La « magie de l’espace » et le temps politique Que nous apprend un refus de Carl Schmitt ?
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2020 – 2, n° 17. La temporalité du politique. Crise et continuité - Auteur : Grangé (Ninon)
- Résumé : Carl Schmitt s’intéresse à une science explicitement spatiale du droit. S’il veut éviter le temps pour mieux rendre compte de la « magie de l’espace » qui transforme des images en concepts, Schmitt ne peut durablement esquiver une pensée du temps, même s’il la refuse comme telle. L’analyse de son petit ouvrage, Hamlet ou Hécube, l’irruption du temps dans le jeu, apparemment éloigné de ces considérations, rend intelligibles les hésitations et difficultés que Schmitt rencontre.
- Pages : 41 à 57
- Revue : Éthique, politique, religions
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- EAN : 9782406110972
- ISBN : 978-2-406-11097-2
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11097-2.p.0041
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/02/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : nomos, Grand espace, Jus Publicum Europaeum, drame baroque, Carl Schmitt, Walter Benjamin
La « magie de l’espace »
et le temps politique
Que nous apprend un refus de Carl Schmitt ?
Silence, déni ou pur et simple, quoique explicite, refus, la question du temps peut être légitimement posée à Carl Schmitt, qui l’écarte avec aplomb dans Le Nomos de la Terre1. S’interroger sur la question de la temporalité politique dans Le Nomos de la Terre, qui selon toutes les apparences traite d’une science spatiale du droit international, procédera d’un raisonnement a fortiori. Cette interrogation est le fruit d’un soupçon : pourquoi Schmitt insiste-t-il tant sur une prééminence spatiale qui ne fait pas problème dans la tradition et qui pourrait sans incohérence faire totalement disparaître la question du temps de son ouvrage ? De fait Schmitt fait une histoire du Jus Publicum Europæum sans réfléchir le temps, il appréhende de loin une philosophie de l’histoire, mais surtout il insiste sur l’aspect spatialiste de sa réflexion. Pourtant il construit sa propre trame chronologique pour démontrer que nomos est le nom d’une mise en ordre par la localisation (le prendre/partager/paître) (Schmitt, 2007b, p. 51-64), et qu’il n’est pas « une série de règles et d’accords internationaux, mais le principe fondamental de répartition de l’espace terrestre » (Schmitt, 2007a, p. 29-50). En outre il comprend son histoire du nomos tantôt comme un récit historique (au commencement la prise de terre, puis la répartition, puis l’exploitation 42comme production-consommation) tantôt comme une structure globale. L’insistance sur la spatialisation des concepts est suspecte, tout en s’inscrivant, malgré toutes les dénégations, dans une trame temporelle, comme passage obligé mais conceptuellement négligeable.
À cet égard il utilise une image étrange : de la carte géographique, il passe à la comparaison avec le « drame » (Schmitt, 2009, p. 243). Cette métamorphose est le signe d’une contradiction possible : Schmitt refuse de faire une philosophie de l’histoire, il refuse de penser le temps, et simultanément il produit une histoire du nomos de la Terre, et qui plus est de l’ordre du drame. Reconnaissons qu’il n’est pas totalement inédit qu’une pensée de l’histoire ne soit pas connectée à une pensée du temps. Mais l’image du drame, en 1955 et pas avant, est peut-être l’aboutissement du refus de penser la temporalité et, malgré le panorama historique, de la volonté d’inscrire le concept de nomos dans une éternité conceptuelle.
L’effacement du concept de Grand espace
dans Le Nomos de la Terre
Le concept schmittien fondamental de Grand espace, présent dans les articles qui précèdent la publication du Nomos de la Terre, s’efface dans l’ouvrage, comme au profit du concept de nomos. Ce pourrait être l’indice d’un évitement, d’un silence, ce sera celui d’un refus poli mais ferme. L’ouvrage paraît en 1950, il est déjà prêt dans le courant de la Seconde Guerre mondiale. Il est accompagné d’une série d’articles dans les années 1940 et 1950 qui reprennent à la fois l’idée du nomos et la pratique de l’exercice d’une trame historico-juridique. Or, dans les années concomitantes à cette élaboration du concept de nomos, apparaît un thème fort dans ses écrits, conférences et articles, qui n’apparaît que très discrètement dans Le Nomos de la Terre, celui de Grands espaces. Le Grand espace est la machine de guerre de Schmitt contre l’universalisme, c’est aussi son idiosyncrasie de thèmes que l’on pouvait prêter, avec plus ou moins de distorsion, à la politique agressive allemande. Une interprétation plus bienveillante en fait la suite de sa critique de l’impérialisme 43états-unien2. Que Schmitt ait voulu par la suite se débarrasser d’un vocabulaire compromettant est envisageable. Qu’il se soit dans les années cinquante rallié aux analyses par blocs avec l’opposition entre États-Unis et URSS, c’est possible. À mon sens, il faut voir une même teneur conceptuelle dans les Grands espaces et le nomos, une même manière de réfléchir le politique et une façon de mieux déployer, avec l’accent sur le nomos, ce qu’il mettait dans les Grands espaces. Une théorie des Grands espaces pouvait encore prêter à confusion et être ramenée à une histoire de surfaces, ce que craint Schmitt par-dessus tout. Il veut absolument éviter ce qui pourrait induire une compréhension erronée en termes de frontières. Schmitt le soulignait en 1940 : « un grand espace est autre chose qu’un petit espace agrandi3 ».
