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Classiques Garnier

Philosophie pratique de terrain Quelle posture de recherche ?

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2019 – 2, n° 15
    . Le terrain en philosophie, quelles méthodes pour quelle éthique ?
  • Auteurs : Dekeuwer (Catherine), Henry (Julie)
  • Résumé : Cette contribution s’appuie sur nos expériences de chercheuses en philosophie pratique de terrain, dans lesquelles nous essayons de mieux comprendre quelles représentations, et quelles normes mobilisent les acteurs du domaine de la santé dans leurs pratiques et/ou leurs questionnements. Dans ce contexte, nous utilisons des outils de recueil de données empiriques, ce qui nous amène à poser la question de notre posture spécifique de chercheur en philosophie.
  • Pages : 131 à 145
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406101444
  • ISBN : 978-2-406-10144-4
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10144-4.p.0131
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 18/03/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Enquête qualitative, philosophie, méthodologie, bioéthique, santé, terrain
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Philosophie pratique de terrain

Quelle posture de recherche ?

Cette contribution sappuie sur nos expériences de chercheuses en philosophie pratique de terrain. Depuis plusieurs années, chacune de nous mène des recherches visant à mieux comprendre quelles représentations, quelles interprétations et quelles normes mobilisent des acteurs du domaine de la santé dans leurs pratiques et/ou leurs questionnements. Nous essayons également de mieux comprendre comment ils trouvent des marges daction dans les contraintes réglementaires ou organisationnelles, ce qui se passe dans les situations de blocage et ce quils inventent dans la pratique pour y répondre. Dans ce contexte, nous utilisons des outils de recueil de données empiriques, notamment des enquêtes exploratoires, ce qui nous amène adopter une posture de chercheur en philosophie spécifique, que nous cherchons ici à expliciter.

La recherche philosophique contemporaine développe dans plusieurs directions larticulation entre le travail de conceptualisation propre à la philosophie et la considération du monde empirique dans lequel les pratiques seffectuent. A. Fagot-Largeault1 met en évidence les difficultés liées à lart darticuler ce qui relève de la théorie, des principes, autrement dit encore de léthique normative, avec les questions toujours singulières qui se posent en pratique. Dans le domaine de la santé qui nous intéresse ici, larticulation de la philosophie aux questions posées par le développement des biotechnologies a nourri les réflexions de bioéthique dite « empirique2 » et de léthique appliquée au domaine 132médical3. La notion déthique embarquée est également apparue pour désigner la pratique de chercheurs issus des sciences humaines et sociales qui travaillent au sein déquipes de recherches ou dintervention dont les sujets sont jugés sensibles (santé publique ou biotechnologies appliquées au monde du vivant par exemple)4. Dans ce champ relativement récent et foisonnant, comme le montrent les contributions de ce numéro, nous avons développé une posture de chercheur qui fait émerger, depuis le terrain, des questionnements et des réflexions qui nauraient pas émergé sans cette rencontre. Cependant, à la différence dautres positions, cette réflexivité ne nous conduit pas à endosser une position normative.

Pour nous situer dans ce panorama, nous avons choisi la notion de « philosophie pratique de terrain » : la manière daborder et de travailler les questions de santé que nous avons choisie relève dune philosophie pratique, mais pas seulement au sens où elle concerne les actions et les activités des hommes. Il ne sagit pas seulement en effet de nous référer à un domaine de la philosophie, comme léthique, la philosophie du droit, la philosophie politique ou la philosophie de la culture par exemple, dont lobjet serait une pratique humaine. Nos recherches sont également distinctes de celles qui travaillent des questions contemporaines à partir de données de la littérature ou denquêtes déjà publiées et sans mettre en place au sens strict denquête de terrain5. Enfin, le fait que nous travaillons sur des terrains ne fait pas pour autant de nos méthodes de recherche des méthodes de sociologie ou danthropologie. Il sagit aussi et surtout dune philosophie qui produit des effets sur le monde empirique, et en retour dune philosophie qui pense de nouveaux concepts et des développements méthodologiques depuis le terrain lui-même : non pas philosophie sur des objets qui se trouvent être sur le terrain, mais philosophie de terrain au sens où elle se construit depuis ce qui en émane. Il ne sagit pas seulement de décrire un ensemble de représentations et de pratiques ; les entretiens menés ont plutôt pour visée la co-construction dun sens en faisant surgir une réflexivité à partir du terrain. Cette attention au terrain nous conduit à emprunter des outils communs à dautres disciplines telles lanthropologie, la sociologie, la 133psychologie ou lethnologie6, tout en développant dans lanalyse et linterprétation des données des méthodes spécifiquement philosophiques.

