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Classiques Garnier

Ernst Kantorowicz et le problème de la continuité

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2020 – 2, n° 17
    . La temporalité du politique. Crise et continuité
  • Auteur : Godefroy (Bruno)
  • Résumé : Cet article analyse, dans l’œuvre de Ernst Kantorowicz, le « problème de la continuité », c’est-à-dire comment est théorisée la permanence de l’ordre politique au-delà des ruptures menaçant sa stabilité. Ce thème est central dans Les Deux Corps du roi, mais cette étude montre qu’il s’agit d’un des fils directeurs de toute l’œuvre de Kantorowicz. Trouvant son origine dans un débat marqué par le contexte politique des années 1930, il mêle dès l’origine des enjeux tant historiques que politiques.
  • Pages : 97 à 114
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406110972
  • ISBN : 978-2-406-11097-2
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11097-2.p.0097
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 01/02/2021
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Kantorowicz, Stefan George, continuité, institutions, deux corps du roi
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Ernst Kantorowicz et le problème
de la continuité

Les Deux Corps du roi, publié aux États-Unis en 1957, est un ouvrage fondamental pour comprendre lémergence de lidée dune continuité des institutions et son rapport avec la genèse de lÉtat moderne1. Selon son auteur, lhistorien allemand Ernst Kantorowicz, le xiiie siècle voit apparaître une nouvelle expérience du temps qui se manifeste notamment, dans les débats scolastiques, à travers un regain dintérêt pour les catégories temporelles aristotéliciennes. Lidée principale développée par Kantorowicz, en particulier dans le chapitre vi consacré à la continuité et les corporations, est que la conception moderne de lÉtat comme une institution perpétuelle indépendante des personnes qui la composent et lincarnent prendrait naissance au Moyen Âge, précisément dans ce changement dattitude par rapport au temps. LÉtat serait alors moins défini par sa continuité spatiale que par sa continuité temporelle, ce que permet dassurer la métaphore des deux corps du roi en affirmant la persistance dun corps immatériel au-delà de la mortalité du souverain. Limportance du « problème de la continuité » (Kantorowicz, 1981, p. 273) dans lœuvre de Kantorowicz a déjà été soulignée dans la réception. Un excellent ouvrage consacré au cercle de Stefan George, dont Kantorowicz faisait partie, remarque limportance de cette problématique temporelle dans toute lœuvre de Kantorowicz, mais sans toutefois approfondir ses enjeux théoriques2. Robert E. Lerner, 98auteur dune biographie de référence, sest également penché sur le problème de la continuité, mais son principal objectif est avant tout de retracer lévolution de ce thème dans les différents manuscrits non publiés du vivant de Kantorowicz3. Ceux-ci sont en effet des témoins importants pour comprendre lapparition de cette question dans son œuvre, mais la seule étude philologique de cette évolution ne permet pas den souligner tous les enjeux. En particulier, si elle permet de montrer comment cette question évolue dans lœuvre de Kantorowicz, il est nécessaire daller plus loin pour comprendre non pas comment, mais pourquoi Kantorowicz sest autant intéressé au problème de la continuité. Lobjectif de cet article est donc, en reconstruisant le problème de la continuité à la fois chez Kantorowicz et dans le contexte intellectuel dans lequel son œuvre se développe, dapporter une vision plus précise du problème lui-même, cest-à-dire de sa conception chez Kantorowicz, mais en lien avec un contexte plus large. Il sagit pour ce faire de procéder à une double reconstruction historique : retracer et expliciter dune part la genèse du problème telle que Kantorowicz la présente, mais également dautre part la genèse du problème chez Kantorowicz lui-même.

Le problème de la continuité
selon Kantorowicz

Le problème de la continuité, interprété plus largement dans le cadre dun « problème du Temps » (ibid., p. 271)4, joue un rôle central dans son œuvre en tant que question inhérente à lordre politique dans son rapport au temps. Le problème de la continuité prend sa source dans un fait évident, la mortalité du souverain qui représente et dirige la société. La continuité en question renvoie donc dune part à lexercice du pouvoir par linstance souveraine mais également, plus généralement, à la continuité de lordre et à la cohésion de la société dans le temps, 99dans la mesure où le souverain en est le représentant. La mort du souverain pose non seulement la question de la continuité de lexercice du pouvoir, mais également du maintien de lexistence de lordre politique dans linterrègne et de la continuité entre la période qui sachève et celle qui lui succède.