Le nomos, après l’interprétation des Grands espaces, est une « forme » qui rend visible l’ordre spatial. Le droit se fait comprendre et se fait voir, mais non pas dans le sens d’une répartition géopolitique. Ce que Schmitt veut parvenir à élaborer, c’est un concept de l’espace qui ne corresponde pas aux enjeux frontaliers, souverains, étatiques du monde, mais une abstraction qui se réfère immédiatement au concret, et non pas médiatement. On a donc, sous-jacente, une théorie du concept ou tout au moins une définition de son statut qui, pour être implicite, n’en est pas moins primordiale. Le concept est ainsi une « forme immédiate » (Pratt, 2015) qui rend perceptible l’espace, forcément politique. Schmitt rejette la géopolitique pour la « géographie de l’esprit4 », une géographie politique logique. Il y a en effet une critique des concepts politiques tels qu’ils sont développés par le droit et par la philosophie. Il y a aussi une volonté de s’appuyer sur un statut épistémique du concept. Schmitt entend ne pas retomber dans une fausse concrétisation qui serait dessinée par les images des frontières. J’y perçois le désir de reconsidérer les rapports entre l’image et le concept. Grand espace puis nomos sont les noms analytiques d’un façonnage (des institutions, des frontières, des rapports entre les États, du droit international, etc.) considéré d’un point de vue inhabituel. Un Grand espace n’est pas un changement d’échelle ou de 44paradigme, mais un changement de vision. Il n’est pas une organisation de l’espace, mais le nom d’un réordonnancement sans tracé souverain mais avec des « dessins », des diagrammes. Le concept de Grand espace permet à Schmitt, momentanément, de s’émanciper d’une vision historique de l’évolution étatique et interétatique de la souveraineté.
Plusieurs interprétations de cet effacement, dans Le Nomos de la Terre, d’un concept aussi important, sont possibles, dont je ne retiendrai, pour l’enquête sur le temps ignoré par Schmitt, que la signification suivante : cette quasi omission d’un concept fondamental participe du refus net de Schmitt de concevoir l’espace politique en termes d’images concrètes. Il en reporte l’aspect concret sur la notion de nomos, l’inscrivant durablement dans une science spatiale du droit et dans ce qu’il reconnaît avec fascination, dans le Glossarium, comme une « magie de l’espace5 » (Schmitt, 1991, p. 88).
Une histoire au lieu du temps
Plus en rapport avec la question qui nous occupe : Le Nomos de la Terre fait l’histoire du Jus Publicum Europæum, une histoire continue de la péremption de principes existants, dont Schmitt retrace les jalons (bulle papale sur l’Amérique, congrès de Vienne, conférence du Congo, La Haye, etc.). Ce que Schmitt entend faire, au-delà de cette histoire, c’est mettre en avant un principe général qui ne soit pas assujetti aux évolutions historiques alors même qu’il est en train de dessiner une trame historique. Davantage, il prétend procurer un outil épistémologique pour décrire le changement dans la prise de terre et son exploitation politique. En d’autres termes, faire une histoire et utiliser un pseudo-concept lui permet de ne pas parler du temps. Entrons dans la possible contradiction.
Quelle est l’attitude de Schmitt à l’égard de la philosophie de l’histoire ? D’après sa rhétorique, il semble ne pas en avoir besoin. L’historicisation des concepts juridiques paraît lui suffire. Ses références explicites, dans Le Nomos de la Terre et seulement dans celui-ci, sont presque ironiques, à 45l’égard de Hegel, de Burkhardt, de Marx (Schmitt, 2001, p. 100, p. 112). Il est clair que Schmitt joue le théologien Francisco de Vitoria contre les philosophies de l’histoire du xixe siècle, que ce faisant il s’exonère d’un rapport essentiel avec la chronologie linéaire, alors même – il convient d’insister – qu’il est en train de dessiner la trame linéaire du Jus Publicum Europæum. Mais il le fait sans principe directeur, et avec un principe structurel. « L’absence de toute perspective historique à un moment aussi chargé d’histoire [celui de Vitoria] devait nécessairement conduire à supprimer et à priver de ses attaches spatiales l’image jusque-là européo-centrique du monde et de l’histoire qu’entretenait la Respublica Christiana au Moyen Âge6. » (Schmitt, 2001, p. 108) Son point de vue sur l’histoire est celui d’un théologien du droit qui se serait laissé aller à dresser un panorama historique, aux fins de comprendre le présent. En ce sens – paradoxe de l’énoncé – l’espace relève du domaine temporel et non du domaine spirituel. C’est peut-être là un premier élément de réponse à la question du temps. Schmitt récuse avant tout une chronologie historique et une philosophie de l’histoire européocentrées. Et cependant le Jus Publicum Europæum dont il trace l’histoire est sans doute, dans une forme de nostalgie, ce qui a le mieux correspondu à un nomos cohérent. Il lui faut donc tenir les deux bouts de ce qui pourrait être une contradiction. Schmitt ne renonce pas à une conception de l’histoire eschatologique mais à une philosophie de l’histoire dans sa tradition7.
