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Classiques Garnier

La philosophie de terrain a-t-elle un sol ? La distance du terrain et le sol du comprendre

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2019 – 2, n° 15
    . Le terrain en philosophie, quelles méthodes pour quelle éthique ?
  • Auteur : Pierron (Jean-Philippe)
  • Résumé : De Socrate qui dialogue avec toutes sortes de « terrains » à la revendication contemporaine d’une philosophie non pas appliquée, mais impliquée, repenser le terrain en philosophie n’est-ce pas aussi repenser le geste de philosopher alors que l’histoire de la philosophie est devenue son « terrain » principal ? Mais est-il simplement une illustration de thèses abstraites, un argument logique ou une redéfinition de ce que signifie se comprendre en des « expériences » où l’humain tente de se dire ?
  • Pages : 17 à 35
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406101444
  • ISBN : 978-2-406-10144-4
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10144-4.p.0017
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 18/03/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Philosophie, terrain, phénoménologie, sciences humaines, herméneutique, sol
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La philosophie de terrain
a-t-elle un sol ?

La distance du terrain et le sol du comprendre

Rencontrer des militaires, des tisserands ou des bouchers allait de soi pour Socrate. Son dialogue avec les gens de terrain était précisément la chair à partir de laquelle un questionnement prenait sens. Tous les débuts des dialogues socratiques que rapporte Platon plantent un décor : une salle de commandement ou une sorte de Prytanée militaire pour le Lachès (178a-180a) le portique royal de lagora où se jugent impiétés ou blasphèmes pour lEuthyphron (2a) ; la sortie du tribunal ou des assises et la prison pour le Phédon (57a-59b), ou bien encore la sortie du gymnase ou le long des murs (227 a-b), cet autre lieu important de la géographie socratique dans le Phèdre. Mais ne sagit-il là simplement que de décor, manifestation dun artifice rhétorique, révélant les talents littéraires et de dramaturge de Platon, mais sur le fond sans autre intérêt que celui du pittoresque ou du décoratif ? La revendication contemporaine dune « philosophie de terrain » invite à réévaluer cette idée. Nous ferons lhypothèse que le décor est au questionnement socratique ce que le piédestal est à la statuaire : une immersion dans un milieu de vie, une inscription spatiale à partir de laquelle aller aux abords du monde. Le décor nest pas que du décoratif, dévalué comme pur et pauvre ornement. Il est linscription du questionnement comme point de vue singulier à partir duquel et en lequel le questionnement peut naitre et se déployer. Pour que la question philosophique ait lieu, il faut quelle ait un lieu. Le décor déploie un emplacement – la configuration spatiale et architecturale des dialogues de Platon le manifeste fortement. Son architecture spatialise et spécialise le questionnement. Elle attire lattention sur un terrain (le courage envisagé via la salle de commandement ; la piété via le portique ou le temple ; la justice via le tribunal ou la prison ; 18léducation via le gymnase, etc.1 mais pas encore une bibliothèque comme Montaigne ou un poêle comme Descartes) quon ne saurait oublier en sa singularité puisque cest à partir de lui que souvre un vaste champ de questions. Il est sans doute anachronique de dire que Socrate pratiquait une philosophie de terrain. Mais dans les dialogues que Platon rapporte, se donne une idée dont nous voudrions tester ici de la fécondité. Toute question est une question que lon « pose ». Cette position a également une signification architecturale, spatiale, territoriale. Une question est posée en un site, en un terrain qui à la fois la délimite et à la fois louvre. Dans une belle formule, Hans-Georg Gadamer, qui a redonné au dialogue socratique toute son importance, écrivait : « Louverture de la question nest cependant pas sans rivage. Elle implique au contraire une délimitation précise par lhorizon dinterrogation. Une question qui en est dépourvue débouche sur le vide ». Nous suggérons que linterrogation contemporaine relative au terrain porte sur le rivage du questionnement philosophique. De Socrate qui, par le dialogue, marche et rencontre sur le terrain des cordonniers, des militaires et toutes sortes de « terrains » à la revendication dune philosophie non pas appliquée, mais impliquée ou philosophie de terrain, lidée de « terrain » a connu des reconfigurations épistémologiques et pratiques majeures. Elles sont notamment dues au rôle du méthodologisme, cest-à-dire à linscription des savoirs dans des modèles et des méthodes qui oublient quils ne sont que des modèles et occultent leur ancrage existentiel, qui a irradié tous les savoirs, depuis les sciences de la nature jusquaux sciences humaines. Mais repenser le terrain en philosophie nest-ce pas aussi repenser le geste de philosopher, à lheure où lhistoire de la philosophie paraît être son « terrain » principal ? Prenant ses distances à légard dune histoire antiquaire, nest-il pas loccasion de repenser la relation que la philosophie entretient avec son histoire – une « actualité des classiques2 » 19– pour se demander comment elle peut continuer de faire histoire ? Bref, parler de « philosophie de terrain » nest-ce pas une façon de critiquer une philosophie aux objets trop « académiques » tout en assumant une philosophie explicitement incarnée ?