La formulation explicite du problème de la continuité et son articulation théorique vont de pair avec un changement de « sentiment du temps » (Zeitgefühl) que Kantorowicz situe, en Europe, à partir du milieu du xiiie siècle : « quelque chose qui était stable et établi était devenu instable et changeant – ou même contestable – et [] quelque changement sérieux était en train de se produire à lintérieur du domaine du Temps, et dans la relation de lhomme au Temps » (ibid., p. 274). Les causes de ce changement majeur, qui « touche presque tous les secteurs de la vie » (ibid., p. 283), ne sont pas claires, et Kantorowicz se borne à constater, sans déterminer de causalité, lapparition simultanée dune réflexion philosophique sur le temps et léternité et de manifestations de ce même problème dans dautres domaines, en particulier dans la sphère politico-légale, où émergent des « tendances vers la “continuité” » (ibid., p. 273). Les évolutions dans le discours philosophique sopposent au dualisme augustinien traditionnel entre temps et éternité atemporelle. Pour Kantorowicz, la séparation stricte entre le temps éphémère et passager des affaires humaines et léternité atemporelle de Dieu entraîne une « dégradation morale » du temps (ibid., p. 275). Il est le symbole de léphémère, du passager, puisquil a été créé en même temps que le monde et que les différentes créatures qui lhabitent et est destiné à disparaître avec elles au Jugement dernier. Cest pourquoi les catégories du temps – tempus, temporalis et saecularis – se limitent à lexpression de la brièveté de la création et de limportance seulement relative de la vie en ce monde. Cette dépréciation du temps est la conséquence de la valorisation parallèle de léternité comme sphère atemporelle réservée à Dieu, où tout est instantanément présent.

Dans la polémique de Heidegger contre cette conception augustinienne de léternité comme « présence constante » (Heidegger, 2006, n. 1, p. 427), comme nunc stans, comme « maintenant » absolu extrait de la suite des moments qui constituent le temps, ce dernier affirme quune compréhension véritable de léternité devrait au contraire sorienter vers une « temporalité plus originelle et “infinie” (unendlich) » (ibid.). 100Or cest précisément vers cette compréhension de léternité que tend lintermédiaire entre temps et éternité qui se développe dans la philosophie médiévale comme réponse à la crise du rapport au temps. Le temps nest, dans cette nouvelle conception, plus synonyme de finitude et de corruption. Au nouveau « sentiment du temps » répond une conception de léternité du monde comme continuité intra-temporelle, donc comme une durée sans fin, qui donne sens à la réussite ici-bas, laquelle nest plus dénigrée pour son caractère éphémère et vain mais acquiert au contraire une valeur intrinsèque. Si le temps et le monde durent, il en va de même des réalisations humaines dans le temps. Cette nouvelle attitude vis-à-vis du temps – avant même lapparition de l« éthique protestante » – transforma et énergisa profondément la pensée occidentale (cf. Kantorowicz, 1981, p. 274). Le concept correspondant à cette nouvelle expérience du temps apparaît dans le cadre dune redécouverte de la philosophie dAristote, en particulier de la doctrine de léternité du monde. Selon cette conception, le temps est infini, il est une « durée sans fin », il est « le symbole de léternelle continuité et de limmortalité du grand collectif appelé la race humaine » (ibid., p. 277), reprenant ainsi limmortalité des espèces postulée par Aristote. Mais lidée de « continuité éternelle » diffère profondément de léternité uniquement réservée à Dieu dans le schéma augustinien, la « continuité » indiquant que cette éternité est bien temporelle, dans le temps, et réunit donc les deux contraires. Il ne sagit ni complètement de tempus, ni daeternitas mais dune troisième catégorie, que lon trouvait déjà dans le christianisme primitif : laevum, translittération du grec ancien aiôn. Ce terme redécouvert par la philosophie scolastique reprend la signification quil a dans les écrits néotestamentaires. Il est selon les termes de Kantorowicz « une sorte dinfinité et de durée dotée de mouvement et donc dun passé et dun futur, une sempiternité [sempiternity] [] infinie [endless] » (ibid., p. 279). Laevum se distingue de léternité dans la mesure où il ne coexiste pas au temps en lexcédant à linfini – comme léternité –, car il est aussi fini et créé, comme le temps. On parle dune éternité « participée », car elle participe à la fois de léternité et du temps sans coïncider avec eux, mais reprend des caractéristiques propres à chacun. Comme léternité, laevum est doté de limmobilité de nature mais reste soumis, comme le temps, à la succession de lavant et de laprès. Pour la théologie, laevum nest donc ni la durée de Dieu ni celle des hommes, 101mais notamment celle des anges ainsi que des corps ressuscités après le Jugement dernier5.

Cest précisément cette notion daevum qui, comme le montre Kantorowicz, vient casser le dualisme augustinien et apporte lintermédiaire entre temps et éternité préfiguré dans le changement de lexpérience du temps, puis traduit dans le débat philosophique6. Or cest justement cette catégorie temporelle qui entrera dans le domaine politique par lintermédiaire des fictions des juristes, qui ladoptent comme une solution à leur recherche dune catégorie temporelle permettant de désigner la pérennité des institutions7.

La force et loriginalité de la pensée de Kantorowicz résident dans sa capacité à lier la « grande crise dans le rapport de lhomme au Temps » à la question de la continuité de lordre politique. Ce faisant, il cherche à rendre visible un processus dinteraction entre le discours philosophique et la théorie juridique. Pour Kantorowicz, sil y eut une « sécularisation », cest une sécularisation qui se concentre sur cette notion daevum, dans la mesure où cette temporalité attribuée aux anges devient la temporalité de lordre politique8.