Si l’on prend au sérieux ses quelques références à Hegel et Marx, on se rend compte que c’est d’abord pour évoquer le risque que comporte sa propre compréhension « spatialiste » du politique international. En effet cette compréhension pourrait être renversée en son contraire, c’est-à-dire laisser place à l’idée que l’espace doit être rempli par quelque chose. La possibilité du chaos est identifiée à un droit des gens « aspatial » (Schmitt, 2001, p. 227), universel, vide au moins, pernicieux au pire. C’est le risque métaphysique. On peut y voir une reprise de l’argumentation de Bergson, dans L’évolution créatrice, qui fait du rien un faux problème métaphysique. Le métaphysicien place en un même statut ontologique le rien et le quelque chose ; or dans le rien, montre 46Bergson, il y a l’idée d’une présence que l’on prive de cette présence, il y a la pensée de non-quelque chose. C’est le raisonnement que tient Schmitt implicitement : l’espace est toujours investi, quand bien même le métaphysicien politique n’y verrait – faussement – rien. Là encore, Schmitt détourne l’attention de l’histoire et du temps en montrant qu’une telle conception peut être investie, par l’opposition entre l’espace livré au chaos et l’espace libre susceptible d’être pris8. En outre Schmitt dénonce la vision de l’espace libre par Hegel et Marx comme « une jungle dominée par un égoïsme effréné » (Schmitt, 2001, p. 100) que l’État va sauver. Peu après, c’est la perspective purement libérale qui est explicitement dénoncée. L’espace juridique compris sans le concept de nomos est un espace forcément dévolu à une forme de libéralisme, de « fausse liberté », tandis que l’espace compris sous l’angle du nomos est voué à une configuration contre et pour un espace de liberté supposée9.
Pour achever la revue des références à une philosophie de l’histoire, il faut évoquer celle à Giambattista Vico, dont Schmitt se débarrasse plus rapidement que dans d’autres textes. Elle est complétée par l’évocation, rapide elle aussi, de Locke et Kant. Il s’y réfère non comme à un philosophe de l’histoire mais comme à un philosophe du droit et trouve chez celui-ci « le fondement premier de nature tellurique où tout droit plonge ses racines, où coïncident espace et droit, ordre et localisation » (Schmitt, 2001, p. 52). Il trouve ainsi chez Vico l’idée de division et de répartition, associée à une pensée de la jurisprudence que l’on pourrait dire 47performative (la puissance poétique du droit)10. Ce qui est commencement historique dans la plupart des philosophies de l’histoire, vaut pour Schmitt comme épistémologie. Donc chez Vico, c’est la description de la division des champs et la production jurisprudentielle du droit qu’il retient, négligeant totalement son histoire divine, héroïque et humaine.
On peut dire, à partir de ces quelques éléments, que la conception du droit en général chez Schmitt est anhistorique, même si elle se saisit dans les évolutions du nomos de la terre.
Le temps évité par Schmitt
Il convient donc de distinguer philosophie de l’histoire – un horizon commode pour Schmitt mais sans élaboration – et temporalité juridico-politique.
Schmitt est à cet égard particulièrement nonchalant. Quand il cite Hegel et sa conception d’un espace non étatique, il commence par un excursus sur l’état d’exception, plus exactement sur la Martial Law11. Relativement à l’état d’exception, qui selon moi rend visible un rapport du politique et de la production d’une temporalité12, il ne va pas nous étonner que Schmitt, dans ce paragraphe, soit contraint de parler à la fois de l’espace et du temps. Il le fait de manière presque embarrassée concernant le temps. En effet, il distingue l’état d’exception à la française et l’état d’exception à l’anglaise. L’état d’exception à la française est compris comme un état de siège, qui est pour lui une institution juridiquement réglée (il ne revient pas sur les développements datant de 1921 dans La Dictature). L’état d’exception compris comme Martial Law dans le contexte anglais s’en distingue par sa détermination dans le temps et dans l’espace. Il fait donc de l’état d’exception à la française un événement atemporel et de l’état d’exception à l’anglaise une 48combinaison des deux champs. Mais il n’explicite pas davantage. On a là une simple apparition du binôme espace et temps dont Schmitt s’était gardé jusqu’ici. Pourtant la définition de l’état d’exception est somme toute classique et justement relève à la fois de l’espace et du temps :
Chronologiquement, il est délimité par rapport à l’ordre juridique normal par la proclamation du droit de guerre au début, et par une loi d’exonération à la fin [act of indemnity] ; spatialement par une indication précise du domaine de validité ; dans ce cadre spatial et temporel, tout ce qui, suivant la situation, apparaît en fait comme nécessaire peut se produire. (Schmitt, 2001, p. 99-100)
