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Classiques Garnier

From acceleration to temporization Fabius Cunctator or the redefinition of prudence in times of crisis

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Éthique, politique, religions
    2020 – 2, n° 17
    . La temporalité du politique. Crise et continuité
  • Author: Grangé (Ninon)
  • Abstract: The state of emergency is often conceived as a suspension of ordinary political time or as acceleration. However, temporization is another way of conceiving and creating political time in crisis. This is what Livy shows by describing the Roman general Fabius, whose nickname was Cunctator (the delayer). This seizure of time creates a moment dedicated to action, and the notion overturns both our own categories and Roman values, because delay is indeed a political virtue in times of crisis.
  • Pages: 59 to 73
  • Journal: Ethics, Politics, Religions
  • CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN: 9782406110972
  • ISBN: 978-2-406-11097-2
  • ISSN: 2271-7234
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-11097-2.p.0059
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 02-01-2021
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: Fabius Cunctator, Livy, delay, public virtue, crisis, Second Punic War
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De laccélération à la temporisation

Fabius Cunctator ou la redéfinition de la prudence
en temps de crise

Dans un précédent article publié dans ce volume, consacré à la temporalité politique, je montrais que, à partir du congé donné au temps politique par Carl Schmitt, il faut penser le temps politique comme la création dun rythme propre, avec cette condition quil convient de présupposer une matière du temps, et pas seulement une mesure ou une histoire. Cette idée peut être développée avec lanalyse de létat dexception comme suspens que le décideur doit investir juridiquement et politiquement. Ainsi le rythme est pris en un sens généralisant, laccélération en un sens particulier, lié à la pression de lurgence.

On va voir que lurgence peut amener à une autre création de matière temporelle, à un autre rythme, éloigné et même contraire de laccélération. Cette autre possibilité du politique sous laspect temporel est la temporisation1. Ne nous méprenons pas : je ne fais aucunement lamalgame entre la temporisation et la durée. Jentends par contre approfondir la forme que peut prendre linvestissement politique dun temps vécu comme non-ordinaire. Cela a une conséquence aussi directe, chez certains, quinattendue : la redéfinition de la prudence et, partant, une conception du politique qui doit saccommoder de la morale (sans confusion : il ne sagit pas de moraliser la politique). Mon principal appui sera Tite-Live et son personnage historique de Fabius Cunctator, Fabius le Temporisateur – lépithète nest pas une invention de Tite-Live. Tite-Live, il faut sen souvenir, nest pas seulement un historien. Il se trouve que seul son ouvrage dhistoire romaine nous est parvenu. Tite-Live était un philosophe, qui a écrit des livres de philosophie et 60des traités philosophico-historiques, ouvrages qui ont été perdus. Il est loin davoir eu la postérité philosophique dun Tacite, mais précisément sa figure de « républicain » face au tacitisme machiavélien de la raison dÉtat ou des défenseurs de la monarchie absolue mérite attention. Il est surtout le peintre le plus précis, lanalyste le plus fouillé, de lexemple de la temporisation en temps de crise, davantage que Polybe ou Plutarque qui se sont aussi intéressés à lépisode dans lhistoire romaine. À la manière bien romaine de lexemple, manière reprise à la Renaissance et au xviie siècle concernant la pensée de lÉtat, Tite-Live nous offre une réflexion originale sur le temps politique du moment de crise, aux antipodes de lurgence et de la nécessité.

Les mots

Temporisation est un mot étrange. Il dit la possibilité de créer, de produire du temps, de mettre du temps là où il ny en a pas. Contrairement à la durée qui se déroule indépendamment dune action humaine, la temporisation est une saisie du temps, douce et prométhéenne, qui rend possible une action. Laction de transformation est présente dans les préfixes ou suffixes dautres langues : Verzögerung, Verzögerungszeit, Zeitverzögerung en allemand, qui insistent sur le délai, le report, la décélération ; temporeggiamento en italien ou temporización en espagnol ; elle se perd en anglais (time out etc.). Cest une invention, et donc une interprétation, par les langues latines, qui pour une fois ne nous vient pas du latin. Cunctor, ari, atus sum, qui signifie temporiser, est un verbe déponent et non pas une forme passive, qui dénote donc une forte implication du sujet. Doù le surnom de Quintus Fabius Maximus Verrucosus : Cunctator. Il en est lexemple, le modèle, lemblème, non égalé par la suite.