Une philosophie de terrain ?
Symptôme ou surprise

Parler de philosophie et de terrain dans notre moment historique est à la fois symptomatique et surprenant.

Symptomatique, lexigence de faire une philosophie de terrain advient à un moment singulier de lhistoire de la philosophie, qui est aussi un moment de crise. Il est engagé depuis que les philosophes sont devenus des professeurs. Il interroge le moment où, dans lhistoire de la philosophie, lhistoire de la philosophie est devenue sa manière de faire histoire. La philosophie serait devenue une exégèse, et principalement lexégèse delle-même.

À cette idée, sadjoint une autre critique. Lhabitude hâtive disant que le terrain de la philosophie est de ne pas avoir de terrain, – sous-entendu quelle nest pas inscrite ou enfermée dans les préoccupations du méthodologisme qui caractérisent les sciences constituées –, encourage la dénonciation dune philosophie entendue comme un discours de surplomb, hautain à légard de lempirie. Sy opposerait alors la philosophie de terrain, conçue comme philosophie concrète et critique. La récemment suggéré Christiane Vollaire qui définit le terrain en philosophie, de façon large et englobante, comme ce « territoire à partir duquel les idées prennent corps3 ». La revendication du terrain devient une façon de se distancier dune philosophie académique dés-incarnée.

La référence au terrain a donc une signification critique. Elle questionne une philosophie qui perdrait plusieurs fois sa relation à lextériorité : en se pensant comme un discours méta- qui se laisse croire que sa tâche serait de définir pour les sciences humaines leur orientation théorique ; en délaissant/considérant sa relation à lexpérience et aux données comme 20contingente, actant la séparation sciences humaines/philosophie comme une partition des tâches laissant aux sciences humaines le soin de collecter des données et au philosophe la tâche architectonique de les ordonner ; en sinstitutionnalisant, si lon pense à la grande dispute des années 1960-1970 autour de la réforme universitaire, et où les sciences humaines se sont constituées contre la philosophie, (département, UFR ou faculté). Il y a là ce que Kant appelait un « conflit des facultés » dont la dimension institutionnelle nest pas négligeable et à légard duquel le modèle états-uniens des studies où la philosophie sest déployée tout autrement, offre une toute autre résolution. On pourrait même se demander si le système français des classes préparatoires, centré sur la préparation de concours de lenseignement eux-mêmes très « patrimoniaux », ne contribue pas à renforcer la distanciation entre la maitrise des auteurs classiques et leur actualité, sinon le terrain, lenjeu étant alors plus pédagogique et didactique quépistémologique. Toujours est-il que dans ce conflit des facultés, les sciences humaines reprochent à la philosophie dêtre trop métaphysique et pas assez « positive ». Ici les questions épistémologiques et les questions administratives ou organisationnelles se renforcent mutuellement. Tout ceci, alors quinstitutionnellement, le diplôme de philosophie est aujourdhui un diplôme portant la mention « sciences humaines » ! De fait, il y a là un danger. Un terrain sans philosophie peut senfermer dans les considérations positives sinon positivistes dans lillusion dun « fait objectif » indépendant de toute subjectivité ; une philosophie sans terrain, a contrario serait une philosophie qui ne serait que le commentaire delle-même, clôture dune histoire des idées constituée et non constituante. On observera alors que cette tension entre philosophie et sciences humaines opère comme un miroir déformant. Il présente la philosophie comme apatride, létude philosophique des mœurs, de la politique, des sciences et des activités artistiques, pour mentionner des champs particulièrement importants, et depuis longtemps passant au second plan.