Le problème de l’espace et du temps comme binôme prend place aussi dans une interrogation sur le contenu imagé et abstrait des concepts (à propos du nomos souverain). Schmitt se réfère au linguiste Jost Trier, qui s’intéressa aux champs sémantiques et lexicaux dans un contexte surtout médiéval13. Il tire du champ lexical un autre niveau, le « niveau conceptuel » (Schmitt, 2001, p. 78). Schmitt est en train de relever la prégnance de l’inscription spatiale du mot nomos, rapproché de la clôture, de l’enceinte, de la frontière. D’une certaine manière, le nomos est tout ce qui est soustrait à l’extérieur, il enveloppe, comme concept, les rapports à l’intérieur d’une enceinte. Ce faisant, écrit Schmitt, « notre insistance sur l’origine spatiale des conceptions juridiques pourrait comporter un certain danger » (ibid., p. 79) : on l’a vu, il s’agit du danger de fausser les concepts par une image trop concrète, au détriment du concret de l’ordre. Mais Schmitt ne s’en tient pas là, le danger de la généralisation est celui de « l’antithèse, banale et en vogue, de l’espace et du temps » (ibid.). Schmitt pointe là une ornière conceptuelle, dans la tradition et dans son exposé, mais il s’en débarrasse de manière expéditive :
On peut alors, ou bien emboîter le pas à la philosophie bergsonienne, et opposer intelligence et instinct en définissant l’espace comme quelque chose d’« intellectuel » par opposition à la « durée concrète » ; ou bien comme on aimait à le faire en Allemagne depuis 1939, on renverse purement et simplement les valeurs de cette antithèse en faisant de l’espace l’être concret et du temps l’intellectuel abstrait. Ces deux possibilités peuvent donner lieu à des constructions subtiles, mais aucune des deux n’est visée ici et toutes deux seront donc évitées. (ibid.)
49Schmitt ne résout donc pas l’antithèse du binôme qui n’en est pas un. On a l’opposition entre (a) espace intellectuel abstrait et durée concrète et (b) espace concret et temps intellectuel abstrait. Schmitt ne saurait se satisfaire de l’alternative ; nous ne saurions nous satisfaire de ce congé donné au binôme14. J’y vois une autre opposition plus fondamentale dans la conception du temps. Elle serait la suivante : (a) on ne peut penser le temps que par rapport à un espace (ce serait l’hypothèse aristotélicienne), mais dans ce cas, l’histoire juridique du nomos comme science spatialiste s’effondre ; (b) les deux catégories peuvent se penser indépendamment (ce serait l’hypothèse augustinienne). Cette hypothèse (b) siérait à plusieurs titres à Schmitt : elle lui permet de détacher l’espace du temps, et ainsi de faire une histoire du droit non référée à une philosophie ; elle lui permet de définir l’espace sans image, et sans plus d’égard à ce qu’il considère comme une antithèse traditionnelle et sans intérêt ; elle lui procure une pseudo-philosophie de l’histoire dans un sens augustinien ou plutôt « romain ». Se débarrasser du temps et de l’espace considérés comme antithétiques lui ouvre la possibilité de définir le droit comme la formalisation d’une forme – le nomos – sans « tomber » dans l’abstraction mauvaise.
L’éviction schmittienne du temps
comme symptôme
Reste, tout de même, que non seulement Schmitt ne théorise pas l’histoire, mais qu’il se débarrasse assez facilement du temps comme catégorie. L’interprétation la plus consensuelle consiste à y voir un aspect de son refus du positivisme rationaliste. On peut y voir un problème réel. La « magie de l’espace » a fonctionné pleinement : elle a transformé des images en concepts, elle a réussi à ignorer le temps en s’appuyant 50sur une philosophie de l’histoire succincte, elle a ignoré la double catégorisation du temps et de l’espace.
Trois remarques sur cette éviction schmittienne du temps que je considère désormais comme le symptôme attaché à toute entreprise qui se dispense de supposer une matière temporelle créée par le politique.
Premièrement : tout en rejetant une conception philosophique du temps pour comprendre le juridico-politique, Schmitt, comme beaucoup d’autres, reste en partie prisonnier de la définition aristotélicienne. Le Jus Publicum Europæum est soumis à une évolution, à des changements, à un devenir. Schmitt tente bien d’éviter une telle ouverture à un devenir historique, notamment en se référant aux Pères de l’Église et en reprenant le thème du katechon15. Mais l’idée du changement comme produit du rapport entre le temps et l’espace revient lorsqu’il évoque la mutation du droit des gens quant à l’ordre spatial, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur (Schmitt, 2001, p. 64, 85, 200…), et surtout avec l’objet de plus en plus présent de son exposé, la guerre et plus précisément l’occupatio bellica. Celle-ci n’est pas seulement un déplacement de souveraineté (ibid., p. 201), c’est aussi une certaine durée qui produit du droit16. Il convient de préciser par précaution que ce n’est pas parce que Schmitt utilise des mots comme durée, devenir, mutation, que le temps est forcément convoqué. C’est parce que ces mots sont utilisés pour décrire un changement de forme du droit dans une théorie qui se veut uniquement spatialiste qu’il importe de noter la possible contradiction symptomatique. Insistance suspecte quand en fin de parcours il éprouve le besoin de redire cette spatialité exclusivement17.