Ce qui se dit dans la temporisation de Fabius, cest un oxymore politique : pour décider dans des circonstances dramatiques où le salut public est en question, il faut ralentir, retarder, reporter. On connaît mieux cet oxymore sous une autre forme latine, qui traduit un adage grec : « Festina lente ! » qui traduit « σπεῦδε βραδως », « Hâte-toi lentement ! ». Autrement dit, cest par la lenteur que lefficacité politique 61peut être atteinte. Cet adage grec, et ses déclinaisons iconographiques en ancre et dauphin, aurait eu, selon Suétone, la faveur dAuguste, lui-même repris par Cosme de Médicis, et son emblème de la tortue et de la voile. On le retrouve aussi chez Shakespeare, Boileau, La Fontaine … Bref « Festina lente ! » serait une version popularisée de lattitude politique quest la temporisation, et cela à travers les siècles, avec une connotation dintelligence politique qui sait prendre son temps.

Dautre part cunctor a un sens péjoratif et un sens laudatif : 1) Hésiter, traîner, être lent, qui, en politique, se traduit par la pusillanimité, à lopposé de la décision politique, mais aussi 2) retarder, différer, réserver, clairement le sens quil prend peu à peu, au fil de lHistoire, chez Tite-Live pour qualifier Fabius après que celui-ci a souffert dune mauvaise réputation. Avec le seul Fabius chez Tite-Live, on passe du sens péjoratif au sens laudatif. Bien plus, une bonne stratégie militaire donne naissance à une vertu politique, au sens romain du bien public soutenu par le caractère dun homme. La temporisation est la détermination dans lattente, la décision qui nest pas « coup » mais réflexion dans la durée, ce que lon pourrait en somme appeler prudence. Le risque est bien entendu linefficacité, latermoiement, lindécision, voire le manque de courage, la poltronnerie… Toute qualité peut donc se retourner en défaut : loxymore se transforme en ambivalence et équivocité.

Lhistoire. La prudence est mélangée
(1er aspect)

Je me réfère pour lessentiel au livre XXII de lHistoire romaine (Ab Urbe condita)2 qui couvre les années 217-216 av. J.-C., cest-à-dire une partie de la Deuxième Guerre Punique. Hannibal est en pleine expansion victorieuse : il est remonté depuis Sagonte en Espagne jusquaux Pyrénées, est passé en Gaule sans véritable difficulté, a franchi les Alpes et il redescend en Italie en menaçant, à chaque prise, Rome elle-même. Le livre XXII suit la campagne dItalie dHannibal, la terreur 62des Romains, avec un insert sur laction de Publius Scipion qui tente, depuis lEspagne, de soulager les troupes romaines. Hannibal est décrit comme, certes parfois inhumain comme le veut la tradition, mais redoutable adversaire, sachant user de la ruse et anticiper les stratégies romaines, manipulant le peuple romain comme les généraux. Pour saisir latmosphère du livre XXII, il suffit de se rappeler quil commence avec le désastre du lac Trasimène et se finit avec la défaite sanglante de Cannes. Fabius intervient donc dans un contexte de crise intense où aucun allié latin ne fait défection à Hannibal et où la victoire semble sourire avec persistance au Carthaginois. À chaque victoire dHannibal, les Romains limaginent déferler sur la ville dont il nest de fait jamais très loin. Situation désespérée que celle du livre XXII … Selon Tite-Live, les victoires de Fabius nen sont que parce quil évite dautres défaites. Toute la stratégie et la sagesse de Fabius consistent à retenir limpétuosité irréfléchie de ses collègues, consuls, généraux ou maître de la cavalerie (Varron, Flaminius, Minucius …) et à retarder toute bataille avec Hannibal. Il prend ses distances, reste à proximité, se dérobe à toutes les provocations, épuisant ainsi le Carthaginois. Tout le contraire de la bataille décisive ; la prudence ici est restrictivement celle de la résistance évitant les défaites, presque une force dinertie. Ce que réussit Fabius, cest dimposer lobservation réciproque de ladversaire – Tite-Live décrit à plusieurs reprises Hannibal et Fabius en miroir – qui fait que larmée romaine cesse simplement lenchaînement des échecs. Finalement, le livre XXII est surtout le récit des audaces irréfléchies aux conséquences désastreuses de certains généraux, que Fabius contient le plus possible.

