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Classiques Garnier

La dictature et le spectre de la répétition Continuité et discontinuité juridico-politique à l’ombre de la répétition historique

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2020 – 2, n° 17
    . La temporalité du politique. Crise et continuité
  • Auteur : Goupy (Marie)
  • Résumé : Cet article analyse la conception de l’histoire qui assoie le concept de dictature forgé par Carl Schmitt. Il montre que si la catégorie de dictature est un opérateur de continuité juridique, elle est aussi porteuse d’une conception de l’histoire hantée par le spectre de la révolution, ou plutôt par celui de la répétition de la révolution. Le concept de répétition révèle les formes paradoxales de continuité historique développées, ou masquées, derrière le discours juridique de la dictature.
  • Pages : 75 à 95
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406110972
  • ISBN : 978-2-406-11097-2
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11097-2.p.0075
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 01/02/2021
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Dictature, révolution, spectre, continuité-discontinuité, histoire, passé
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La dictature et le spectre
de la répétition

Continuité et discontinuité juridico-politique
à lombre de la répétition historique

Peu de concepts semblent aborder aussi directement le problème de la continuité et de la discontinuité politique que celui de dictature. Dans une tradition juridique que lon pourrait qualifier de classique, au moins parce quon la fait remonter au droit romain, la dictature désigne linstitution provisoire créée afin de surmonter les situations de crise dune gravité telle que lexistence de lÉtat se trouve menacée. En laissant de côté ici le statut juridique dune telle institution – à lintérieur ou à lextérieur du droit, selon la formule de Giorgio Agamben (Agamben, 2003, p. 61) –, on remarquera seulement que du point de vue juridique, le rapport de la dictature à la temporalité politique est a priori relativement simple : la crise constitue une rupture dans la continuité juridico-politique et la dictature un sparadrap douloureux, mais transitoire, visant à la rétablir. Pour être plus exact, on dira que la dictature apparaît comme une figure double de la discontinuité et de la continuité, puisquelle rompt lapplication ordinaire du droit tout en sefforçant den garantir la sauvegarde dans la durée. Dans la plupart des théories juridiques de la dictature, la pensée de la (dis)continuité sarrête plus ou moins là. La crise elle-même est assez généralement considérée comme un fait, objectivable ou exigeant au contraire une décision politique, mais demeurant quoiquil en soit à la frontière du droit. La théorie de la dictature de Carl Schmitt, telle quelle sexpose dans un livre éponyme de 1921 (Schmitt, 2000), illustre pleinement cette tradition de pensée, quil a dailleurs largement contribué à installer dans le champ juridique au xxe siècle. Les deux concepts de dictature de commissaire et de dictature souveraine, grâce auxquels le juriste soumet la tradition juridique de la dictature constitutionnelle et la tradition politique de 76la dictature révolutionnaire au cadre homogène de la théorie du droit, traduisent ainsi une vision schématique de la sauvegarde-continuité du droit et de la rupture-refondation, où la crise radicale se trouve instituée en fait historique indépassable que la pensée juridique doit affronter et résoudre. En réalité, le récit un peu confus de La Dictature laisse apparaître un rapport beaucoup plus complexe au problème de la continuité, en raison de la charge historique de louvrage. Publié en 1921, le livre vise en effet très directement la possibilité dune révolution prolétarienne en Allemagne, qui justifie au regard de Schmitt de revoir le concept de dictature. Plus profondément, le concept schmittien engage une conception de lhistoire appelée à jouer un rôle déterminant pour la compréhension du concept de dictature au xxe siècle.

Cest donc la conception de lhistoire qui assoie la construction du concept schmittien de dictature que cet article voudrait examiner, en montrant que derrière lopérateur de continuité juridique que constitue la dictature, se masque une conception de lhistoire hantée par le spectre de la révolution, ou, plus exactement, par celui de la répétition de la révolution. Le concept de répétition invitera alors à penser les formes paradoxales de continuité historique qui se mettent en discours – et se masquent – derrière le discours juridique de la dictature.

La Dictature : du droit à lhistoire

En 1921, lorsque la Dictature paraît, la situation de lAllemagne est on ne peut plus chaotique. Il est vrai quaprès ladoption dune nouvelle constitution le 11 août 1919, la République de Weimar semble pouvoir se stabiliser. Mais le régime, qui sinstalle sur les décombres de lEmpire allemand et qui nait dune révolution portée par des forces hétérogènes ne parvient guère, jusquen 1924, à sortir dune situation de semi-guerre civile. Depuis la fin de la guerre, la République fait en réalité face à une pluralité de crise – crises économiques, crises institutionnelles et politiques, largement liées à laprès-guerre et à leffondrement du Reich – que la théorie juridique aborde sous le vocabulaire opaque et sobre de la crise ou de lurgence (Kervégan, 2002, p. 10). Derrière ce 77vocabulaire se dresse néanmoins un théâtre dombres qui projettent sur la république la possibilité dun échec ou dun renversement : le spectre dune révolution socialiste dun côté, qui hante lAllemagne (et une large partie de lEurope) dans laprès-guerre et que lécrasement violent de la révolte spartakiste et de la République des conseils de Bavière contribue à radicaliser dans les esprits plutôt quà étouffer complètement ; la menace dun coup dÉtat ou dun coup militaire de lautre, que la tentative du putsch de Kapp en mars 1920 ancre dans les représentations politiques des années qui suivront. Et si lon ajoute que le putsch a été mis en échec par une grève générale appelée par les syndicats et les partis de gauche, cest bien le portrait dune société traversée par une sorte de lutte, réelle et fantasmée, entre deux courants révolutionnaire et contre-révolutionnaire échappant largement au contrôle du nouveau régime qui se dessine au début des années 201.

