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Classiques Garnier

The international as a system of minimal cooperation? From the demystification of language to the critique of the ‘myth of political interiority’ in Jeremy Bentham

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Éthique, politique, religions
    2020 – 1, n° 16
    . Mythes de l'intériorité, du métaphysique au politique ?
  • Author: Bourcier (Benjamin)
  • Abstract: Jeremy Bentham’s utilitarian philosophy uses the critical powers of language - under the guise of « theory of fictions » – to rethink the State internationally. Rather than presenting Bentham as a classic theorist of liberal internationalism, we will explain how criticism of the « myth of political interiority » is at the heart of his reformist enterprise leading to a new conception of the State and the international based on the utilitarian principle.
  • Pages: 71 to 90
  • Journal: Ethics, Politics, Religions
  • CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN: 9782406105732
  • ISBN: 978-2-406-10573-2
  • ISSN: 2271-7234
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10573-2.p.0071
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 06-08-2020
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: Language, theory of fictions, State, utilitarianism, internationa, Jeremy Bentham
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Linternational comme système
de coopération minimale ?

De la démystification du langage à la critique du « mythe de lintériorité politique » chez Jeremy Bentham

On connaît de Jeremy Bentham lutilitarisme, le panoptique, lhédonisme, la critique des droits de lhomme, le positivisme juridique, on sait sans doute moins que sa philosophie consacre une place importante au langage et plus précisément à ce que H.L.A. Hart a appelé la « démystification du langage1 ». La « théorie des fictions2 » est le nom donné à lensemble des écrits benthamiens sur le langage et, malgré la certitude acquise que se joue dans lexamen de celle-ci une dimension fondamentale pour la philosophie de Bentham, celle-ci demeure encore mal comprise.

La première raison de cette difficulté tient naturellement à labsence du volume Language and Logic qui doit rassembler tous les textes de Bentham de la « théorie des fictions » et attend dêtre édité à Londres pour figurer dans la nouvelle édition The Collected Works of Jeremy Bentham. La seconde raison tient au rapport qua entretenu lhistoire de la philosophie analytique avec Bentham3. En effet, Quine4 a été le premier à présenter Bentham comme le précurseur du « principe contextuel » et, 72de là, un récit généalogique sest peu à peu imposé avec Bentham en figure tutélaire dune tradition rassemblant des philosophes du langage aussi différents que Frege, Russell et Wittgenstein. Cette attention portée par Quine a pu conduire à plusieurs méprises qui persistent encore dans linterprétation de la « théorie des fictions ». Toutefois, ce jugement de Quine a sans doute aussi impulsé, au début des années 1990, les études menées par plusieurs commentateurs et philosophes – dont notamment J. Bouveresse5 – sur la « théorie des fictions ». Ces nouveaux travaux ont contribué à comprendre plus en profondeur loriginalité de la sémantique benthamienne et son application du principe contextuel où ce nest pas le mot mais la proposition qui est lunité minimale de la signification. Ces textes ont aussi, plus largement, souligné la grande préoccupation de Bentham pour les illusions que peut créer le pouvoir du langage et, ce notamment, dans les champ juridique et politique qui sont très largement investis par le philosophe londonien.

Au-delà de ce bref rappel, cet article propose de penser en regard de lanalogie discutée dans ce dossier entre le mythe de lintériorité sémantique et épistémique wittgensteinien et le mythe de lintériorité politique comment, dans la philosophie benthamienne, cette analogie se trouve problématisée dans le rapport existant chez Bentham entre sa philosophie du langage et sa pensée politique. Plus précisément, il sagit de démontrer que Bentham opère bien une critique du « mythe de lintériorité politique » qui procède par larticulation de sa pensée utilitariste de limpartialité avec lexamen critique des fictions conduisant à une compréhension renouvelée de linternational et de lÉtat.

Dans un premier moment, jexplique comment la « théorie des fictions » de Bentham est un empirisme radical qui, sil néchappe pas à la critique wittgensteinienne du mythe de lintériorité sémantique et épistémique, pense le langage comme un pouvoir des fictions articulant pouvoir de représentation et pouvoir de « faire croire » et de motivation. Dans un second moment, je montre pourquoi, dans la philosophie utilitariste benthamienne, la critique dun « mythe de lintériorité politique » procède pour partie de la « théorie des fictions » et se déploie comme critique de la conception classique de lordre international suivant une 73double dimension. Bentham soppose à une conception de lÉtat comprise comme un sujet politique solipsiste et cela le conduit à repenser laction de lÉtat et la conduite du souverain à linternational. Cette nouvelle conception de linternational le porte ultimement à réordonner autrement linternational en associant un système de coopération international minimal composé des États et dinstitutions internationales à un modèle de responsabilités cosmopolitiques des gouvernants des États. Le programme de déconstruction des fictions jugées illégitimes dans la philosophie benthamienne se propose décarter le « mythe de lintériorité politique » qui menace de sopposer au plus grand bonheur pour le plus grand nombre en reconduisant une représentation dangereuse du système international.

La « théorie des fictions » comme empirisme radical

La philosophie benthamienne met en œuvre un tournant eudémonique où la priorité accordée à la science du bien-être (leudémonie) sur la science de lêtre (lontologie) acquiert une dimension principielle dans sa pensée. Dans Chrestomathia, Bentham expose clairement cette nouvelle approche quil développe en vue de refonder la totalité du savoir sur la science du bien-être pour reconstruire lencyclopédie et ce contre Diderot et DAlembert. Mais, au-delà du débat à propos de lencyclopédie, le primat accordé à leudémonique interroge plus fortement la mise en œuvre dune redéfinition de lempirisme qui accorde un primat à lexpérience hédonique (laquelle renvoie premièrement au plaisir et à la douleur comme expérience en première personne) tout en reconnaissant à lexpérience sensible (renvoyant aux impressions et perceptions sensibles) un rôle constitutif dans la saisie de la réalité. Bentham pense bien alors une forme dempirisme renouvelée dans lequel le rapport nécessaire entre la sensation et le langage est déterminé par lexpérience de plaisir et de douleur et par lexpérience sensible. Cette forme dempirisme, que jappelle empirisme radical6, bouleverse la conception empiriste héritée de la philosophie de John Locke.