Nous proposons de centrer notre réflexion autour dun questionnement sur la définition et les contours de la posture du philosophe de terrain. Quelles conséquences peut avoir la nécessaire familiarisation du chercheur avec son terrain ? Comment travaille-t-il sa posture méthodologique, qui est à inventer et à redéfinir par rapport aux autres chercheurs de sa discipline et à ceux des autres sciences humaines et sociales ? Enfin, quelle est la posture à adopter quant à la restitution de ses recherches et aux contours quil est scientifiquement et éthiquement pertinent de donner à la co-construction avec les acteurs de terrain ?

Une nécessaire familiarisation avec le terrain

La question daller sur le terrain dans le cadre dune recherche philosophique se pose dans la mesure où la philosophie nest pas historiquement une discipline de terrain et où toutes les recherches philosophiques ne le requièrent dailleurs pas. Il nous semble ainsi que le choix daller sur le terrain pour mener à bien nos recherches nest pas un choix externe à ces recherches (pour faire montre dutilité sociale ou pour gagner en crédibilité au regard des autres sciences humaines et sociales par exemple). Ce choix découle de la question de recherche que nous posons et de la méthode que nous mettons en place pour la traiter. Aller sur le terrain est requis pour forger nos concepts, identifier nos problématiques et faire émerger la réflexivité induite par nos recherches ; ce qui explique que la question du terrain, mais aussi et surtout celle de la familiarisation avec ce terrain, se pose dès le début de la recherche et fait pleinement partie 134de sa mise en place. Quest-ce quengage alors « aller sur le terrain » pour un philosophe ? Que se passe-t-il sur le terrain, qui fait advenir une réflexivité philosophique, et en quoi cela engage-t-il une posture spécifique pour le chercheur ?

À partir du moment où il nous semble requis pour mener à bien nos recherches de mener des enquêtes de terrain, se pose alors à nous, de même quaux ethnologues, anthropologues et sociologues, la question de la meilleure manière dentrer et de rester en relation avec le terrain de recherche et avec les acteurs qui le pratiquent. Il nous est nécessaire de définir une posture adéquate à la fois vis-à-vis des acteurs qui ont leurs propres attentes par rapport à notre présence et à ce qui pourrait en résulter concrètement dans leur pratique. Léquilibre nest pas si aisé à trouver et à maintenir sur un terrain qui nest pas le nôtre (nous ne sommes pas des professionnelles de santé) mais avec lequel il aura fallu nous familiariser. Le paradoxe de lenquête de terrain est en effet que pour savoir quelles questions se poser et poser aux acteurs, il faut déjà être familiarisé avec les acteurs, leurs pratiques, leurs représentations et leur environnement. À propos dune enquête sur un projet daccompagnement éducatif auprès dadolescents en difficulté, E. Nal explique ainsi que « pour quils nous aident à comprendre, il faut avoir déjà compris quelque chose7 ». Allant encore un pas plus loin dans cette réflexion, il remarque à juste titre que « mener une recherche qualitative en terrain sensible est déjà une intervention : le chercheur qui sy engage comme tiers étranger en modifie quelque chose par sa seule apparition, comme tout élément nouveau dans un espace culturel qui a des repères et des habitudes souvent bien arrêtés. La question deviendrait alors quel type dintervention est compatible avec quelle posture du chercheur8 ? ». Ce qui est plus manifeste en terrain sensible est aussi le cas sur les autres terrains : le seul fait dêtre là en tant que chercheur et de sêtre familiarisé avec un terrain et ses codes fait que nous sommes aussi là en tant que personne « apprivoisée » par les acteurs de terrain. Cest ce qui permet de mieux comprendre les représentations et les normes à lœuvre sur ce terrain (ce qui est notre travail de chercheur) mais aussi ce qui rend difficile de maintenir une posture de chercheur (nayant pas pour mission, dans 135notre perspective, dintervenir directement sur les pratiques) dans ce cadre. Doù cette exigence constante de nous interroger sur ce que nous faisons, sur le rôle que nous jouons, sur la posture que nous tenons et sur les effets en retour que nos pratiques de recherches peuvent avoir sur nos terrains de recherche.

