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Classiques Garnier

Group, rule, and politics Reflections

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Éthique, politique, religions
    2020 – 1, n° 16
    . Mythes de l'intériorité, du métaphysique au politique ?
  • Author: Gnassounou (Bruno)
  • Abstract: Can a parallel be drawn between the weaknesses of a certain Cartesian conception of human individuals’ interiority, on the one hand, and the problems facing a “holistic” conception of political groups, viewed as “collective individuals” and as possessors of group interiority, on the other hand? The answer is no. In the context of the debate surrounding cosmopolitanism, this article argues that in political philosophy, one cannot do without the intertwined modern ideas of Nation and Sovereignty.
  • Pages: 109 to 122
  • Journal: Ethics, Politics, Religions
  • CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN: 9782406105732
  • ISBN: 978-2-406-10573-2
  • ISSN: 2271-7234
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10573-2.p.0109
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 06-08-2020
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: Institutions, collective individuals, rules, contract, authority
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Groupe, règle et politique

Réflexions

Est-il pertinent détablir un rapprochement formel entre dune part les faiblesses, sinon les incohérences, dune certaine conception de lintériorité des individus humains et dautre part les critiques susceptibles dêtre portées à lencontre dune conception, quon peut, pour aller vite, qualifier de « holiste », des groupes sociaux, notamment politiques, érigés en « individus collectifs1 » ? Ce dernier point de vue sur les groupes, en légitimant lexistence dune intériorité collective, adouberait la séparation entre ce qui est chez nous (et même ce qui est « bien de chez nous ») et ce qui est au dehors (en dehors du groupe, au-delà des frontières de son territoire, extérieur à la nation que ce groupe éventuellement forme), et justifierait indûment certaines formes de repli sur soi et, pour tout dire, de protectionnisme et de patriotisme désormais désuètes. Ulrich Beck dans lintroït de son ouvrage sur le cosmopolitisme explique doctement que ce dernier nest plus un idéal, comme il létait encore au xixe siècle, mais un fait idéologique, puisque nous vivons une époque où la mondialisation du politique, des relations économiques, des flux monétaires, de la culture et de la communication a déjà considérablement affaibli le sentiment patriotique chez les citoyens ordinaires et devrait, comme lappelle de ses vœux Ulrich Beck lui-même, entraîner une révolution dans les catégories sociologiques en substituant une « vision cosmopolitique » au « nationalisme méthodologique » qui infecte encore les sciences humaines2. Quest-ce quune telle « vision cosmopolitique » ? Un certain sens de la « mondialité », dit Ulrich Beck, qui est « un sens de labsence de frontière3 ». Ce sentiment dabsence a bien sûr été produit 110par une première vague de dérégulations nationales et lindividualisation croissante quelles ont entraînée chez les membres des classes moyennes des pays riches, mais la prise de conscience chez les individus des effets bénéfiques, mais aussi délétères, notamment sur un plan écologique, de ces dérégulations demande une seconde vague de « re-régulations transnationales » et une « une démocratisation cosmopolitique4 ». Il sagit dacter lobsolescence de cette notion éphémère qui fut celle de lÉtat-nation en lui substituant, au moins comme perspective, celle dun mode de gouvernement sans frontière.

Il est alors tentant de suggérer que celui qui défendrait, de nos jours, linévitabilité de la souveraineté de lÉtat-nation succomberait à un « mythe de lintériorité politique », parallèle au « mythe de lintériorité », dont Jacques Bouveresse, dans son grand livre sur Wittgenstein5, a voulu montrer quil gouvernait une certaine conception moderne (cartésienne, pour le dire rapidement) du sujet. Dune certaine façon, le refus du cosmopolitisme serait le pendant politique du rejet, en philosophie de lesprit, des avancées conceptuelles qua autorisées le tournant linguistique, en particulier dans la version qui sest épanouie dans lœuvre de Wittgenstein, lorsquil sest agi de critiquer le sujet cartésien.