Publiée dans ce contexte, la Dictature ne masque quà moitié ses intentions politiques. Louvrage sinscrit, il est vrai, dans une tradition juridique qui peut encore se réclamer du concept de dictature issu du droit romain. Pour bien des juristes de lépoque, la dictature constitue effectivement un terme générique visant à désigner les formes juridiques encadrées de lexercice des pouvoirs exceptionnels permettant à un État constitutionnel daffronter des situations de crise qui mettent en péril son existence. On parle même couramment, dans le milieu juridique, des pouvoirs dictatoriaux du président du Reich pour désigner les pouvoirs exceptionnels détenus par le chef de lexécutif en vertu de larticle 48 de la Constitution de Weimar. Mais Schmitt nécrit pas un ouvrage doctrinal dinterprétation juridique2. Louvrage se présente bien davantage comme une grande fresque historique dont lÉtat moderne et la dictature sont les figures héroïques, et dont la Révolution Française 78constitue le cœur et la clef. La Dictature propose en effet une sorte dhistoire articulée de lÉtat constitutionnel moderne et de la dictature, comprise comme institution garante de la construction et de la continuité de lordre juridique. Cette histoire vise bien sûr à montrer dabord que lÉtat constitutionnel sétant installé grâce à un exercice contrôlé de la dictature, il ne saurait se passer définitivement dune telle institution, sauf à adopter une position suicidaire – ce qui est clairement, pour Schmitt, lattitude des libéraux partisans de lÉtat de droit et dun strict respect du principe de légalité3. Mais Schmitt ne sen tient pas là. La fresque de la Dictature sordonne entièrement autour du tournant opéré par la Révolution Française, qui permet au juriste de poser deux thèses centrales : dune part, si la Révolution a constitué un tournant dans lhistoire de lÉtat constitutionnel moderne en Europe, cest parce quelle a inscrit au cœur du droit étatique même la possibilité dune dictature non plus conservatrice mais fondatrice de droit, qui fixe dans sa structure juridique de lÉtat constitutionnel la possibilité même de son renversement – ou de la discontinuité juridique donc. Dautre part, lère des révolutions ouverte par la Révolution Française ne sest pas refermée : elle est même bien plutôt à son acmé, au bord dun dénouement qui peut faire basculer intégralement lhistoire de lÉtat constitutionnel vers sa fin.

Par ces deux thèses, La Dictature quitte le terrain strictement juridique pour entrer dans celui de la théorie de lhistoire. Et ce glissement vers une forme de pensée historique et philosophique du droit se situe dabord directement dans les pas de la tradition de la Contre-Révolution.

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Lhéritage contre-révolutionnaire :
la dictature contre le chaos de la refondation

Lhéritage de la pensée contre-révolutionnaire nest pas explicite dans La Dictature, comme il le sera dans Théologie politique4. Il éclaire pourtant assez bien la théorie schmittienne, ainsi que toute la structure du livre de 1921. Car si louvrage ne se limite pas à proposer une interprétation ultra-large des pouvoirs de crise inscrits dans la Constitution de Weimar, il ne réalise pas non plus une histoire de la dictature sous la forme dune description juridique des différentes formes de dictature ayant existé depuis lantiquité romaine, comme on se plait encore à le faire aujourdhui dans certains travaux dhistoire du droit. Lhistoire articulée de la dictature et de lÉtat moderne traduit bien plutôt le projet dexposer la signification historique de la dictature, cest-à-dire dabord, dasseoir sa théorie juridique de la dictature sur une véritable conscience historique qui fait à ses yeux défaut dans la théorie juridique dominante de laprès-guerre (Schmitt, 2000, p. 11). Cest cette conscience historique qui a animé demblée, à ses yeux, la pensée contre-révolutionnaire de la dictature.

De Maistre comme Donoso Cortés ont en effet également construit leurs théories de la dictature en les adossant à une compréhension générale de lhistoire traumatisée par la Révolution. Pour les deux penseurs, la Révolution ne se résume pas effectivement au simple renversement de lÉtat absolutiste. Elle constitue plus radicalement un tournant historique marqué par la négation de tout ordre fondé sur la transcendance du pouvoir et légitimé par la tradition5 – un ordre qui a assuré la continuité sociale et politique jusquau xviiie siècle. La Révolution française est ainsi dabord laboutissement du rationalisme de lAufklärung, dominé par une véritable foi dans lautonomie de la raison, qui a pour corrélat dadmettre la possibilité de lauto-fondation 80radicale6 – ou de la table-rase – que lévénement révolutionnaire fait sortir des brumes de la pensée hypothético-méthodologique – celle du contrat social – pour en faire une véritable possibilité historique. Mais elle inaugure ensuite, pour les deux penseurs, une gigantesque lutte de dimension historique globale entre deux conceptions de lordre, lune fondée sur la croyance et lautre sur la Raison auto-fondatrice, lune sur la religion et lautre sur la révolution, ou dans les termes de Donoso Cortés, une lutte entre le catholicisme et le socialisme, ou entre le Bien et le Mal (Donoso Cortés, 1859). Une telle conception de lhistoire est en réalité relativement statique. La lutte de ces deux principes nest pas perçue comme un moteur historique, comme elle lest en revanche dans lidée de lutte des races telle que la développe Montlosier à peu près à la même époque (Montlosier, 1814)7. Elle se présente plutôt, selon les termes de Schmitt, comme « la conscience que lépoque réclame une décision, et cest avec une énergie qui senfle jusquaux limites du possible entre les deux révolutions de 1789 et de 1848 que la notion de décision vient au centre de la pensée » (Schmitt, 1988, p. 62). Autrement dit, la théorie contre-révolutionnaire de la dictature repose sur lidée que lhistoire de lEurope est à un tournant décisif qui oppose deux conceptions de lordre possibles, en donnant à la dictature une portée qui excède largement la tradition juridique de la dictature romaine.