Quant à la surprise, elle vient de ce que la notion de « terrain » est un concept issu des sciences humaines, et singulièrement des sciences sociales, alors que, traditionnellement, la philosophie nest précisément pas sociologie ou anthropologie. Pour le formuler autrement, la philosophie ne pense pas « le » terrain comme « un » terrain. Là où la philosophie parait poser immédiatement la question du réel, les sciences humaines 21examinent le problème de tel terrain médiatement accessible, de telle région méthodologiquement circonscrite.

Il convient donc de se demander si la philosophie se rapporte au terrain comme une science humaine le fait sans devenir elle-même une science humaine. Et on pourrait, au préalable, se demander sil ny a pas eu dans le geste fondateur des sciences humaines au xxe siècle, une décision critique et méthodologique à légard de la philosophie. On choisit « le » terrain contre « la » philosophie si lon pense par exemple, aux déclarations inaugurales du travail anthropologique de Claude Lévi-Strauss qui la récuse vigoureusement4 ou au point de vue sociologique de Pierre Bourdieu, tous deux formés par la philosophie. Si tel est le cas, il y a alors dans la revendication du terrain par les sciences sociales, une philosophie implicite quil importerait de mettre au jour, comme Ricœur sy est essayé dans sa célèbre dispute avec lanthropologue. Toutes ces questions sont soulevées par lexpression de « philosophie de terrain ». La philosophie peut-elle rester philosophie si elle prétend fonder sérieusement son analyse sur un terrain comme le font les sciences-humaines, cest-à-dire sans que le philosophe se fasse sociologue ou anthropologue ? Ethnologie, anthropologie ou sociologie se définissent relativement à un terrain singulier, délimité, de sorte que le travail du chercheur en ces domaines renvoie, à chaque fois, à un secteur ou une régionalité déterminée. Elles revendiquent même lidée que « le terrain » est ce qui leur appartient en propre. En anthropologie par exemple, le travail de terrain concerna les Nambikwara pour Lévi-Strauss, les Samo pour Françoise Héritier ou les indiens Achuars pour Philippe Descola. Sil y a terrain en philosophie ce sera donc en un sens problématique quil va falloir déterminer. La philosophie est peut-être moins ce qui a un terrain que ce qui travaille sur une manière de se rapporter au terrain, laquelle épistémologiquement, serait sous-tendue existentiellement par ce qui engage notre être terrestre ou terrien, notre ancrage corporel dans larchè originaire Terre.

Le philosophe ferait plutôt alors un travail sur le terreau du terrain en ce sens. Il sinterrogera pour savoir si lidée même de « terrain », 22arrivée assez tardivement comme concept, si ce nest par les usages, en sciences humaines, nest pas une ultime façon pour les sciences humaines de calquer leurs discours ou leurs méthodes sur lidéal de connaissance que nous ont rendu familier les sciences expérimentales et de la vie. On pourrait délimiter un terrain humain comme il y a un objet pour le biologiste ou léthologue. De fait, le concept de terrain a fait lobjet dune élaboration, et plus précisément celui de « travail de terrain » (fieldwork) par les sciences humaines elles-mêmes dans les années 1940 avec lécole de Chicago. Nous nen ferons pas lhistoire ici. Par contre, nous rappellerons quen arrière-plan, à Chicago toujours, a été réélaboré le concept dexpérience dans la philosophie empiriste de Dewey. Ce dernier a renouvelé la compréhension de lexpérience. Allant au-delà de lexpérience en général et de lexpérimentation scientifique, tout en tenant compte du caractère expérimental des sciences de la nature et du caractère comportemental de la psychologie moderne, il a initié lidée originaire dexpérientiel5. Dans cet esprit, se situer sur le terrain, pour le philosophe cest avoir accès à des expériences publiques, observables et objectives. À cette fin, il est alors possible de développer une méthodologie de l« enquête6 », qui peut encourager une manière de penser philosophiquement le terrain.