Deuxièmement : les concepts de nomos et de guerre ont besoin d’approximations et d’images, leur rapport au concret est en jeu. C’est dans la spatialité que ces images peuvent être puisées. Schmitt a d’abord défait les images de leur fausse spatialité, il les a débarrassées de leurs caractéristiques traditionnelles (les images, par exemple la frontière, 51peuvent être considérées comme des faux problèmes), puis les a réinvesties de leur véritable contenu politique découvert grâce au nomos. Le Grand espace a eu cette fonction. La guerre civile mondiale joue ce rôle d’adjuvant imagé pour entretenir un concept (rappelons que le nomos était comparé à un drame, il lui faut donc des adjuvants). La recherche sur l’absence de référence à une théorie du temps nous a permis d’éclairer la formation et le statut épistémique de certains concepts. C’est le symptôme de la pauvreté de notre répertoire en images temporelles.
Troisièmement : la réussite de Schmitt dans son éviction de la catégorie du temps tient à l’évolution du Jus Publicum Europæum qui, sous sa plume, aboutit à l’idée que le droit international est une constante réflexion et une reconfiguration des reconnaissances réciproques. Il faudrait développer plus à loisir, mais notons qu’à cette occasion Schmitt fait usage, invente presque, la notion de « Politie » (Schmitt, 2001, p. 71) pour caractériser les entités, résultat de cette répartition politique, indépendamment de toute réflexion philosophique sur les institutions. Il le fait dans un endroit stratégique du texte où tout le drame du nomos se noue. Dans un paragraphe évoquant Platon, Aristote, Théophraste et Xénophon, Schmitt évoque le nomos perdant son sens de prise de terre pour prendre celui de règle, norme, loi, etc. Ce faisant il trouve la trace de nomos dans l’usage aristotélicien de « politeia » et écrit que « l’on reconnaît toujours, en tout cas chez Aristote lui-même, quelque chose de la relation originelle entre localisation et ordre, grâce à quoi le nomos continue à être expression et partie intégrante d’une mensuration concrète et conçue essentiellement dans l’espace » (ibid.). On peut trouver sa démonstration dans le détail plus ou moins convaincante. En tous cas, la révérence à Aristote, assez originale dans son œuvre mais fondamentale, indique un transfert du contenu du sens originel de nomos dans la politeia aristotélicienne, récupérée dans la notion de Politie, qui, dans le transfert conceptuel, n’a rien de temporel. Malheureusement, il ne développe pas…
52La question du temps fait retour dans le drame : Hamlet ou Hécube
Je considère Schmitt, pour la question qui nous occupe, comme un symptôme : vouloir s’émanciper de la tradition philosophico-politique, refuser une conception métaphysique du temps – dans lesquelles conceptions sont compris rapidement Platon, Aristote, Augustin – détacher le droit de la philosophie transcendantale, tout cela ne suffit pas à définir le temps politique, pas plus qu’à lui donner congé. La question fait retour, même de manière discrète, chez Schmitt le premier. C’est ainsi que je lis son petit ouvrage Hamlet ou Hécube, paru en 1956, soit peu de temps après Le Nomos de la Terre. Le sous-titre est déjà ambigu : L’irruption du temps dans le jeu (Der Einbruch der Zeit in das Spiel). Le livre porte sur la représentation du pouvoir, au travers d’Hamlet. Schmitt y cite beaucoup Walter Benjamin, comme un juste retour des choses, plusieurs décennies plus tard – un rattrapage, un mea culpa ? –, puisque Benjamin, dans Origine du drame baroque allemand, avait clamé sa dette à la définition par Schmitt de la souveraineté18. Ce qui est intéressant dans Hamlet ou Hécube, c’est que le « dialogue » ne porte plus sur la souveraineté, comme si, pour Schmitt lecteur de Benjamin, cela ne faisait plus question19. Schmitt, sous couvert de reprendre une explication historique, ne cesse de la rabaisser, bien que toute sa démonstration repose sur une contextualisation et une actualisation des circonstances de la pièce et des préoccupations politiques de Shakespeare20. Tout se passe comme si Schmitt voulait s’émanciper de la lecture benjaminienne sans parvenir à proposer un concept du temps qui ne soit pas simple historicisation. À l’« Ursprung » de Benjamin, il oppose le « Einbruch der Zeit ». Schmitt semble placer d’emblée Hamlet hors du temps en en faisant la quintessence de l’éternelle alternative entre tuer le meurtrier 53du père et la mère en même temps (Oreste) ou tuer le meurtrier avec l’aide de la mère (Hamlet). Pour lui Hamlet est l’invention d’un « mythe européen moderne » (Schmitt, 1992, p. 16). Le tabou anthropologique de la mère rencontre le tabou historique de Marie Stuart21. Mais l’irruption du temps, pour Schmitt, est seulement l’irruption de l’histoire dans le jeu de la tragédie au théâtre.
