cessation du mal sur terre par des moyens purement humains était déjà lobjectif de Platon dans La République, « et assurément, on ne saurait dire de Platon quil a sécularisé la foi biblique » (ibid.). Dautre part, Strauss ne croit pas en un continuum qui serait une « conservation des pensées, des sentiments, ou des habitudes dorigine biblique lorsque la foi biblique a été perdue ou sest atrophiée » (ibid., p. 214). Néanmoins, Strauss ne se montre pas toujours aussi fermé envers cette vision de la modernité puisquil la qualifie de « plausible » et même de « banale » (Strauss, 2010, p. 133). Quand il parle, par exemple, de lorigine de la volonté de puissance dans le Surhomme de Nietzsche, il affirme que « la prise de conscience fondamentale qui caractérise la pensée nouvelle est une version sécularisée de la foi biblique telle que la théologie la interprétée » (Strauss, 1990a, p. 342). Dune manière générale, chez les Modernes, la tradition ne sest pas effacée : Strauss décrit Machiavel comme un « philosophe civique » qui « continuait en cela la tradition de lidéalisme politique » (Strauss, 2008a, p. 153), et la philosophie naturelle de Hobbes sinspire de la physique platonicienne et épicurienne, de telle sorte que « la philosophie hobbienne, prise dans son ensemble, est, peut-on dire, lexemple classique de cette combinaison typiquement moderne fait didéalisme et dune conception matérialiste et athée de lunivers » (ibid., p. 156).

La modernité semble donc, chez Strauss, complexe, ambiguë. Daniel Tanguay et Sylvie Courtine-Denamy5 remarquaient déjà cette ambiguïté et en concluaient que le trait dominant de la modernité, dans la pensée de Strauss, restait la rupture. Doit-on abandonner lidée de continuité pour 139autant ? Au-delà de lhonnêteté intellectuelle de Strauss qui le pousse à se confronter à lhypothèse de la continuité, la tension manifeste entre rupture et continuité à la modernité souligne la place centrale quoccupe la sécularisation – et donc la religion – dans la compréhension de la modernité. Strauss le sait, évidemment, cest pourquoi il nélude pas la question. Néanmoins, il est amené à insister davantage sur la rupture car sa philosophie se forge sur lopposition entre droit naturel moderne et droit naturel ancien, ainsi quentre homme moderne et homme antique. Et surtout, le problème de la continuité est quelle accorde une place prépondérante au christianisme et, nous le verrons, celui-ci a tendance à être esquivé par Strauss, notamment dans sa conception de la modernité et de la loi naturelle. La continuité ne se résume pourtant pas au christianisme, ce qui rend son intérêt dautant plus important. Pour comprendre ce que Strauss a à lesprit, il faut tenir compte de deux choses : dune part, la modernité nest pas homogène, il décrit en effet une modernité se déroulant en trois phases (trois vagues), allant de Machiavel à Heidegger, et où chaque vague rompt un peu plus avec la nature et la théologie. La pensée contractualiste sinsère, elle, dans la première vague de la modernité (Hobbes, Locke), ainsi que dans la deuxième (Rousseau). Ceci implique que la question de la nature et de la religion marque la continuité et, sil y a rupture, elle est progressive ; de plus, la pensée contractualiste nest pas concernée par la rupture en tant que telle puisque celle-ci nintervient réellement que dans la troisième vague, chez Nietzsche et plus particulièrement chez Heidegger. Dautre part, il ne faut pas perdre de vue la méthode de Strauss, celui-ci interprète lévénement comme le résultat de létat de la pensée, cest pourquoi il sattache à établir une généalogie de la pensée dont lobjectif est de retrouver une origine : la philosophie platonicienne. Et cest cet état desprit généalogique qui implique une continuité : la tradition. Le fil de la tradition est incarné par le droit naturel et la Loi – Athènes et Jérusalem – qui sont les deux piliers de la pensée occidentale. À ce titre, comprendre la pensée contractualiste, et son influence dans la formation de la société civile, revient à saisir ce quil reste, dans cette pensée, du droit naturel et de la Loi. Cest à partir de là quon pourra déterminer sil convient de parler de rupture ou de continuité dans la modernité naissante, ou bien sil est plus opportun – et cest là notre thèse – de parler de « rupture-continuité ». En effet, Leo Strauss, bien quinterprétant 140la modernité comme rupture, semble ne pas réussir à rejeter lidée de continuité et laisse ainsi une porte ouverte aux partisans du « théorème de la sécularisation ». Ce faisant, Strauss ne sort donc pas entièrement de la continuité, il est, dans une certaine mesure, pris dans la boucle de la continuité, et cela nous amène dès lors à envisager une autre lecture de la modernité qui dépasse les conflits entre partisans de la rupture et partisans de la continuité : la modernité comme « rupture-continuité ». Pour exprimer cette idée, on se focalisera tout dabord sur les ambiguïtés de la pensée de Hobbes, mises en lumière par Leo Strauss, et qui montrent que la crise, le désordre, étend ses ramifications, entre autres, dans le contractualisme ; il sen suivra une analyse plus personnelle – bien que dinspiration straussienne, en comprenant lévolution de la société civile comme un effritement de son contenu politique – sur la société civile de Hobbes qui, oscillant entre léconomique et le politique, semble valider la thèse de la « rupture-continuité » de la modernité.

Une modernité ambiguë

Strauss pense que le monde actuel, et la démocratie libérale en premier lieu, est en crise. Lorigine de cette crise est à trouver du côté de la philosophie moderne, autrement dit, Strauss pense que le rationalisme moderne est destructeur. Destructeur par rapport à quoi ? Outre son influence sur les institutions modernes, le rationalisme moderne, en particulier le contractualisme, sest attaqué aux deux piliers de la tradition : le droit naturel et la Loi. À ce titre, ils servent de fil conducteur pour comprendre la modernité.