À travers la description historique, Tite-Live donne sa conception de la temporisation comme vertu politique, et ce faisant il construit une pensée du politique en crise fondée sur lendurance et non sur lurgence. Sa manière, ici historienne, passe par le procédé narratif consistant à décrire laction dun individu, lexemplum de lhomme seul, cicéronien, en butte à la versatilité de lopinion, au danger extérieur et intérieur, dans une situation de risque mortel pour Rome. Il construit le caractère de la patience contre la témérité, caractère qui préfère le bien public à lintérêt particulier. Cette manière rend Tite-Live séduisant à Machiavel qui le commente de préférence à Tacite. Une précaution cependant : au-delà de la synthèse romaine de Platon et des Grecs, ce que construit Tite-Live ne peut pas purement et simplement se nommer prudence. Fabius 63commet des erreurs, il perd de vue la sagesse stratégique à la fin de sa vie, vieillard dépassé par la nouvelle stratégie de Scipion futur Africain, qui part attaquer Carthage, détournant Hannibal de Rome. Fabius, le silencieux, nest pas un Périclès romain (même si Plutarque en fait des vies parallèles3), il nest pas non plus un Socrate ou un Nicomaque. La temporisation nest pas le synonyme de la prudentia ou de la phronêsis, cest une variation, un exemple mêlé. Autrement dit la temporisation fabienne est une prudence mélangée. En ce sens la temporisation est une manière dêtre cause des événements sans rien faire. Mais ne rien faire, cest déjà faire quelque chose. Cette prudence mélangée est bien loin dune grande stratégie glorieuse dune part, de la prudence éthique grecque dautre part.

Pour mieux comprendre, tournons-nous vers un lecteur de Tite-Live. Gabriel Naudé prend à cet égard des libertés avec Juste Lipse, à qui il attribue une nouvelle définition de la prudence « mêlée », « pas si pure, pas si saine et entière que la précédente ; participant un peu des fraudes et des stratagèmes qui sexercent ordinairement dans les cours des princes, et au maniement des plus importantes affaires du gouvernement » (Naudé, 2004, p. 85). Même si langle de Naudé est plus restreint, puisquil sagit du secret et de la raison dÉtat, ce dernier ne manque pas de préciser que cette prudence est une « vertu morale et politique, laquelle na autre but que de rechercher les divers biais, et les meilleures et plus faciles inventions de traiter et faire réussir les affaires que lhomme se propose4 » (ibid., p. 86). Inflexion notable, qui ressemble fort à une trahison des définitions que Naudé dit classiques, cest-à-dire « desquelles les philosophes ont accoutumé de parler en leurs traités moraux » (ibid.). Il y a donc une prudence qui nest pas pure, cest-à-dire qui nest pas seulement morale, mais tempérée – soulignons – par la politique. Ou encore, une prudence qui, aménagée, peut avoir une portée, une efficace politiques. Il va de soi que cest complétement dénaturer la notion de prudence, mais il faut noter lattachement des auteurs à cet infléchissement : pourquoi finalement tiennent-ils à la notion de prudence alors que leur but nest en rien de moraliser la politique ? Naudé – que cela soit dit maintenant – fait une place à la temporisation, 64quil nomme « retardement5 » (ibid., p. 113). Ce nest pas sans rappeler Botero, lui aussi adepte dune prudence politique déliée de la morale, soucieux de donner en ces affaires « du delay et du temps6 ». Naudé use dune expression prosaïque bien à lui pour décrire la temporisation comme occasion dexercer cette prudence mêlée : « en ces affaires » il convient de marcher plutôt « au petit pas quau galop » (Naudé, 2004, p. 113). Ce nest pas un caractère précautionneux que Naudé appelle de ses vœux, mais un caractère porté à la discrétion et au secret, que je retrouve dans le Fabius de Tite-Live, plutôt parcimonieux en paroles, lui qui « [na] pas la manière qui plaît au peuple » (XXII, 25, p. 180). Le petit pas, plutôt que le galop, ne va pas moins dans la direction choisie. Lattachement à la temporisation comme prudence mélangée est dabord une synthèse entre tactique et vertu. Mais cest aussi une manière de dépasser le politique comme seulement stratégique. Ainsi Tite-Live, dans son Histoire romaine, dessine, par le moyen de lhistoire, le caractère de la prudence politique.