Son unité de temps, de lieu et d’action [à la pièce Hamlet] n’est pas fermée et ne produit pas un pur processus se suffisant à lui-même. Elle a deux grandes ouvertures par où un temps historique fait irruption dans le temps du jeu et par où dans ce jeu par ailleurs authentique, s’introduit un flot imprévisible d’interprétations toujours nouvelles, d’énigmes toujours nouvelles et finalement insolubles. (Schmitt, 1992, p. 72)
Schmitt a beau affirmer que « ce ne sont en aucune façon de simples implications historico-politiques, mais des données enregistrées dans le jeu » (Schmitt, 1992, p. 73), ce n’est pas pour autant le Zeit qui fait ici son apparition. En fait, l’opposition entre Schmitt et Benjamin est terminologique d’abord, interprétative ensuite. Schmitt veut distinguer Trauerspiel, drame, et Tragödie, et il déplore que l’on prenne souvent l’autre pour l’un, dans une volonté de germaniser le mot Tragödie (ibid., p. 62). Est-ce un reproche masqué à Benjamin ? C’est possible, mais cela lui permet en tout cas d’avancer sa thèse : la tragédie baroque part d’un destin historique actuel (ibid., p. 74-80).
La « magie de l’espace » était découverte dans son énergie conceptuelle, sa capacité à produire des concepts et à se détacher des lignes tracées sur la carte de géographie. Elle était pure puissance épistémique. Le concept gardait les vertus de l’image sans les inconvénients fallacieux ou illusoires de celle-ci. D’un autre côté, Schmitt est cohérent avec le congé expéditif donné à la question du temps dans Le Nomos de la Terre. Pourtant dans Hamlet ou Hécube il reprend la notion benjaminienne fondamentale de mélancolie pour décrire le pouvoir. L’indécision, qui marque le souverain et provoque sa mélancolie dans le drame baroque, a pour pendant chez Schmitt l’aspect très politique de la décision souveraine.
54On peut s’essayer à poursuivre ce qu’aurait pu être une analyse benjamino-schmittienne du temps politique. La mélancolie serait la conscience du temps dans un corps qui devrait en être exonéré22, elle serait le temps qui s’immisce dans le politique qui devrait seul être une force productrice, une force de contrainte ou de justice. Si Schmitt évince le problème du temps politique par la « magie de l’espace », Benjamin l’évite avec les Thèses sur le concept d’histoire. La dialectique est devenue une alternative entre l’espace politiquement compris (la position radicale de Schmitt) et l’histoire (la critique du matérialisme historique et un messianisme recomposé pour Benjamin). Le temps politique se loge entre les deux, ou ailleurs.
Que nous apprend la prémisse schmittienne
négative sur le temps politique ?
La focalisation sur l’existence ou l’inexistence du temps n’est pas le problème des philosophes politistes23. Ceux-ci l’abandonnent aux métaphysiciens ou aux physiciens et s’en tiennent prudemment à l’histoire, soit une certaine manière de construire et de structurer les événements de manière chronologique, voire causale et génétique. Le problème que le politiste devrait se poser est celui de la matière du temps ; il devrait lui supposer une matière, peut-être inessentielle, mais assurément un sens, une épaisseur politiques. Je l’ai montré ailleurs pour l’état d’exception, je n’y reviens pas24. Le vrai problème concernant le temps politique, c’est que sa matière, s’il en a une, est discrète. Elle ne présente pas les avantages de saisie par l’utilisation des images ou par les images conceptuelles. D’autre part, si l’on peut espérer écrire l’histoire – des vainqueurs et des vaincus – on ne peut espérer maîtriser totalement le temps politique. Le descriptif et le prescriptif, dès lors qu’on envisage 55le temps, ne sont pas nettement séparés. Je pense aux sorties de conflit mais il y a d’autres exemples. Le temps n’est pas la simple application ou traduction, d’une volonté politique. Il est à la fois horizon et action, mais il ne se prête à aucun pré-découpage, il faut le redéfinir à chaque fois.
La sociologie et les théories de l’accélération sociale25 nous fournissent une piste de compréhension et d’émancipation par rapport à la non-pensée du temps permise par la référence aux philosophies de l’histoire. Elles détachent clairement le temps de la catégorie d’espace et défont la priorité donnée à cette dernière. Non seulement elles font la part belle à une évaluation du temps personnel mais encore elles montrent que nous vivons plusieurs temps, contre un temps unique, figé, écrit, discipliné26.
Il me semble cependant que cette conception du temps, et non de la temporalité, ne touche que partiellement à notre problème, et que celui-ci est d’autant plus aigu qu’on envisage un ou des temps politiques. Dans un raisonnement a fortiori, j’ai pris pour exemple Schmitt qui ne s’appuie pas sur une négation mais sur un congé donné au temps politique. On peut appréhender le temps sous plusieurs aspects, qui donnent lieu, ensuite, à diverses sciences : la chronologie (dans un rapport causal), la mesure (le temps quotidien, social), la vitesse (déjà un rapport entre espace parcouru et temps mesuré). Tous ces aspects correspondent à une représentation du temps. Ils se prêtent plus ou moins à la manipulation, au récit, à une mise en forme qui n’est pas « sa » forme. La spécificité du temps politique est justement d’être protéiforme, ou multiforme, parce qu’il est tantôt manipulable (par le récit, la mesure, etc.), tantôt discret.