Dans sa biographie intellectuelle consacrée à Leo Strauss, Daniel Tanguay met en avant le rôle clé joué par le droit naturel et la Loi dans la compréhension straussienne de la rupture moderne puisquils mettent en tension la philosophie moderne et la philosophie prémoderne. Dans cette dernière, la nature et la Loi – assimilées à la raison et la Révélation – servent de normes transcendantes afin de guider et orienter la vie politique et sociale. Bien quopposées, puisque la raison loue la vie philosophique et la Révélation la vie consacrée à lobéissance 141divine, elles peuvent cependant se rejoindre. La philosophie ancienne et la Révélation faisaient en effet de la perfection humaine – de la vertu – lhorizon de la loi. À ce titre, le rationalisme classique était réceptif à la Révélation dans le sens où le salut humain ne peut se faire sans une Loi – religieuse ou non. Pour Strauss, on atteint un sommet de la pensée dans le Moyen Âge juif et musulman grâce à un rapport équilibré entre foi et raison. Depuis cette apothéose, le droit naturel et la religion sont en déclin. Ce déclin samorce avec lémergence des premières idées modernes qui introduisent le combat entre autonomie et hétéronomie. La loi divine et la loi naturelle sont en effet un frein à létablissement dune société où seuls règnent lhomme et les lois humaines. Le projet moderne vise en réalité une société dont le but est lamélioration de la condition humaine, et ce projet nécessite une critique de la religion ou, dans le contexte occidental, une critique du christianisme. Les Modernes voient en effet dans le christianisme une survivance du monde ancien ; à ce titre, Strauss parle de colère anti-théologique. Doù vient cette colère ? Elle vient du désenchantement du monde, la providence chrétienne apportait une espérance permettant aux hommes daffronter la dureté de la vie. Or, en congédiant Dieu, la nature se révèle à lhomme dans toute son hostilité, dès lors elle devient un ennemi à maîtriser.

La critique de la religion – qui sert de base à la pensée contractualiste hobbienne – va de pair avec la volonté de contrôler la nature. Machiavel, bien que non contractualiste, est le premier à montrer une révolte contre la religion typiquement moderne. Strauss affirme en effet que son enseignement « est immoral et irréligieux » (Strauss, 1982, p. 43), Machiavel fait référence « à la Fortune, mais à Dieu jamais » (ibid., p. 246). Lélément irréligieux est la Fortune qui, chez Machiavel, est le noyau central de la cosmologie, de la philosophie naturelle et de la théologie. Or, croire en la Fortune implique de rejeter « les termes “âmes”, “lautre vie” et “lautre monde” » (ibid., p. 221). Ce faisant, Machiavel soppose à la cosmologie téléologique ancienne ainsi quà la providence divine. La Fortune, ainsi définie, marque une rupture avec la pensée de lAntiquité et du Moyen Âge.

Le passage de Dieu à la Fortune nest pas un hasard, elle est une sorte de première étape dans la volonté de maîtriser la nature. En effet, le Dieu biblique était auparavant perçu comme un tyran cruel et vengeur auquel lhomme navait dautre choix que de sincliner, tandis que 142la Fortune est comprise comme un élément, certes hors de lhomme, mais quil est possible de maîtriser, en partie, grâce à lhabilité et la ruse. Contrairement à la puissance divine illimitée, la puissance de la Fortune est limitée, elle peut céder face à lhomme fort qui soppose à elle par sa vertu. Par conséquent, la vertu est redéfinie, elle nest plus la bonté et le souci dautrui mais reflète les capacités personnelles de courage et de vitalité à même de contrôler la Fortune.

Grâce à la Fortune, Machiavel propose une « révolte “réaliste” » (Strauss, 2008a, p. 163). Pourquoi réaliste ? Parce quil refuse la passivité dune attente de linstauration éventuelle du meilleur régime et propose de partir des choses telles quelles sont et de les transformer dans les faits. Devenir réaliste consiste à maîtriser la Fortune, la chance, et cela passe par un abaissement des standards : on ne sintéresse plus à ce quil y a de plus haut chez hommes – la vertu – mais à ce quil y a de plus bas – les passions. Machiavel « abaissait délibérément le but ultime, et cela afin daugmenter les chances de latteindre » (ibid.). Être acteur, être réaliste, revient donc à sintéresser aux passions, cest ainsi que la société pourra être transformée.

Cest sur ce terrain quHobbes produit sa philosophie, il se sert de la révolte réaliste machiavélienne pour produire un modèle de société complètement athée, cest-à-dire pour approfondir sa critique de la religion. Cette critique repose sur lopposition que fait Hobbes entre nature et art (ou civilisation). Cela implique de rejeter radicalement la nature et Dieu. Pour Hobbes, la nature est le mal ou lennemie car, même sil cherche à la maîtriser, elle restera toujours pour lhomme « une parfaite énigme » (ibid., p. 160). Autrement dit, à la fois la nature et Dieu sont incompréhensibles à lhomme6. Une telle conception implique un renversement dans la croyance divine, un tel renversement pourrait être qualifié de rupture.

Si, chez Hobbes, la nature et Dieu ne sont plus souverains, qui ou quoi lest désormais ? Il sagit de lart, cest-à-dire ce que lhomme est capable de créer. Comme il ny a pas dharmonie naturelle entre lhomme et la nature, être souverain cest utiliser des outils artificiels7 pour dominer la nature. Et, puisque la domination de la nature nimplique pas quon la comprenne, cette domination est illimitée. Pour Strauss, dans la pensée 143hobbienne, « les œuvres de lart sont en principe compréhensibles », le passage de la nature à lart constitue la philosophie de Hobbes qui est « une philosophie de la civilisation » (Strauss, 2005, p. 123), cest-à-dire quelle implique non seulement une quantité darts élevés et développés, mais elle garantit également la souveraineté de lhomme. Ainsi, la société civile areligieuse de Hobbes est artificielle, crée par lhomme, et fait régner lindividu en dehors de tout standard religieux ou naturel.

Lidée de rupture sexprime donc avant tout dans la perception de la nature : la nature est le mal, il faut la contrôler, la maîtriser, pour la rendre supportable à lhomme. Cest pourquoi Machiavel remplaça la providence par la Fortune, dans le même esprit, Hobbes fit de la nature une norme négative qui devait être surpassée par lart, la convention. Autrement dit, la dureté de la nature est à la base de la critique de la religion et donc de la fondation de la société civile.