Pourtant, ce parallèle paraît mal établi. Cest quen effet, bien des contempteurs des frontières, à commencer par Ulrich Beck lui-même6, se réclament de façon tout à fait habituelle de lapparition du sujet cartésien ou kantien pour trouver un « fondement » à la fois historique et philosophique à la modernité. Ce récit légendaire veut que lavènement du sujet cartésien non seulement coïncide avec lindividualisme social, juridique et politique (celui des jusnaturalistes modernes, et de Hobbes et Locke), mais en constitue la justification dernière : le sujet cartésien met tout en doute pour tout fonder sur lui-même, ce qui veut dire quil met aussi en doute, ajoute-t-on, même si ce nest pas dans la lettre des méditations de Descartes, les traditions dont il hérite. Par ailleurs, en tant que pur sujet, rien ne le distingue dun autre sujet. Du coup, deux des caractéristiques principales de la modernité sociale y trouvent leur 111justification : 1) ce qui est premier ce sont les individus singuliers, 2) il existe une stricte égalité, découlant de leur homogénéité de principe (lautre individu est comme moi, ego, cest-à-dire est un alter ego), entre tous les individus. Je dis bien tous les individus, quelle que soit leur race ou religion, quelles que soient les traditions dont ils sont porteurs, les communautés, en particulier nationales, auxquelles ils croient appartenir. Le retour vers lintériorité (en soi-même), étant à disposition de tous, est universel et justifie une forme de cosmopolitisme : seule une façon de gouverner la totalité des hommes en tant quils sont détachés de communautés particulières (ce quils sont en réalité, même sils ne le savent pas) est à proprement parler politique. Les politiques nationales (qui se pensent comme nationales) ne doivent se comprendre que comme des approximations ou des succédanés de ce mode de gouvernement global qui est toujours à lhorizon et qui en constitue lachèvement.

La conception de soi comme tribunal intérieur autonome, seule source de légitimité épistémique et politique, nimplique pas le nationalisme, loin de là, selon cette conception du sujet moderne. Bien plus, du point de vue de ce cartésianisme légendaire, les tentatives de destituer le sujet de lautorité épistémique sur lui-même, en sappuyant notamment sur le caractère public des règles de langage, comme on pourrait le trouver dans largument contre le langage privé de Wittgenstein, risquent au contraire de déboucher sur une réhabilitation des contextes culturels dans lesquels les sujets sont nés et doù proviennent ces règles, cest-à-dire des traditions. Les critiques du sujet cartésien peuvent donc apparaître comme consubstantiellement communautariennes, et par conséquent anti-cosmopolites.

Il me faut noter que, dans cette critique individualiste des frontières, on se situe bien loin du cosmopolitisme grec. Lorsque Diogène le Cynique, en réponse à Alexandre qui lui demande de quelle cité il vient, répond, rapporte-t-on, quil est « un citoyen du monde (kosmopolites) » (Diogenes Laertius VI 63), il veut dire que lindividu singulier échappe à lemprise de toute institution, notamment à celle de la Cité (polis). Lorsque les Stoïciens se déclarent cosmopolites, il sagit avant tout de signifier que la nature présente lordonnancement le plus parfait et le plus englobant (par analogie avec la Cité, qui englobe de façon ordonnée toutes les autres institutions), mais il ne leur serait pas venu à lidée daffirmer que le politique se joue à un autre niveau que la cité : bien 112plus, la nature demande que nous nous comportions en bon citoyen, cest-à-dire en citoyen de la cité doù nous venons. Vivre en cosmopolite cela signifie non pas vivre dans le cadre dune cité mondiale, mais être capable de se détacher, intérieurement, de toute engagement politique, fut-il, par impossible, mondial. Le cosmopolitisme se surimpose à la vie politique, il ne sy substitue pas.

Peut-on se passer, en philosophie politique, de lidée moderne de nation et de celle de souveraineté qui lui est liée ? Il nest pas question ici dapporter une solution à cet immense problème. Néanmoins, je me propose de présenter de façon rapide et donc dogmatique quelques éléments propres à étayer la thèse suivante : bien que le tournant linguistique anticartésien ne nous autorise pas à inférer dune thèse quelconque sur la nature de lintériorité une conclusion sur le politique, il existe néanmoins un aspect présent dans la version wittgensteinienne de ce tournant, à savoir la notion dinstitution (ou de coutume), qui permet de trancher la question de la cohérence de la notion de groupe et de la trancher dans le sens dun refus du cosmopolitisme. Ce qui guide les réflexions qui suivent, cest une idée un peu audacieuse : il faut peut-être une philosophie sociale préalable pour aborder des problèmes relevant de la philosophie politique et leur trouver une solution.