Laevum entre dans le champ politique par lintermédiaire des spéculations des juristes, auxquels Kantorowicz attribue un rôle crucial dans la transformation des notions théologiques et philosophiques en concepts politiques. Les catégories temporelles issues du débat philosophique interviennent dans le cadre du développement, également au xiiie siècle, dune « doctrine de lidentité perpétuelle dune communauté malgré 102le changement » (ibid., p. 302), appliquée aux communautés, villes et royaumes. Ces personnifications, les « fictions » juridiques, sont bien entendu elles aussi une réponse au problème de la continuité, mais se démarquent selon Kantorowicz des réponses pratiques et symboliques plus anciennes, notamment des personnifications issues de lAntiquité. Ces représentations antiques reposent en effet sur un « anthropomorphisme » (ibid., p. 303) dans la mesure où la perpétuité et limmortalité de ces figures était liées au fait quelles sont associées à des déesses. Cet aspect cultuel disparaît dans les fictions des juristes – doù la « sécularisation » –, lesquelles établissent une réponse moderne, rationalisée au problème de la continuité et, surtout, universellement applicable car elle repose sur un modèle théorique indépendant des situations particulières. Issu de la spéculation philosophique, ce modèle nest plus fondé sur une personnification anthropomorphique mais il attribue aux fictions juridiques un corps « invisible », immortel et perpétuel (ibid., p. 304). Il sagit alors de personnifications qualifiées d« angélomorphiques » car elles prennent pour modèle tant le corps invisible des anges que, bien entendu, la temporalité qui leur est caractéristique : laevum.

Le terme utilisé pour désigner ces fictions juridiques provient du droit romain. Luniversitas, dans ce nouvel emploi, désigne le « collectif corporatif en général » comme une « conjonction ou collection dune pluralité de personnes dans un corps », applicable tant à un royaume quà un peuple, voire au monde entier. À nouveau, le développement de luniversitas sinscrit dans le « problème de la continuité » (ibid., p. 307). Tandis que la notion daevum, désignant la sempiternité, constituait une réponse à ce problème dans le domaine philosophique, la notion duniversitas devient son pendant, par lintermédiaire des juristes, dans le domaine politique. Concevoir un groupe comme universitas permet de préserver son unité malgré les changements, car luniversitas nest pas une personne réelle, mais une personne intellectuelle et immortelle. Luniversitas se définit en effet non comme le groupe dindividus immédiatement présents mais comme la « succession de ses membres », cest-à-dire comme lunité de ses membres passés, présents et futurs ; « grâce à son auto-régénération successive, luniversitas ne meurt pas et est perpétuelle » (ibid., p. 308). Elle est à ce titre comparable à la notion de « corps mystique » développée par Thomas dAquin, « composé non seulement de ceux qui vivent simultanément dans loikumene ecclésiastique 103et à lintérieur de lEspace universel, mais qui comprenait aussi tous les membres passés et futurs, actuels et potentiels, qui se suivaient successivement dans un Temps universel » (ibid., p. 309). Davantage que la pluralité dans lespace, cest la pluralité dans le temps, la succession, qui est le caractère essentiel des corps collectifs, quils soient désignés comme universitas ou corpus mysticum, garantissant ainsi leur sempiternité.

Cest en mettant laccent sur limportance de la continuité des corps collectifs que Kantorowicz revient au « mythe de lÉtat » quil évoque, en référence à Cassirer, dans la préface de The Kings Two Bodies9. La mise en lumière du rôle des catégories temporelles dans la formation des fictions juridiques associées aux corps collectifs lui permet en effet daffirmer la nécessité de mettre lélément temporel au premier plan de la théorie de lÉtat. La question des structures temporelles de lordre politique se trouve ainsi effectivement transférée dans un cadre théorique qui dépasse la seule étude historiographique, dans la mesure où Kantorowicz souligne un « défaut » dans la conception purement organologique de lÉtat, qui considère ses membres « principalement comme ils sont représentés à un moment donné, mais sans se projeter au-delà du Maintenant dans le Passé et le Futur » (ibid., p. 311). Il manque à cette conception organologique la dimension temporelle, qui prend en compte le problème de la continuité au-delà de linstant présent, au-delà de la communauté des vivants qui sont présents en même temps. Cette conception nest pas en mesure dassurer la perpétuité de lÉtat. Le changement qui intervient entre le xiiie et le xive siècle à la suite du nouvel intérêt pour les catégories temporelles marque au contraire pour Kantorowicz la naissance de lÉtat moderne. Avec la notion duniversitas, lidée dune continuité « verticale » plus qu« horizontale » (ibid., p. 312), lÉtat acquiert la capacité de se projeter dans le passé et dans le futur, la 104préservation de lidentité malgré les changements et enfin limmortalité juridique. Létude de la fiction des deux corps du roi sinscrit dans le cadre plus large de cette réflexion sur le rôle de la perpétuité des corps corporatifs dans la théorie moderne de lÉtat. Comme on le voit, cette référence au « mythe de lÉtat » constitue un des points où il devient difficile de discerner si Kantorowicz parle du xiiie ou du xxe siècle, dans la mesure où létude historique est aussi une intervention dans un contexte contemporain. Si lon veut donc comprendre lintention qui motive cette genèse du problème de la continuité chez Kantorowicz – et ce faisant également comprendre comment il conçoit le « problème de la continuité » au xxe siècle –, il est nécessaire de discerner de quoi il est implicitement question : cest-à-dire de se concentrer non uniquement sur le texte de Kantorowicz, mais de le remettre dans son contexte afin de comprendre dans quel débat il intervient et comment il sy situe.