La crise multiple

À lextérieur la guerre contre Hannibal pourrait être comprise dans lordre des choses, même sil sagit moins dun bellum régulier que dune invasion. Mais le danger est aussi intérieur, à quoi lon reconnaît un signe récurrent de létat de crise : Tite-Live multiplie les remarques sur le fait que Fabius doit affronter non seulement un ennemi extérieur, mais aussi un ennemi intérieur, quil qualifie parfois de plus redoutable danger, ce qui nest pas peu quand on connaît la réputation dHannibal7. Il vise par là le maître de la cavalerie, puis Varron. Ceux-ci pourraient être considérés comme des adversaires politiques, 65mais ils sont davantage puisque leur témérité, leur impatience, leur agitation, leur suffisance, mettent en danger les armées et la stratégie romaines. Lennemi est aussi le peuple, que Fabius ne sait pas ou ne veut pas convaincre : moins parce quil serait piètre orateur, ce qui est parfois suggéré, que parce que le retrait fait partie de son caractère, indissociable de sa stratégie. Là est la véritable sagesse : Fabius sait quil ne sera pas entendu du peuple réuni à Rome et des sénateurs. Réserve plutôt que résignation, nexcluant pas cependant le courage propre au Romain puisque Fabius vole au secours de ses collègues téméraires. Lidée est dautant mise en avant que Tite-Live montre un Hannibal comprenant immédiatement la prudence de Fabius, au contraire des concitoyens de celui-ci. La crise est générée par les défaites en Italie, elle est aussi le produit de caractères opposés, donc de conceptions politiques opposées. La comparaison entre Tite-Live et Plutarque révèle la différence : le caractère chez Plutarque relève de la psychologie, tandis quil est chez Tite-Live la synthèse dune conception morale et politique.

Ce qui marque de la manière la plus définitive le temps de la crise, cest le recours à la dictature. En 217 av. J.-C., elle est tombée en désuétude, seul lextrême danger la fait apparaître comme ultime recours. Elle obéit à la limitation de six mois, mais elle nest pas totalement régulière. Le texte ici connaît un certain flottement, car en deux endroits Tite-Live ne dit pas exactement la même chose. Normalement le dictateur est désigné par le consul sur proposition du sénat. Or le consul, à ce moment, est absent de Rome. Pour la première fois alors le dictateur est « élu » par le peuple : Fabius est ainsi élu, avec le maître de la cavalerie Minucius. Cest donc une procédure extraordinaire qui ne rentre pas dans la magistrature régulière de la dictature. Dans un premier temps (XXII, 8, p. 152), Tite-Live parle de dictateur. Dans un deuxième temps (XXII, 31, p. 188-189), il explique que Fabius ne fut revêtu que des pouvoirs du dictateur et non du titre, puisquil na pas été nommé par le consul, il était donc prodictateur. Seule sa réussite explique quon lui ait finalement attribué le prestige du nom, que les historiens ont seul retenu. En tous les cas, la mesure extraordinaire ici nest pas de faire renaître la fonction de dictateur, mais bien que celui-ci soit « élu8 ». 66Cela nest pas indifférent à la temporalité de la crise : que le pouvoir soit assumé en lieu et place dun dictateur absent, impossible à désigner, est un autre signe de temps élastique. On fait comme si on avait un vrai dictateur et on investit le temps de cette manière fictionnelle.

La prudence mêlée, une vertu politique
sur le fil du rasoir : contre le hasard
(2e aspect)

Tite-Live nous donne ainsi une description historique, et non pas une analyse philosophique, de ce quest la prudence mêlée qui consiste en la temporisation, telle quelle est manifestée et mise en œuvre par Fabius Cunctator. Le caractère temporisateur nest pas un trait de personnalité, ni une notation psychologique. Cest une orientation morale et politique que la sagesse et la noblesse de Fabius élèvent au rang de vertu politique et quil présente en négatif. Les personnages de Varron, de Minucius (malgré son revirement final bien digne dun Romain qui reconnaît ses torts) (XXII, 29-30, p. 185-187) et de Flaminius sont des caractères-repoussoir, le mauvais miroir, celui qui pense réfléchir les vertus romaines et qui ne témoigne que de linconscience individuelle (par exemple XXII, 23, p. 177) : le courage est insuffisant pour Flaminius impatient et ironique, la témérité virile de Minucius est irréfléchie ; leurs quelques succès sont dus au hasard, affaire de circonstances. On croit aux victoires plutôt que lon en remporte (XXII, 24 fin, p. 179)9.