Outre la Loi, Hobbes sattache également à redéfinir le droit naturel. Le droit naturel moderne sinscrit, pour Strauss, en rupture avec le droit naturel ancien. Si Strauss parle ici de rupture cest parce quil a une vision particulière du droit naturel. Traditionnellement, on fait remonter la loi naturelle aux stoïciens8, cette loi a influencé le droit romain qui a ensuite irrigué la doctrine chrétienne pour étendre ses ramifications jusque dans les révolutions américaine et française. Cette vision traditionnelle de la loi naturelle gêne Strauss car elle implique une continuité. Pour insister sur la rupture entre droit naturel ancien et droit naturel moderne, Strauss émancipe le droit naturel de la loi naturelle9. Pour Strauss, le droit naturel est linterrogation sur ce qui est bon et juste par nature et remonte à Platon et Aristote, il est donc dépendant dune réflexion philosophique sur la nature. La loi naturelle, elle, a sa fondation dans lordre théologique10, cest-à-dire lensemble des commandements moraux que Dieu a inscrits dans le cœur de tous les hommes. Si le droit naturel garantit son universalité grâce à la nature, la loi naturelle garantit la sienne grâce à Dieu et à une justice divine qui punit et récompense les actions des hommes. Strauss distingue donc le droit naturel – qui loue la vie philosophique – de la loi – qui défend la vie politique et morale.

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Débarrassé du substrat religieux de la loi naturelle, Strauss peut entreprendre de confronter le droit naturel moderne au droit naturel prémoderne. Pour se faire, il insiste sur la caractéristique anthropologie du droit naturel. Le droit naturel ancien était organisé autour dune téléologie, cest-à-dire dun ordre hiérarchisé des fins humaines11 où la fin la plus basse était la conservation de soi et la fin la plus haute, la vertu. La perfection humaine (la vertu) est une quête individuelle que lhomme réalise ou non ; il serait même plus opportun de dire que cette quête est difficilement atteignable et que seuls les meilleurs hommes peuvent tout au plus sen approcher. Une telle anthropologie est liée à la question du régime politique car « pour atteindre à son plus haut accomplissement, lhomme doit vivre dans la meilleure des sociétés » (Strauss, 2008a, p. 128). Si les Anciens visaient la perfection humaine et le meilleur régime politique, ni lun ni lautre ne semblent atteignables. Cest face à cette incertitude que Machiavel proposa une révolte réaliste. Cette révolte se base sur un abaissement des standards, cest-à-dire un abaissement des exigences de la philosophie classique : Machiavel ne sintéresse plus à ce qui est haut et incertain – lexcellence humaine et les vertus morales –, mais à ce qui est bas et certain – le « patriotisme et les simples vertus politiques » (ibid., p. 163). Lidée est donc de construire bas mais solide, une telle construction est rendue possible par la maîtrise de la nature qui est aussi une maîtrise de la nature humaine. Si Machiavel semble rompre avec le droit naturel ancien, il ne rompt pas avec le civisme, la révolte réaliste implique en effet que les citoyens maîtrisent leur destin qui demeure encore un projet commun ; il reste donc quelque chose de la cité grecque dans la pensée machiavélienne.

Rompre avec un projet commun nécessite une prise en considération plus profonde de lindividualité, cest par cette dernière que lhomme sautonomise et devient son propre fondement. Or, faire de lhomme un point central implique quon se focalise davantage sur les droits plutôt que sur les devoirs. Une telle entreprise est suivie par Thomas Hobbes qui va poursuivre le travail de Machiavel, cest-à-dire construire bas mais solide, en sintéressant aux passions humaines. La passion humaine la plus basse et la plus solide est la peur de la mort. De là va émerger le droit à la conservation de la vie qui est la souche première dans 145lélaboration des droits de lhomme. En dautres termes, les passions sont à lorigine du droit. Ainsi, on passe, à la modernité, de la recherche de lexcellence humaine à la peur de la mort, ou encore des besoins de lâme (la perfection) aux besoins du corps (la conservation de soi). Strauss y voit là une dégradation de la morale, et, plus généralement, de la pensée. Cette chute de la morale implique en effet, pour Strauss, un bouleversement du rapport à la loi : désormais laccent est mis sur le droit au détriment de la loi (ou des devoirs). Un tel reversement caractérise le droit naturel moderne.

Hobbes a dabord distingué loi naturelle et droit naturel, « la claire primauté du “droit” sur la “loi”, et déjà leur rigoureuse distinction, constituait une nouveauté » (Strauss, 1991, p. 222). Chez Hobbes, la distinction entre droit et loi revient à la distinction entre liberté et obligation. Cette distinction signifie que ce qui est de lordre de la loi, des devoirs, est extérieur à lindividu, au contraire, le droit est attaché à lindividu, il est en cela supérieur à la loi. Si cette distinction montre la primauté du droit sur les devoirs – et donc renforce lindividualité – elle montre également quil nest plus nécessaire de se référer à un ordre transcendant en ce qui concerne le bon et le juste. Cela produit une nouvelle conception de lhomme et de la morale. Strauss souligne en effet « lorientation morale qui sous-tend la philosophie politique de Hobbes » et qui « constitue la couche la plus profonde de lesprit moderne » (ibid., p. 20). Pour comprendre cela, il faut en revenir à la distinction caractéristique des contractualistes du xviie et du xviiie siècle : lopposition entre état de nature et État civil. Létat de nature hobbien est un état de guerre de tous contre tous, de telle sorte que la passion la plus vive qui anime les hommes est la peur dune mort violente. En contre-pôle de cette passion on retrouve le désir humain le plus profond : le désir de conservation. Ce désir est la source du droit naturel, il est le droit absolu, la source de toute moralité ; cest ce désir qui pousse les hommes à chercher la paix et à entrer en société civile. Pour passer de létat de nature à lÉtat civil (ou société civile), les hommes consentent à aliéner leurs volontés particulières au profit du souverain. Ils limitent leur liberté par le calcul de leurs intérêts : létat de guerre menace la conservation, et donc le droit, il est alors rationnel dentrer en société civile et dinstituer le souverain afin quil préserve ce droit à la conservation en assurant la paix et la sécurité. Le droit précède donc et limite lÉtat. La légitimité 146du souverain moderne est immanente, elle correspond à un transfert des souverainetés individuelles et nest liée à aucun ordre extérieur naturel et à aucune volonté divine. Ce faisant, la politique moderne introduit une verticalité immanente entre le souverain et ses sujets, alors que lorganisation politique antique – en particulier dans la cité décrite par Aristote – était caractérisée par son horizontalité, chaque citoyen était en effet appelé, à tour de rôle, à obéir puis à gouverner.