Le problème de la continuité
dans lœuvre de Kantorowicz

Les études historiques de Kantorowicz ne peuvent être totalement séparées du contexte dans lesquelles elles sont rédigées, dans la mesure où leur auteur parle constamment, à travers les phénomènes historiques passés, de son présent. Ainsi, bien que Kantorowicz cherche à retracer lapparition du problème de la continuité dans lhistoire des idées, lintérêt quil porte à ce problème tout au long de son œuvre nest pas purement historique. Au contraire, la continuité représente aussi un enjeu politique, comme le montre lhistoire de son développement dans son œuvre.

Une formule de Kantorowicz résume bien limportance de la question du temps pour sa conception dune théorie de lÉtat. Il sagit dune note écrite à la main en marge dun manuscrit non publié, écrit probablement entre 1935 et 1937, mentionnant en quelques mots lintuition qui guide son œuvre : « déplacement de lÉtat de lespace vers le temps10 ! ». 105Dans ce texte largement repris dans le chapitre vi des Deux Corps du roi, Kantorowicz met déjà en lumière un changement de rapport au temps intervenant au xiiie siècle comme étant à lorigine dune réflexion théorique sur les structures temporelles de la souveraineté et qui conduirait, en particulier, à larticulation du problème de la continuité. Ce texte, à travers la clarté avec laquelle il discerne le problème, marque un tournant dans son œuvre, mais on retrouve déjà la question de la continuité dans ses ouvrages plus anciens. Ce problème se manifeste en effet dès la biographie à succès de lempereur Frédéric II, publiée en 1927 et assidûment révisée par Stefan George11. Cette problématique joue alors avant tout un rôle dans le cadre de la création dun mythe nationaliste. Le problème de la continuité ny apparaît en effet que de manière implicite, en tant quil donne son sens à la construction du mythe de lempereur, comme réponse à la vacance du pouvoir et à l« absence de continuité du cours de lhistoire allemande ». Kantorowicz rapporte ainsi que, à la mort de Frédéric II, une prophétesse prononça ces mots : « Er lebt und er lebt nicht » (Il vit et ne vit pas), faisant ainsi écho au mythe qui se forma autour de lempereur, qui devint après sa mort une figure messianique, sommeillant dans les montagnes du Kyffhäuser avant quil ne se réveille pour rétablir le Saint Empire romain germanique12. Ce faisant, la prophétesse concentre en une seule formule la question présente comme un fil rouge dans toute lœuvre de Kantorowicz, celle de la continuité devant être assurée lors de linterrègne, suite à la mort du souverain13. Mais, à la dernière ligne de sa biographie, Kantorowicz 106séloigne du mythe traditionnel et le transforme. Non lempereur, mais le peuple allemand serait celui qui « vit et ne vit pas », le porteur de la continuité annoncé par la sibylle. Durant la situation dinterrègne quétait, à ses yeux, la République de Weimar – les unkaiserliche Zeiten dont parle Kantorowicz14 –, cette interprétation prend elle-même valeur dévocation dune continuité oubliée, qui doit être remémorée afin de surmonter la situation présente. Cest précisément cette évocation implicite dun mythe nationaliste – des rumeurs invérifiables affirment que Hitler avait beaucoup apprécié le livre15 – qui mènera Kantorowicz à refuser une réédition de cet ouvrage après la guerre, jusquen 1963, montrant ainsi quil considère bien cette strate de sens comme un élément important de Kaiser Friedrich der Zweite16. Le « mythopoète » Kantorowicz, le créateur de mythes17, est encore à lœuvre dans le cours magistral quil consacre à « lAllemagne secrète » (das geheime Deutschland) en 1933, son dernier cours à Francfort avant son départ forcé dAllemagne. Kantorowicz reprend dans ce texte un thème cher à Stefan George et 107à son cercle, l« Allemagne secrète », sorte de noblesse traversant les âges, composée de la « communauté secrète des poètes et des sages, des héros et des saints, des sacrificateurs et des sacrifiés que lAllemagne a engendrés et qui se sont donnés à lAllemagne » (Kantorowicz, 1933, p. 80). Bien que Stefan George nait pas pris position vis-à-vis de la « nouvelle Allemagne » dalors, Kantorowicz présente l« Allemagne secrète » comme un contre-modèle élitaire. À cette occasion réapparaît son attention particulière à la question de la continuité, dans la mesure où l« Allemagne secrète » repose précisément sur une continuité spécifique, qui fait écho aux dernières pages de Friedrich der Zweite. Elle est « à la fois présente et absente » (da und nicht da), « à la fois temporelle [zeitlich] et éternelle [ewig] », car elle ne se limite pas à un groupe dhommes vivant à un instant précis. Elle est au contraire la communauté de ses membres passés, présents et futurs, cest-à-dire, dans la terminologie des Deux Corps du roi, une continuité « verticale » temporelle et non « horizontale » et spatiale (Kantorowicz, 1981, p. 312). Cependant, Kantorowicz se concentre alors avant tout – ce pour quoi il fut par la suite critiqué – sur la création de cette continuité sur laquelle repose le mythe, mais il insiste également sur des éléments qui conserveront indéniablement une place de première importance dans les analyses plus scientifiques de son œuvre tardive.