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Pour le dire autrement en quelques mots, pour Bentham, la réalité, ce nest pas seulement ce qui est perçu par les sens puisquelle est aussi constituée par le plaisir et la douleur. Plus précisément, la réalité, cest dabord la matière inerte et brute perçue (que le langage peut décrire et représenter) mais aussi – et cest ce qui intéresse en premier lieu Bentham – cest ce que le langage peut faire croire ou faire passer pour réel. Dun côté, se loge le pouvoir représentationnel du langage, de lautre côté, le pouvoir de faire croire et de guider laction. Or, pour Bentham, les hommes croient spontanément que le langage na quun pouvoir représentationnel et, ce faisant, ils sont conduits à prendre des fictions (« entités fictives ») pour des êtres réels (« entités réelles ») cest-à-dire à leur accorder une substance. Cette feinte de la fiction saccompagne deffets moraux et politiques importants qui peuvent être radicalement opposés à la fin utilitariste. Dès lors, pour prévenir ces dérives, il ny a quune réponse possible pour Bentham : il faut démystifier le langage pour révéler les fictions à lœuvre dans le langage, cest-à-dire, pour dé-substantialiser les fictions, et, enfin, les évaluer et faire le partage entre les fictions nuisibles et les fictions utiles à lutilitarisme. Ainsi, le projet philosophique de Bentham nest pas seulement une réflexion où le principe dutilité vaut comme le fondement de la morale, du droit et du politique puisque lutilitarisme benthamien intègre le pouvoir des fictions au cœur de sa philosophie pour réaliser le plus grand bonheur pour le plus grand nombre7.

Sans effectuer une explication complète de la « théorie des fictions », jexplique tout dabord comment celle-ci a une fonction critique, à savoir, « démystifier le langage » et, ensuite, pourquoi elle demeure sous le couperet de la critique wittgensteinienne du mythe de lintériorité sémantique et épistémique.

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« Démystifier le langage »

Bentham affirme que sa réflexion sur les fictions trouve son origine dans un fait de la langue, à savoir lexistence des « entités fictives », cest-à-dire, des noms qui sont nécessaires au langage et à la pensée et, tout à la fois, véhiculent lillusion de lexistence de la chose quils nomment :

Il est regrettable, bien que ce soit nécessaire et indispensable, de navoir comme seul mode possible pour parler des entités fictives que celui den parler comme si elles étaient autant dentités réelles. Cette fausseté sans blâme étant universellement présente dans la langue et restant universellement sans contradiction, est très largement prise pour vérité. Tout nom employé se trouve associé dans lesprit des auditeurs comme dans celui des locuteurs à une entité, et cette entité, bien que dans la moitié des cas ce ne soit quune entité fictive, est prise pour une entité réelle dans tous les cas8.

Ce fait du langage que Bentham qualifie de « nécessaire et indépassable » est à la source de la démystification qui doit accompagner lexplication du sens des concepts. Le fait que le langage utilise des fictions est un fait du langage mais ce fait, sil nest pas accompagné dune étude critique et lucide, peut conduire à lanarchie9.

La philosophie du langage benthamienne propose alors une méthode pour analyser le sens des propositions et lever ce que la grammaire du langage naturel cache à savoir la présence de fictions dans les discours. Bentham pense un ensemble de concepts fondamentaux dans la « théorie des fictions » (« entité », « entité réelle », « entité fictive » et « non-entité ») qui sarticulent ensemble pour former une sémantique répondant au principe contextuel (unité de signification est la proposition) et qui est adossé à une méthode danalyse du sens des propositions quil nomme la paraphrase. La paraphrase permet danalyser les propositions qui contiennent des « entités fictives » et de déterminer leur sens grâce à plusieurs étapes de traduction de toute la proposition jusquà ce quelle atteigne le seuil de clarté et de signification fondamentale, cest-à-dire, lorsque la proposition ne 76contient que des entités réelles et fait donc apparaître son sens par la référence directe au plaisir et à la douleur. Lanalyse de la signification des discours juridiques et politiques par cette méthode conduit ainsi à la « démystification du langage ».

En effet, la méthode de la paraphrase révèle que la traduction de certaines propositions contenant ces « entités fictives » ne peut aboutir à une proposition ne contenant que des « entités réelles ». Ces « entités fictives » sont en ce sens vicieuses. Ainsi, lexamen des propositions juridiques présentes dans la Common Law, les théories du droit naturel et les déclarations des droits de lhomme ne passent pas le « test » de la méthode de la paraphrase. La méthode de la paraphrase a une fonction critique qui dépasse la démystification pour alors se transformer en critique radicale des fictions nuisibles comme dans les cas cités. La critique de ces « entités fictives » se joint à la critique des effets moraux et politiques qui accompagnent ces « entités fictives » tels que lanarchie pour les droits de lhomme, labus de pouvoir, larbitraire et la partialité pour la Common Law. Toutefois, la « démystification du langage » ne reconduit pas la critique du mythe de lintériorité sémantique et linguistique développée par Wittgenstein10 car la « théorie des fictions » repose sur un mythe de lintériorité sémantique.

Quel « mythe de lintériorité »
dans la philosophie benthamienne ?

Lanalyse de la théorie des fictions fait apparaitre deux caractéristiques : dune part, le déplacement sur le terrain linguistique de ce qui, traditionnellement chez les empiristes, nétait que des concepts réservés à lesprit et à lépistémologie (de impressions, idées, perceptions, passions à entités, entités réelles, fictives, non-entités) ; dautre part, une pensée du contenu11 qui alterne entre le modèle de la représentation et celui de la croyance. Le « mythe de lintériorité » ne peut pas être réduit ici à la critique du cogito cartésien qui trouve, depuis Hume, son prolongement dans les écrits de Bentham. En effet, le « mythe de lintériorité » est très présent dans la tradition empiriste et la philosophie benthamienne 77présente une nouvelle version – que je propose ici de nommer un « mythe hédoniste de lintériorité ». Je vais lexpliquer ci-après.