De surcroît, le seul, dans le récit, à comprendre et reconnaître Fabius, cest Hannibal, à tel point que lui-même adopte la tactique fabienne (XXII, 24, p. 178) et deviendra cunctator en fin de livre (XXII, 51, p. 216). Hannibal est présenté comme un révélateur de « limprévoyance de Minucius », de la « sagesse de Fabius » (XXII, 28, p. 183). La stratégie proprement dite est décrite comme une danse dobservation réciproque et de compréhension mutuelle entre Fabius et Hannibal. Ils nont pas le même style mais sont conscients de leurs tactique et stratégie. Ils sont 67toujours à distance lun de lautre, proches sans jamais se heurter. La tactique dattente soppose à lattaque surprise, non réfléchie, du soldat romain dominé par ses passions (XII, 15, p. 164-165)10. La prudence ainsi décrite nest pas spectaculaire. Tite-Live le dit explicitement, Fabius et Hannibal se ressemblent : par lintelligence tactique, par la profonde compréhension de ce quest la temporisation, par la faculté de se rendre favorable la durée (XXII, 18). La prudence est faite de semblances (en tactique) et de ressemblances (moralo-politiques).

Mais la prudence est surtout une vertu sur le fil. La mêler à la politique nest pas sans danger, ceci est un vieux thème stoïcien. En voulant concilier la sagesse antique et lefficacité militaire romaine, le caractère nest pas à labri de léchec – et le livre de se terminer avec la bataille de Cannes. Tite-Live décrit ce fil du rasoir en montrant que toute qualité relative à la temporisation peut se retourner en son contraire, que tout ce qui est qualité dans la prudence fabienne peut se retourner en vice. De cette manière aussi peut se comprendre le « mélange » propre à cette étrange vertu, ce que Tite-Live décrit en opposant Fabius à son maître de la cavalerie Minucius. Après avoir montré que sa tactique inquiète Hannibal, qui craint non pas « lénergie (vim) du dictateur, mais sa prudence » (XXII, 12, p. 159), il rapporte les paroles de Minucius, « contrarié par cette prudence » : « Emporté, cassant dans ses décisions, incapable de modérer son langage », il veut faire honte à Fabius, arguant que sa « lenteur » est de « linertie », « sa prudence de la couardise » (ibid.), et fustige « ces lâches atermoiements que nos poltrons appellent de la prudence » (XXII, 14, p. 163), « et à chaque fois, ajoute Tite-Live, il lui attribuait un défaut voisin de ses qualités » (XXII, 12, p. 159)11.

Les défauts peuvent se transformer en qualités, de sorte que le passage du premier au deuxième sens de cunctari est constamment présent : ambivalence et réversibilité. Dailleurs Hannibal échoue à égaler son adversaire en prudence temporisatrice, à devenir un sage cunctator, puisque, contre lavis de son maître de cavalerie, il perd un jour pour réfléchir 68après sa victoire de Cannes et donne le temps à Rome défaite dêtre sauvée (XXII, 51, p. 216). Il faut souligner donc que cunctari, quand Fabius est sujet, signifie « gagner du temps », mais quil est aussi employé, ailleurs dans le texte, au sens péjoratif de « perdre du temps ». Ainsi le verbe, selon le contexte, vertu ou vice, qualité ou défaut, peut dire une chose et son contraire ! Investir la durée en temps de crise, donner de la matière au temps politique, cest parfois gagner du temps, parfois en perdre. Loxymore conceptuel de la prudence mêlée trouve un écho dans lamphibolique, voire antinomique, cunctari.