Nous percevons dans ce travail délaboration tout à la fois des échos et des différences avec ce qua pu théoriser lanthropologue de la médecine A. Kleinman9 au sujet dune bioéthique qui soit à même à la fois dintégrer la méthode de lethnographie pour devenir plus empirique et de prendre en compte et au sérieux ce quil appelle les « morales locales ». La posture de lethnographe dans ce contexte reprend le délicat équilibre évoqué plus haut : le chercheur est tout à la fois dedans et dehors. Ainsi, A. Kleinman mentionne très justement que lethnographe entre dans lespace ordinaire de tous les jours dun monde local dexpériences morales, mais que dans le même temps, ce faisant, il oscille entre des mouvements de « sur-identification » (over-identification) et de « sous-identification » (under-identification)10. Dans nos recherches, nous sommes sur le terrain mais pas du terrain, car faire émerger une réflexivité implique bien quun autre, un tiers, permette de faire un pas de côté pour engager le retour sur soi. Il ne sagissait pas, lors des entretiens que nous avons pu mener, de poser des points de vue différents ou de débattre avec les acteurs. Une simple question sincère sur la manière dont telle chose est comprise (par exemple « mais pour vous, cest quoi une maladie particulièrement grave ? ») suffit souvent à amorcer une réflexion sur ce quon pense et/ou ce quon fait. De plus, les objets de nos recherches ne sont pas déjà là, constitués « dans » ou « par » le terrain. Ils sont constitués par la rencontre du chercheur et des acteurs. Selon la formule de Laplantine, lenjeu est de « chercher à faire advenir avec les autres ce quon ne pense pas plutôt que de vérifier sur les autres ce quon pense11 », ce qui implique de se laisser surprendre par son terrain et non dy voir uniquement ce qui vient conforter une hypothèse de départ. En ce sens, notre posture exclut de considérer le terrain comme une illustration dhypothèses théoriques élaborées par ailleurs. Cest la 136raison pour laquelle nous devons, méthodologiquement et éthiquement, assumer notre posture de chercheur par rapport aux acteurs de terrain, sans quoi nous perdrions la possibilité de faire advenir une réflexivité sur le terrain, et donc le sens et la validité de nos recherches.

Le contexte dans lequel nous devons assumer notre posture de chercheur suscite quelques difficultés. Cette familiarisation demande en effet du temps et se fait dans un certain ancrage territorial. Nous nouons à cette occasion des liens avec les personnes qui participent à nos enquêtes. I. Arpin, chercheuse à lInstitut national de recherche en sciences et technologies pour lenvironnement et lagriculture12, évoque les difficultés liées à ce type de familiarisation dans son article « Une expérience grandeur nature. Pratiquer une sociologie plus participative ? ». Elle explique quelle évolue dans un « tout petit milieu professionnel marqué par une très forte interconnaissance13 » et insiste sur limportance de maintenir de bonnes relations au sein de ce milieu. Cest important pour elle, pour ses collaborateurs et aussi pour son unité de recherche : lenjeu est que ce terrain reste ouvert à de possibles enquêtes et collaborations. Certaines des difficultés quelle rencontre tiennent aussi à une absence de frontière nette entre les statuts denquêteur, de prestataire et de partenaire. Notre situation est quelque peu différente, car nous ne sommes ni prestataires ni partenaires des équipes médicales avec lesquelles nous travaillons. Cependant, la question reste de savoir comment conserver lindépendance de la recherche dans un contexte où les conflits de légitimité et les rapports concurrentiels et dintérêts sont parfois très présents. Les enjeux économiques, sociétaux, thérapeutiques qui traversent nos terrains de recherche nous font aussi parfois courir le risque dêtre instrumentalisées dans la mise en place de nos recherches comme dans la formulation et lutilisation des résultats qui en émanent. Dans certains cas, publier les résultats dune étude peut aussi rompre une relation de confiance parce quils font violence aux acteurs de terrain14. Une chose est daccepter de sexposer en groupe restreint 137et entre personnes liées par une relation de confiance en abordant des questions difficiles liées aux pratiques, aux limites rencontrées, à ce qui nous questionne ; une autre est de mettre ces discussions sur la place publique, la question nétant pas résolue par une anonymisation qui nempêche pas une identification ultérieure par des personnes connaissant le terrain.