Toute sa philosophie du langage prend pour acquis larticulation entre un ensemble de processus mentaux et détats mentaux hédoniques avec le langage et notamment, les fictions. Bentham conduit dans sa description de la vie intérieure et dans lutilisation des termes psychologiques une articulation entre les « images mentales » et les mots. Plus précisément, le « mythe de lintériorité » chez Bentham trouve sa racine dans le fait que la signification se base sur le substantif. En effet, le principe contextualiste de la sémantique benthamienne dit que toute proposition est constituée de quatre éléments : le sujet (nom, substantif), la copule (le verbe), le prédicat (ou nom dun attribut) et, enfin, le signe par lequel son existence est mise sous les yeux. Ces quatre éléments ont des propriétés différentes, certains nont quune fonction de composition pour lobjet propositionnel quand dautres sont fondamentaux pour la signification elle-même. Bentham souligne le rôle central du substantif : « La base de la signification de tous les conjugués existant à ce jour et imaginables est la signification du substantif12 ». Limportance du substantif tient dans le fait que les images mentales ou types explique, sur le plan psychologique, la genèse de la signification. Cette attention portée au substantif se comprend suivant deux analyses différentes. Dune part, cest la théorie de limage et des types qui, sur le plan psychologique, explique la genèse de la signification où, suivant lexemple paradigmatique de Bentham, le substantif « obligation » est corrélé à une image mentale sensible porteuse dune qualité hédonique négative (une corde attachée à une personne). Suivant le fil de cette analyse, on retrouverait ici linfluence dHelvétius13 78quant au rapport entre le sentir et la pensée. Juger et penser, cest dabord formuler dans une proposition une expérience sensible. Contre lhypothèse dun réductionnisme radical du juger au sentir, les pensées se distinguent du sentir par et avec leur mise en forme linguistique. Ainsi, les explications de la genèse psychologique et sensible de lidée, que Bentham pense avec les notions d« image » ou « type » et d« archétype14 », sont encore une manière de penser la donation sensible et ce en lien avec les facultés humaines. Dans ce premier volet explicatif, cest la continuité du sensible avec la pensée qui est établie et, dans ce registre de la genèse psychologique dun substantif, il y a le rapport de limage à larchétype, et le rapport15 de limage à l« entité fictive ».

Dans un second temps de la genèse psychologique, cest lopération d« archétypation16 » , pensant le contenu mental que lesprit saisit à savoir limage saccordant avec un signe. Ainsi, limage est un archétype, un événement mental qui fait le lien entre le signe et la pensée. Cette opération atteste du fait que tout langage trouve sa source dans une image physique et psychologique :

Pour autant que cette image emblématique est donnée, lacte ou lopération par laquelle celle-ci est donnée peut être appelée larchétypation. Dans une 79très grande mesure, larchétypation, cest-à-dire, lorigine psychologique de quelque idée physique est souvent perdue dune certaine manière. Ses traces physiques, étant plus ou moins oblitérées par la fréquence de son usage sur le plan psychologique, et ce, alors quil est peu probable quelles soient usées sur le plan physique originel17.

Bentham prend alors lexemple de l« obligation » :

Ainsi, dans le cas de lobligation, si la conception précédente est correcte, la racine de lidée est dans les idées de peine et de plaisir. Mais la racine du mot, utilisé comme signe pour la désignation de cette idée est entièrement différente. Elle tient dans une image matérielle, utilisée comme archétype ou emblème : cest-à-dire limage dune corde ou de quelque autre attache ou lien (du latin ligo, lier) par lequel lobjet en question est lié ou fixé à un autre, la personne en question est liée à un certain processus pratique18.

Cette explication repose fondamentalement sur lanalyse psychologique, fil directeur conduisant de la sensation au langage. La philosophie du langage benthamienne néchappe donc pas à la critique du « mythe de lintériorité » développée par Wittgenstein. Toutefois, malgré le fait que dans la philosophie du langage benthamienne persiste un mythe de lintériorité hédoniste, la « démystification du langage » opère une fonction critique éminente puisque celle-ci conduit à œuvrer à une forme utilitariste de la critique du « mythe de lintériorité politique ».

De la critique du « mythe de lintériorité politique » à la réforme de linternational chez Bentham

La « théorie des fictions » opère dans la philosophie benthamienne suivant deux versants à la fois critique (la critique des éthiques ascétiques, la critique des doctrines du sens moral, la critique du droit naturel, la critique du contrat social, etc.) et constructif permettant de développer une philosophie politique utilitariste complète comprenant une conception de la communauté politique, de lÉtat et de linternational.

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Nous proposons ici de reconstruire la critique du « mythe de lintériorité politique » développée chez Bentham en expliquant le rôle de la « théorie des fictions » dans cette critique et montrer ainsi comment celle-ci façonne les contours de la politique utilitariste. La critique du « mythe de lintériorité politique » procède dun rejet de la conception solipsiste de lÉtat. Cette opposition au solipsisme politique se manifeste chez Bentham par la critique de lÉtat pensée comme une personne morale et juridique de linternational (sujet du droit international) et la critique de la grammaire de linternational induite par cette conception. Elle conduit alors à réviser la conception classique de linternational compris ontologiquement comme une société des nations. Ultimement, Bentham préfère en effet une vision de linternational où les responsabilités cosmopolitiques des gouvernants des États sont premières sur le système international des États. Cette idée, nous le verrons, conduit à réviser la théorie de lÉtat benthamienne pour défendre une vision déflationniste et minimale du système international des États dans la politique mondiale. Ultimement, cette vision de linternational est intégrée dans une pensée cosmopolitique plus générale19.