Fonder le droit sur lopposition entre nature et civil constitue un renversement par rapport au droit naturel ancien. Chez Hobbes, on passe de la loi naturelle ancienne – où le devoir est basé sur les fins humaines les plus élevées – au droit naturel moderne où les devoirs ne sont que la conséquence dun droit premier et absolu, « la mort prend la place du telos » (Strauss, 2008a, p. 165). Cela implique une redéfinition de la morale et donc de lindividu : le droit naturel ancien contraignait les individus à viser le bien commun, alors que le droit naturel moderne se forge sur les intérêts individuels. À ce titre, lÉtat nest plus cette institution naturelle qui a pour fin de guider les citoyens vers la vertu, cest une institution artificielle qui nest quun moyen pour protéger les droits individuels. Si la cité nest plus naturelle, cela sous-entend que le droit précède lÉtat, idée impensable dans la science aristotélico-platonicienne. Le caractère individualiste de la thèse hobbienne rompt avec la thèse aristotélicienne de la nature politique de lhomme. Cette dernière supposait quil existait un Tout qui était antérieur et supérieur à lindividu qui nen formait quune partie ; avec Hobbes, lindividu nest plus considéré comme une partie du Tout mais comme une unité, un Tout, à part entière. « Quelles que soient ses qualités, lindividu en tant que tel – et non pas simplement comme le voulait Aristote, lhomme qui transcende lhumanité – doit être regardé comme un être essentiellement complet indépendamment de la société civile » (ibid., p. 167). Ce faisant, il nest plus possible de regarder lhomme moderne comme lhomme antique. Le monde prémoderne était aristocratique car la quête de la vertu était élitiste, inégale ; or le monde moderne, en se focalisant sur lindividu et ses droits, produit une égalité politique car « si tout le monde a par nature le droit de se conserver en vie, tout le monde a forcément droit aux moyens que requiert cette fin ». Si Aristote considérait lhomme sage comme le meilleur juge, Hobbes, quant à lui, considère que chaque individu – le sage comme le non sage – est le 147meilleur juge de son propre cas, Strauss en conclut à un « droit naturel à limbécilité » (ibid., p. 168).

Cette nouvelle interprétation du droit naturel organisé autour de lindividu et du droit à la conservation met en avant les droits au détriment des devoirs. Strauss sappuie sur cela pour rompre avec le droit naturel ancien et faire de Hobbes le fondateur du libéralisme.

On vient de voir que la critique de la religion, la nouvelle interprétation hobbienne du droit naturel et la nouvelle conception de lhomme soulignaient la rupture entre le monde moderne et le monde prémoderne. Néanmoins, ni le conventionnalisme (ou contractualisme) ni la critique de la religion (ou lathéisme) ne sont nouveaux, ils ont une histoire dont Strauss fait remonter lorigine à Épicure.

Pour Strauss, la pensée antique est caractérisée par lopposition entre nature et convention12. Épicure représente larchétype du conventionnalisme à lAntiquité car il ne pense pas quil puisse y avoir correspondance entre le juste par nature et le juste par convention. Il défend une nature asociale de lhomme, la loi et le juste napparaissent que grâce à la convention, autrement dit la loi et la cité sont artificielles. La nature ne peut donc plus servir de standard pour le bien, le bien sidentifie désormais à lagréable, car « chacun cherche naturellement son bien propre ; tout souci du bien dautrui est dérivé » (ibid., p. 106). Cela implique un effritement de lidée de bien commun, le bien devient plus personnel puisquattaché au plaisir. Cette quête de lagréable est mise à mal par la peur des dieux, ou la peur devant la mort, car elle menace la tranquillité de lâme et donc le plaisir individuel. Épicure sattache alors à montrer que la peur devant la divinité et devant la mort est « sans objet » (Strauss, 1988, p. 28). De ce fait, il représente pour Strauss un classique de la critique de la religion. La tranquillité de lâme pousse les épicuriens à chercher à vivre en retrait, à labri, on parle dhédonisme passif, apolitique.

Bien que lathéisme moderne ne soit pas lathéisme ancien, on peut y voir une continuité au moins dans la recherche de la paix. Avec Hobbes, la recherche de la paix de lâme sétend à la recherche de la paix civile. La critique de la religion sintensifie chez Hobbes car les guerres de religion menacent non pas la tranquillité de lâme individuelle mais la 148société tout entière. Si Épicure soulignait lillusion de la religion – et, à ce titre, il se montre sceptique et non dogmatique –, les Modernes, eux, soulignent « le caractère illusoire de lillusion » (ibid., p. 29). La religion empêche les hommes de jouir des biens ici-bas en espérant un au-delà imaginaire, mais surtout, elle freine la mise en place du projet moderne : la création dun monde dépendant du contrôle humain et où la créativité humaine est perçue comme lobjet le plus élevé du rationalisme moderne.

Hobbes est un contractualiste, à ce titre, il partage un certain nombre de points communs avec le conventionnalisme dÉpicure. Lhomme est par nature un animal apolitique et asocial, par conséquent, Hobbes assimile aussi le bien à lagréable. Cependant, et au contraire dÉpicure, cette quête de lagréable nimplique pas de vivre reclus, à labri, Hobbes lui donne une dimension politique, on passe dun hédonisme apolitique à un hédonisme politique. Ce changement bouleverse « la vie humaine dans des proportions jamais égalées jusqualors », les hommes doivent mener une vie active, le bonheur ne satteint que par laction. De plus, alors quÉpicure reconnaissait que la vie sociale nécessitait « la croyance en Dieu ou ladoration de dieux », Hobbes, lui, associe « athéisme politique et hédonisme politique » (Strauss, 2008a, p. 156), ainsi, il devient le premier philosophe à penser une société véritablement athée. Pour Strauss, « comparée à lépicurisme originel, la critique par Hobbes de la tradition religieuse se présente comme une modification postchrétienne de lépicurisme » (Strauss, 2005, p. 72). Enfin, bien que Hobbes saccorde avec la tradition idéaliste au sujet de lier lexistence de la société civile au droit naturel, il en diffère radicalement quand il élabore un état de nature, cest-à-dire un état prépolitique dans lequel lhomme jouit de droits naturels. Si la vision hobbienne du conventionnalisme peut varier de celle dÉpicure, Hobbes fait néanmoins partie de la tradition de la critique de la religion lancée par Épicure ; il y a en cela une continuité.