Une nouvelle question apparaitrait alors à cet endroit. Elle nest plus épistémologique, ni même méthodologique, mais questionne une décision philosophique originaire, réactivant la vieille querelle de lempirisme et de lidéalisme. On pourrait la formuler comme suit : est-ce que toute philosophie ne se rapporte pas singulièrement au terrain ou bien une philosophie de terrain est-elle nécessairement une philosophie qui fait sienne les analyses de ce quest lexpérience ou lexpérientiel tels quon les trouve dans lempirisme radical de Dewey ? Il me semble que ce qui se cherche autour dune philosophie de terrain na pas encore tranché sur ce point et ne saurait être assimilé/inféodé au seul empirisme. Mais le rôle de lempirisme, et notamment de la relecture de Dewey, na pas été sans conséquences et a pu conduire les différentes traditions philosophiques à repenser la nature de ce que signifie, pour elles, ce que Dewey nomme lenquête. Toute philosophie théorise la relation de la raison et 23du réel, la raison allant sur le terrain de son autre. Mais, de façon moins générale, les phénoménologues et les bergsoniens, au moment même où lempirisme radicalise la relation à lexpérience, refuseront eux-aussi dassimiler lexpérience à lexpérimental et résisteront au naturalisme en revendiquant une autre description de lexpérience (Erlebnis), celle du monde vécu. Cela exigerait alors de typifier plusieurs façons de penser le terrain dont les deux extrêmes pourraient être celle qui renvoie le terrain à la mise au jour de faits, « traiter un fait social comme une chose » dans le positivisme et de lautre ceux qui insisteront pour rappeler que lexpérimental est toujours fondamentalement renvoyé à un expériencié ou à une expérience vécue phénoménologiquement.

Aller au terrain :
la philosophie en dialogue avec son autre

Si une philosophie de terrain senvisage comme concrète et critique, sans doute pourrait-on vite penser que cette idée nest quun truisme. Une philosophie qui revendiquerait de nêtre quun jeu conceptuel hors sol, sans référence à une expérience concrète, dans des liens distendus à légard du « réel » nexiste pas. Nous le verrons ci-dessous lorsque nous réfléchirons sur le statut de lexemple en philosophie. Quelle philosophie ne serait quun jeu conceptuel abstrait, désincarné, purement formel au juste ? Que faut-il entendre par attention au réel si toute philosophie affronte la question de sa relation au réel ? La question ici engagée est celle de la relation que la philosophie entretient avec son autre. Cette fois le terrain nest plus une régionalité spécifique mais lautre dans le dialogue avec lequel elle apprend à préciser et expliciter le sens.

Pour préciser ce que lon entend par « terrain », un premier cadre conceptuel poserait deux extrêmes. Le premier, dans sa version ontologique, pensera « le » terrain, dans son approche extensive, comme lAutre de la raison ; et le second, dans sa version méthodologique, définirait « un » terrain comme un enclos arraisonné, modélisé. À cette opposition entre lontologique et le méthodologique, celle qui pourrait se durcir très vite dans lopposition entre une herméneutique de la voie 24courte de type heideggérienne qui valorise une relation immédiate à lêtre et un positivisme philosophique qui exalte la vérité du fait, il y a une place pour une autre approche que les « philosophies du terrain », dans leur diversité tentent aujourdhui dexplorer. On la trouve, entre autres, engagée dans lherméneutique phénoménologique de Gadamer ou de Ricœur. Dans des styles très différents, ils ont tous deux travaillé à articuler la dimension existentiale du comprendre avec linterprétation quen propose les diverses sciences et leurs terrains. Ici se tiendrai la dialectique du sol et du terrain.