Le « mythe de lintériorité politique »
ou la critique du solipsisme politique de l
État
comme sujet du droit international

Le « mythe de lintériorité politique » nest pas quune certaine conception substantielle de la société domestique, elle porte en premier lieu sur la compréhension de lÉtat et des relations internationales. Bentham conduit une analyse du concept dÉtat qui le porte à critiquer lidée développée par Emer de Vattel20 que les États sont des personnes, dotées de volonté propre, des personnes morales et juridiques qui peuvent contracter les unes avec les autres librement jusquà constituer une société des nations. Bien que cette idée acquière au cours du xviiie siècle une grande popularité jusquà devenir une des idées maîtresses de la doctrine classique du droit international, Bentham rejette cette conception de lÉtat et de linternational.

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Il développe sa critique du solipsisme politique de lÉtat suivant deux arguments. Si lÉtat est bel et bien une « entité fictive » reste quassimiler lÉtat à une personne conduit à substantiver cette fiction. Cette substantialisation de lÉtat pose un premier problème juridique. En effet, si lÉtat est une personne, un sujet doté dune volonté, alors, des sanctions peuvent être attribuées à ce sujet. Mais, comme la qualification des infractions, dans le tableau des délits et des peines, repose sur une individuation exigeante où chaque acte juridique doit être identifié dans sa singularité, lÉtat compris comme personne entre alors en contradiction avec le nominalisme juridique qui est au cœur de la pensée des délits chez Bentham. Mais aussi, chaque sanction pénale na de sens quen tant que le sujet de cette sanction peut ressentir la douleur et le plaisir, or lÉtat nest pas une personne sensible et ne peut ressentir la douleur associée à la sanction. De là, il faut en conclure que lÉtat ne peut pas être pensé comme une personne morale et juridique.

La personnalité de lÉtat est une substantialisation qui pose aussi un second problème, cette fois, de nature politique. En effet, faire de cette « entité fictive » un sujet-substance a des répercussions immédiates concernant la manière dont laction de lÉtat va être pensée et être perçue sur la scène internationale. Bentham pense que lidée de lÉtat comme personne a nécessairement pour corrélat que le souverain tend à confondre ses intérêts propres avec ceux de lÉtat. Cette confusion nourrit par les « plaisirs de réputation », comme les nomme Bentham, conduit le souverain à sacrifier les intérêts de son peuple et des autres peuples. Dans ce cas, la préférence viscérale du souverain pour ses intérêts donne libre cours au sacrifice de lintérêt du plus grand nombre mettant à mal légal droit au bonheur de chacun et les fins utilitaristes de la politique internationale. La partialité du souverain peut alors conduire aux pires crimes, aux guerres, à des actes dagressions et de violences. Par conséquent, plutôt que dorganiser la pacification du monde, la substantialisation de lÉtat contribue à encourager le bellicisme des souverains. La politique utilitariste mondiale développée par Bentham soppose à cette promotion du bellicisme des souverains. Bentham est conduit à présenter sa position dans le cadre du débat qui sest développé au cours du xviiie siècle sur le statut et la valeur de la « gloire » dans la morale internationale. En effet, il oppose la « fausse gloire » à la « vraie gloire » que le souverain guidé par le principe utilitariste doit cultiver.

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Lhonneur et la gloire représentent très certainement les qualifications morales les plus courantes et régulières attachées à laction des souverains à linternational. Bentham condamne un certain usage et sens donné à ces notions. Quand celles-ci conduisent à la guerre ou à des décisions arbitraires ne servant que lintérêt particulier des souverains, lhonneur et la gloire sont alors à la source des pires maux du monde. Bentham sattache à examiner comment la substantialisation de lÉtat peut agir sur la manière dont le souverain comprend son rôle et ses propres intérêts. La confusion opérée entre les intérêts particuliers et ceux de lÉtat trouve son explication sur le plan psychologique et lanalyse des émotions. En effet, lhonneur comme la gloire dune nation procèdent spécifiquement des « plaisirs de bonne réputation » ou encore « plaisirs de bonne renommée » :

Les plaisirs de bonne renommée sont les plaisirs qui accompagnent la certitude dêtre en train dacquérir ou de posséder la bonne volonté des gens de son entourage, cest-à-dire des membres de la société auxquels on est susceptible davoir affaire, et cette bonne volonté se manifeste au moyen soit de leur amour, soit de leur respect, soit des deux à la fois ; et en conséquence dune telle bonne volonté, on a la certitude dêtre en position de tirer bénéfice de leurs services spontanés et gratuits. De même, ces plaisirs dune bonne renommée peuvent être appelés plaisirs de bonne réputation, plaisirs dhonneur de la sanction morale21.

Lexamen de ce plaisir ou de cet amour de la bonne réputation montre quil sappuie sur une supériorité sociale acquise sur la base dune partialité constituée à lavantage dune personne. La forme la plus éloquente de ce « plaisir de bonne réputation » est au cœur des appétits de gloire et dhonneur des souverains et des causes arbitraires des guerres :

Un roi, pour gagner ladmiration associée au nom de conquérant (nous supposerons que le pouvoir et le ressentiment sont exclus), engage son royaume dans une guerre sanglante. Son motif est jugé admirable par la multitude (dont la sympathie pour des millions dindividus est facilement compensée par le plaisir que son imagination trouve à rester bouche bée devant toutes les nouveautés quelle observe dans la conduite dune seule personne). Les hommes sensibles et réfléchis, qui désapprouvent la domination exercée par ce motif en cette occasion, le jugent abominable, sans toujours se rendre compte que cest le même motif quils approuvent dans dautres cas ; et, parce que la 83multitude, qui est le manufacturier du langage, ne leur a pas donné de nom simple pour le désigner, ils lappelleront par quelque expression composée comme amour de la fausse gloire ou fausse ambition22.