Le problème de ce rapide historique de la critique de la religion est quil est aisé dy voir une sécularisation du christianisme. La philosophie moderne, en cherchant le « soulagement de la condition de lhomme », serait « comme inspirée par la charité biblique, et lon pourrait en conséquence décrier la philosophie classique comme païenne et comme fondée sur le péché dorgueil ». Néanmoins, pour Strauss, « il est plus clair, et en même temps plus conforme à lesprit de la conception 149moderne, de dire que les Modernes ont opposé une conception “réaliste”, terrestre, pour ne pas dire terre-à-terre, à la conception “idéaliste”, céleste, pour ne pas dire chimérique des classiques » (Strauss, 1990a, p. 38). Cette conception est renforcée par la compréhension qua Strauss de la sécularisation :

La « sécularisation » est la « temporalisation » du spirituel ou de léternel. Cest la tentative faite pour intégrer léternel dans un contexte temporel. Elle présuppose donc que léternel nest plus compris comme léternel. La « sécularisation » en dautres termes présuppose un changement radical de pensée, le passage dun plan à un autre entièrement différent. Ce changement radical se manifeste sans déguisement avec lapparition de la philosophie ou de la science moderne (Strauss, 2008a, p. 273)

Strauss parle de « changement radical » – cest-à-dire la modernité –, en ce sens, il insiste plus sur ce qui distingue la philosophie moderne de la philosophie classique que sur ce qui demeure du christianisme dans les concepts modernes. En particulier, Strauss insiste sur la nouvelle conception de lhomme propre à la modernité, qui est une nouvelle conception de la morale. La morale ancienne supposait que lhomme était mauvais et la moralité publique visait à perfectionner lhomme pour quil adopte une conduite vertueuse ; la morale moderne, au contraire, suppose que lhomme est bon par nature, il est donc autonome, sa morale est privée, il agit et soriente par le calcul de ses propres intérêts. Mais une telle vision de la morale est-elle séparée de la moralité chrétienne ? « La pensée moderne naît dun combat contre lÉglise, mais en réalité la plupart des catégories empruntées au christianisme sont conservées et même renforcées, comme en témoignent lusage de la notion de subjectivité et le fait que la religion, confiée à la sphère privée, se distingue de moins en moins de la morale » (Pelluchon, 2005, p. 11).

Cette sorte doscillation entre rupture et continuité au sujet de la Loi – comprise comme une totalité de la vie morale, politique et spirituelle – trouve une explication dans la pensée de Strauss. Il est vrai que ce dernier oppose la philosophie classique et la Révélation à la philosophie moderne, et cest en ce sens quest comprise la rupture. Le problème est quil ne perçoit pas la Révélation de façon homogène, il distingue la Révélation juive et musulmane de la Révélation chrétienne. Pourquoi ? Car cette dernière ne repose pas sur une Loi, autrement 150dit, elle dissocie la politique de la perfection humaine. La philosophie ancienne et la Révélation juive et musulmane faisaient de la perfection humaine – de la vertu – lhorizon de la loi. À ce titre, le rationalisme classique était réceptif à la Révélation dans le sens où le salut humain ne peut se faire sans une Loi, issue ou non de la Révélation. Le christianisme sépare politique et spiritualité, la portée de la politique se trouve par conséquent réduite. La politique ne signifie désormais que la gestion des affaires humaines et abandonne donc les questions relatives à la vertu et à la perfection humaine. De plus, cette séparation implique une intériorisation du contenu de la foi, celle-ci est reléguée à la sphère privée, ce qui entraîne une privatisation de la morale. Et plus la morale devient privée, plus on perd de vue lidée du bien commun ; ce faisant, on observe une augmentation de la subjectivation qui implique que les valeurs personnelles deviennent le standard de la pensée et de laction. On a ici tout le ferment qui donnera naissance au relativisme moderne. En dautres termes, le christianisme sinscrit parfaitement dans le cadre de pensée des Modernes décrit par Strauss. Ces derniers utilisaient en effet la distinction entre politique et spiritualité pour mener leur combat contre lÉglise. Bien quen principe victime, lÉglise a fourni les éléments de sa propre dislocation aux Lumières. Cest parce que le christianisme a donné à lOccident un tel cadre de pensée que Strauss le classe parmi les Modernes ; en ce sens, il participe au nihilisme contemporain. Cependant, Strauss, en raison de lincompatibilité entre foi et raison, ne peut raisonnablement pas assimiler christianisme et philosophie moderne car cela reviendrait à une dénaturation des concepts théologiques propres à la Révélation. Mais on ne peut pas également nier le lien qui peut exister entre christianisme et pensée moderne car cette dernière est née en Occident, dans le monde chrétien, cest donc la chrétienté qui a donné un sens et un fondement à la critique de la religion.

À bien des égards, on pourrait dire que lhésitation entre rupture et continuité à la modernité est tout entier contenue dans le christianisme. On retrouve en effet cela à la fois dans le droit naturel et dans la Loi : pour comprendre le droit naturel ancien, Strauss se sépare de la loi naturelle, à laquelle il trouve un fondement théologique, portée à sa perfection par Thomas dAquin ; et, en ce qui concerne la Loi, il insiste sur la proximité entre le christianisme et les Modernes. Mais, en dehors 151de cet élément religieux, il est possible de trouver de la continuité dans la raison, dans le droit naturel lui-même.