La méthode comme problème

Les contours de la posture du philosophe de terrain sont également dessinés par nos rapports à la méthode. On estime généralement que la garantie de scientificité de la recherche repose sur une méthode attestée, reconnue par les pairs et ayant fait ses preuves. De ce point de vue, nous devons faire face à plusieurs difficultés. Chacune de nos recherches demande dinventer une méthode propre à faire émerger la réflexivité, alors quen dautres domaines les chercheurs peuvent appliquer des méthodes déjà validées (ce qui est dailleurs condition dobtention de projets financés auprès de nombreux organismes). Il est de ce point de vue parfois difficile de faire reconnaître ces recherches auprès des collègues médecins ou biologistes avec qui nous travaillons, qui recourent à dautres critères de scientificité. Dautre part, la philosophie pratique depuis peu la recherche de terrain. Cest en effet une chose de considérer que la philosophie sest toujours confrontée au réel15, mais cest autre chose de faire de la philosophie à partir de données empiriques, et cest encore autre chose de mettre en place une démarche pour faire émerger des conceptions philosophiques depuis des échanges avec les acteurs de terrain. Et cest encore une autre étape que de chercher à thématiser et expliciter cette méthode dune philosophie pratique de terrain comme nous tentons de le faire dans cette contribution et dans ce numéro. À ce titre, nous sommes plutôt actuellement en présence de tentatives 138dexplicitation de ce que le philosophe fait sur le terrain16 plutôt que dune méthode attestée de philosophie de terrain. Enfin, il nexiste pas de communauté scientifique se reconnaissant elle-même et pouvant être identifiée de lextérieur comme une communauté. Peu reconnu institutionnellement, ce type de pratique philosophique reste encore assez marginal, comme en témoigne aussi le manque de revues dans lesquelles nous pourrions aisément publier nos résultats de recherche ou encore dorganismes finançant ce type de projets. Confrontées à ces difficultés, le risque est finalement de renoncer à la réflexivité sur nos méthodes – ce qui fait pourtant la spécificité de notre discipline et la validité scientifique de nos recherches – pour pouvoir faire accepter la légitimité et la pertinence de nos méthodes de recherche auprès de nos pairs.

Faire émerger une réflexivité en contexte est la principale finalité de nos recherches. Cest donc la prise en compte de ce contexte et de ses spécificités qui permet de définir la méthode par laquelle cette réflexivité peut émerger. Ainsi, si nous reprenons des outils déjà validés dans dautres sciences humaines et sociales (parmi lesquels lentretien semi-dirigé, les focus group et les outils danalyse qualitative), lusage de ces outils ne définit pas encore notre méthode de recherche, qui elle reste à chaque fois à mettre en place en fonction à la fois des spécificités du terrain et des exigences scientifiques de notre discipline. En cela, la philosophie de terrain se distingue dune philosophie appliquée qui penserait dans un premier temps ses concepts et méthodes avant de les appliquer sur un terrain restant extérieur au cœur de la recherche et de sa mise en place épistémologique. Ainsi par exemple, lors dune étude portant sur la sédation en fin de vie, des entretiens ont été menés auprès de jeunes médecins sur leur vécu et représentations de cette pratique médicale. Au cours de lun de ces entretiens, une assistante en chirurgie a été invitée à indiquer dans quelles situations son service faisait appel à léquipe mobile de soins palliatifs (EMSP). Dans sa réponse à cette question en apparence anodine sur sa pratique quotidienne, elle a été amenée à se positionner sur les délimitations des compétences entre soignants de service et EMSP, puis à sinterroger elle-même sur les raisons dune difficile articulation entre soignants de formation et dexpérience 139différentes. Lentretien lui-même a alors pris une autre tournure, modifié par la réflexivité induite chez cette jeune médecin, et cette nouvelle piste de réflexion a été intégrée à la recherche, quand bien même elle navait pas été abordée dans les entretiens précédents.