Dans cet exemple, Bentham condamne la « fausse gloire ou fausse ambition » qui est au principe de la conduite du souverain et des effets néfastes quelle engendre : la guerre et larbitraire du pouvoir dun seul homme. Le plaisir pris par ladmiration conduit le souverain à ignorer les effets de ses décisions et actions sur le plus grand nombre. Au cours de cette démonstration, Bentham identifie aussi un second enjeu moral lié à la substantialisation de la nation. En effet, lhonneur de la nation exerce un motif très puissant pour le roi dans sa recherche de plaisir qui le conduit à déclarer la guerre. Bentham introduit le terme de « multitude » pour souligner que le nombre indéfini des membres sujets à ladmiration du souverain constituent une communauté daffect suffisante pour créer lillusion fictive dune nation unie derrière son souverain. Par ce tour de la fiction, la substantialisation de la nation sert à mieux légitimer la quête dappétit et de puissance des gouvernants. L« amour de la réputation » pour les gouvernants est lune des modalités du mauvais exercice du pouvoir du souverain. Corrélativement, un certain usage de la nation renvoie à cet amour de la réputation qui crée le danger de la guerre, de larbitraire, des jalousies entre États. Il révèle ainsi quune ambiguïté dans la compréhension du sens dune fiction comme « nation » peut être la source de grands maux dans les affaires internationales. Cette analyse critique de la « nation » fait aussi apparaître comment lhypocrisie peut être au cœur de la justification des prétendus « devoirs » des souverains qui, formulés par eux, visent dabord à servir leur appétit de gloire plutôt que le bien de lhumanité.

De la « critique du mythe de lintériorité politique »
à l
international comme système de coopération
international minimal chez Bentham

La critique du « mythe de lintériorité politique » conduit à récuser sur le plan juridique et politique lidée dun État conçu comme une personne. Toutefois, la critique de Bentham ne sarrête pas là. Elle se prolonge jusquà dévoiler les dangers, illusions et tentations inhérentes à 84une conception classique du système international. Plutôt que dexaminer la question sous langle de lontologie politique de linternational, Bentham pense le problème de manière utilitariste, cest-à-dire, en regard du principe utilitariste. Le système international classique est-il à même de promouvoir le plus grand bonheur pour le plus grand nombre ? Dans ce système international, les États agiront ils de concert suivant la fin utilitariste ou, à linverse, agiront-ils de manière égoïste préférant toujours le bonheur particulier au détriment du bonheur de tous ? Comment limpartialité du principe dutilité peut-elle trouver sa traduction dans la politique mondiale ?

La réponse à ces questions délicates se trouve chez Bentham dans une complexe architecture institutionnelle qui oblige notamment de penser une nouvelle compréhension de linternational. Tout dabord, Bentham pense que le système international classique a pour tendance de favoriser lappétit de « fausse gloire » des souverains, et, par conséquent, linternational comme société des nations porte en lui une forte probabilité de guerres et de violences internationales injustifiées. Cependant, si les États demeurent des entités politiques nécessaires, il sagit alors de repenser le système international comme un système de coopération minimal permettant déviter les dangers des effets de la politique égoïstes et solipsistes des États. Contrairement à la tentation de linternationalisme libéral comme voie de réponse à la moralité internationale, Bentham propose un ensemble dinstitutions internationales et accepte certaines pratiques de coopération internationale pour des raisons prudentielles afin de constituer un système de coopération minimal international.

Plus précisément, ce système de coopération minimal international ne vaut quen tant quil sinsère dans une théorie cosmopolitique plus générale où les responsabilités cosmopolitiques des gouvernants définissent des États responsables agissant dans lintérêt du plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Les États ne sont jamais en eux-mêmes des sujets de la morale internationale, ils ne participent à lordre mondial que pour autant que ce sont les gouvernants de ces États qui sont ultimement les garants de la politique mondiale. Seuls les gouvernants doivent porter des responsabilités cosmopolitiques en tant quils sont les hommes ayant pour charge de conduire lÉtat dans la vie politique mondiale et quils peuvent faire lobjet de sanction populaire mais aussi légale. LÉtat est organisé de telle sorte que les gouvernants agissent à 85linternational dans lintérêt du plus grand nombre sous le regard du plus grand nombre. Dans la pensée benthamienne de linternational, le cosmopolitisme institutionnel organisant les responsabilités des gouvernants domine alors le modèle dun système international. Nous nous limiterons ici à expliquer la vision déflationniste et minimale de linternational défendu par Bentham.

Bentham formule plusieurs critiques à lendroit dun système international où les États (compris comme personne, sujets indépendants, autonomes et souverains) sont les éléments premiers de cette ontologie politique. Cette critique conduit à réviser le statut et la valeur morale à accorder aux traités internationaux ainsi quaux alliances entre États et à proposer de nouvelles institutions internationales. Ces éléments visent ainsi à contrecarrer les dangers de la substantialisation de lÉtat et à bâtir un système de coopération qui, parce quil est minimal doit ne pas raviver tous les risques accompagnant la politique internationale des États solipsistes.

Bentham juge avec prudence la valeur morale des traités internationaux et leur capacité à promouvoir la pacification du monde. Les traités internationaux consacrent lidée que la souveraineté est fondamentalement comprise comme absolue et célèbre ainsi son autorité et sa puissance par lexercice de son autonomie et de son indépendance. Dans la conception dun système de coopération internationale où les traités internationaux ont une place importante, la souveraineté est alors libre, indépendante, autonome sacquitte de toute publicité, transparence, reddition de compte et conduit à se séparer de lintérêt du plus grand nombre. Bentham pense alors que les pratiques et conduites adoptées par le souverain sont alors fondamentalement caractérisées par un pouvoir décisionnaire, darbitrage exclusif, de mener des échanges et activités secrètes, de pratiquer lopacité des procédures etc. et tout cela conduit inéluctablement au règne de larbitraire, de linjustice, à la promotion de l« intérêt sinistre » contre lintérêt du plus grand nombre. Les gouvernants participant à la vie diplomatique et international sont avant tout définis par leur intérêt qui demeure lintérêt de la classe sociale des gouvernants ou des ruling few comme le nomme Bentham. Cet intérêt de classe est un « intérêt sinistre » car il ignore lintérêt du plus grand nombre et soppose à celui-ci. Par conséquent, il est alors nécessaire de considérer que la valeur morale des traités internationaux ne peut 86être prise comme pierre de touche de lordre international. Le soupçon darbitraire, dabus de pouvoir, de favoriser les intérêts de quelques-uns et de sacrifier lintérêt du plus grand nombre pèse toujours sur les traités internationaux.