Strauss oppose le droit naturel moderne au droit naturel ancien mais il est cependant possible de voir quelque chose de commun : la nature. Certes, sa définition change puisque la nature nest plus, à la modernité, quun objet à maîtriser, mais lopposition hobbienne entre état de nature et État civil implique quelle serve toujours de norme. Si, dans la philosophie classique, la nature sert de norme positive pour saisir le bon et le juste, dans la pensée de Hobbes, elle sert de norme négative, elle indique la nature comme le mal à surmonter. Hobbes continue à parler de nature et donc de nature humaine, il reste donc attaché à une anthropologie, une définition de lhomme, ce qui implique quil cherche toujours une réponse à la question de la « juste vie de lhomme » (Strauss, 1991, p. 16), cest-à-dire quil maintient une philosophie politique. À ce titre, Strauss parle de « philosophie politique de Hobbes » (ibid., p. 17). Ainsi, la philosophie de Thomas Hobbes sinscrit à la fois en rupture et en continuité avec lAntiquité, il poursuit la tradition tout en la retournant. La tradition du droit naturel demeure tant quon sintéresse à une anthropologie, tant quon a le mot nature à lesprit. La nature nous indique donc à la fois la rupture et la continuité ; dans le moment contractualiste moderne, la nature est renversée mais elle ne disparaît pas. Au contraire, les Lumières, via leur critique de la religion, tentent de réhabiliter le naturel en niant – ou limitant – le surnaturel13, mais cest un échec puisquil subsiste un résidu de surnaturel dans la pensée moderne que Strauss qualifie de semi-théiste. Parler de rupture exige en réalité quon aille plus loin dans la séparation avec la nature.

Il faudrait donc voir dans le contractualisme moderne une situation « dentre-deux » : il lance la modernité en souhaitant rompre avec la pensée ancienne, mais la rupture nest pas assez radicale pour sémanciper complètement de la tradition. Une ambiguïté que lon retrouve dans la société civile des contractualistes qui nest plus la cité aristotélicienne mais qui nest pas encore le marché dAdam Smith.

152

La société civile de Hobbes : rupture
ou continuité avec la cité ?

La société civile est un terme politique polysémique au champ sémantique polymorphe. Si, à son origine, elle désigne la cité, la communauté politiquement organisée, sa définition ne cesse de changer au cours du temps : chez Hobbes, elle désigne le Léviathan, lÉtat civil ; chez Rousseau, elle est le contrat social ; chez Smith, elle est le marché ; et chez Hegel, elle désigne la société par opposition à lÉtat. La société civile semble se redéfinir en fonction des crises politiques, il est vrai que la cité décrite par Aristote émerge en pleine crise de la société hellénique, la cité terrestre dAugustin en pleine crise de la civilisation romaine, ou encore le Léviathan de Hobbes en plein conflit européen entre les souverains et lautorité papale.

Face à cette souplesse sémantique, il est opportun de repartir de son origine : la cité chez Aristote. Pourquoi ? Car la société civile regroupe en son sein tout un tas de problématiques liées entre autres à la nature, à la démocratie, à la politique, à léconomie ou à la civilisation. À ce titre, Leo Strauss, dans son analyse de la modernité, met régulièrement laccent sur la civilisation14. Étymologiquement, « civile » de « société civile » est la traduction du latin civitas qui est lui-même la traduction du grec polis. Ainsi, à son origine, le mot « civil » renvoie à la cité et donc à la politique, dès lors la civilisation est politique. Or, Strauss dénonce, à linstar de Carl Schmitt15, une modification de la signification de la civilisation à la modernité, qui devient, notamment dans le but ultime de la modernité – dans la société universelle –, la sphère du plaisir, du profit, de la production et de la consommation16. En effet, « la dépolitisation nest pas seulement le résultat accidentel ou même nécessaire du développement moderne, mais son but originel et essentiel » (Strauss, 1990b, p. 130). La modernité opère donc, selon Strauss, une distinction entre politique et civilisation, où cette dernière sidentifie désormais au 153domaine économique : lhomme policé devient lhomme bourgeois. Si on applique cette redéfinition de la civilisation au concept de société civile, on constate que tout se passe comme si, au cours du temps, on essayait de vider la société civile de son contenu politique pour arriver, à la modernité, à lassimiler aux activités économiques, notamment dans le marché dAdam Smith. Cependant, entre Aristote et Smith, se trouvent les contractualistes – tels que Hobbes, Locke et Rousseau – qui fondent une société civile où la civilisation semble osciller entre le politique et léconomique, autrement dit il ny a pas encore de coupure complète entre la politique et la civilisation. Strauss est moins nuancé puisquil fait de Hobbes un penseur antipolitique, ce dernier cherche en effet à imposer la civilisation – comme société coopérative de consommation et de production – pour lutter contre la dangerosité de lhomme contenue dans sa force politique (désir de pouvoir) à létat de nature17. Ainsi, pour Strauss, Hobbes lance lidée de civilisation moderne car il vide la société de son contenu politique. Néanmoins, nous prendrons des distances avec cette interprétation puisquil nous semble plus significatif de souligner loscillation caractéristique de la société civile de Hobbes qui nest pas sans rappeler les propres ambiguïtés de sa philosophie moderne vues précédemment. Une telle description de la société civile comme oscillation entre le politique et léconomique tendrait à apporter du crédit à notre thèse de la « rupture-continuité » propre à la modernité, où la politique indique la continuité et léconomie la rupture.

Chez Aristote, la société civile est la cité, cest-à-dire la communauté naturelle politiquement organisée. Cela suppose à la fois que la nature est perçue comme un bien – et donc comme une norme positive – et que lhomme est un animal social et politique. La nature est perçue comme un bien car elle correspond, dans le cadre de la cité, à la finalité de lhomme qui est la vie selon la vertu18. Puisque lhomme est un animal politique, bien vivre nécessite un bon régime politique, autrement dit la quête du meilleur régime est une quête fondamentale. Il nest donc pas question de séparer société et État, chez Aristote, les deux termes sont synonymes.

La consistance de la société civile aristotélicienne tient dans son opposition à la famille19. Cette opposition est fondamentale, ce sont 154deux sphères cloisonnées, et on ne peut imaginer ni une fusion ni une inversion entre les deux. La famille – ou la sphère privée – est le lieu de léconomie, de la satisfaction des besoins, des besoins du corps, il nest question que de vivre ou de survivre. Les rapports entre individus sont des rapports hétérogènes, de domination, qui séparent et hiérarchisent les individus : le chef de famille commande de manière unilatérale ceux qui sont par nature amenés à obéir (femme, enfants, esclaves). La famille est donc le siège dune organisation verticale irréversible. Au contraire, la cité – ou sphère publique – est le lieu de la vie politique, du bien commun, où lobjectif nest pas simplement de vivre, mais de bien vivre, cest-à-dire combler les besoins de lâme. Les rapports entre citoyens y sont réciproques : chacun est amené à tour de rôle à diriger puis à obéir. La cité a donc une organisation horizontale et réversible.