Par ailleurs, il arrive que nous fassions usage de ce qui a émergé dans nos recherches de terrain pour faire avancer la recherche dans notre discipline, indépendamment cette fois-ci des acteurs de terrain. Cest ce que nous devons pouvoir nous autoriser en tant que chercheur, sans pour autant que les acteurs ne se sentent floués ou trahis par ces recherches, précisément parce que cette part de notre travail ne leur appartient pas et – à la limite – ne les concerne pas. Ainsi par exemple, dans le cadre dun projet sur les prises en charge oncologiques à échelle régionale (entre Centre de lutte contre le cancer, Centre hospitalo-universitaire et centres hospitaliers périphériques), la constitution de lidentité professionnelle des médecins en fonction de leur milieu de formation et dexercice est travaillée à partir de la manière dont Dewey pense le rapport de lorganisme à son environnement (un être vivant vit par son environnement, et non seulement dans un environnement). Cela intéresse le terrain parce que cela aide à penser comment se nouent ou ne se nouent pas les collaborations effectives entre praticiens de différents centres et de différents statuts, malgré un objectif commun de prise en charge optimale du patient. Mais cela présente aussi un intérêt théorique : celui de revenir à la philosophie du travail élaborée par Dewey depuis un autre prisme, grâce à ce détour par la biologie de lenvironnement, ce qui présente un intérêt dans la lecture des textes comme dans la compréhension philosophique de leur conceptualisation au-delà du terrain étudié. Dans ce type de situation, le travail de recherche excède donc le cadre de lenquête initiale et peut faire avancer des questions philosophiques théoriques.

Notre posture est finalement assez paradoxale. Dun côté en effet il est dautant plus difficile de faire comprendre les spécificités de nos méthodes de recherches quelles sont peu reconnues institutionnellement et quelles sont réinterrogées pour chaque enquête particulière. De lautre, justifier lutilisation de tel ou tel outil denquête qualitative relève bien de la recherche en tant que telle. Dès lors, le retour, les discussions et les collaborations avec dautres chercheurs issus des sciences humaines et sociales sont autant doccasions de réfléchir aux méthodes 140les plus appropriées à nos terrains denquête. Ils nous semblent requis pour assurer la validité comme lavancée de nos recherches respectives. Enfin, dans la perspective que nous défendons, lapproche réflexive sur la méthode est le gage de sa qualité et de son adéquation à la démarche philosophique. Cest dailleurs pour cette raison que nous avons choisi de travailler ensemble pour cette contribution. Chacune de nous a en effet mené plusieurs études de philosophie pratique, mais aucune enquête na été réalisée ensemble. Pourtant, lorsquil a été question de clarifier, à partir de nos pratiques de recherche, la posture du philosophe de terrain, il nous a semblé particulièrement fructueux de mettre en commun nos expériences et interrogations respectives. La confrontation de nos questions de recherche et de nos expériences de terrain a permis de faire surgir les traits caractéristiques de nos pratiques de recherche, de relever ce quelles ont de commun et de différent et den dégager les difficultés et les exigences. Elle a surtout permis, pour chacune dentre nous, de réfléchir sur sa posture de chercheur et den interroger la spécificité philosophique. Cela est dautant plus important que nous travaillons au contact et en collaboration avec des collègues anthropologues et sociologues qui nous demandent souvent dexpliciter la spécificité de notre démarche.

Quels peuvent être les contours
d
une posture de co-construction ?

Nous aimerions proposer ici la notion de co-construction pour désigner la manière de faire se rencontrer la réflexivité des acteurs et celle du chercheur. Dans la perspective dA. Kleinman, si le chercheur manifeste une hésitation à prescrire des comportements, il cherche quand même à faire preuve dutilité sociale en témoignant des problèmes rencontrés par les acteurs de terrain et en faisant entendre sa voix dans les débats concernant les grandes politiques publiques17. De notre côté, nous avons conscience que la réflexivité que nous suscitons chez les acteurs par nos 141enquêtes est susceptible dinduire un changement dans la représentation quils ont de leur pratique. Elle peut aussi modifier leurs pratiques, notamment par la mise en dialogue de perspectives plurielles qui apportent une vue plus ajustée de la complexité des situations étudiées. Toutefois, cet impact qui peut se révéler socialement utile advient bien par surcroît à nos recherches : il est permis par ces dernières, mais il nen est pas lobjectif premier ni leffet direct. Enfin, si certaines de nos recherches navaient pas dutilité sociale ainsi entendue à court terme, cela nôterait rien à leur validité intrinsèque. En ce sens, si nos recherches de terrain sont ressaisies par les acteurs – ce quil sagit aussi de prendre en compte dans une perspective éthique – elles ne consistent pas en ce quon appelle une « recherche-action » dont le but intrinsèque serait de transformer les choses18.