Suivant un raisonnement semblable, Bentham témoigne dun grand scepticisme à légard des traités ayant vocation à former des systèmes dalliances. Il met notamment en évidence le fait que la poursuite de la promotion de lintérêt conduit les souverains à des jeux de dupe où les alliances entre États sont fondamentalement parasitées par le double jeu des souverains et la poursuite de leur intérêt propre. La conduite des souverains est alors fondamentalement opportuniste, procède par mensonges, illusions et tromperies. Tout système dalliance ne peut donc pas échapper à la robustesse de légoïsme des souverains et se voit condamné à un échec plus ou moins inéluctable.

Le système international doit être minimal pour éviter les impasses et dangers connus. Il savère néanmoins utile et nécessaire. Bentham accorde une valeur morale minimale aux traités internationaux et activités diplomatiques en les considérant comme des formes de règles de prudence entre États leur permettant dassurer provisoirement une sécurité plus fiable mais en aucun cas ceux-ci ne peuvent être considérés comme des lois. Alors que toute « loi » est nécessairement lexpression de la volonté dun souverain, volonté assise sur un édifice juridique et bureaucratique organisé en vue de garantir la responsabilité des gouvernants, cest-à-dire, de prévenir tout abus ou corruption des pouvoirs qui saccompagnerait de conséquences négatives pour le plus grand nombre ; accorder une valeur obligatrice et un pouvoir de sanction aux traités internationaux serait alors contradictoire avec toute la pensée internationale de Bentham. En effet, les traités internationaux peuvent seulement valoir comme une forme de règle défensive en vue de la sécurité des États signataires des traités (risque de conquête, politique commerciale agressive, par exemple les blocus commerciaux). En ce sens, on comprend bien pourquoi, comme le souligne G. Hoogensen23, Bentham naccorde un rôle positif quaux traités internationaux qui sont 87déjà en place et ne fonde pas lespoir dun ordre international pacifié en encourageant le développement dun système international fondé sur des traités internationaux.

Lutilité dun traité provient de sa capacité à garantir une plus grande sécurité des États ou dune région du monde. Si cette utilité positive est minimale, Bentham juge aussi que lidée même de traité international revêt un pouvoir dattraction minimale. En effet, la source dune telle prudence tient pour une part au fait que ceux-ci ne peuvent être considérés comme des lois et, pour une autre part, que ceux-ci échappent au contrôle de la sanction populaire et quils sont créés par la classe des gouvernants. Bentham est donc prudent sur le sens et la fonction à accorder aux activités diplomatiques classiques et aux traités dans la moralité internationale, lordre international et sa pacification nécessaire pour la fin utilitariste.

Le système de coopération minimale internationale est fondamentalement organisé autour de deux institutions. Le « Congrès européen » est présenté comme un système de coopération des États européens visant à établir un contrôle commun de tous et chacun sous les auspices de la sanction populaire (le rôle critique et de contrôle du public) afin que la paix entre les nations puisse résulter de ce mécanisme. La création de ce « Congrès européen » conduit à interroger le rôle du public ou des peuples européens. Il importe ici de souligner que Bentham est très éloigné de lidée délever le public au rang de « peuple européen » gardien des intérêts et de la paix européenne. La création du « Congrès européen » nest pas corrélée à celle dun « peuple européen ». Les sanctions populaires sont exprimées dans lespace de la communauté nationale puisque chaque opinion publique prend connaissance et juge des décrets émis par le « Congrès européen ». Dans cette ébauche de proposition institutionnelle, Bentham naborde pas qui devrait être inclus dans le « Congrès européen » ni comment les processus de décision devraient être organisés au sein de ce Congrès.

Si Bentham ne répond pas clairement à ces deux éléments, il semble bien toutefois que le « Congrès européen » voit néanmoins sa composition organisée autour du couple franco-britannique. Bentham est très critique de la politique coloniale et internationale de la France à la fin du xviiie siècle mais il reconnaît que le sort de lEurope et de la paix mondiale est nécessairement étroitement lié aux relations franco-britanniques :

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Demandez à un Anglais quel est le grand obstacle pour sécuriser et solidifier la paix, sa réponse est toute prête : cest lambition, et peut-être ajoutera-t-il, la trahison de la France. Que Dieu fisse que le principal obstacle quil ait à combattre soit les dispositions et sentiments de la France ! Que tout son plan ne devrait pas attendre longtemps avant son adoption. De ce projet visionnaire, la partie la plus visionnaire est indiscutablement celle pour lémancipation des dépendances distantes. Que dira notre Anglais quand il verra deux Ministres français de la plus haute réputation, par leur compétence et expérience, tous deux à la tête de leur département respectif, tous deux se rejoignant dans lopinion que pas plus que laccomplissement dun tel événement, laccélération de son avancement inévitable nest pas, comme le dit du bout des lèvres lun des deux, éminemment désirable ? Ceci ramène seulement les choses sur ces points, au stade où elles étaient avant la découverte des Amériques. LEurope navait alors aucune Colonie, aucune garnison distance, ni armées permanentes [UC, xxv-032].

Dans ce passage, Bentham met notamment en parallèle lindépendance des Amériques avec le développement des colonies françaises. Bien que Bentham ne donne pas la composition des membres du « Congrès européen », on peut induire la liste suivante à partir des différents textes benthamiens : la France, le Royaume-Uni, lEspagne, lItalie, le Portugal, la Hollande, la Suisse, la Prusse orientale.

La seconde institution participant à ce système de coopération internationale est le Tribunal pour la paix qui se présente comme un recours nécessaire favorisant la paix dans le nouveau système international des États. Sur ce point, sa création est présentée dans quelques manuscrits ébauchant cette proposition institutionnelle. Celle-ci revêt une fonction relative dans la pacification du monde que Bentham introduit dans les manuscrits de la boîte xxv :

12. Que la maintenance dune telle pacification doit être considérablement facilitée par létablissement dune cour judiciaire commune pour la décision des différences entre plusieurs nations bien quune telle cour ne soit pas armée par des pouvoirs coercitifs [UC, xxv-038].