Mais la description de la conscience historique qui assoie la pensée contre-révolutionnaire de la dictature ne serait pas complète sans tenir compte de la dimension apocalyptique quelle reçoit chez Donoso Cortés. Pour De Maistre encore, lordre révolutionnaire quil combat se fonde sur le principe de la souveraineté du peuple, qui nest pas seulement illégitime à ses yeux, mais surtout contradictoire et voué à léchec (Maistre, 1992, p. 91-92). La dictature maistrienne sérige donc dabord en rempart contre le désordre8. Mais De Maistre, qui écrit dans le contexte de la Révolution Française même, croit encore à la restauration possible 81de la légitimité traditionnelle. Cest pourquoi, bien quelle ne soit plus à proprement parler une catégorie juridique, mais bien une catégorie historico-politique, la dictature quil appelle de ses vœux demeure transitoire9. Donoso Cortés en revanche voit séloigner la possibilité dune restauration de la légitimité traditionnelle avec les révolutions de 1848 (Donoso Cortés, 1850, p. 79-80)10. Selon les termes de Schmitt, dès « que Donoso Cortés reconnut que le temps de la monarchie avait pris fin parce quil ny avait plus de rois et quaucun deux naurait plus le courage dêtre roi si ce nest en passant par la volonté du peuple, il alla jusquau bout de son décisionnisme, cest-à-dire quil réclama une dictature politique » (Schmitt, 1988, p. 74. Nous soulignons). Une telle dictature politique perd évidemment tout caractère transitoire. Elle est une forme de gouvernement posée comme un rempart ultime contre le chaos : « Donoso était persuadé que lheure de lultime combat était venue ; face au mal radical, il ny a que la dictature, et lidée légitimiste de la succession héréditaire devient, à cette heure, arguties vides » (Schmitt, Ibid.). De Maistre à Donoso Cortés, on passe donc pour Schmitt « de la légitimité à la dictature » (Schmitt, 1988, p. 65).

La conscience historique caractéristique des penseurs de la Contre-Révolution ne se résume donc pas, pour Schmitt, à limminence dune révolution ; elle réside bien plutôt dans lidée quil existe une lutte historique globale entre deux conceptions de lordre. Cette lutte historique, ouverte avec la Révolution, ne sest pas refermée selon le juriste : elle continue de constituer larrière-plan de toute théorie sérieuse de la dictature. Contre Donoso Cortés néanmoins, il récuse le glissement de la dictature comme institution dictatoriale transitoire vers une dictature politique permanente, issu à ses yeux de labandon de lidée de légitimité par le marquis espagnol. Mais plus profondément, cest bien la conscience historique qui assoie la théorie de la dictature qui est en jeu. Pour Donoso Cortés, si lheure nest plus au choix entre la liberté et la dictature, cest que lordre classique fondé sur la légitimité est déjà perdu, en jetant lhistoire de la civilisation catholique au bord de labîme. Le moment historique dans lequel il situe sa pensée est donc proprement apocalyptique, et lambigüité de la dictature va bien au-delà 82dune confusion entre dictature transitoire et dictature permanente, car si lhistoire se rapproche du déluge, constitué en véritable épreuve divine, « il ne sert à rien de se rebeller contre la Providence, contre la Raison, et contre lhistoire11 ». Autrement dit, avec Donoso Cortés, la dictature ne perd pas seulement son caractère transitoire faute de penser la possible restauration de lordre existant, mais elle risque surtout de navoir plus aucune nécessité dans le cadre dune pensée de lhistoire pessimiste marquée par une téléologie apocalyptique (Paredes Goicochea, 2014, p. 61-71). Si Donoso Cortés a donc bien eu le mérite de soulever les véritables enjeux historiques dune théorie de la dictature après le tournant révolutionnaire et jusquaux années 20, sa pensée demeure aporétique au regard de Schmitt, en raison de sa dimension apocalyptique qui le rend incapable de penser la dictature comme un véritable outil de sauvegarde de la continuité historique. Cest léclaircissement de la signification historique de la dictature depuis la Révolution qui va conduire le juriste à discuter, de façon plus ou moins explicite, avec la tradition marxiste.

Une dette ambiguë à légard
de la tradition marxiste :
dictature et dialectique historique

Comment interpréter la signification historique de la dictature, alors quà lévidence lhistoire de la lutte entre la révolution et les forces de la contre-révolution (la religion, la tradition, et, en dernière instance, la dictature) na pas mené à lapocalypse annoncé par Donoso Cortés, et alors que cette lutte semble mouvoir encore lhistoire à laube des années 20 ? Cette question ne signifie plus seulement pour Schmitt que la théorie de la dictature doive reposer sur une conscience historique des enjeux du présent. Plus profondément, elle suggère que le tournant de la Révolution Française a incrusté la dictature au cœur de lhistoire moderne dune façon nouvelle, et quelle en éclaire le déroulement au 83xixe siècle. Cette dernière idée est nourrie, dans La Dictature, par une réception ambivalente et polémique, de la pensée marxiste. En effet, lhistoire dans laquelle la dictature prend place nest pas lhistoire apocalyptique de Donoso Cortés, qui na pas perçu la dynamique historique de la lutte entre révolution et contre-révolution, que les marxistes, eux, ont parfaitement perçue12. Le dernier chapitre de La Dictature consacré à la « dictature dans lordre de lÉtat de droit existant » se présente effectivement comme lexposé des formes de dictature, et plus précisément de ses formes légales dans lÉtat de droit naissant (la Loi Martiale, la suspension de lempire de la Constitution du 22 frimaire an VII, létat de siège13), telles quelles ont été mises en œuvre contre les émeutes révolutionnaires qui font hoqueter lhistoire depuis 1789 (celles de 1830, de 1848, de la Commune de Paris). Lhistoire que propose Schmitt dans ce chapitre confus se construit donc autour dune sorte de lutte – jamais rendue complètement explicite – de la révolution et de la dictature, ou, plus exactement, de la révolution et du droit intégrant, dans le cadre légal, les moyens de sa conservation. Et en assumant lidée quune telle lutte de la révolution et du droit (appuyé par les formes légales de la dictature) ait joué un rôle moteur dans lhistoire européenne, Schmitt esquisse bien les traits dune histoire dialectique de la révolution et de la contre-révolution (juridique), qui mime et déforme la pensée historique marxiste.