Chez Hobbes, ce modèle de société civile a disparu. Les guerres de religion, lémergence de la bourgeoisie marchande et de la souveraineté politique ont créé des innovations et des déplacements – au niveau social, économique et politique – qui rendent le concept aristotélicien de cité invalide. Les contractualistes, en souhaitant apporter la paix civile, vont élaborer un nouveau modèle de société civile – lÉtat civil ou lÉtat moderne20 – qui est, pour ainsi dire, un modèle « anti-cité ». Si chez Aristote lopposition fondamentale distingue la famille de la cité, chez les contractualistes, et chez Hobbes en particulier, il faut désormais distinguer létat de nature de lÉtat civil. Hobbes assimile encore la société civile à lÉtat, cependant cet État na plus rien de naturel, il est artificiel, né de contrats. La nature nest plus le guide de la société, elle nest plus un bien, elle est désormais le mal. Ce mal est exprimé dans létat de nature, qui est un état présocial et prépolitique, où les hommes jouissent de droits naturels. Cela implique que lhomme est désormais considéré comme un animal asocial et apolitique. Lhomme de létat de nature garde un ancrage avec lhomme de la cité car il est doué de raison ; de ce fait, comme la liberté de lhomme naturel est illimitée, létat de nature tend à la guerre, il est donc rationnel de chercher à fuir la guerre et à entrer, via le consentement, en société civile. Ainsi lobjectif de la politique nest plus de viser la vie vertueuse et bonne mais de garantir la paix et la sécurité. La politique nest plus une 155fin, elle nest quun moyen. Dès lors, la question du meilleur régime devient obsolète, ou plutôt, le meilleur régime est uniquement celui qui garantit la paix civile21. Celle-ci permet aux individus de mener leurs activités privées et de satisfaire leurs besoins22 afin de mener une vie agréable. Labaissement des standards propre à la pensée moderne fait quon diminue la qualité – dans le sens des virtualités humaines les plus hautes – de la vie proposée par la société civile : on passe de la vie bonne à la vie agréable. Chez Hobbes, la vie agréable est la vie de la satisfaction des besoins du corps, cest la vie économique. La société civile ne vise donc plus les besoins de lâme mais simplement les besoins du corps. On assiste ainsi à une réduction des exigences humaines : lidée nest plus de viser la perfection mais de se contenter de vivre selon ses intérêts, principalement économiques.

Tout se passe comme si, dans la philosophie de Hobbes, on assistait à une division entre la société – la vie économique – et lÉtat – la vie politique. Cependant, Hobbes ne distingue jamais les deux, cela sexplique par le pacte social. Le pacte social permet le passage de la multitude (plusieurs volontés) à lunité (une seule volonté, le Léviathan), cest-à-dire au corps politique23. La consistance du pacte social tient dans le fait que toutes les volontés se fondent en une ; dès lors quil y a plus dune volonté – ce qui est le cas si on divise la société de lÉtat – la société civile est dissoute. Néanmoins, en faisant passer les activités économiques de la sphère familiale à la société, Hobbes commence à effriter la stricte unité entre corps social et corps politique. De plus, la relation de domination verticale que lon retrouvait dans la famille, chez Aristote, se retrouve, en partie, dans la théorie de la souveraineté de lÉtat moderne : le Léviathan domine ses sujets de manière unilatérale et irréversible. Le passage de la cité à lÉtat civil semble donc correspondre à un transfert des activités économiques et du mode dautorité de la famille à la société civile.

Que conserve la société civile hobbienne de la cité aristotélicienne ? Tout dabord, elle conserve un rapport avec la politique puisquelle signifie encore lÉtat. La politique reste mais elle est redéfinie par lémergence de la souveraineté moderne fondée sur le consentement de chacun. De 156plus, la politique, en raison du rejet de lâme au profit du corps, nest plus une fin mais un moyen pour assurer la paix civile afin de mener une vie agréable, axée sur les besoins du corps.

Elle conserve également un lien avec la nature et le droit naturel, la philosophie de Hobbes est incapable de rompre entièrement avec la nature. Celle-ci est également redéfinie : elle nest plus perçue comme un bien mais comme un mal, et elle nest plus une norme positive mais une norme négative. Cette perception de la nature renforce lindividualité et implique que ce qui est hors de lindividu – la loi naturelle – soit rejeté au profit du droit naturel, attaché à lindividu.

Cette redéfinition de la politique, de la nature et du droit naturel implique que la société soriente davantage sur la satisfaction des besoins de lindividu plutôt que sur son perfectionnement, autrement dit, on privilégie la satisfaction des besoins du corps (économie) au détriment des besoins de lâme (vertu). Dès lors, on fait entrer léconomie dans la sphère publique. Parallèlement, le souverain hobbien – et sa puissance illimitée – occupe seul la fonction politique et aspire donc toute la politique de telle sorte que la société se vide de son contenu policé. Néanmoins la politique ne disparaît pas car les activités économiques, et en premier lieu la propriété, nont dexistence que grâce aux lois civiles et donc au souverain, « le souverain seulement est législateur » (Hobbes, 2000, p. 407). La société civile des contractualistes commence donc à osciller entre léconomique et le politique. Elle nest plus la cité dAristote mais elle nest pas encore la société marchande dAdam Smith. La société civile des contractualistes se retrouve donc dans un entre-deux, tiraillée entre léconomie et la politique, et un tel tiraillement est caractéristique de la pensée contractualiste. Cette dernière se situe en effet à une période charnière où on sape la loi mais on ne peut faire sans elle, on identifie la nature au mal mais elle demeure toujours une norme (certes négative), on chasse le surnaturel mais on adopte un semi-théisme, on rejette les prétentions de la philosophie politique classique mais on sintéresse toujours à la juste vie. Cette ambiguïté fait quon ne peut pas trancher entre rupture et continuité, la pensée contractualiste nest ni rupture, ni continuité, ou alors elle est les deux à la fois, peut-être devrions-nous parler de « rupture-continuité ».