Remède contre les guerres de Bonne foi le Tribunal pour la Paix [UC, xxv–135v]

Le « Tribunal pour la Paix » est, tout dabord, une Cour qui na pas de compétence juridique ou politique pour Bentham. Cette Cour fait entendre les plaintes proposées par les citoyens dun État ou celles dautres États et informe lÉtat destinataire des plaintes exprimées à son encontre. Le « Tribunal pour la Paix » agit ainsi comme un comité 89où des discours et raisons sont compilés et présentés à lattention de lÉtat faisant lobjet de ces plaintes. LÉtat visé na pas une obligation juridique de consulter le « Tribunal pour la Paix » puisquà linverse ce nest quà partir des consultations régulières que lorganisation formelle quest le « Tribunal pour la Paix » obtiendra alors un rôle critique utile et effectif sur la conduite des États. Le « Tribunal pour la Paix » nest donc pas « visionnaire », comme le dit Bentham, cest-à-dire, quil ne garantit pas que lÉtat visé nentre pas en guerre et ne commande pas non plus que les raisons mises à disposition puissent engendrer une pacification ou dautres conséquences positives pour les plaignants (arrêt de menaces, dagression etc.). En cela, le « Tribunal pour la Paix » est une institution critique, un forum déchanges des raisons mis à disposition des États dans le but de pacifier les relations entre États. Il faut insister cependant sur le fait que Bentham ne donne pas dautres précisions quant aux finalités directes et au mode dorganisation dune telle institution internationale.

Ainsi décrit, on comprend alors comment et pourquoi la vision minimale et déflationniste du système international compris comme système de coopération minimale est à comprendre dans le prolongement de la critique du « mythe de lintériorité politique ». Cette conception est fondée sur limpossible garantie de limpartialité du système international classique et des acteurs de la vie politique internationale à promouvoir lintérêt du plus grand nombre. Ce soupçon est largement nourri par le concept d« intérêt sinistre » qui, chez Bentham, joue un rôle pivot dans sa pensée politique articulant ensemble lexigence dimpartialité utilitariste placée au cœur de sa philosophie politique et la méfiance des intérêts de classe des gouvernants (ruling few) qui tendent naturellement à promouvoir leur intérêt de classe. La révision de la conception internationale et la théorie de lÉtat sadossent alors chez Bentham autour dun délicat équilibre maintenu entre la nécessité de promouvoir un système de coopération international qui soit organisé et contrôlé à partir dÉtat et le fait que les gouvernants de chaque État soient ultimement ceux qui portent des responsabilités cosmopolitiques garantissant la responsabilité des États. La critique du « mythe de lintériorité politique » conduit alors nécessairement à dépasser linternationalisme pour préférer une réponse où les responsabilités cosmopolitiques des gouvernants deviennent la condition du plus grand bonheur pour le plus grand nombre.

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Conclusion

Lanalogie du mythe de lintériorité sémantique et épistémique wittgensteinien au « mythe de lintériorité politique » ne peut à strictement parler trouver son équivalent chez Bentham. Toutefois, nous avons montré quil y a bien à lœuvre une critique du « mythe de lintériorité politique » qui repose sur larticulation de la critique de la substantialisation et les pouvoirs du langage et certaines thèses normatives utilitaristes mettant en question légalité et limpartialité. Ainsi, la critique de linternationalisme libéral dans sa forme classique retenant la personnalité des États est au cœur, chez Bentham, dune prudence et dun soupçon toujours maintenu où tout défenseur de linternationalisme est alors soupçonné de vouloir sacrifier les intérêts du plus grand nombre au bénéfice des siens. Le système de coopération minimal est alors en tout point opposé à la défense dune société des nations qui se passerait du contrôle populaire de laction des gouvernants à linternational. En cela, et contrairement à un préjugé tenace24, le système international est davantage la troisième roue du carrosse que lalpha et loméga de la politique mondiale pour Bentham.

Benjamin Bourcier

École Européenne de Science Politique – ESPOL

Université Catholique de Lille

1 H.L.A. Hart, Bentham and the demystification of the law, in Modern Law Review, Vol. 36, Issue 1, January 1973, p. 2-17.

2 Lexpression « théorie des fictions » trouve sa source dans le titre du livre éponyme édité par C. K. Odgen rassemblant lensemble des textes issues de lédition complète des œuvres de Bentham établies par John Bowring en 1843. Comme tel, lexpression « théorie des fictions » nest pas utilisée par Jeremy Bentham. La Théorie des Fictions, Jeremy Bentham, trad. Gérard Michaut (édition bilingue), Paris, Éditions de lAssociation freudienne internationale, 1996.

3 S. Bronzo, Benthams Contextualism and Its Relation to Analytic Philosophy, in Journal for the History of Analytical Philosophy, 2014, vol. 2, no 8, p. 1-42.

4 W. Quine, Five Milestones of Empiricism, in, Theories and Things, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1981, p. 67-73.

5 Jacques Bouveresse, La théorie des fictions chez Bentham, p. 87-98, Regards sur Bentham et lutilitarisme, Actes du Colloque organisé à Genève les 23 et 24 novembre 1990, publiés par Kevin Mulligan et Robert Roth, Libraire Droz, Genève, 1993.

6 Si lexpression « empirisme radical » rappelle le livre de William James, son emploi ici est davantage tourné vers les débats que connaît lempirisme au XVIIIème siècle où la pensée lockéenne est au cœur de plusieurs questions importantes portant sur la théorie des signes, le langage et lesprit (voir, L. Jaffro, Language and Thought, in Oxford Handbook of British Philosophy in the Eighteenth century, éd. J. Harris, Oxford, 2013, p. 129-148). Je préfère parler d« empirisme radical » car la « théorie des fictions » – dont le caractère inchoatif et les tensions certaines entre les textes ne doivent pas être sous-estimées – est avant tout présentée comme une sémantique au service des fins pratiques de lutilitarisme.