Il est un texte célèbre de Être et Temps7 à légard duquel lherméneutique philosophique va chercher à se situer. Heidegger écrivait que « la mathématique nest pas plus rigoureuse que la science historienne, elle est au contraire seulement plus mince au regard des soubassements existentiaux qui sont relevants pour elle8 ». Cette formule propose de mettre en tension la rigueur formelle et lépaisseur de lexistence. Ce que lon appelle terrain est souvent, voire dabord, analysé dans les mots de la rigueur méthodologique, au nom dune exigence dimpartialité et dobjectivité. Ce faisant, on néglige lépaisseur vécue dont le terrain nous fait part et qui nous prend à parti dans notre position de terrestre et dexistant. Cette proposition paradoxale renverse une proposition apparemment de bon sens : linterprétation serait au service de la compréhension. Si lon interprète (via des verbatim, des entretiens semi-directifs, des enquêtes qualitatives, etc.) cest pour comprendre, et ainsi éviter les erreurs de compréhension ; de la sorte que lorsque lon a compris il ne serait plus nécessaire dinterpréter. À cette idée assez convenue, Heidegger oppose celle pour laquelle la compréhension nest pas de linterprétation ; linterprétation est fondée dans la compréhension. Cest le sens de ce que nous appelions plus haut le terreau du terrain. Cest lui qui rend compte du fait que, en toute entreprise de connaissance, sengage la façon dont une existence se rapporte à une expérience. Nous cherchons à comprendre parce que nous cherchons à nous comprendre, version contemporaine du « connais-toi toi-même ». Lherméneutique philosophique fera son miel de cette idée. Paul Ricœur la résumera 25ainsi : « La distanciation du connaître présuppose la participation du comprendre9 ». Mais elle le fera en prenant ses distances avec le projet heideggérien, assumant un dialogue serré avec les sciences et leurs différents terrains.

Si le comprendre est toujours un se comprendre, sous toute activité de connaissance se maintient un questionnement originaire à légard de ce qui est. Dans cette perspective, même dans les philosophies qui paraissent au plus près de jeux logiques et où le lien à légard du terrain semble définitivement distendu, se maintient la question de la référence du discours philosophique à légard de son autre. Laffirmation dune primauté de la question, dune antériorité de la question sur la réponse dans le geste philosophique acte cette idée. La relation au « terrain » – phénoménologiquement, il serait plus juste de dire le « sol » pour ne pas le réduire à sa signification méthodologique – en est le témoin. Cette antériorité exhibe le lien intime qui lie lhumain au monde, dont le « terrain » est le « théâtre ». Préciser ce que signifie se comprendre engage lidée que la question porte une exigence dexistence avant un souci cognitif. Cest pourquoi Gadamer distingue entre le concept de problème et celui de question. Cette distinction nous parait décisive pour éclairer les enjeux dune philosophie de terrain qui veut valoriser une philosophie faites par des humains, à propos dhumains pour des humains. Un des traits de lherméneutique de Gadamer tient au privilège quelle accorde au primat de la question sur la réponse. Là où les sciences valorisent la réponse comme clôture de nos problèmes, la philosophie inverse en retrouvant le primat de la question posée par nos réponses de sorte que toute donnée (data) nous atteint, se donne à nous. Le terrain nest pas ce que lon force à parler par nos méthodes ; il nous requiert pour faire événement en notre parole. À la logique problème/réponse à laquelle obéissent les savoirs constitués autour dun terrain modélisé comme tel, il oppose le soubassement de la logique question/réponse qui rend compte de notre participation au monde.

De toute évidence le concept de problème exprime une abstraction, à savoir la séparation entre le contenu de la question et la question même qui la initialement révélé. Le concept de problème désigne le schéma abstrait, auquel se réduisent de vraies questions, vraiment motivées, et sous lequel elles peuvent 26être subsumées. Un tel « problème » est devenu extérieur au contexte motivé dinterrogation, auquel il doit la détermination de son sens10.

Cette proposition suggère que lexpérience du « terrain » est finalement moins originaire, contrairement à ce quelle affirme et revendique, que celle de son « sol ». La discussion sur le statut du terrain en philosophie gagnerait à se préciser en se confrontant à cette idée que la question, comme existential, est le soubassement du problème comme enjeu méthodologique qui constitue, étudie et fait parler le terrain. Cette différence entre question et problème permet alors détablir la distinction entre le dialogue et lentretien semi-directif11.

Que veut dire terrain en philosophie :
d
un sens faible au sens fort ?