En mimant le modèle dune pensée dialectique de lhistoire comme cadre conceptuel à partir duquel construire un concept moderne de dictature, Schmitt entend dabord situer sa propre théorie : selon lui, à la différence des libéraux ou des marxistes révisionnistes, seuls les communistes opposés au révisionnisme sont véritablement capables de voir la portée proprement historique du concept de dictature. Cest dailleurs cette conscience prononcée dont les bolcheviques ont fait montre à ses 84yeux dans le débat qui les a opposés à certains acteurs de la révolution allemande – un débat dans lequel Schmitt prend ironiquement position en faveur des bolcheviques (Schmitt, 2000, p. 17 et 18). En 1918 en effet14, le marxiste allemand Karl Kautsky, qui participe lannée précédente à la fondation de lUSPD, publie une brochure intitulée La Dictature du prolétariat, au sein de laquelle il dénonce le virage centraliste et autoritaire de la conception bolchevique de la dictature. Contre celle-ci, Kautksy défend que la dictature prolétarienne ne peut jamais signifier la suppression de la démocratie, et, renonçant à lidée que la dictature rompe nécessairement avec le droit de lÉtat bourgeois, il propose de la comprendre comme « létat de chose, qui doit nécessairement se produire partout où le prolétariat a conquis le pouvoir politique15 » – une définition qui nécarte donc pas lidée que la dictature du prolétariat puisse sexercer par les moyens de la conquête légale du pouvoir. Dans deux textes publiés en réponse au texte de Kautsky, Lénine et Trotski sattaquent violemment à cette définition, qui finit par opposer implicitement selon eux dictature et démocratie (ou dictature démocratique et dictature non démocratique) en recouvrant la véritable opposition de la dictature bourgeoise et de la dictature prolétarienne (Lénine, 1971, p. 14)16. Mais de cette réponse cinglante, Schmitt retient surtout limportance que les acteurs de la révolution bolchévique accordent au caractère transitoire de la dictature (Schmitt, 2000, p. 15), qui suppose une claire conscience de ce à quoi la dictature « fait exception » et de ce quelle prétend atteindre (Schmitt, 2000, p. 16). Car la dictature prolétarienne ne fait pas seulement exception à lordre juridique existant, mais elle en constitue la négation ; et elle ne prétend pas restaurer lordre juridique antérieur, pas plus quun nouveau régime, elle prétend établir un nouveau rapport social qui mette un terme à la lutte des classes, cest-à-dire aussi à lhistoire dont elle a constitué le moteur et à lÉtat qui en a constitué la superstructure. En dautres termes, la catégorie de dictature du prolétariat ne peut être comprise sur un simple plan juridico-institutionnel : elle nest pas un outil juridique permettant dassurer une domination de classe, mais un moyen permettant de passer dun rapport 85social dominant à un autre rapport social. Elle est un outil de transition historique radical qui engage une conception globale de lhistoire, ce qui en fait aussi « une catégorie de la philosophie de lhistoire » (Schmitt, 2000, p. 17). Cest à ce niveau que Schmitt situe son propre concept de dictature, en ouvrant alors une double discussion polémique avec la pensée marxiste (non « révisionniste »). Dun côté, le juriste va sefforcer de relire la dialectique matérialiste de lhistoire de la révolution et de la contre-révolution dans des termes juridiques. De lautre, il entend prouver dans ce cadre que la dictature du prolétariat est vouée à un échec potentiellement ravageur, qui prétend évidemment justifier que la dictature conservatrice de droit quil défend puisse utiliser tous les moyens de la puissance étatique pour la contrer.

En effet, la structure même de La Dictature sorganise autour dune thèse centrale, dont la portée systématique nest pas toujours relevée : la proclamation du principe de la souveraineté du peuple par laquelle la révolution française a inscrit au cœur de lÉtat constitutionnel même la possibilité de son renversement sous la forme dune dictature souveraine17. Le concept de dictature souveraine, que Schmitt distingue de celui de la dictature de commissaire, ne vise pas alors la simple possibilité dune révolution populaire qui renverserait un régime, mais bien celle dun usage de la puissance de lÉtat au service de son propre renversement et de la fondation dun nouvel ordre juridico-politique. Mais surtout, Schmitt veut indiquer quune telle forme de dictature souveraine est en quelque sorte inscrite dans la structure même de lÉtat constitutionnel et de son droit, qui, parce quil se fonde sur le principe de souveraineté du peuple, sorganise autour dune domination de lAssemblée devenue le nouvel organe dune possible dictature souveraine légale. De façon tout à fait concrète, Schmitt insinue, sans en tirer explicitement les conséquences, que dans lÉtat constitutionnel désormais marqué par laffirmation du principe de souveraineté du peuple, le danger ne vient pas dune dictature exécutive, mais dune dictature de lAssemblée qui tomberait dans les mains dune majorité révolutionnaire18. Schmitt met ainsi en contraste leffort de lAssemblée 86Nationale pour encadrer lexercice des pouvoirs militaires mis en œuvre dans la répression des émeutes révolutionnaires, en particulier durant les terribles journées de juin 1848, et le caractère illimité des pouvoirs de lAssemblée constituante elle-même, qui lui ont permis de fixer le cadre dun pouvoir répressif sans garanties constitutionnelles (Schmitt, 2000, p. 199). Mais plus largement, Schmitt esquisse les principaux traits dune interprétation juridique de la dialectique historique dans laquelle il situe sa théorie de la dictature. Car si laffirmation daprès laquelle le principe de la souveraineté du peuple a mis en péril la stabilité de lordre étatique classique nest évidemment guère originale dans une tradition de pensée juridique conservatrice19, ce qui lest davantage en revanche, cest lidée quun tel principe pourrait constituer le moteur dun conflit entre les forces révolutionnaires et les forces conservatrices autour du droit. Plus exactement, lÉtat constitutionnel, désormais structuré autour du principe de souveraineté du peuple, semble devenu dans La Dictature le vecteur dune sorte de lutte du droit (pour sa conservation) et de la révolution – les forces révolutionnaires étant toujours plus conscientes que la maitrise du droit et de lÉtat constitue désormais le véritable outil dune dictature révolutionnaire à même de renverser lordre existant. Et cette possibilité désormais inscrite dans lédifice étatique lui-même semblerait alors expliquer implicitement les hoquets de lhistoire.