7 Compris ainsi, une question centrale apparaît : Quelle fonction a la « théorie des fictions » dans lutilitarisme benthamien ? Le débat est ouvert et les commentateurs sont assez divisés quant aux réponses à apporter. Mentionnons ici que linterprétation fictionaliste a connu une nouvelle défense récemment avec Piero Tarantino (Philosophy, Obligation and the Law, Benthams ontology of normativiy, London, Routledge, 2018).

8 De lontologie et autres textes sur les fictions, Jeremy Bentham, texte établi par P. Schofield, trad. J.P. Cléro et C. Laval, Paris, Éditions du Seuil, 1997, p. 207.

9 Benjamin Bourcier, « Pourquoi lanarchie ? », Revue détudes benthamiennes [en ligne], 10 | 2012, mis en ligne le 01 février 2012, consulté le 23 janvier 2019. URL : http://journals.openedition.org/etudes-benthamiennes/588 ; DOI : 10.4000/etudes-benthamiennes.588

10 J. Bouveresse, Le mythe de lintériorité, Expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein, Paris, Éditions de Minuit, 1976.

11 Expression empruntée à François Récanati, Philosophie du langage (et de lesprit), Paris, Gallimard, Folio Essais, 2008, p. 9.

12 J. Bentham, La théorie des fictions, trad. Gérard Michaut (édition bilingue), Paris, Éditions de lAssociation freudienne internationale, 1996, p. 251.

13 Plusieurs passages issus de De lEsprit (Discours 1, chap. 1) sont très clairs à ce sujet. Voir notamment : « Mais, répliquera-t-on, lorsquil sagit de juger si, dans un roi, la justice est préférable à la bonté, peut-on imaginer quun jugement ne soit alors quune sensation ? [] Lorateur présentera trois tableaux à limagination de ce même homme : dans lun, il lui peindra le roi juste qui condamne et fait exécuter un criminel ; dans le second, le roi bon, qui fait ouvrir le cachot de ce même criminel et lui détache ses fers ; dans le troisième, il représentera ce même criminel, qui, sarmant de son poignard au sortir de son cachot, court massacrer cinquante citoyens : or, quel homme, à la vue de ces trois tableaux, ne sentira pas que la justice, qui, par la mort dun seul, prévient la mort de cinquante hommes, est, dans un roi, préférable à la bonté. Cependant ce jugement nest réellement quune sensation. En effet, si par lhabitude dunir certaines idées à certains mots, on peut, comme lexpérience le prouve, en frappant loreille de certains sons, exciter en nous à peu près les mêmes sensations quon éprouverait à la présence même des objets ; il est évident quà lexposé de ces trois tableaux, juger que, dans un roi, la justice est préférable à la bonté, cest sentir et voir que, dans le premier tableau, on nimmole quun citoyen, et que, dans le troisième, on en massacre cinquante : doù je conclus que tout jugement nest quune sensation » (C.A. Helvétius, De lEsprit, Paris, Marabout Université, 1973, p. 25-26).

14 J. Bentham, De lontologie et autres textes sur les fictions, texte établi par P. Schofield, trad. J.P. Cléro et C. Laval, Paris, Éditions du Seuil, 1997, p. 123-125. Lidée « type » nexiste que relativement à « larchétype », comme la copie nexiste que grâce au modèle. La genèse psychologique dune idée suit un ordre que ces deux notions permettent danalyser et de comprendre puisquenfin, la réciproque (larchétype est relative au type) nest pas vraie pour Bentham.

15 Bentham présente tout dabord le rapport entre limage et l« entité fictive » : « Pour ce type de proposition ici en question, cest-à-dire, une proposition qui a pour sujet une entité fictive et pour prédicat le nom dun attribut rapporté à cette entité fictive, il y a toujours une image quelconque, limage dune action réelle ou des états de choses, qui est présente à lesprit. Cette image, qui peut être appelée un archétype, emblème ou image archétypique, est ancrée dans la proposition fictive, dont le nom de la caractéristique de lentité fictive constitue une partie » (J. Bentham, Essay on Logic, in The Works of Jeremy Bentham, Vol. VIII, Thoemmes Press, 1995 [reprint of 1843] Edinburgh, p. 246).

16 Michael Quinn, Larchétypation et la recherche dimages signifiantes : signifiant et signifié dans la logique de Bentham, Essaim, 2012/1 no 28, p. 171-181.

17 Essay on Logic, op. cit., p. 246.

18 Ibid., p. 247-248.

19 Benjamin Bourcier, « Le plus grand bonheur pour le plus grand nombre de J. Bentham : une défense de lutilitarisme cosmopolitique », in Philosophical Enquiries, numéro spécial « Utilitarisme Classique et Cosmopolitisme », dir. J.P Cléro et B. Bourcier, no 2, 2017.

20 Emer de Vattel, Le droit des gens, ou Principes de la loi naturelle appliqués à la conduite et aux affaires des nations et des souverains, 1re édition 1758.

21 Introduction aux Principes de Morale et de Législation, op. cit., chap. 5, p. 63.

22 Ibid., chap. 10, p. 137.

23 G. Hoogensen, International Relations, Security and Jeremy Bentham, Routledge, 2005, p. 83. Benthams Theory of the Modern State, N.L. Rosenblum, p. 100-101, Cambridge, Harvard University Press, 1978. Voir aussi [UC, xxv-031v] La référence UC renvoie à la collection des manuscrits benthamiens détenus à lUniversity College London, les numéros en chiffre romain réfèrent au numéro de la boîte dans laquelle sont entreposés les manuscrits et les chiffres arabes à la pagination de chaque manuscrit.

24 Frédéric Rimoux, Utilité et sécurité dans la pensée internationale de Jeremy Bentham, in Revue Française de Science Politique, 2018/3, Presse de SciencePo, p. 539-561.