Pour ce qui concerne nos recherches, dans le temps de lenquête de terrain il ne sagit pas dutiliser les praticiens ou les patients pour avoir des données qui de toutes les façons ne seraient que partielles, non représentatives et nous placeraient dans une fausse position davoir pouvoir sur eux. Ces entretiens et leurs analyses ne sont pas non plus des miroirs de ce quils nous ont dit, des enregistrements des pratiques et des représentations que nous pourrions répertorier et/ou classer. Par exemple, nous navons pas compilé lavis des personnes interrogées sur lacceptabilité morale du diagnostic prénatal (DPN) et du diagnostic pré-implantatoire (DPI) pour des indications de risque accru de cancer dorigine génétique. Par contre, les questions posées pendant les interviews ont suscité des mouvements réflexifs chez les participants comme chez lenquêteur. Lanalyse des résultats dune trentaine dentretiens a ensuite permis de souligner la richesse des réflexions des couples sur ces questions et de mettre en évidence les éléments importants de réflexion, qui débordent largement le champ médical et relèvent notamment de lontologie et de la métaphysique19.

142

Mais sil ne sagit pas de refléter la position des acteurs, est-il pour autant question de « négociation » ? Par exemple et parmi dautres, M. Parker20 utilise ce concept pour travailler les enjeux éthiques des recherches ethnographiques. Il considère que cette négociation doit seffectuer autant sur les plans de léthique que de la méthodologie. Avec lethnographie, en effet, quelque chose émerge, de « nouveau » (new) et de « partagé » (shared), qui ne peut être pensé comme la résultante de différences ou comme la reconnaissance de ces différences, mais comme la production commune de quelque chose de nouveau. Nous partageons bien cette constatation. Nous comprenons que, dans ce contexte, le concept de négociation fait référence à la posture particulière de lenquêteur, à la fois dans et hors terrain denquête. Nous convenons que cette posture le conduit à se débrouiller en prenant en compte non pas seulement un seul monde moral dexpérience mais plusieurs. La négociation, entendue en ce sens précis, serait donc une source de laltérité qui permet lémergence et le développement de la réflexion. Cependant, nous ne négocions pas notre méthodologie avec les acteurs du terrain : cela fait partie de la posture du chercheur sur le terrain de mettre en place et de maintenir tout au long de sa recherche une méthode dont les acteurs ne peuvent attester de la validité ou discuter la pertinence. Enfin, ce terme nous paraît délicat à utiliser parce quil renvoie dans son acception commune au fait que chacun fait valoir ses intérêts, ce qui nest pas adéquat ici.

La notion de co-construction renvoie dabord à lexigence de présenter clairement aux participants les objectifs et la méthode de nos recherches, ce qui permet déviter certaines déconvenues. Certaines personnes que nous rencontrons souhaitent en effet savoir si les autres personnes disent la même chose ou pensent comme elles ; en participant à lenquête, elles cherchent une réassurance à propos de leur pratique ou de leur opinion. Dautres cherchent à faire passer un message, ce qui ne cadre pas avec les exigences épistémologiques du type denquête que nous réalisons. D. Naudier (op. cit.) rapporte aussi que les interviewés sattendent souvent à trouver dans les résultats un reflet de ce quils pensaient avoir dit au chercheur. Ils sont alors déçus « de ne pas sy retrouver » et se sentent floués, voir trahis. Sans explicitations, ces participants seraient nécessairement déçus par les résultats de létude à laquelle ils participent. Mais si la démarche philosophique de terrain a été suffisamment explicitée 143en amont, les acteurs qui choisissent de participer à lenquête trouvent inversement leur compte à voir émerger et sélaborer des réflexions seulement en germe jusqualors.