On peut alors penser que La Dictature dialogue autant avec Marx lui-même quavec la littérature bolchevique –, et en particulier avec les écrits consacrés à lhistoire française du xixe siècle20. Conformément aux indications données par Engels dans la préface des Luttes des classes en France, ces écrits peuvent être lus comme une application de la méthode matérialiste à la lecture des événements révolutionnaires – et contre-révolutionnaires – du siècle, en sefforçant donc de « réduire les événements politiques aux effets de causes, en dernière analyse, économiques21 ». Or, en proposant 87de voir dans linscription du principe de la souveraineté du peuple au cœur du droit ce qui menace continuellement de faire vaciller lédifice plusieurs fois centenaire de lÉtat constitutionnel, Schmitt esquisse une lecture non matérialiste de la dialectique historique de la révolution et de la contre-révolution : une lecture juridique, dans laquelle cest bien la bataille autour du droit qui constitue le moteur de lhistoire. Pour Schmitt en effet, la dictature du prolétariat demeure bien une catégorie juridique, « parce que, en tant quexception, [la dictature du prolétariat] continue dêtre placée sous la dépendance fonctionnelle de ce quelle nie », cest-à-dire, lordre constitutionnel lui-même (Schmitt, 2000, p. 17). Autrement dit, la dictature du prolétariat nest une dictature que parce quelle prétend renverser lordre constitutionnel existant, qui constitue donc la cible – et le moteur – de son action. Certes, la dictature du prolétariat nentend plus fonder un nouvel ordre juridique mais bien renverser lordre du droit lui-même, cest-à-dire toute organisation sociale dont le droit constitue à la fois la forme et le langage22. De telle sorte que la dictature du prolétariat ne signifie plus alors seulement une rupture dans lordre constitutionnel – de la monarchie à la République, et de la République à lEmpire –, mais bien la fin de lhistoire de lÉtat constitutionnel lui-même. Mais la question est alors de savoir, pour Schmitt, si en exploitant les outils offerts par la légalité dans lobjectif de renverser le système constitutionnel, la dictature peut bien sortir du droit, ou si elle nest pas plutôt destinée à devenir purement et simplement une forme de dictature souveraine légale permanente23 ? En clair, Schmitt conteste que la dictature du prolétariat permette de « sortir de lhistoire » précisément parce que la dictature demeure un outil juridique, qui ne pourra jamais se « supprimer » lui-même.

Cest dans le cadre de cette histoire dialectique de nature juridique que Schmitt situe sa propre théorie de la dictature ; cest elle qui justifie sa conception musclée de la dictature de commissaire érigée en rempart contre la dictature souveraine prolétarienne menaçant de faire basculer 88lhistoire dans le chaos. À première vue, la dictature schmittienne est simplement conservatrice, aussi bien sur un plan juridique que sur un plan historique : elle vise à garantir la restauration du droit et à garantir la continuité historique de lÉtat constitutionnel. En réalité, Schmitt ne fait pas seulement de la dictature un moyen de maintenir la continuité du droit et de lÉtat, mais en même temps un instrument susceptible de mettre un point final à la dialectique de la révolution et du droit, de la dictature révolutionnaire et de la dictature contre-révolutionnaire. Cette dimension « messianique » nest jamais explicite dans La Dictature, ni dans Théologie politique. Elle structure pourtant selon nous la construction même de louvrage de 1921, ainsi que dans la lecture quil rend en 1922 de la pensée de la Contre-Révolution.

Dictature messianique et spectre de la répétition dans la pensée contre-révolutionnaire

De Donoso Cortés à Schmitt

Le concept de dictature se situe ainsi sur deux plans différents, sources dune véritable ambiguïté de la théorie schmittienne. Sur un premier plan, la dictature constitue une catégorie juridique, lestée par la conscience historique du moment critique que lÉtat constitutionnel doit affronter – une situation révolutionnaire supposée qui menace de le renverser. Sur un second plan en revanche, la dictature est un concept relevant de la philosophie de lhistoire : elle vise à mettre un terme à la dialectique de la révolution et du droit, qui a conduit à une sorte de répétition de la révolution à laquelle il sagit de mettre un terme. Cette idée de répétition historique nest pas présente en tant que telle chez Schmitt. On fera lhypothèse ici que le spectre dune répétition désormais toujours possible de la révolution constitue précisément lun des traits structurants de la pensée contre-révolutionnaire, au moins à partir de Donoso Cortés, qui fait justement lexpérience de la répétition.