Il y a un dernier aspect du temps qui ne se trouve nulle part, si ce n’est sous forme métaphorique : le rythme serait dissimulé par la distinction entre un temps de l’histoire – temps profane, traitable – et un temps apocalyptique – dont la philosophie au sens large voudrait se débarrasser comme lié à la théologie (ce que ne fait pas Schmitt). Autrement dit il s’agirait de dépasser la trivialité du temps historique d’une part et de prendre en compte que l’on ne saurait s’arrêter à la sécularisation des concepts théologiques d’autre part. Le rythme est la répétition d’une même séquence, d’une même cellule de base, qui introduit de l’ordre (du sens) et crée une 56attente27. Le rythme participe ainsi d’une attente du même (la répétition d’une séquence connue), d’une tension donc, et de sa résolution lorsqu’elle se répète effectivement. Elle est aussi variable : sur une même base rythmique, il y a de nombreuses variations possibles, des complexifications, des simplifications, des ajouts, etc. On a donc un référentiel de base et un désordre apparent qui participe d’un ordre de fond. Il est à mes yeux important de distinguer ces différents aspects : le référentiel de base peut bien être une représentation, une mesure conventionnelle ou un récit, mais le temps politique ne se réduit pas à cette trame, il est aussi invention28 (ou adaptation créatrice, évolution, renouveau dans la causalité, etc.), et variation dans la structure (périodicité, structure, variabilité sont souvent convoquées pour décrire ce qu’est le rythme).
Évidemment appréhender le temps politique sous la forme de rythmes est exigeant pour le philosophe qui n’a que des moyens hétérogènes à sa disposition et doit adapter sa méthode à partir des analyses musicales, psychologiques ou littéraires pour espérer saisir et décrire les temporalités politiques. Il faudra donc commencer par distinguer les temps politiques – ce qui est créé par le politique, l’histoire, le pouvoir – et les temporalités politiques – l’étoffe discrète, rythmique, qui se situe en deçà de l’événementialité historique, exécutive, juridique.
Ninon Grangé
Université Vincennes – Saint Denis (Paris 8)
57Références bibliographiques
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Wolff, Francis, Pourquoi la musique ?, Paris, Fayard, 2015.
1 Je me limite aux textes portant sur le nomos, tous ceux entourant le maître-ouvrage Le Nomos de la Terre (Schmitt, 2001). Schmitt reprend, dans Le Nomos de la Terre, toute une réflexion menée depuis les années 1940. Son exposé s’arrête historiquement à 1918, mais on peut facilement présumer qu’il est valable pour les années contemporaines. C’est explicite dans l’article « Le nouveau “nomos” de la Terre », qui date de 1955 (Schmitt, 2009, p. 243-248). Dans une fresque à portée générale, en faisant une histoire de la répartition politique, Schmitt critique plusieurs devenirs du droit international ; il poursuit sa critique du droit positif avec une critique du cosmopolitisme (après les deux guerres mondiales mais également concernant le droit pénal) et inclut dans sa critique de la SDN celle de l’Europe en train de se reformer.
2 À cet égard, le texte non traduit Völkerrechtliche Grossraumordnung mit Interventionsverbot für raumfremde Mächte [L’ordre du grand espace en droit international avec interdiction aux puissances étrangères d’y intervenir, quatre éditions de 1939 à 1941] est fondamental.
3 Cité par Kervégan, 2011, p. 224 : « Raum und Grossraum im Völkerrecht », 1940.
4 Schmitt, 2001, p. 289 : « Geistesgeographie », à propos du déplacement des lignes orientales et occidentales des États-Unis après l’Europe, à la fin du xixe siècle.
5 « die Magie des Raumes », voir aussi p. 91, p. 171. Carl Schmitt fait la différence entre « Magie » et « Zauberei ». Cf. Pratt, 2015.
6 Je souligne.
7 Ce qui retient l’attention du juriste, c’est le cadre et le titre (Schmitt, 2001, p. 112), l’instance de prise, autrement dit l’évolution de l’auctoritas et de la potestas avant l’idée de l’État.
8 « Mais d’une autre manière encore les idées de mer libre, de libre commerce et de libre économie mondiale, y compris la notion d’espace libre ouvert à une libre compétition et à une libre exploitation, entretiennent un rapport historique et structurel avec de tels concepts spatiaux. Les espaces “libres” qui se forment ainsi peuvent apparaître, sous leur meilleur jour, comme un champ clos où chacun mesure ses forces ; mais ils peuvent aussi devenir le chaos désolé d’un anéantissement réciproque. » (Schmitt, 2001, p. 100).