Lomniprésence du problème de la continuité dans lœuvre de Kantorowicz sexplique donc tout dabord par sa volonté, dans ses premiers textes (avant son départ dAllemagne en 1938), délaborer un mythe nationaliste à partir des fondements intellectuels du cercle de Stefan George. Cela nest en soi pas une surprise ; Kantorowicz, qui fut à dix-neuf ans engagé volontaire dans larmée lors de la Première guerre mondiale puis participa, en tant que membre dun corps franc, à des combats de rue contre des groupes communistes, notamment lors de la répression sanglante de la République des conseils de Bavière, fait ainsi passer son engagement politique dans ses travaux scientifiques18. Mais pourquoi cette traduction sarticule-t-elle autour de nul autre problème que celui de la continuité ? Pourquoi ce problème est-il un enjeu ? On peut bien entendu souligner que lhistoire allemande, marquée par la création tardive dun État unifié, entretient un rapport forcément 108problématique avec cette notion. Cependant, ce simple constat général est insuffisant. Lintérêt que porte Kantorowicz à ce problème à cette époque reste en effet difficilement compréhensible sil nest pas vu comme une intervention dans une discussion qui animait alors les sciences historiques19. Or cest aussi dans ce contexte que le sens politique que prend le problème de la continuité, au-delà de lœuvre de Kantorowicz, devient particulièrement net.

Si, comme le rappelle lethnologue Hermann Bausinger, la notion de continuité est désormais « neutralisée » et nest plus que le « caractère distinctif dune tradition longue et ininterrompue » (Bausinger, 1969, p. 11), si elle a fait lobjet dune « déproblématisation » (Brückner, 1969, p. 37), il nen a pas toujours été ainsi. Dans lAllemagne de lentre-deux-guerres, le problème de la continuité nest pas insignifiant et la continuité est alors reconnue dans les sciences historiques comme une notion essentielle au cœur dune querelle majeure, plus précise que lhabituel cliché sur le problème de continuité de lhistoire allemande. Le débat est initié en 1918 par lhistorien autrichien Alfons Dopsch, qui introduit la notion de continuité en lappliquant principalement à la transition entre lAntiquité et le Moyen Âge. Dopsch, contrairement à lopinion alors dominante, ne considère pas la période des « invasions barbares » comme une rupture, mais comme une transition progressive, préservant la continuité entre Antiquité et Moyen Âge. Cest autour de cette interprétation que le problème de la continuité devient un thème classique20. Il dépasse cependant rapidement le seul cadre des sciences historiques et prend une tonalité ouvertement politique avec la thèse de la « continuité germanique », lancée par lhistorien Otto Höfler en 1937, qui donne au « problème de la continuité » une tournure particulière au sein de laquelle la démarche de Kantorowicz – dont le texte précédemment évoqué date de la même époque – devient compréhensible. Höfler, qui est un acteur influent de la propagation de lidéologie nationale-socialiste dans les sciences historiques, reformule le problème de 109la continuité et le situe à la transition entre lAntiquité germanique et romaine et le Moyen Âge germanique21. Affirmant ouvertement lactualité de son propos, qui doit avoir des conséquences pour la « conscience historique » de son époque, Höfler développe un projet cherchant clairement à casser lidée dune « continuité romaine » ayant recouvert lhéritage germanique. On pourrait au contraire selon lui parler dune « continuité germanique » ininterrompue, fondement de lAllemagne jusquà aujourdhui. Höfler, dont la méthode mettant surtout laccent sur la signification des symboles se rapproche de celle de Kantorowicz – ou encore du médiéviste Percy Ernst Schramm – construit sa thèse de la continuité à partir dun exemple particulier. Comme la couronne dans Les Deux Corps du roi, la démonstration de Höfler est centrée sur un objet emblématique du Saint Empire, la « sainte lance », dite également lance de Longinus, un des insignes impériaux. Selon une tradition répandue, la lance aurait été offerte par Rodolphe II de Bourgogne à lempereur Heinrich Ier, qui lintégra aux insignes impériaux, la lance tenant sa valeur exceptionnelle dun fragment de la croix du Christ qui y serait enchâssé et de son précédent possesseur, lempereur Constantin. Si on suit cette tradition, « la continuité de la sacralité de lEmpire apparaît donc étroitement liée au Sud et à lEst » (Höfler, 1938, p. 7), une thèse que Höfler napprécie manifestement pas. Cest donc avec un indéniable souci du détail quil cherche à défendre une thèse alternative, en lisant ce problème apparemment purement historique comme un problème – cest bien, en 1937, tout lenjeu – « politico-historique » (ibid., p. 13). Pour Höfler, la lance est représentative dune continuité différente de la simple histoire de la transmission de lobjet, une continuité symbolique prenant sa source non au Sud et à lEst, mais au Nord. La lance comme symbole du pouvoir du souverain serait en effet issue dune tradition pluriséculaire germanique, dont la source ne serait nulle autre que la lance brandie par Odin, modèle germanique du dieu-roi. À partir de lexemple de la lance, la thèse de la continuité germanique prend la 110forme dune mythologie politique englobante, rejetant la conception purement rationnelle et moderne du politique, qui reste aveugle à sa dimension symbolique et donc à la profonde continuité traversant les siècles, et dont la redécouverte doit permettre à lAllemagne de renouveler l« affirmation de sa propre existence » (ibid., p. 26).