Il est notable en effet que la célèbre « théorie » de la dictature de Donoso Cortés se réfère généralement dabord à un discours lapidaire que le marquis et député prononce le 4 janvier 1849 devant les Cortès 89espagnoles, en réponse au discours du chef de lopposition progressiste à lencontre du ministère du général Narváez, accusé davoir abusé des pleins pouvoirs qui lui avaient été cédés par lAssemblée pour réprimer les agitations révolutionnaires de lannée 1848 en Espagne24. La pensée de Donoso Cortés na effectivement pas toujours été aussi violemment contre-révolutionnaire25. Lexpérience des révolutions de 1848 constitue bien plutôt lun des événements centraux qui contribuent à la radicalisation, sinon au bouleversement de sa pensée26. Et lon peut penser sans risque de trop extrapoler quelle affecte sensiblement la conception de lhistoire quil construit à la même époque en recevant lhéritage des penseurs de la Contre-Révolution (Demesley, 2016). La répétition de lévénement révolutionnaire modifie en particulier la perception du danger que représente le principe révolutionnaire, qui nest plus, comme chez De Maistre, le risque dune refondation ou dune tabula-rasa radicale (déjà dramatique pour de Maistre), mais celui dune refondation toujours possible qui ruine définitivement tout ordre légitime stable. Autrement dit, alors que pour De Maistre, lheure est à la lutte historique de la foi contre la Raison, chez Donoso Cortés, la révolution sest incrustée dans la pensée historique sous la forme dune répétition toujours possible de la refondation (et de la révolution) qui met fin à toute idée de continuité politique fondée sur la tradition, voire sur la légitimité. La dictature dont se revendique Donoso Cortés nest donc pas seulement opposée à la révolution : elle vise à sortir du chaos historique né du principe révolutionnaire de la refondation 90toujours possible. Cest aussi pourquoi, sans lexpliciter dailleurs outre mesure, Donoso Cortés défend une dictature du gouvernement non pas contre des émeutes révolutionnaires, mais bien contre une dictature de linsurrection, dont on peut penser quelle constitue le strict pendant de la première : lexercice dun pouvoir illimité et centralisé visant à permettre une victoire définitive de la révolution27. La dictature contre-révolutionnaire de Donoso Cortés reçoit ainsi un statut apocalyptique28 : elle est celle qui doit permettre de sortir de la répétition révolutionnaire qui menace de conduire au chaos. Et elle se situe au bord de labîme, là où la fin de lhistoire menace dadvenir. Et ceci explique lambivalence du concept de dictature de Donoso, puisque si dun côté la dictature apparaît comme ce qui permet de sauver lordre catholique en le maintenant dans lhistoire, dun autre côté, elle inaugure bien plutôt une situation de fin de lhistoire, qui sachève dans le combat apocalyptique du Bien contre le Mal (Donoso Cortés, 1970, p. 325 sq.). Mais quoiquil en soit de cette ambiguïté, le concept de dictature inaugure une conception de lhistoire dont léternelle répétition de la révolution constitue le spectre et dont elle incarne la fin – quil sagisse de sortir de la répétition, ou quil sagisse, de façon ambiguë donc, de sortir de lhistoire.

Schmitt perçoit clairement les limites de la dimension apocalyptique de lhistoire de Donoso Cortés, qui le conduit à défendre une dictature politique incapable de viser la restauration dun ordre juridique. Mais il nexamine pas véritablement la complexité de la conception postrévolutionnaire de lhistoire du marquis espagnol, qui ne se distingue pas seulement par labandon de lidée de légitimité, mais qui, en amont, pense lhistoire à partir du spectre de la révolution, né de lexpérience (traumatique) de sa répétition. Cette expérience anime la conscience historique de Donoso Cortés, qui intègre lidée que la révolution peut toujours être recommencée, cest-à-dire que son spectre continuera de planer sur lhistoire européenne.

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La théorie schmittienne de la dictature repose encore selon nous sur cette conscience historique29, quil systématise sous la forme dune conception de lhistoire structurée par la lutte de la révolution et du droit. Cette histoire, saccadée par les répétitions des évènements révolutionnaires à chaque fois contrés par les formes légales de la dictature, est menacée par la perspective dune dictature révolutionnaire légale : une dictature de lAssemblée, cest-à-dire, une forme de dictature souveraine visant néanmoins une sortie de lhistoire de lÉtat constitutionnel et de son ordre légal. La dictature conservatrice que réclame Schmitt na donc pas seulement pour objectif dempêcher une révolution à la suite dautres révolutions ; elle na pas non plus pour finalité de freiner le basculement de lhistoire dans le chaos – à la manière de Donoso Cortès. Elle vise à mettre un terme à la dialectique historique de la révolution et de la contre-révolution, cest-à-dire à mettre un terme à la répétition de la révolution pour rétablir la continuité de lhistoire. La dictature schmittienne possède donc une dimension « katékhontique », mais peut-être même messianique – car il ne sagit peut-être plus alors implicitement de retenir le déchainement du mal, mais plus radicalement de briser la répétition de lhistoire en « sortant » dune histoire hantée par la répétition. La portée de la conception de lhistoire qui assoie la dictature nest ni aboutie, ni pleinement développée dans La Dictature ; elle demeure à létat de conscience historique hantée par un spectre : celui de la répétition. Car, à la différence de Marx, Schmitt ne semble pas remarquer que la répétition est dabord un spectre30, cest-à-dire quelle est fantasmée autant que réelle. Et cette dimension spectrale charge la théorie de la dictature dune très profonde ambiguïté, mais peut-être aussi dune ambivalence : une dictature contre-révolutionnaire qui vise à empêcher une révolution souveraine risquant de faire basculer le monde dans le chaos pourrait avoir à se maintenir autant que dure (et se répète) le spectre de la révolution ; une dictature visant à mettre un terme définitif à la répétition révolutionnaire pourrait devenir elle-même révolutionnaire, et viser elle-même une sortie de lhistoire.