La distinction entre question et problème nous paraît majeure. Cest elle qui permet de rendre compte de pourquoi il ny a pas une mais des façons pour la philosophie, de se rapporter au terrain. Elle justifie que lon puisse définir plusieurs modalités pour la philosophie par lesquelles se rapporter au réel et ainsi lui porter attention. Cela irait du moins impliqué au plus impliquant en termes dobjectivations ou dexpériences, permettant alors de déterminer à quel endroit pourrait se situer ce qui se revendique aujourdhui spécifiquement comme « philosophie de terrain ».

Dans ce qui va suivre, nous nous livrons à un exercice peut être impossible parce que penser le lien entre la philosophie et le terrain, nest-ce pas rencontrer autant de philosophies qui, dans leurs divers styles, thématisent le terrain ? Nous proposerons toutefois une mise en série remontant lopposition idéalisme/empirisme. Elle ira de la relation au terrain la plus éloignée vers la plus impliquée, de celle qui nen fait quune question de théorie de la connaissance à celle qui y voit lenjeu dun engagement pratique.

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Lillustration

Lexemple est peut-être le degré minimal, pour la philosophie, par lequel se rapporter au terrain. Dans le patient et long travail du concept et de largumentation, marqué par une lutte à légard de la rhétorique et du caractère éventuellement parasitant de limage, lexemple finit toutefois par surgir dans le raisonnement. Pour quelles raisons ? Lexemple vient soutenir la vigilance et la concentration. Il donne à labstraction un leste qui na pas nécessairement de portée démonstrative mais demeure un artifice didactique. À sa façon, nous allons voir laquelle, il ancre le propos. Cet usage de lexemple se rattache à la tradition rhétorique, au moins depuis Cicéron, de lexemplum ou de lillustratio. Il y est moyen de preuve par comparaison et occasion dune émotion séductrice12. Mais, à la manière de la figure pour le géomètre, le philosophe raisonne juste sur des exemples quil sait probables ou vraisemblables, mais non nécessairement vrais. Lexemple a donc une fonction démonstrative et esthétique qui demeure très fragile, le terrain étant ici son support lointain. Lexemple, telle est sa force et sa faiblesse, présente in concreto, ce que le concept représentera in asbtracto. Une telle observation fait déjà lobjet dune discussion. Le rend sensible la distinction que fait lallemand entre Beispiel et Exempel, entre introduire un exemple (Beispiel) et prendre exemple sur (Exempel). À défaut de savoir répondre à la question « quest-ce que démontre lexemple ? », on peut au moins se demander « que montre lexemple ? ». Au paragraphe 52 de la Doctrine de la vertu, le philosophe Emmanuel Kant, en raison de sa conception de la raison pratique, et soucieux de rappeler quil ne sait pas sil y a un exemple de la moralité, a fortement thématisé la distinction entre les deux ; jusquà défendre que lexemple ne prouve, ni ne montre, rien. Le Beispiel, rhétoriquement plaisant et émotionnellement séduisant, invente une situation :

LExempel sera un cas particulier dune règle pratique [] là où le Beispiel est un particulier représenté comme compris sous luniversel daprès des concepts, et ce nest que lexposition théorique dun concept13.

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En limitant le rôle de lexemple à sa fonction dexposition, on scelle, du moins à lintérieur de la tradition idéaliste, le sort de lexemple, et avec lui du terrain. Cette portée référentielle de lexemple peut ne se concentrer, dans la phrase philosophique, quen un seul mot. Sur ce point, il se distanciera de lexemple philosophique beaucoup plus narratif. Mais même concentré sur un mot, il appert que lexemple rappelle que le dire philosophique est un dire à propos de, quil renvoie à une extériorité à laquelle il fait signe. Travailler sur la nature de lexemple fait observer que sa portée référentielle a une portée cognitive mais également une portée pratique et ontologique, fusse-t-elle problématique ou pathologique.