Il serait, somme toute, bien extraordinaire que lon puisse tirer dune thèse aussi métaphysique que la critique du sujet cartésien une quelconque conclusion sur la nature du politique.

Le mieux est de partir de Wittgenstein lui-même au paragraphe § 411 des Recherches philosophiques :

Considérez la manière dont on pourrait faire une application de ces questions et comment on pourrait décider des réponses à y apporter :

(1) « Ces livres sont-ils mes livres ? »

(2) « Est-ce que ce pied est mon pied ? »

(3) « Est-ce que ce corps est mon corps »

(4) « Est-ce que cette sensation est ma sensation7 ? »

Wittgenstein établit dans ce texte une gradation entre diverses manières de distinguer ce qui mest propre de ce qui mest étranger. Je 113peux désigner du doigt un exemplaire de la République de Platon et me poser la question de savoir si cest le mien, cest-à-dire si jen suis propriétaire ou le possesseur, ce qui suppose que je pourrais ne pas lêtre. La question de lidentité du possédant est tout à fait sensée et il est toujours possible que je me trompe sur cette identité, en croyant quun objet est le mien, alors quil ne lest pas, et inversement. En revanche, si jéprouve du chagrin, il est exclu que je puisse me demande si ce chagrin est le mien ou si cest celui de quelquun dautre : il ny a pas dabord identification de la sensation, puis ensuite identification de son porteur. Les jugements de sensations en première personne sont immunisés contre les erreurs didentification de leur porteur. Une manière de le dire est donc daffirmer 1) quil est illusoire de croire que les auto-attributions détats psychologiques reposent sur des actes dostensions internes pour assurer la référence du sujet dattribution (moi) 2) que nous avons besoin de désigner les états psychologiques par ostension. Ici, il nest besoin de la reconnaissance daucune personne. Entre ces deux extrêmes, viennent les attributions de membres et de son propre corps : dans les circonstances normales, la question ne se pose pas, mais elle le peut dans des circonstances rares, comme celles où japerçois quelquun dans un miroir dont je ne sais pas si le corps que je vois est vraiment le mien. En revanche, si je pointe mon doigt non plus sur une image de mon corps, mais sur mon corps lui-même, alors, en disant : « Ceci est mon corps », je ne me transmets à moi-même aucune information permettant de répondre à la question : « Est-ce bien mon corps ? ». Tout au plus, japprends à quelquun lusage de lexpression « mon corps ».

Je tire de ce texte la conclusion que toute tentative de tirer dune analyse de la subjectivité des conclusions sur la nature des institutions (en loccurrence juridiques) provient, comme dirait un wittgensteinien, dune « confusion grammaticale. » Wittgenstein veut sans doute critiquer ici lassimilation, typique de certaines philosophies de la conscience de soi, de la sensation à un objet, qui se distinguerait des objets publics par le fait quil est purement privé (cela à un double titre : quand jai mal, je suis le seul porteur de la sensation et je suis par ailleurs le seul à savoir que jai mal). Mais il accepte par ailleurs la conclusion cartésienne (à vrai dire, cest là, à ses yeux, le principal apport de Descartes) selon laquelle il existe une distinction de principe, mal comprise certes par le cartésien, entre les états psychologiques (tous identifiés par le cartésien 114à des vécus) et les objets physiques. La question de savoir comment on conçoit le caractère privé des sensations et leur rôle dans linstitution du langage, à la manière cartésienne ou non cartésienne, na donc aucune incidence sur les réflexions que lon peut mener par ailleurs sur le droit et le politique. Le cas intermédiaire du corps (celui, plus concret encore, des organes, aussi) est parlant : « Ce corps est-il mon corps ? ». Au sens organique et proprioceptif, il lest, sans aliénation possible, mais il na pas encore été décidé par-là, si, en un autre sens du mot « mien », ce corps était le mien : si jen suis propriétaire. Il se peut ou non, en fait ou principe, que quelquun ait une autorité sur lui (un dominium), comme le maître la sur ses esclaves, mais dans tous les cas, si cette personne, moi-même ou un autre, a une telle autorité, elle « naura » pas ce corps, comme elle est dite lavoir au sens organique. Les deux dimensions de la propriété sont orthogonales lune à lautre.