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On connaît la célèbre phrase qui ouvre Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte : « Hegel remarque quelque part que tous les grands événements et les grands personnages de lhistoire universelle adviennent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié dajouter ; la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce (…) » (Marx, 2007, p. 49). Tout Le 18 Brumaire, qui sefforce de produire une analyse matérialiste des événements historiques qui vont de 1848 à 1852, sefforce en même temps de donner un sens à cette apparente répétition historique des événements, qui tourne en 1852 à la farce tragique31. On peut lire La Dictature de Schmitt en partie comme une réponse à la lecture matérialiste de la dialectique historique de la révolution et de la contre-révolution : une réponse juridique très conservatrice, qui fait de linscription du principe de la souveraineté du peuple au cœur de lÉtat constitutionnel lorigine de sa déstabilisation. Mais cette réponse, qui se construit à partir dun héritage de la pensée contre-révolutionnaire, ne perçoit pas, elle, la portée de lidée de répétition qui habite la conception de lhistoire des penseurs de la contre-révolution. Car si Schmitt a bien lu Le 18 Brumaire, il na manifestement pas relevé la dimension idéologique du fantasme de la répétition chez Marx, qui ne réduit pas la répétition historique à nêtre que le produit de rapports matériels (Assoun, 1999). De ce point de vue, là où Marx pense en même temps les dynamiques économiques qui conduisent les révolutions à se répéter et à échouer de nouveau et le rôle que jouent les représentations dans cette répétition, Schmitt lui reste proprement hanté par le spectre de la révolution32, sans jamais percevoir le rôle quil joue dans sa propre théorie (et quil sera amené à jouer dans la pensée juridique de la dictature au xxe siècle). En construisant son concept de dictature non pas seulement contre la révolution, mais contre une répétition historique de la révolution, Schmitt a manqué de 93percevoir la dimension fantasmée ou pour mieux dire spectrale33 de cette répétition révolutionnaire, qui risque de rendre les limites temporelles de la dictature conservatrice de droit quil réclame particulièrement incertaines. Plus largement, cette étude portant sur la manière dont le concept de dictature se construit à partir du milieu du xixe siècle en sarticulant avec une nouvelle pensée de lhistoire, exigerait alors de penser les formes multiples et complexes de représentation de la continuité quun tel concept vient charrier. En particulier, comment derrière lidée de lutte contre la discontinuité juridico-politique contenue dans le concept très formel de dictature se cache une représentation de lhistoire hantée par une autre forme de continuité plus ou moins consciente et plus ou moins fantasmée : celle dune possible répétition de la révolution, qui semble faire, jusquà laube du xxe siècle, hoqueter lhistoire.

Marie Goupy

Institut catholique de Paris

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1 Detlev Peukert souligne néanmoins la faiblesse réelle des mouvements « bolcheviks » et « spartakistes » que la masse grossissante des organisations contre-révolutionnaires prétend combattre, en relativisant fortement lidée même de lutte entre révolution et contre-révolution. Sur ce point, voir Peukert, 1995, p. 79 et sq.

2 Larticle « La dictature du président du Reich daprès larticle 48 de la Constitution de Weimar », issu de lintervention de Schmitt au congrès de lAssociation allemande des professeurs de droit public à Iéna en avril 1924, constitue le volet strictement juridique de la réflexion schmittienne sur la dictature « appliquée » à linterprétation de larticle 48 de la Constitution de Weimar. Cet article sera publié en 1927 en annexe de La Dictature (Carl Schmitt, 2000, p. 207-259).

3 La critique de la conception libérale de lexception nest pas centrale dans La Dictature, à lexclusion de la Préface de 1927. Elle se développera bien plus directement dans Théologie politique, publiée un an après La Dictature, en 1922.

4 Voir le chapitre iv de Théologie politique, « La philosophie de lÉtat dans la contre-révolution (De Maistre, Bonald, Donoso Cortés) ».

5 Cest-à-dire de lordre théologico-politique qui a accompagné le développement de lÉtat moderne jusquà la crise du xviiie, selon Schmitt. Théologie politique radicalisera lidée dun conflit entre une forme de pensée rationaliste et immanente, et une forme de pensée théologico-politique.

6 Cest cette idée dauto-fondation que De Maistre entend écarter dans son pamphlet virulent contre le Contrat Social de Rousseau (Maistre, 1992). Sur cette question chez De Maistre voir en particulier Pranchère, 2004.

7 Sur limportance de cette conception de lhistoire en termes de lutte et son histoire, voir Foucault, 1997.

8 Cette fonction historique explique la nature de la dictature chez De Maistre, en tant quexpression dune décision infaillible et transcendante seule à même de (re)créer un ordre concret sur le modèle la décision divine (Maistre, 1966).

9 En réalité, comme le montre Jean-Yves Pranchère, le caractère transitoire de la dictature maistrienne est lui-même discutable (Pranchère, 2004, p. 180).

10 Voir également Schmitt, 1988, p. 60.

11 Juan Donoso Cortés, Obras completas, vol. 2, 1946, Madrid, Editorial Católica, p. 221. Cité dans Paredes Goicochea, 2014, p. 70.

12 Si la dette de la pensée schmittienne de la dictature à légard de la théorie de Lénine est effectivement manifeste et souvent commentée, lécho rendu par le dernier chapitre de louvrage de 1921 aux analyses que Marx consacre à lhistoire française du xixe siècle, en particulier dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, est de son côté peu relevé. Lhistoire qui sesquisse dans le dernier chapitre du livre de 1921 se trouve pourtant largement éclairée à la lumière des analyses marxistes. Cf. néanmoins sur ce point Balakrishnan, 2006, p. 125.