En rattachant ainsi la source de la dimension symbolique du pouvoir à une tradition germanique et nordique, Höfler lance indirectement une attaque massive contre toute idée de continuité romaine, qui est précisément celle défendue par le cercle de Stefan George, en particulier par Kantorowicz. Il nest donc pas étonnant que la thèse de la continuité germanique se double, chez Höfler, dune violente polémique dirigée directement contre le cercle de Stefan George, en particulier contre Kantorowicz et Friedrich Gundolf, tous deux juifs, mais également contre le modèle de continuité alternatif quest l« Allemagne secrète », quil mentionne directement22. Cette polémique révèle clairement la structure du « problème de la continuité » dans les années 1930 et pourquoi Kantorowicz prend pour acquis ce problème dont les enjeux nous semblent aujourdhui obscurs. Cest dans « Deutsches Papsttum », un texte peu connu écrit en 1933, diffusé à la radio en 1935 mais seulement publié – sans laccord de lauteur – en 1953, que Kantorowicz prend nettement position par rapport au problème de la continuité germanique23. À travers létrange conception dune « papauté allemande », Kantorowicz cherche à mettre en avant les tensions entre lidentité allemande des papes allemands et leur exercice du pouvoir papal, cest-à-dire principalement la tension entre provincialisme et universalisme. Cest par lintermédiaire de ce second 111niveau de lecture que Kantorowicz réintroduit la continuité romaine porteuse duniversalisme face au provincialisme allemand, bien que la situation dalors transparaisse dans ses remarques désabusées24. Quil se situe clairement du côté « romain », « méditerranéen », Kantorowicz lavait encore plus clairement exprimé dans sa dernière lettre à Stefan George, datée du 26 novembre 1933, dans laquelle il affirme son allégeance à une « Allemagne secrète » romaine, héritière de lempire des Hohenstaufen (et donc de Frederic II) et préservée, en attendant son réveil, dans le cercle de Stefan George25.

Dans le « problème de la continuité » se joue donc un débat éminemment politique au sein du symbolisme nationaliste allemand, où le mythe « romain » fait face au mythe völkisch, le nationalisme impérialiste dintégration – un point important pour le cercle de Stefan George, dont de nombreux membres sont juifs – au nationalisme raciste dexclusion26. Ce débat au sein de lextrême droite allemande montre pourquoi la contribution de Kantorowicz à létude du problème de la continuité doit être comprise à deux niveaux : comme une étude scientifique, mais aussi comme une intervention indissociable de son contexte. Cest là la source de son intérêt pour ce problème, lequel passe toutefois dans son œuvre, progressivement, du statut dintervention politique à celui de 112problème théorique. Lœuvre de Kantorowicz reproduit dune certaine manière le processus quil décrit dans Les Deux Corps du roi : dun problème politique de circonstance, le problème de la continuité devient un problème théorique essentiel.

Bruno Godefroy

Université Panthéon-Assas (Paris II)

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Raulff, Ulrich, Kreis ohne Meister. Stefan Georges Nachleben, Munich, Beck, 2010.

Raulff, Ulrich, « Der letzte Abend des Ernst Kantorowicz. Von der Würde, die nicht stirbt : Lebensfragen eines Historikers », Rechtshistorisches Journal, no 18, 1999.

Schmitt, Carl, Verfassungslehre, Berlin, Duncker & Humblot, 2003.

Schöttler, Peter, « Ernst Kantorowicz en France », Éthique, Politique, Religions, vol. 2, no 5, 2014.

Strauss, Leo, Gesammelte Schriften, vol. 3, Hobbes politische Wissenschaft und zugehörige Schriften – Briefe, Stuttgart, J. B. Metzler, 2008.

1 Selon Robert E. Lerner, auteur de la biographie de référence de Kantorowicz, il ne serait en aucune façon question de lÉtat moderne dans Les Deux Corps du roi, que Lerner présente comme un travail purement historique (Lerner, 2019, p. 556 sq.). Outre le fait que cette affirmation est peut-être volontairement exagérée, ne serait-que la référence au « mythe de lÉtat » et à Ernst Cassirer dans Les Deux Corps du roi, sur laquelle je reviendrai par la suite, montre que le thème de lÉtat moderne est aussi présent à larrière-plan. Cette biographie nen reste pas moins nettement supérieure aux autres ouvrages disponibles en français. Sur la réception française et ses faiblesses, voir Schöttler, 2014.

2 Voir Raulff, 2010. Sagissant dune étude dhistoire des idées, il est compréhensible que Raulff ne cherche pas à étudier en profondeur des problèmes théoriques. Limportance du temps et de la continuité pour Kantorowicz y est toutefois clairement remarquée, de même que la persistance de cette problématique tout au long de son œuvre. Voir en particulier p. 326 sq.

3 Voir Lerner, 1997.

4 Lusage particulier des majuscules par Kantorowicz a été respecté.

5 Voir A. Michel, « Éternité », Dictionnaire de théologie catholique, V : 1, col. 914. Kantorowicz fait brièvement référence à cet article dans The Kings Two Bodies, op. cit., n. 14, p. 280.