Wittgenstein ne nous dit rien sur la nature de la propriété au sens juridique. Il nous invite simplement à distinguer lindividu comme sujet de sensations, et plus largement le sujet détats psychologiques, et lindividu comme porteur de titres de propriété, cest-à-dire porteur de certains droits. Or il existe ici bel et bien un débat vénérable entre une conception individualiste de la propriété et une conception que lon pourrait appeler « institutionnaliste » de la propriété. Ce débat a pu se formuler en termes de droits subjectifs : faut-il concevoir les relations réglées entre des individus comme fondées sur des qualités (normatives ou non) naturellement attachées à la personne, comme dit Grotius, ou au contraire ny a-t-il de sens à attribuer des droits et des devoirs de justice à un individu que dans le cadre dune institution ? Ici le qualificatif de « subjectif » ne signifie en rien une propriété psychologique portée par le sujet cartésien, mais caractérise certaines prérogatives normatives portées par un individu humain8.

Or, de ce point de vue, ce nest pas la notion de langage, comme telle, qui est importante, cest la notion dinstitution. Je comprends le propos de Wittgenstein contre le langage privé comme pouvant se formuler en deux thèses : 1) la signification des termes de notre langage, 115y compris des termes de sensation, nest pas fondé sur les expériences privées, car tout langage est une institution (une pratique gouvernée par des règles) ; 2) et une institution, étant reçue comme instituée par celui qui sy conforme, est sociale : elle est préétablie et donc na sa source dans aucune décision individuelle, ni dans aucune agrégation de décisions individuelles (dans ce quon appelle aujourdhui une intention collective). La question est de savoir comment on doit penser la socialité des règles (institutions) : sont-elles des prérogatives individuelles ? Une théorie institutionnaliste nie quelles le soient.

Prenons les exemples du commerce, du troc ou du contrat, ceux-là même que des doctrines individualistes ont voulu mettre au fondement des sociétés civiles. Supposons donc deux individus qui commercent, qui troquent, qui contractent. Premier point : cela est impossible sil nexiste aucune règle du commerce, du troc, ou de léchange. Deux considérations sont importantes, la première concerne la dimension normative de lacte troquer ou de contracter, et lautre son caractère intégral. Commençons par la première. Supposons que je laisse simplement un objet avec lintention quun autre le prenne et quil me livre quelque chose à son tour. On ne trouvera aucune dimension normative dans ce qui se passe : sattendre à ce que quelquun laisse quelque chose pour moi, alors que jai laissé quelque chose pour lui nimplique pas du tout que jai droit à ce quil me laisse quelque chose. « Mon attente est déçue » ne peut pas signifier « jai droit à ce quil me laisse quelque chose en retour et il ne la pas respecté ». Pourquoi ne serait-il pas permis à quelquun de décevoir mon attente ? Il y a un saut logique entre les deux propositions (entre les deux notions de « laisser pour quon me laisse » et « avoir droit quon me laisse en échange de ce que jai laissé ») que rien de naturel, que ce soit des considérations naturelles externes ou internes (psychologiques), ne peut combler naturellement.

Par ailleurs, il faut une pratique du troc, sous peine de navoir affaire quà une série de gestes qui nont pas de lien entre eux, sinon celui, naturel, de leur succession : lun laisse quelque chose, lautre le prend ; ce dernier laisse à son tour quelque chose qui est pris par le premier. Dans cette configuration, on ne comprendrait pas comment ces deux actions ne sont que des parties dune seule et même action commune, celle deffectuer un troc : comment elles sont intégrées pour que lune et lautre ne soient que des parties dune unique action. Lacte de lun est 116déjà en quelque sorte lacte de lautre : il y a une seule action dont la réalisation et lachèvement réclament lintervention des deux agents. Il faut quil soit préétabli que ces actes comptent comme une seule et même opération, celle dun unique troc (cela ne peut pas se découvrir après coup), et cest nécessairement parce que les individus sont familiarisés dès avant le troc particulier avec lidée même du troc.