La valeur de la décision fait toute la différence et, contrairement à ce quon pourrait attendre, elle nest pas affaire daccélération. Traîner ne participe daucune dynamique, mais différer, cest-à-dire créer de la durée, rend lhomme provisoirement maître du temps et des causes. Telle est la démonstration de Tite-Live par lexemple. Car la temporisation est absolument liée ici à la décision, que Tite-Live oppose aux tergiversations des Romains qui « perd[ent] leur temps à discuter au lieu de prendre des décisions » (XXII, 45, p. 207)12. Seules la décision et la constance peuvent empêcher la temporisation de verser dans la lenteur, linaction et le recul. Cet esprit de décision relève beaucoup plus de la persévérance que du coup déclat, et on verra quil sagit bien davantage de détermination. Il y a une cohérence à cela : dans Tite-Live, la prudence est mobilisée contre le hasard. Il convient de le souligner, tant les réponses à la crise tendent à convoquer rapidement la nécessité. De même, il nest pas étonnant que Machiavel, dans son commentaire de Tite-Live qui, il est vrai, ne porte que sur la première décade, donc hors de notre épisode, ne ménage que peu de place à Fabius Cunctator, sans doute parce que la fortuna est clairement négative dans lHistoire romaine. Par exemple, elle favorise Varron, en dépit de toute raison stratégique et prudentielle : « la fortune encouragea limprévoyance de Varron et son impulsivité naturelle » (XXII, 41, p. 202). Cest là le deuxième aspect essentiel de la prudence mélangée selon Tite-Live : toute la temporisation de Fabius est orientée contre le hasard et la fortune, signe, sil en était encore besoin, que la prudence nest pas seulement une stratégie, pour nêtre pas seulement non plus une vertu morale, mais une vertu politico-morale étrange. La prudence ne sert pas à créer des causes qui 69soient supérieures à dautres causes, elle sert à contrer le hasard, la fortuna (XXII, 12, p. 159)13. Fabius élève la résistance au-delà du simple fait militaire, il résiste à ce qui ne peut pas être maîtrisé en temps ordinaire.

Pourquoi cette insistance de Tite-Live, alors même que la fortune est souvent dans les textes ce qui favorise la constance dun grand homme ? Pourquoi prend-il le risque de présenter de manière positive un homme qui ne correspond pas aux canons du héros digne, fort et audacieux, qualités généralement valorisées dans la tradition romaine ? Cest lenjeu dune redéfinition de la prudence par le temps non maîtrisé et remaîtrisé. Il sagit non pas dêtre le jouet du temps mais de le gagner à sa faveur, de le retourner à son profit, cest-à-dire de le saisir pour transformer le temps ordinaire en un temps qui soit celui du succès désiré. Limprévoyance est rapprochée du hasard (XXII, 27, p. 183). À linverse temporiser, cest se rendre favorable le temps qui passe grâce à la réflexion. Tite-Live ne ménage pas les notations de réflexion, de calcul : ses « lenteurs calculées (solers cunctatio Fabii) » font de Fabius un stratège qui « réfléch[it] au lieu de se fier au hasard » (XXII, 23, p. 176). Une maxime se glisse dans son discours : « un bon général ne compte guère sur la fortune, mais établit ses plans en sappuyant sur la réflexion et le calcul » (XXII, 25, p. 180)14. À la résistance rationnellement mise en œuvre par Fabius pour couper court à la série de défaites romaines15 correspond lendurance que seule la temporisation peut susciter. Considérer le temps comme plastique a pour corollaire la temporisation, qui rend le temps politique élastique, létend de sorte que Fabius puisse y insérer le début de la victoire pour les Romains. La supériorité stratégique est convertie en supériorité morale et politique, simplement parce que Fabius a considéré le temps autrement, a ouvert un intervalle. La durée, politiquement bien comprise, cest de lendurance, où lon peut comprendre le préfixe en un sens anglais, celui quil y a dans enforcement par exemple, et qui marque la volonté de transformation et dapplication. Une vertu donc qui est loin du retrait des affaires publiques et où la réserve, le recul, le différer, prennent une véritable consistance.

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Plutarque et la prudence (1er aspect),
Machiavel et la fortune (2e aspect)

Si on jette un œil sur le Fabius de Plutarque, on se rend compte que laccent nest absolument pas mis sur cette prudence spéciale. Si la conversion des vices en qualités est reprise (stupidité et paresse converties en fermeté et profondeur, inertie en grandeur et courage) (Plutarque, 2001)16, cest léquanimité dhumeur qui est soulignée. Mais la question de la crise et de la dictature est évoquée en cinq lignes (ibid., III, 7, p. 360). Par contre le jeu en miroir des personnalités est repris (Minucius, Hannibal, Paul Émile, Varron) ainsi que linsistance sur la temporisation comme jeu sur le temps et finalement gain de temps (ibid., V, 1-8, p. 361-363).