9 Il y a un concept de l’Amérique non étatique comme espace par excellence de cette liberté à prendre, un concept comparable à celui d’état de nature chez Hobbes, dit Schmitt à plusieurs reprises (Schmitt, 2001, p. 290). Sur ce concept précisément – l’Amérique comme espace libre non étatique – Schmitt rend un demi-hommage à Hegel qui caractérise l’Amérique comme une société civile de libre jeu des intérêts. C’est évidemment une manière non masquée d’alimenter sa propre conceptualisation. Plus intéressante peut-être, la manière, dans le même passage (ibid.), de reconduire l’espace clos ou l’espace libre dans une pensée interne à l’Amérique : c’est le sens de son hommage, cette fois sans mélange même s’il est rapide, un hommage plutôt étrange, à John Dewey, qui « a pris cette fin du frontier comme point de départ de son examen de la situation sociale concrète de l’Amérique » (ibid.).
10 « Selon G. Vico, le premier droit a été donné aux hommes par les héros sous la forme des premières lois agraires. Pour Vico, la partition et la délimitation du sol – la divisione dei campi – est avec la religion, le mariage et le droit d’asile un des quatre éléments originels de tout droit humain et de toute histoire humaine. » (Schmitt, 2001, p. 52).
11 Schmitt, 2001, p. 100.
12 Voir Grangé, 2018.
13 Jost Trier fut membre du NSDAP mais fit carrière après la guerre sans rencontrer de problème.
14 De plus quand on sait l’admiration que Schmitt vouait à Bergson, on peut supposer que cette référence tellement allusive en cache une autre : Heidegger, avec qui il partage la critique des concepts creux, mais dont il ne veut pas se sentir redevable de la philosophie de l’être et du temps ? Ou la critique du renouveau kantien amorcé par les sciences juridiques de son temps ?
15 Comme ce qui tient, retient, contient le mal, et qui est en ce sens le seul élément de continuité de l’histoire (Schmitt, 2001, p. 64-65).
16 Ibid., p. 214, à propos de la Conférence du Congo, 1885.
17 « Nous nous limitons pour notre sujet à quelques perspectives spatiales qui clarifient la représentation spatiale des guerres du droit des gens européens en vigueur jusqu’ici. » (Schmitt, 2001, p. 305).
18 Carl Schmitt fait explicitement le lien entre son travail, L’origine du drame baroque allemand de Walter Benjamin (Benjamin, 2009), et Le Nomos de la Terre, dans la note 8 p. 40-41 de Hamlet ou Hécube (Schmitt, 1992). Voir aussi Grangé, 2015.
19 Je ne suis pas sur ce point l’interprétation de Thomas Boccon-Gibod qui fait de l’ouvrage de Schmitt un traité anti-Benjamin (Boccon-Gibod, 2008, p. 135-149).
20 Schmitt, 1992, dès le début p. 16.
21 En 1600-1603, dates des deux versions de la pièce, se pose la question de la succession de la reine Elisabeth. Jacques deviendra Jacques Ier, lui le fils de Marie Stuart qui avait été tuée par Elisabeth ! Mais Schmitt se défend de faire de Hamlet un héros historique (Schmitt, 1992, p. 31).
22 Je renvoie aux comparaisons pouvant être faites entre la conception de Schmitt, dans une inspiration benjaminienne, et Ernst Kantorowicz dans Les deux corps du roi (Kantorowicz, 1996).
23 Depuis John McTaggart puis certains philosophes analytiques.
24 Grangé, 2018.
25 Rosa, 2013, qui s’appuie sur, entre autres, Koselleck, Luhmann, Virilio…
26 Après tout l’entité espace-temps d’Einstein n’est pas une entité hybride, elle pourrait s’appeler « schtroumpf » et faire appel à de tout autres concepts que ceux d’espace et de temps pour se décrire, espace et temps n’étaient que noms pour nos erreurs.
27 Il me semble que Henri Lefebvre (Critique de la vie quotidienne ; Éléments de rythmanalyse…) parle de rythme là où il faudrait continuer à parler d’accélération donc de vitesse. Le rythme est simplement le nom donné à des vitesses vécues différentes. Pourtant Lefebvre applique la « rythmanalyse » aux sciences suivantes : philosophie, sociologie, psychologie et… musique. Le fait d’inclure un art, la musique, dans ces champs restreints, nous indique que la référence, malgré tout, pour la notion de rythme, est musicale. En fait je prends la notion de rythme dans un sens musical et non pas dans le sens de la rythmanalyse que Lefebvre reprend de Bachelard. Il ne l’a d’ailleurs pas achevée et ne lui donne pas d’exposition systématique. Lefebvre a orienté cette ébauche de concept davantage vers l’analyse de l’espace urbain et des rythmes de vie, inaugurant par là une analyse esthétique de la vie sociale.
28 Voir les définitions du rythme par Francis Wolff, pour la musique, dans Pourquoi la musique ? (Wolff, 2015). En ce sens la vitesse ne peut pas être confondue avec le rythme. Si l’on tient à utiliser l’image musicale, la vitesse n’est autre que le tempo.