Pour que cette succession de gestes soit la réalisation dun troc, suffit-il dajouter que les agents les accomplissent avec en tête lidée quil sagit dun troc ? En dautres termes, si lunité de laction ne peut se réduire à une identité matérielle, suffit-il de soutenir quelle est psychologique : uniquement due à ce qui passe par la tête des agents, pris lun à part lautre ? Il y aurait échange, partout où les individus penseraient que leur action est une action déchanger. Pourtant, ajouter des états mentaux individuels à des actions individuelles matérielles ne nous sera daucune aide.

Supposons, en effet, que les éléments quil faille ajouter pour que deux nos opérations nen forment quune, soient identifiés à des éléments mentaux mutuellement indépendants présents dans la tête des agents. Il faut quils accomplissent leur acte de dépôt en pensant, chacun à part soi, quils troquent. Cest le fait que chacun dentre eux soit dans un état mental dont le contenu est « Je troque (avec cette personne) » qui ferait que leurs opérations constituent une seule opération de troquer. Pourtant, la simple coprésence chez lun et lautre agent dune telle pensée ne pourra jamais engendrer un troc réel. Tout dabord le fait que je pense que je troque ne saurait pas plus engendrer dobligation pour moi de ne pas reprendre ce que jai déposé que lacte même du dépôt : oui, jai pensé être obligé, mais pourquoi serais-je, de ce simple fait, obligé réellement ? Il serait trop facile dobtenir un statut (celui de créancier ou de débiteur) sil suffisait de penser quon la. Ensuite, tout le monde sera daccord pour dire que si un seul des individus pense participer à un troc et que lautre ne le pense pas, il ny a pas de troc. Or, cela est vrai aussi, si, par une extraordinaire coïncidence, deux individus ont cette pensée chacun à part de lautre. Il ne suffit pas que je croie être le propriétaire dune maison et que vous croyiez que je le suis aussi pour que je sois réellement détenteur dun droit sur la chose et vous sujet dune obligation corrélative de respecter ce droit. Il faut un titre de propriété, extérieur à nos pensées, et auquel par principe le 117propriétaire du bien et ceux qui ne le sont pas acceptent de se soumettre comme ayant une autorité sur eux et ce quils peuvent penser. Il faut donc présupposer une institution de la propriété extérieure aux agents pour que la relation de propriété à propriétaire puisse être instaurée. Il en va exactement de même pour le troc : il faut linstitution préalable du troc particulier soit possible et que les intentions des agents comptent comme des intentions dopérer un troc.

La conclusion quil faut en tirer ici est quil est illusoire de penser que des individus cartésiens puissent rendre compte des relations sociales les plus élémentaires. Une société est plus quune somme dindividus pourvus de capacité réflexive.

Néanmoins toutes ces considérations sur la socialité des règles ont peut-être un impact sur la conception des institutions et des droits, mais aucun sur la conception du politique. On ne peut en déduire quoi que ce soit sur lexistence dun individu collectif. Linstitution du troc ou du contrat peut parfaitement être transmise dans le cadre de société sans identité collective. On pourrait même considérer quelle est universelle et justifier une anthropologie comparatiste universaliste : partout on troque, partout on commerce, partout on se marie, partout on contracte, etc., même si ces institutions communes se manifestent sous des formes particulières, et expliquer ainsi pourquoi il nest pas si difficile de traiter avec un étranger.

Pourtant, je crois que nous ferons un premier pas vers la notion de totalité collective si nous regardons de plus près lexemple du contrat. Nous avons jusquà maintenant distingué entre 1) linstitution du contrat (bilatéral) dun côté et 2) le contrat particulier qui est en train dêtre passé et montré que chaque acte particulier déchanger contractuellement présupposait la familiarité des parties avec linstitution. Reste à savoir comment exactement se crée le lien de droit entre ces parties.

1) Une première lecture veut en effet que chacune des prestations constitue une obligation pour chacun des individus qui contractent, individus qui sont alors considérés distributivement. Chacun dentre eux simpose une obligation, et la communique ensuite à autrui (qui laccepte ou non). La question est alors de savoir comment un individu peut ainsi se créer une loi pour lui-même.