La comparaison avec Machiavel est plus intéressante, même si les allusions sont éparses puisque Fabius napparaît pas dans les livres commentés par lui. Les événements sont repris de manière assez fidèle par Machiavel, ainsi que lopposition entre les personnalités et la supériorité de Fabius en tant que stratège. Machiavel insiste quant à lui, on comprend pourquoi, sur la mauvaise opinion quil a auprès de ses concitoyens, sur son incapacité à les persuader, sur sa réputation de lâcheté (Machiavel, 1998a, I, liii, p. 277). Il insiste sur lhabileté militaire, quil ramène à ses propres développements, par exemple sur linutilité des forteresses. Mais surtout il note que la stratégie de Fabius na eu de succès quen raison de lorganisation militaire romaine et quelle nest pas payante à tous les coups. Lavis ambivalent de Machiavel se comprend : il ne veut pas renoncer à lidée de bataille décisive, à lidée que le stratège doit se saisir de loccasion, quil doit jouer avec la nécessité (ibid., III, x, p. 400-401). Dune manière générale, Machiavel minimise loriginalité de Fabius en matière militaire (Machiavel, 1998b, IV, vi, p. 553), et ne reprend rien de la prudence développée par Tite-Live. Les raisons en sont évidentes. La fortuna de Machiavel est le contraire de celle de Tite-Live : « la cause de la bonne ou de la mauvaise fortune consiste à adapter son 71comportement aux circonstances », assure Machiavel (Machiavel, 1998a, III, ix, p. 397). Ainsi prôner limpétuosité ou la prudence, sans égard aux circonstances, est une erreur. Dans la compréhension de Machiavel, contre-sens volontaire à propos de Tite-Live, Fabius na réussi dans la temporisation que parce quil a rencontré une « bonne fortune » (ibid.) quil a su saisir : « Fabius ne put trouver de circonstances plus favorables à son comportement. » (ibid.)17 La question du « caractère » et de la vertu est évacuée : Fabius a agi « par nature et non par choix » (ibid.). Il est dailleurs incapable de changer ses habitudes et sil « fut excellent au moment opportun pour résister », Scipion le fut « au moment de vaincre » (ibid., p. 398). On ne saurait dresser une analyse plus divergente du caractère prudentiel de Fabius Cunctator. Machiavel décrit des circonstances, une saisie verticale des événements, là où Tite-Live décrit de la matière temporelle.

Le retardement infini de Tite-Live

Loriginalité de lexposé de Tite-Live, que je ne trouve nulle part ailleurs, est cette transformation de la définition de la prudence qui verse, de la stratégie, dans une vertu politique. Le caractère de Fabius est finalement loin des canons de la vertu romaine, et cela a un sens. La prudence mêlée a tout à voir avec le temps politique modifié et investi, ne serait-ce que par la lenteur élastique, et na rien à voir avec limage spatiale. Au contraire, les différents mouvements quasi chorégraphiques des troupes en présence servent à distinguer la qualité propre du temps de la temporisation. Lintervalle est exclusivement temporel, non ordonné à la bataille ultime ou à la décision spectaculaire.

La durée nest interrompue que par les erreurs des soldats irréfléchis, Fabius voudrait continuer indéfiniment cette stratégie : avec le retardement presque infini, on est en présence dune différance non métaphysique, où il ny a pas de devenir espace pour le temps. Là où Derrida (Derrida, 1968-1972) éclaire le retardement et la trace, il ny a chez Tite-Live que 72la contention temporelle. Le latin differre, que Derrida distingue à raison du grec diapherein, dans le français « temporisation », conserve la matière exclusivement temporelle du temps politique. Le désir est ici désir indéfini mais non pas indéterminé. Il ny a pas de limite à la temporisation fabienne, pas dobjectif sinon celui de résister, cest-à-dire de ne pas être effectif et, ce faisant, davoir un effet : un effet de non-défaite pour Rome, de gloire finale pour Fabius. La temporisation, exclusivement temporelle, na pas de but. Conclusion notable : la détermination, quil faut désormais comprendre comme contraire du décisionnisme, nest pas incompatible avec la prudence politique non ordonnée à un but. Cest une représentation politique qui mérite dêtre mise en lumière, à rebours de la vaine opposition entre court, moyen et long termes, et en même temps à lopposé dun éventuel indifférentisme. Le recours indéfini à la matière temporelle ainsi créée signe la détermination sans finalité, la maîtrise sans décision, la vertu de linertie sans lindifférence impuissante. Cest une nouvelle manière denvisager, par la seule description historienne, lefficacité stratégique et le positionnement dans le temps politique, quinvente le délai converti en matière.

La prudence fabienne rencontre une représentation katéchontique de la temporisation, qui nest sans doute pas la seule possibilité18. Mais cette idée du retardement, et non du retard, qui ne connaît pas de deadline, comme vertu politique, sans but, jamais spatialisée, reste intriguante. Là où la décision dans létat dexception se revendique ultime recours pour le salut public, simposent au contraire un aménagement et une élasticité temporels pour éviter la catastrophe.