Lexemple philosophique

Si, comme nous lavons vu, la question du statut de lillustration en philosophie est délicate, elle lest davantage encore, et plus spécifiquement, quant au statut de lexemple philosophique. Ce dernier relève bien souvent dun projet servant à « vérifier » ou donner à saisir, cest selon, les éléments dune thèse. On peut prendre ici le cas de « la jeune fille coquette » ou celui du « garçon de café » illustratifs de la mauvaise foi dans LÊtre et le Néant, pour Sartre. Ce morceau danthologie nest pas tout à fait la même chose quune enquête ethnologique menée au Café « Le Flore » du Boulevard Saint Germain à Paris ; et nest pas encore une « enquête phénoménologique ». Sartre forge un scénario ad hoc ayant pour fin de dévoiler une structure de notre conscience. Le garçon de café joue à être garçon café mais pour éviter davoir à être reconnu ou identifié comme personne sous son personnage. De même, la coquette se rend à son rendez-vous galant mais « veut » éviter davoir à dire oui ou non aux avances. Pour la coquette, son projet préréflexif, cest dit au début de lexemple, est de rester neutre pour se donner du temps. Quand lhomme lui prend la main, elle se laisse faire comme si de rien nétait pour éviter davoir à prendre une décision. Cet exemple philosophique est destiné à montrer comment un tel projet existentiel est possible. Il sagit pour la femme de ne pas choisir, donc de jouer sur les deux tableaux. Ce qui intéresse Sartre est de comprendre comment la conscience peut ainsi naviguer dans le contradictoire, vouloir et ne pas vouloir, reconnaître et ne pas reconnaître, sans que la contradiction éclate au grand jour de sa réflexion. Il ne traite pas de la situation en 29ethnologue ou sociologue, ni en moraliste. Il entend en expliciter la condition de possibilité, à savoir lunité transcendance – facticité de notre être. Sartre aurait donc pu construire un autre exemple, et cette possible variation, lapparente donc ici davantage à une expérience de pensée qui, en imagination ou dans un scénario donne à penser en donnant à voir, quà une expérience de terrain. Il ne sagit pas ici de se laisser instruire par lexpérience dun terrain mais au contraire de linstruire. Lexemple na pas ici une fonction didactique mais est, pour la conscience, une fonction situationnelle parce quon pense en et par une situation.

Le contre-exemple

Une des formes possibles de référence au « terrain » dans largumentation philosophique tient à sa force logique de contradictoire. Les approches inductives dun côté pour lesquelles une théorie est dautant plus vraie que le nombre de cas quelle subsume est grand et les approches falsificationnistes de lautre qui ont insisté sur lidée quune théorie est valide aussi longtemps quelle résiste à la contradiction ou au démenti du terrain montrent bien le rôle que joue la dimension référentielle au terrain dans une argumentation. Lanalyse consiste ici à ne pas considérer le terrain comme une donnée empirique à ordonner, à subsumer sous le concept, mais comme un opérateur logique. Ce nest pas tant le contenu que la forme qui compte ici. Lempirisme logique de Karl Popper notamment a ainsi haussé le statut logique du contre-exemple au rang déterminant de critère crucial dans une argumentation. Lexemple nest plus ici une illustration mais un élément de délimitation de la sphère de validité dune théorie. Il ne sagit pas ici expliquer la naissance de la théorie de la falsification par le séjour que Popper fit en Australie, séjour de terrain involontaire, où il vit des cygnes noirs, lui qui jusque-là pensait que tous les cygnes étaient blancs. Nous retenons par contre cette idée que si tester une théorie cest chercher à la rendre fausse ou du moins à en délimiter la sphère de validité par le statut du contre-exemple, il apparait que le terrain joue ici un rôle déterminant. À cet endroit, ce nest pas la complexité foisonnante et la richesse qualitative du terrain qui est recherchée mais sa capacité à servir une activité formelle de validation dans une argumentation. Dans lactivité rationaliste et dans le dialogue ou la relation entretenue entre la raison et le réel, le terrain porte donc une dimension argumentative ou de critériologie logique.