Or, il est naturel de penser, comme laffirme le Digeste (livre XLV, titre 1, leg. 108), que nulla promissio consistere potest, quae ex voluntate 118promittentis statum capit : aucune promesse qui repose sur la volonté de celui qui promet ne peut avoir de consistance. Soit, en effet, une action donnée. Si un individu décide de laccomplir, il lui est toujours loisible (cest-à-dire logiquement possible) de revenir sur sa décision (ce que je veux, je peux cesser de le vouloir). Sil décide daller écouter un concert demain, il est toujours possible de décider de ne plus y aller demain. Il en irait de même sil décidait non plus simplement daller au concert demain, mais de sobliger à aller un concert demain : il pourrait toujours décider dabandonner cette décision de sobliger. Mais une obligation qui est telle quelle noblige que tant que lon veut quelle oblige nest pas une obligation. Par conséquent, il était impossible, en premier lieu, davoir voulu sobliger. Si lacte a eu lieu (par exemple intérieurement), ce nétait quune vaine cérémonie. On ne peut pas sobliger tout seul : si une obligation simpose à quelquun, elle provient nécessairement dun autre que lui. Toute obligation nécessite au moins deux personnes distinctes pour être constituée.

2) On pourrait soutenir plutôt que, lorsque des individus formulent une loi pour eux-mêmes, ils doivent être considérés collectivement. Les deux parties dans la transaction forment un groupe et ce groupe se donne comme loi celle qui consiste dans la conjonction des formulations des engagements de chaque membre et qui attribue à lun et lautre une tâche dans lexercice de la loi (chacun doit faire sa part). Mais on objectera aisément que, là encore, on a affaire à une seule entité, certes collective, mais une entité tout de même, qui simposerait toujours et encore à elle-même une loi. Or, ce qui vaut pour un individu concret, vaut peut-être encore plus pour une entité collective, car, de plus, cette entité semble avoir linconvénient dêtre fictive : dans la réalité, il ny a que des individus.

La solution à ce problème est donnée par Rousseau dans sa fameuse formule du contrat social, mais que lon doit étendre à toute forme de contrat. Elle repose sur le fait que nous avons affaire à un groupe, mais un groupe composé dindividus, ou, pour le dire selon la réciproque, à des individus, certes, mais considérés comme membres dun groupe :

On voit, par cette formule, que lacte dassociation renferme un engagement réciproque du public avec les particuliers, et que chaque individu, contractant pour ainsi dire avec lui-même, se trouve engagé sous un double rapport : savoir, comme membre du souverain envers les particuliers, et comme membre de 119létat envers le souverain. Mais on ne peut appliquer ici la maxime du droit civil, que nul nest tenu aux engagements pris avec lui-même ; car il y a bien de la différence entre sobliger envers soi ou envers un tout dont on fait partie9.

Un groupe, pris comme un bloc, ne peut pas simposer de loi à lui-même. Il ne peut y avoir dengagement du public à légard du public, pas plus quil ne peut y avoir dengagement dun individu humain à légard de lui-même. Le public, à légard de lui-même, ne peut tout au plus que prendre des décisions, sur lesquelles il lui est toujours loisible de revenir. Cest pourquoi Rousseau rappelle que nul nest tenu aux engagements pris avec lui-même.

La solution de Rousseau consiste à concevoir la communauté (ici politique, mais cest la formule générale qui nous importe) comme une totalité hiérarchique. Si nous voulons comprendre comment des lois peuvent exister (tout particulièrement dans une démocratie où le peuple semble se donner à lui-même des lois), il faut penser que le groupe est structuré de façon interne. Il y a dune part le groupe et dautre part, non pas exactement les individus, qui, en tant que tels, ne forment quune multitude, mais ses parties. Inversement, les individus peuvent sengager envers le groupe, mais à condition de le faire en tant que parties du groupe. Cest à cette condition que lacte de donner une loi peut être considéré non pas comme un simple agrégat de deux opérations (celle dun souverain séparé de la multitude et celle de lacceptation par cette multitude la décision du souverain, mais comme un seul acte), mais comme une unique opération, tout en respectant la distinction des personnes nécessaire pour quune telle obligation puisse se constituer.

Nous avons donc un premier résultat : impossible de comprendre comment deux individus peuvent échanger sans supposer quils forment un groupe.