6 Bien quAugustin semble accorder une temporalité particulière aux anges, proches de laiôn, il nabandonne toutefois pas le dualisme entre temps et éternité. Augustin sattarde longuement sur la difficile question de la temporalité des anges, qui sont à la fois créés et immortels. Ils sont, selon Augustin, « de tout temps », car ils ont été créés par Dieu en même temps que le temps. Ce faisant, ils ne sont donc pas « coéternels » au Dieu créateur qui ignore toute durée séparant ce qui a été de ce qui sera. Les anges sont au contraire dans une durée infinie, mais qui est dans le temps. Voir Augustin, 1994, livre XII, chap. xv, p. 81-85.

7 La proximité entre la temporalité des fictions des juristes et celle des anges – laevum – nest pas seulement remarquée par Kantorowicz. Selon lui, les juristes eux-mêmes étaient conscients de cette proximité et de la nécessité détablir une distinction entre léternité et la temporalité propre aux abstractions juridiques. Voir Kantorowicz, 1981, n. 18 p. 282.

8 Il sagit donc dun usage beaucoup plus restreint et précis du schème de la sécularisation que dans la Théologie politique de Carl Schmitt.

9 Voir Kantorowicz, 1981, p. ix : « Dans la mesure où cette étude isole un seul élément dune texture très compliquée, lauteur ne peut prétendre avoir traité in extenso le problème qui fut appelé “le mythe de lÉtat” (Ernst Cassirer). Cependant, cette étude peut être une contribution à ce problème plus large bien quelle se limite à une seule idée directrice, la fiction des deux corps du roi, à ses transformations, implications et à son rayonnement ». Bien quil mentionne le livre de Cassirer, Kantorowicz sen écarte largement. Alors que Cassirer oppose au mythe de lÉtat une politique rationnelle, Kantorowicz semploie à reconstruire ce « mythe » à travers la question de la continuité. Bien que, contrairement à ces premières œuvres, cette reconstruction soit également une déconstruction, il ne prend pas face au mythe de lÉtat une position rationaliste, comme le fait Cassirer.

10 Voir le texte non publié quErnst Kantorowicz consacre au changement du « sentiment du temps » (Zeitgefühl), conservé au Leo Baeck Institute New York et disponible en ligne à ladresse https://archive.org/details/ernstkantorowicz (consulté le 01/08/2020). Cette formule se trouve au feuillet numéroté 150 au cours de la numérisation. Pour la datation du texte – dont il existe deux versions –, voir Lerner, 1997.

11 Stefan George non seulement relut le texte, mais il assura aussi la publication de lœuvre et prit en charge les négociations avec léditeur, persuadé que louvrage de Kantorowicz rencontrerait un grand succès, ce qui se révéla exact. Avant le début de la Deuxième guerre mondiale, 12 200 exemplaires de Kaiser Friedrich der Zweite sont vendus, ce qui représente pour un ouvrage scientifique un succès exceptionnel. Lhistoire de la publication de louvrage et le rôle déterminant de George sont retracés dans Grünewald, 1982, p. 149-157.

12 Voir Delumeau, 1995, p. 74 sq.

13 Le thème de linterrègne constitue précisément lélément de liaison entre Kaiser Friedrich der Zweite et The Kings Two Bodies dans lœuvre de Kantorowicz. Comme le précise Lerner, Kantorowicz évoque un projet de livre intitulé Interregnum dans une lettre à Stefan George datée du 22 mai 1932, un projet dont il souligne par ailleurs la résonnance avec la situation dalors. Par manque de temps, le projet naboutira pas, mais Lerner suppose que le texte consacré au « changement du sentiment du temps », qui préfigure le thème central de The Kings Two Bodies, aurait dû servir dintroduction à cet ouvrage. Voir Lerner, 2019, p. 251 sq. et p. 316 sq.

14 Les premières éditions du livre paraissent avec une « remarque préliminaire » marquante, que Kantorowicz fit supprimer lors de la réédition daprès-guerre et ne se trouve pas dans lédition française : « Lorsquen mai 1924 le royaume dItalie fêta le septième centenaire de la fondation de lUniversité de Naples, une création de Frédéric II de Hohenstaufen, une couronne de fleurs reposait au pied du sarcophage de lEmpereur, dans la cathédrale de Palerme, ornée de linscription : À SES EMPEREURS ET SES HÉROS LALLEMAGNE SECRÈTE [Das geheime Deutschland] Cela ne veut pas dire que la présente histoire de la vie de Frédéric II aurait été inspirée par cet événement [], mais celui-ci peut très bien être compris comme un signe que, même dans des cercles autres quérudits, une participation aux grandes figures de souverains allemands commence à séveiller – précisément en ces temps non impériaux [unkaiserlich] ». Voir Grünewald, 1982, p. 74-80, qui voit aussi dans cette remarque un indice du message très actuel que Kantorowicz voulait faire passer à travers la biographie de Frédéric II. La couronne de fleurs avait bien entendu été déposée par des membres du cercle de George, dont Kantorowicz, venus à cette occasion.