13 Voir La Dictature, chap. 6, « La dictature dans lordre de lÉtat de droit existant (létat de siège) ». Schmitt, 2000, p. 172-205.

14 En réalité, ce conflit trouve son origine dans les discussions et les scissions qui éclatent dès la seconde internationale. Sur ce point, voir Radjavi, 1975, p. 33 et sq.

15 Cité dans Lénine, 1971, p. 13.

16 Voir également Trotski, 1920, p. 19 et sq.

17 Ce point est néanmoins très clairement analysé par Gopal Balakrishnan (Balakrishnan, 2006, p. 62).

18 Ce qui justifie évidemment dans La Dictature une interprétation illimitée de larticle 48 de la Constitution de Weimar, permettant de donner au président du Reich les moyens de lutter contre une dictature prolétarienne, y compris contre une dictature prolétarienne légale passant par la domination des forces révolutionnaires à lAssemblée (Goupy, 2014).

19 Le juriste catholique Maurice Hauriou, qui constitue lune des grandes sources de Schmitt, voit également dans le principe de souveraineté du peuple qui fonde la domination de lAssemblée le fondement dune potentielle dictature de lAssemblée (Hauriou, 1930, p. 88).

20 Il sagit des trois célèbres écrits de Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Les luttes de classes en France et La guerre civile en France.

21 Engels, p. 7.

22 Cest évidemment Walter Benjamin qui, en réponse à La Dictature, souligne le plus nettement la différence entre les violences fondatrice ou conservatrice de droit, et la violence pure, qui rompt purement et simplement avec la violence du droit. Et on peut penser que Benjamin perçoit déjà dans La Dictature la hantise dune « fin de lhistoire » révolutionnaire à laquelle il répond ironiquement. Cf. Benjamin, 2000, p. 215 sq.

23 Sur ce point, voir Balakrishnan, 2006, p. 62 sq.

24 Notons que ce sont les événements révolutionnaires de lannée 1848 en France qui conduisent les Cortès à attribuer des pouvoirs extraordinaires à lexécutif en vertu de la loi du 13 mars 1848. Sur ces pouvoirs, voir Rosa de Gea, 2004, p. 8-11.

25 Donoso Cortés a effectivement été dabord favorable à un certain libéralisme qui sincarne à ses yeux dans la Révolution Française et il se tourne seulement à la fin des années 1840 vers des positions ultra-conservatrices et vers un catholicisme doctrinaire, pétri de théologie et influencé par la lecture des contre-révolutionnaires français. Cette conversion assez brutale accompagne deux événements marquants, dans la vie de Donoso : les révolutions de 1848 bien sûr, mais aussi la mort de son frère, qui joue un rôle biographique déterminant dans les lectures de lœuvre de Donoso. Il est notable que ce dernier événement traumatique pour Donoso Cortés a permis à un certain nombre dinterprètes de Donoso de relativiser limportance des révolutions de 1848 sur cette conversion. Voir par exemple, Demeslay, 2016.

26 Limpact des révolutions de 1848 sur la conversion ultra-radicale de Donoso vers un conservatisme et un catholicisme doctrinaire nest effectivement guère contestable dans lœuvre de Donoso (Paredes Goicochea, 2014, p. 68).

27 « Il sagit de choisir entre la dictature qui vient den bas et la dictature qui vient den haut : je choisis celle qui vient den haut, parce quelle vient de régions plus limpides et plus sereines ; il sagit de choisir enfin, entre la dictature du poignard et celle du sabre : je choisis la dictature du sabre, parce quelle est plus noble ». Donoso Cortés, 1970, p. 323. Nous traduisons.

28 Sur le fondement métaphysique et politique du concept de dictature de Donoso Cortés, voir en particulier Rosa de Gea, 2004, p. 45-50.

29 Lidée de conscience historique devrait être confrontée ici à la notion plus large de régime moderne dhistoricité, telle que Jean-François Hamel la développe dans son excellent ouvrage. Hamel, 2006.

30 Je fais évidemment référence ici à la première phrase du Manifeste du parti communiste : « Un spectre hante lEurope – le spectre du communisme ». Marx et Engels, 1973, p. 49.

31 Saisir le caractère spectral omniprésent de la révolution au xixe siècle ne présente aucune difficulté, sinon celle posé par lampleur démesurée des recherches que cela implique : chaque révolution est si évidemment hantée par celle qui la précède (celle de 1830 par celle de 1789, celle de 1848 par celle de 1830, la Commune par celle de 1848, et toutes, par la grande Révolution de 1789), quil est assez difficile de ne pas la voir partout. En revanche, tenter de comprendre la nature de cette spectralité et la manière dont elle agit est bien plus complexe. Ce travail constitue une ébauche de cette réflexion.

32 Selon les termes de Gopal Balakrishnan, le « problème qui préoccupait Schmittt – et quil pensait avoir résolu en 1924 – était celui des moyens dexorciser définitivement les spectres les plus radicaux de la souveraineté populaire » (Balakrishnan, 2006, p. 66).

33 On doit surtout à Derrida davoir longuement travaillé sur ce caractère spectral du communisme, depuis en gros les révolutions de 1848 jusquaux années 1990 dans Spectres de Marx, qui reproduit deux interventions publiques données à lUniversité de Californie en 1993. On ne résistera pas ici au plaisir de restituer le commentaire subtil et drôle de Derrida concernant à la fois Le Manifeste et sa réception : « Dans le Manifeste, lalliance des conjurés angoissés rassemble, plus ou moins secrètement, une noblesse et un clergé – dans le vieux château de lEurope, pour une incroyable expédition contre ce qui aura hanté la nuit de ces maitres. Au crépuscule, avant ou après une nuit de cauchemar, à la fin présumée de lhistoire, cest une sainte chasse à courre contre le spectre » (Derrida, 1993, p. 72).