Ninon Grangé

Université Vincennes – Saint Denis (Paris 8)

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Références bibliographiques

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Derrida, Jacques, La Différance, dans Bulletin de la Société française de philosophie, vol. 62-3, Paris, Armand Colin, 1968, p. 41-66, repris dans Marges – de la philosophie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972.

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Machiavel, LArt de la guerre, dans Œuvres, éd. et trad. C. Bec, Paris Robert-Laffont-Bouquins, 1998b.

Monod, Jean-Claude, « Lurgence et sa neutralisation : peut-on parler dune lucidité apocalyptique ? », Lyon, communication à la journée détudes « Les temporalités du politique », 28 septembre 2018.

Monod, Jean-Claude, « Destins du paulinisme politique : K. Barth, C. Schmitt, J. Taubes », Esprit, février 2003, p. 113-124.

Naudé, Gabriel, Considérations politiques sur les coups dÉtat, éd. établie par F. Marin et M.-O. Perulli, Paris, Le Promeneur, 2004.

Plutarque, Vies parallèles, trad. A.-M. Ozanam, Paris, Gallimard, 2001.

Tite-Live, Histoire romaine, trad. A. Flobert, Paris, GF-Flammarion, 2018.

Tite-Live, Histoire romaine, éd. bilingue, A. A. J. Liez, N. A. Dubois, V. Verger, Paris, C. L. F. Panckoucke, 1831, tome VIII.

1 Je me réfère à la communication de Jean-Claude Monod, « Lurgence et sa neutralisation : peut-on parler dune lucidité apocalyptique ? », Lyon, Journée Les temporalités du politique, 28 septembre 2018.

2 Tite-Live, 2018. Les références sans indication douvrage et dauteur renvoient à cet ouvrage dans cette édition.

3 Plutarque, 2001, p. 357.

4 Je souligne.

5 Il cite Claudien, poète du ive s. ap. J.-C.

6 Botero, 1599, L, II.

7 XXII, 26, p. 181 ; XXII, 39, p. 199 : discours de Fabius à Paul Émile. Paul Émile apparaît comme le disciple de Fabius, alors même quil nen a pas lâge, il comprend et accepte la réserve du dictateur. Ses discours et sa belle mort sont une réitération des principes de Fabius. Voir aussi Plutarque, 2001, XVI, 8, p. 373 : Paul Émile mourant dit quil a dabord été vaincu par Varron avant de lavoir été par Hannibal.

8 En fait Fabius est élu dictateur pour la deuxième fois. La première, il a sans doute été nommé pour une tâche spécifique, religieuse ? (XXII, 9, p. 154).

9 Il en est de même des succès de Varron : XXII, 41, p. 202.

10 Lors dune reconnaissance, Lucius Hostilius Mancinus, officier favorable à Minucius, voit lennemi tout proche et « aussitôt lenvie de se battre le domina totalement », ce qui se solde par un désastre.

11 Voir le deuxième discours de Minucius, XXII, 14, qui reprend la tactique rhétorico-belliqueuse dHannibal qui na pas porté ses fruits : provoquer, railler avec une ironie mordante le manque de courage de Fabius. Celui-ci, tout simplement, ne répond pas.

12 « Dum altercationibus magis, quam consiliis tempus teritur… » (Tite-Live, 1831, p. 335).

13 Voir aussi le discours de Paul Émile, qui résume la vertu de Fabius dont il se veut le continuateur, XXII, 44, p. 207.

14 « … qui bellum ratione, non fortuna, gereret » (Tite-Live, 1831, p. 262).

15 Stratégiquement ce nest pas une constante que la temporisation soit favorable. La stratégie de résistance de Fabius ne sera plus de mise lorsque Scipion lAfricain prendra le sens des temps politiques et prônera laction, contre lavis de Fabius.

16 Fabius Maximus, I, 5, p. 357 ; XVII, 5-7, p. 374 : Plutarque ajoute la faveur des dieux, dans un style religieux qui lui est propre.

17 Machiavel décrit tous les événements si bien saisis.

18 Jean-Claude Monod évoque la possibilité anarchisante dune représentation apocalyptique et linvention du délai jusquau jugement pour léviter (Monod, 2003). Par ailleurs on peut penser, dans le sens de lindifférentisme, au « je préfère ne pas » de Bartleby de Melville.