Cette question des contours donnés à la co-construction se pose aussi dans le moment de la restitution. Le type de relation que le chercheur souhaite avoir ou maintenir avec les acteurs loblige à définir la place quil leur donne dans le processus de restitution. Au fil de nos recherches, en plus de la publication de résultats de recherche anonymisés, lorganisation dune étape de réappropriation des résultats de recherche et dune co-construction participative du sens des pratiques nous est en effet apparue de plus en plus importante. Ce moment, qui seffectue sur le long terme et au-delà de la délimitation de la recherche elle-même, est un possible, mais non un critère de ce que serait ou non une recherche « réussie » pour reprendre le terme dA. Kleinman21. Les expériences de restitution que nous avons vécues ne sont pas des expériences de co-analyse des résultats (lors desquelles seraient mises en œuvre des méthodes profanes danalyse) ni des expériences de co-rédaction darticle. Elles se veulent des séances où les résultats de lenquête sont proposés aux participants et où ils prennent sens pour eux. Il arrive aussi que les acteurs ne se saisissent pas des résultats des recherches menées sur le terrain incluant pourtant des entretiens réalisés avec eux. Ce fut le cas par exemple de létude sur limpact de la mise à disposition des robots de téléprésence en onco-pédiatrie, suite à laquelle les soignants nont pas souhaité ou pu semparer du questionnement autour de la frontière de plus en plus floue entre ce qui relève du soin et ce qui nen relève pas dune part et entre ce qui relève des professionnels de santé et ce qui relève du milieu associatif en secteur pédiatrique dautre part. Cependant, le fait quils ne semparent pas des résultats nôte rien à leur validité ni à leur pertinence : cela peut même être une donnée de recherche. À la différence dune « bioéthique empirique » telle quA. Kleinman peut la définir, nous ne franchissons pas le pas de lintervention en termes dorganisation des soins ou de politiques publiques à promouvoir. Délimiter les contours de nos missions, de notre travail et de la co-construction avec les acteurs fait ainsi partie intégrante, selon nous, dune éthique de la recherche en philosophie pratique de terrain.

144

Par contre, lorsque les acteurs de terrain se réapproprient des résultats, cela fait également partie de notre philosophie pratique de terrain de laccompagner. Par exemple, dans le cadre dun travail sur laccompagnement des personnes atteintes dun lymphome cérébral pendant et après la pathologie et les traitements, les soignants se sont emparé des résultats de recherche et ont souhaité poursuivre la réflexion sur ce que cela veut dire dêtre soignant et non seulement infirmier expert dans un centre de référence, et sur ce qui entre ou non dans le cœur de leur métier. Il y a donc eu dabord le temps du travail de terrain auprès de ces soignants. Ensuite, il y a eu le temps de la recherche philosophique dont les résultats ont fait lobjet dune restitution auprès des soignants ainsi que dans un autre centre hospitalier. Enfin, il y a eu le temps de la poursuite de la réflexion sur une thématique ayant émergé dans cette recherche mais dont les enjeux lont largement excédée : les contours du soin. Ce dernier temps a donné lieu à une reprise réflexive par les soignants, accompagnés dans cette démarche par le chercheur. Il a fait lobjet de la rédaction dune communication par les soignants.

Conclusions

Notre posture de chercheur se dessine donc en relation avec les acteurs de terrain, en lien avec les autres sciences humaines et sociales et au sein de notre propre discipline. Lexigence réflexive mise en œuvre par cette philosophie pratique de terrain apparaît à plusieurs niveaux : dans la manière de rencontrer le terrain, dans le processus dinvention méthodologique et dans la manière darticuler la réflexivité des acteurs et celle du chercheur. Elle a, nous lavons vu, une dimension éthique.

Cette contribution constitue un pas de côté depuis les façons de faire que chacune de nous a expérimentées sur le terrain. Au fur et à mesure de nos recherches respectives se sont dessinés les contours de notre posture de chercheur et nous avons également commencé à définir les spécificités dune philosophie de terrain. Le temps passé en commun à discuter des exigences propres à nos recherches et des difficultés rencontrées a constitué une autre étape : il nous a permis de mieux clarifier, 145thématiser et expliciter la teneur fondamentale de notre démarche. Il nous parait désormais utile de continuer à nous questionner à plusieurs niveaux et à une autre échelle, en impliquant dautres chercheurs en philosophie et sciences humaines et sociales.

Dans cette posture de philosophe de terrain, un équilibre nous paraît important à tenir. Il nous faut veiller à maintenir un constant effort méthodologique, notamment parce quil est le garant scientifique de notre démarche et lassise de la reconnaissance par nos pairs. Mais de cet effort requis pour légitimer une philosophie de terrain naissante, il pourrait ny avoir quun pas pour considérer que cela en fait la meilleure méthode philosophique, alors quil ne peut sagir den conclure que toute démarche philosophique se doit daller sur le terrain. Non seulement, cela ne ferait pas sens pour tout un pan de recherche philosophique, mais en outre, cest la philosophie de terrain elle-même qui en perdrait en crédibilité et en pertinence.

Catherine Dekeuwer

Université de Lyon, IRPhiL

Julie Henry

École Normale Supérieure de Lyon – TRIANGLE

1 Anne Fagot-largeault, « La réflexion philosophique en bioéthique », in Parizeau M.-H. Les Cahiers scientifiques. Montréal : ACFAS, 1989, p. 3-16.