Cette confrontation entre société civile et pensée contractualiste montre, comme le remarquait Strauss, que la dégradation de lidée de 157nature et de la politique vont de pair. En effet, pour Strauss, la politique est la condition naturelle de lhomme, et, plus on avance dans lhistoire de la pensée, plus le naturel a tendance à être remplacé par lartificiel et plus la politique a tendance à être remplacée par léconomie. Ainsi, soulever le problème du remplacement de la politique par léconomie implique de soulever la question du droit naturel et donc de la philosophie. Avec le contractualisme, cest lidée même de philosophie politique qui est en jeu.

Conclusion :
Strauss était-il un contractualiste ?

Tout dabord, il faut savoir de quel contractualisme on parle, car, comme on vient de le voir, dans son histoire, le contractualisme nest pas homogène. Bien quils partagent des points communs, le contractualisme de Hobbes nest pas celui dÉpicure ni celui de John Rawls. Si on sintéresse au pacte social de Hobbes, caractérisé par une pensée en « rupture-continuité », Strauss ne devrait pas se sentir à laise face à cette situation dentre-deux. Bien que Hobbes vise une société athée, il ne peut sempêcher de conserver un résidu de surnaturel dans sa philosophie. Strauss critique ce semi-théisme24 car on ne peut être philosophe et théologien en même temps, toute synthèse ou tout entre-deux est impossible, en vertu de la distinction entre foi et raison, on est soit philosophe soit théologien25. La philosophie de Strauss exige ainsi quon fasse un choix.

Le contractualisme pose également un problème méthodologique, où le couple nature-civil, qui lance la modernité, tend à empêcher toute saisie des concepts prémodernes. Ce couple vise en effet à rompre avec 158le passé et nuit, par conséquent, à la propre entreprise straussienne qui cherche à comprendre les Anciens comme ils se sont compris eux-mêmes. Cependant, le contractualisme est insuffisant, à lui seul, pour expliquer la crise, Strauss mettra notamment en avant le rôle du positivisme et de lhistoricisme dans le relativisme des sciences sociales, mais il est intéressant de voir que la pensée de Hobbes – en sapant les devoirs au profit des droits, en identifiant le bien à lagréable, en renforçant lindividualité et la morale privée – est à la fois à lorigine du libéralisme et de sa crise.

Dune manière générale, en tant quadepte du droit naturel ancien, Strauss loue la philosophie politique classique. Sil estime que la vie philosophique est supérieure à la vie politique et morale, la première ne peut faire sans la seconde, autrement dit, la philosophie nest pas détachable de la morale. À ce titre, il défend la nature politique de lhomme ; autrement dit, la société est naturelle et nest pas née de contrats. De même, la nature doit servir détalon pour le bien et le juste, Strauss nassimile donc pas le juste au conventionnel, et il prendra dailleurs toujours position contre le néokantisme des intellectuels de son temps, en particulier dans le cadre du positivisme juridique. Le reproche que fait Strauss à la thèse contractualiste revient à lattitude critique des Anciens envers la thèse conventionnaliste, laquelle entraînait une « dépréciation de la société civile » (Strauss, 2008a, p. 113), et donc de la vie en commun, ou encore de la possibilité qua lindividu de se perfectionner. Les temps modernes ajoutent à cela le rejet de la nature comme étalon, ainsi la nature ne peut plus servir de centre normatif pour orienter la société. Pour Strauss, le contractualisme ne cache pas quune dépréciation de la société civile, il suppose également une dévaluation de la philosophie et de la morale en rejetant lâme au profit du corps. Il dénonce également les dérives de lindividualité fermée à tout ordre transcendant et animée par le calcul des intérêts en dehors de toute vision du bien commun. En dautres termes, le contractualisme contient en lui tout le ferment de la crise et ne constitue ainsi pas un bon guide pour la vie juste et bonne. Strauss voit en effet dans le contrat, dans lartifice, une dépréciation de la politique et de la quête du bien, car, dune part, lÉtat civil rompt avec létat de nature qui est la condition naturelle – et donc politique – de lhomme, et, dautre part, il ne produit que des constructions, ou des systèmes, rejetant le socle 159des expériences premières26, et conduit lhomme à une vie où règne l« absence de sérieux » (Strauss, 2004, p. 37), cest-à-dire labsence de morale. Ainsi compris, le contrat lance lâge de lidéologie fatal à toute philosophie politique27.

Pierre-Alain Drien

Université de Lyon,
Institut de recherches philosophiques de Lyon (IRPhiL)

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1 Strauss, 1982, p. 109.

2 Strauss, 2008, p. 153.

3 Manent, 1987, p. 58. Voir également Strauss, 2008a, p. 162 et 166.

4 Voir Blumenberg, 1999.

5 Voir Tanguay, 2003 et Courtine-Denamy, 2014.

6 Voir Strauss, 2005, p. 120.

7 Voir Strauss, 2008a, p. 160.

8 Voir Strauss, 1992, p. 200.

9 Tanguay, 2003, p. 217-219.

10 Strauss, 1992b, p. 220.

11 Ibid., p. 202.

12 Strauss, 2008a, p. 116.

13 Voir Strauss, 1988, p. 16 sq.

14 Il accuse notamment le nihilisme allemand de vouloir détruire la civilisation moderne et sa moralité (Voir Strauss, 2004, p. 36).

15 Voir Schmitt, 2009, p. 114-119.

16 Strauss, 2004, p. 37.

17 Meier, 1990, p. 58.

18 Aristote, 2006, p. 90.

19 Ibid., p. 108.

20 Hobbes, 2000, p. 288.

21 Ibid., p. 303.

22 Ibid., p. 340.

23 Ibid., p. 276.

24 Strauss parle de semi-théisme pour décrire lathéisme des Lumières, qualifié de « présupposition dogmatique et sans probité de la synthèse daprès les Lumières » (Strauss, 1988, p. 30). Il distingue en réalité trois types dathéisme : lathéisme ancien (Épicure), lathéisme des Lumières (qui inclut Hobbes) et lathéisme final (Nietzsche mais surtout Heidegger). Lathéisme des Lumières est, pour Strauss, la pire des trois formes puisquil dissimule des traces de christianisme et représente une synthèse douteuse entre foi et raison.

25 Strauss, 1988, p. 30.

26 Chez Strauss, il sagit des expériences préscientifiques (voir Strauss, 1992a, p. 38).

27 Strauss, 2004, p. 88.