15 Voir Lerner, 2019, p. 188.

16 Voir Grünewald, 1982, p. 158-167. Après la parution de la nouvelle édition, Kantorowicz voit ses craintes confirmées par la première lettre de félicitations quil reçoit, dont lauteur, Hans Speidel, est un ancien général de la Wehrmacht. Kantorowicz ignorait cependant que Speidel fut emprisonné de 1944 à la fin de la guerre pour ses liens avec le mouvement de résistance au sein de larmée ayant conduit à lattentat du 20 juillet 1944. Dans une lettre à son éditeur, Kantorowicz fulmine : « Cest exactement la clique à cause de laquelle jai si longtemps empêché une réimpression. Un livre qui était sur la table de nuit de Himmler et que Göring a offert, avec une dédicace, à Mussolini devrait simplement être condamné à loubli » (Ibid., p. 165).

17 Raulff, 1999, p. 180.

18 Sur les expériences guerrières de Kantorowicz, voir Lerner, 2019, p. 45-71.

19 Le problème de la continuité possède aussi un volet juridique sinscrivant dans le même contexte, bien mis en valeur chez Schmitt, 2003, « § 10 Folgerungen aus der Lehre von der verfassunggebenden Gewalt, insbesondere der verfassunggebenden Gewalt des Volkes », p. 91-99.

20 Bausinger, 1969, p. 9 sq. Louvrage de Dopsch en question est Wirtschaftliche und soziale Grundlagen der europäischen Kulturentwicklung aus der Zeit von Caesar bis auf Karl den Großen, 2 vol., Wien, Seidel, 1918 et 1920.

21 Il ne faudrait cependant pas transférer cette querelle académique dans le champ politique sans précaution. Si Höfler est le tenant dune « continuité germanique », les dirigeants nationaux-socialistes nétaient pas pour autant tous dans ce camp, certains préférant la « continuité romaine ». Le rapport à lAntiquité nest pas homogène : tandis quAlfred Rosenberg et Heinrich Himmler visaient à créer un culte de lhéritage germanique, Hitler semblait plus impressionné par Rome et la Grèce antique. Sur le rapport du national-socialisme à lAntiquité, voir louvrage classique de Losemann, 1977, ici p. 17-26.

22 Voir Höfler, 1940, p. 115-133. Dans ce texte radicalement antisémite, Höfler sattaque à certains juifs allemands dont les positions nationalistes et antidémocratiques posent une difficulté certaine à lidéologie nationale-socialiste. Cest notamment le cas de Friedrich Gundolf, professeur de littérature, poète et membre éminent du cercle de Stefan George. Höfler sen prend également au « juif polonais Kantorowicz » (p. 120), et relève précisément la remarque préliminaire de Kaiser Friedrich der Zweite, proclamant l« Allemagne secrète », comme étant le signe de laspiration du cercle au pouvoir politique. Höfler met à nouveau au pilori la « romanité » et le « catholicisme » dont se réclame Gundolf, mais cest surtout lélitisme des élus, ignorant la puissance vitale du peuple, qui constitue le principal objet de sa critique et lui permet de réussir à associer Gundolf à un cliché antisémite, celui du juif décomposant lunité du peuple.

23 Voir lintroduction de Johannes Fried dans Kantorowicz, 1998, ici p. 32 sq. « Deutsches Papsttum » fut publié en 1953 dans CASTRVM PEREGRINI (no 12), un journal fondé aux Pays-Bas après la guerre par danciens membres du cercle de Stefan George. Sur lhistoire du texte, voir Grünewald, 1982, p. 131 sq.

24 Voir en particulier p. 9 : « En effet, lAllemagne a déjà une fois été “romaine”, cest-à-dire universelle et dans le monde [welthaltig] » et p. 20 : « Heinrich III ne pouvait pas savoir quabsolument aucune papauté allemande universelle nétait possible, pour la simple raison que les Allemands ne sont eux-mêmes que dans les plus rares instants ou à travers leurs plus rares représentants à la fois allemands et universels, à la fois allemands et européens ».

25 Cité dans Grünewald, 1982, p. 127.

26 Notons cependant que, au sein même de la mouvance nationale-socialiste, la « continuité germanique » défendue par Höfler ne fait pas lunanimité. Voir en particulier Aubin, 1943, p. 229-262. Cette opposition entre « romain » et völkisch au sein de lextrême droite allemande me semble être aussi le cadre dans lequel la fameuse lettre de Leo Strauss à Karl Löwith, datée du 19 mai 1933, doit être comprise. Voir Strauss, 2008, p. 625 : « Et, en ce qui concerne le problème : le fait que lAllemagne passée à lextrême droite ne nous tolère pas ne signifie absolument rien quant aux principes dextrême droite. Au contraire : ce nest quà partir de ces principes, les principes fascistes, autoritaires, impériaux, que lon peut protester avec honneur contre le fléau mesquin, sans faire ce ridicule et geignard appel aux droit imprescriptibles de lhomme [en français dans le texte]. [] Il ny a aucune raison de ramper vers la croix pour la rémission de nos erreurs, pas même vers la croix du libéralisme, tant quune étincelle de la pensée romaine brille encore quelque part dans le monde ». La traduction française, ici profondément modifiée, est parue dans Cités, no 8, 2004/1, p. 173-227 (ici p. 194). Certaines lettres ont été tronquées, si bien quil nexiste pas encore dédition française entièrement fiable de la correspondance.