2 Pascal Borry, Paul Schotsman, Kris Dierickx, “The birth of the empirical turn in bioethics”, Bioethics, 2005, 19 (1), p. 49-71 ; Rachel Davies, Jonathan Ives, Michael Dunn, “A systematic review of empirical bioethics methodologies”. BMC Medical Ethics, 2015, https://doi.org/10.1186/s12910-015-0010-3 (accédé le 8 avril 2018). Ces deux références donnent un aperçu des différentes manières darticuler questions de bioéthique, philosophie et enquête empirique.

3 Michela Marzano, LÉthique appliquée. Paris : PUF « Que sais-je ? », 2008.

4 Nicolas Lechopier, « Léthique embarquée. Faut-il un éthicien dans une équipe de recherche en santé publique ? » Éthique & Santé, 12 (2), 2015, 124-129.

5 Fabrice Gzil, La Maladie dAlzheimer : problèmes philosophiques, PUF, 2015.

6 J. Poupart, J.P. Deslauriers, L.H. Groulx, A. Laperrière, R. Mayer et A.P. Pires, La Recherche qualitative, Enjeux épistémologiques et méthodologiques, Montréal, Gaëtan Morin éditeur, 1997 ; Jean-Claude Kaufmann, LEnquête et ses méthodes. Lentretien compréhensif, Paris, Armand Colin, 2007 ; Colette Baribeau, « Analyse des données des entretiens de groupe », Recherches qualitatives, 28 (1), 2009, p. 133-148 ; Pierre Paillé et Alex Mucchielli, LAnalyse qualitative en sciences humaines et sociales. Paris, Armand Colin, 2012 ; Benoit Gautier et Isabelle Bourgeois, Recherche sociale, De la problématique à la collecte de données. Montréal, Presses de luniversité du Québec, 2016.

7 Emmanuel Nal, « Éléments de réflexion pour une éthique de la relation et une approche synesthésique des terrains sensibles », Spécificités, 2 (8), 2015, p. 5.

8 Ibid., p. 8.

9 Arthur Kleinman, « Moral Experience and Ethical Reflection : Can Ethnography Reconcile Them ? A Quandary for “the New Bioethics” ». Daedalus, 128, (4), 1999, p. 69-97.

10 Ibid., p. 90.

11 Francois Laplantine, LAnthropologie. Paris, Payot, 1995, p. 186.

12 Cet Institut est sous la double tutelle du Ministère de la Recherche et du Ministère de lAgriculture et a un double objectif académique et dappui à la décision publique, ce qui donne un statut particulier à ses chercheurs.

13 Isabelle Arpin, « Une expérience grandeur nature. Pratiquer une sociologie plus participative ? » Communications, 1 (94), 2014, p. 113.

14 D. Naudier explique par exemple à quel point la publication des résultats de son étude a fait violence à la romancière qui avait accepté de participer à létude (Delphine Naudier, « La restitution aux enquêté-e-s : entre déontologie et bricolages professionnels ? » in S. Laurens et F. Neyrat, Enquêter : de quel droit ? Menaces sur lenquête en sciences sociales. Paris : éditions du croquant, 2010, p. 79-94).

15 Christiane Vollaire, Pour une philosophie de terrain. Paris : Créaphis, 2017.

16 Marta Spranzi, Le Travail de léthique. Décision médicale et intuitions morales, Bruxelles, Mardaga, 2018.

17 Voir par exemple la référence à létude de R. Rapp (Rayna Rapp, Testing Women : Testing the Fetus. New-York, Routledge, 2000) au sujet de limpact de lamniocentèse aux États-Unis, étude quA. Kleinman qualifie de particulièrement « réussie » (successful) sur ce critère (Op. cit., p. 84-85).

18 Marie-Hélène Guay, Luc Prudhomme et A. Dolbec, « La recherche-action », in Benoit Gautier et Isabelle Bourgeois, Recherche sociale, De la problématique à la collecte de données. Montréal, Presses de lUniversité du Québec, 2016, p. 539-576.

19 Catherine Dekeuwer et Simone Bateman, « Much more than a gene : hereditary breast and ovarian cancer, reproductive choices and family life », Medicine, Health Care and Philosophy, 16 (2), 2013, p. 231-244.

20 Michael Parker, « Ethnography/Ethics », Social Science and Medicine, 65, 2007, p. 2 48-259.

21 Op. cit., p. 84.