A-t-on alors un modèle pour une communauté politique ? Certainement pas. Cest quil y a groupe et groupe. Nous sommes encore loin dune société civile (de citoyens). Mais nous y arriverons peut-être en notant les points suivants. Dabord, le groupe des contractants est éphémère, transitoire : il cessera dexister dès que les parties se seront exécutées. Il manque une profondeur historique à ce groupe pour former une 120communauté : le troc, le commerce, les échanges, des contrats (traités) de tous ordres peuvent se faire inter gentes, entre communautés ou entre membres de diverses communautés sans que ni elles, ni leurs membres, ne forment une seule et même entité politique. Les communautés qui font alliance, comme les individus qui contractent, forment des groupes bien réels, mais « informels ». Pourtant, second point, qui est crucial, quelque chose est commun à tout type de groupe : un ensemble dindividus ne forme groupe quà la condition que chacun fasse la différence entre ce qui se passe à lintérieur du groupe et ce qui est extérieur au groupe. Même pour ce sujet collectif éphémère que constituent les parties contractantes, il existe, comme on dit, un « effet relatif du contrat » (privacy of contract) : la relation contractuelle que nous avons établie nous concerne nous, et non eux. Un groupe ne peut se constituer que par contraste avec dautres groupes. Il ny a pas de groupe avec une structuration interne, sil ny a pas de distinction du groupe par rapport à quelque chose dextérieur vis-à-vis duquel il forme un individu collectif.

Nous avons alors trois des éléments importants pour quun ensemble dindividus commence à être politique : il faut 1) un groupe, comme le présuppose toute relation sociale, donc au fond un bien commun aux membres du groupe ; 2) ce bien est celui de ce groupe et susceptible de sopposer à ceux dautres groupes (comme le bien dun individu humain peut sopposer au bien dun autre) ; il nest pas interdit de penser que cette différence se donne sous la forme dun frontière (comme le pensait Maine) ; 3) le bien dun groupe politique présuppose une forme de permanence ou dhistoire. Il manque un dernier élément pour que le politique puisse commencer à avoir une réalité.

Pour lidentifier, il nous faut être au clair sur la distinction entre point de vue moral et point de vue politique lorsque nous abordons les affaires humaines, comme dit Aristote. La question morale sera : si une personne me porte préjudice (« porte atteinte à mon intégrité » physique, ne respecte pas sa parole, sempare des fruits de mon labeur, etc.), une correction doit-elle sappliquer et, si oui, de quelle nature est-elle ? Cette personne mérite-t-elle une peine ? Ai-je droit à des dommages ? etc. Tout cela relève de cette vertu morale quest la justice, en loccurrence sous sa forme correctrice. La question politique sera très différente : étant donné quune correction est moralement appropriée, qui a autorité pour lappliquer ? Celui qui a subi le préjudice ou non ? Une communauté 121commence à être politique lorsque cette question a reçu une réponse et où une instance a le pouvoir de la faire respecter. Cest la question, non pas de la justice (qui constitue éventuellement le contenu de codes), mais de ladministration de la justice, de la nature du système judiciaire et de lautorité qui en garantie le bon fonctionnement.

Lorsquune communauté historique, nécessairement une parmi dautres, se dote en outre dune autorité de faire respecter les lois et de protéger les citoyens de ceux qui pâtissent éventuellement des dommages que peuvent leur imposer les autres, elle est en plus une communauté politique.

Tout ceci ne fait quexclure de la sphère politique un cosmopolitisme de droit : une communauté qui, de jure, na pas dextérieur est une communauté morale, non une communauté politique. Moralement, létranger est mon prochain, comme le montre la parabole du bon samaritain, en dautres termes, il ny a aucune différence à faire entre lautre et moi-même. Politiquement, létranger est, par définition, un étranger, et donc se pose inévitablement la question des formes de laccueil des étrangers (les réponses pouvant être de tous ordres) dans sa communauté et sur son territoire. Peut-il y avoir un cosmopolitisme de fait : un rassemblement de toutes les nations existantes ici et maintenant sous une seule autorité ? En principe rien ne lexclut sil répond aux critères susdits, mais en réalité, les conditions de sa réalisation sont si contraignantes quil ne peut constituer, là encore, quun idéal, sublime en théorie, mais irréalisable en pratique, parce que les intérêts des nations existantes divergent de fait. Marcel Mauss lavait déjà noté au sortir de la première guerre mondiale :

Nous proposons de réserver le nom de cosmopolitisme à la première. Cest un courant didées et de faits mêmes qui tendent réellement à la destruction des nations, à la création dune morale où elles ne seraient plus les autorités souveraines, créatrices de la loi, ni les buts suprêmes dignes des sacrifices consacrés dorénavant a une meilleure cause, celle de lhumanité [] Ces idées nont ni plus ni moins de chances de devenir des idées-forces que toutes les Utopies. Car elles ne sont que cela. Elles ne correspondent à aucune réalité du temps présent ; elles ne sont le fait daucun groupe naturel dhommes ; elles ne sont lexpression daucun intérêt défini. Elles ne sont que le dernier aboutissant de lindividualisme pur, religieux et chrétien, ou métaphysique. Cette politique de « lhomme citoyen du monde » nest que la conséquence dune théorie éthérée de lhomme monade partout identique, agent dune 122morale transcendante aux réalités de la vie sociale ; dune morale ne concevant dautre patrie que lhumanité dautres lois que les naturelles (Socrate, daprès Plutarque, de Exilio, V). Toutes idées qui sont peut-être vraies à la limite, mais qui ne sont pas des motifs daction, ni pour 1immense majorité des hommes, ni pour aucune des sociétés existantes10.

Lorsque des entités politiques plus vastes veulent se constituer à partir de communautés politiques préexistantes, il est inévitable que sopposent les « souverainistes » et les « fédéralistes ». Le débat est légitime, mais notez que même les fédéralistes voudraient que lentité politique à constituer se pensent comme une nation : avec un territoire, une armée, une juridiction commune, une autorité. En dautres termes, ils nabolissent pas la souveraineté dans les faits (bien quils puissent le faire en paroles), bien au contraire, mais estiment quelle doit se situer à un échelon supérieur. Quelle raison aurions-nous de constituer une telle entité de niveau supérieur, si nous ne présupposions un intérêt commun à tous ses membres, cest-à-dire si nous ne reconnaissions implicitement quil existe dautres entités parmi lesquelles elle doit prendre sa place et contre lesquelles, inévitablement, elle aura, éventuellement, à protéger ses propres intérêts ?

Bruno Gnassounou

Centre Atlantique de philosophie

1 Jemprunte cette expression à Vincent Descombes, « Les individus collectifs », Revue du Mauss, 2001/2 no 18, p. 305-337.

2 Ulrich Beck, The Cosmopolitan Vision, trad. de lallemand C. Cronin, Cambridge, Polity, 2006 (éd. allemande 2004), p. 2.

3 Op. cit., p. 3.

4 Ulrich Beck, World Risk Society, Cambridge, Polity Press, p. 15.

5 Jacques Bouveresse, Le Mythe de lintériorité, Paris, Les Éditions de Minuit, 1976.

6 Voir par exemple Ulrich Beck, Wolfgang Bonss et Christoph Lau, « The Theory of Reflexive Modernization », Theory, Culture and Society, 2003, vol. 20, p. 1-33. Les auteurs insistent néanmoins sur le fait que ce sujet cartésien na plus beaucoup de temps pour la réflexion, devant choisir sans cesse dans lurgence (voir p. 23). Cest un détail.

7 « Überlege : Wie können diese Fragen angewendet, und wie entschieden werden : 1) “Sind diese Bücher meine Bücher ?” 2) “Ist dieser Fuß mein Fuß ?” 3) “Ist dieser Körper mein Körper ?” 4) “Ist diese Empfindung meine Empfindung ?” »

8 La question du caractère naturel ou non des droits ne doit pas être confondue avec celle de la prééminence des droits subjectifs sur le droit objectif. La même question (naturel ou institutionnel ?) se poserait à quiconque soutiendrait (comme Kelsen par exemple) que le droit objectif précède les droits subjectifs.

9 Rousseau, Le Contrat social, in Œuvres complètes, Tome III, Paris, Gallimard, coll. La Pléïade, 1964, livre I, ch. 7.

10 p. 246-247 des Proceedings of the Aristotelian Society, 1920 et p. 394-396 du texte édité dans le recueil : Marcel Mauss, La Nation ou le sens du social, PUF, Paris, 2013.