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La forme hybride de terrain

La philosophe Marie Gaille, dans son ouvrage La valeur de la vie, consacré à une enquête philosophique en milieu médical, définit sa méthode comme relevant dune « forme hybride de terrain14 ». Assez notablement cette forme hybride est une tentative de rendre hommage à la complexité des réalités à investiguer qui imposent une forme dimmersion capable den rendre la grande spécialisation sans renoncer à la singularité dune analyse philosophique. Pour la philosophie, « le renoncement à lanalyse en “chambre”, lexigence dune sorte de “terrain” suscitent la question de la relation du philosophe aux sciences sociales15 ». Lhybridité mobilisée se comprendra comme une manière, pour la philosophie, décarter trois tentations : a) énoncer une orientation théorique pour les sciences sociales ; b) fonder une analyse philosophique dans un terrain réalisé « à la manière » des sciences sociales ; c) reprendre les acquis des sciences sociales comme des données à penser après coup. Le terrain a donc un statut singulier. Si le philosophe est a priori formé à lanalyse argumentative, et à sa mise en perspective dans un contexte culturel, social, historique et politique, létude du contexte en tant que tel, contexte où se forgent les arguments et se recueillent empiriquement des pré-arguments, nest pas son objet. Or le terrain en sciences sociales est précisément la mise au jour de ce contexte ou de ce sous-texte de largumentation. Lhybridité consiste donc à apprendre à observer en gardant cette capacité danalyse argumentative, sans renoncer à la possibilité dune position normative. Cette hybridité pourrait ainsi prendre la forme, sinon dune méthode, du moins dune démarche articulant « philosophie “empirique”, conception opératoire de la morale, analyse généalogique16 ». Dans cet esprit les trois termes comptent. La philosophie « empirique » nest pas empiriste mais elle accorde légitimité et intérêts à des objets nouveaux en philosophie, singulièrement dans le domaine médical (de la médecine dassistance médicale à la procréation à la médecine génétique ou palliative) ou environnementale (des jardins ou des friches à la permaculture, la zootechnie ou le climat). La référence à une définition opératoire de la morale permet de faire une 31observation. Depuis une trentaine dannée, « léthique » est devenue « le terrain » a priori officiel du philosophe dans sa configuration déthique appliquée. Il en serait le spécialiste, sinon lexpert - léthicien. Cela tient à la longue histoire des cours universitaires de philosophie morale désimpliqués quil faudrait distinguer dune formation éthique à visée professionnelle ou de léthique sexerçant dans les comités déthique. Cette prérogative est valorisante mais en même temps équivoque. « Le terrain » ou le monde des affaires humaines na pas attendu la méditation du philosophe pour faire émerger des interrogations éthiques. Cet engouement tient sans doute au fait que léthique, en raison même de sa portée normative, est une manière assez économe pour le philosophe de sinstaller dans un terrain et de sy situer comme acteur. Là où les sciences sociales, collectent des représentations, léthicien identifie des valeurs. Il y trouve des arguments éthiques, des énoncés ayant une portée performative. En effet, les valeurs contribuent à faire le terrain et à en délimiter les contours puisque comme options éthiques, elles sont les pierres de touche et les horizons dattentes dun terrain. La valeur éthique ny est pas une représentation comme les autres. Une définition opératoire de la morale consiste à dire que le philosophe ne se reconnait pas dans la neutralité axiologique comme point de départ et darrivée de son analyse. Il accorde aux jugements moraux des acteurs une portée éthique non réductible à leur contexte dénonciation. Enfin, lanalyse généalogique ne réifie pas les concepts, ne les substantialise pas mais en suit les itinéraires et les trajectoires dans les discours, les institutions, les pratiques. Bref lhybridité invente un nouveau style pour le philosopher.

Limplication

Une dernière forme de compréhension de lexpérience de terrain se radicalise dans celle du témoignage, socratique en ce sens. Il ne sagit pas là dune philosophie appliquée, avec tous les problèmes de traduction que cela pourrait soulever, mais dune philosophie impliquée. Le philosophe en immersion, tout en se refusant à la neutralité axiologique quexigerait la posture dobjectivité, choisit lexposition à lautre. Le choix de cette exposition à la situation, au risque de ne pas en ressortir indemne, conçoit alors le terrain comme ce au cœur duquel, et non à la surface duquel, sengage une épreuve existentielle, charnelle. Le philosophe-témoin en atteste. Lenjeu en est ce que lon doit à la vérité dans 32sa dimension expérimentale de contact avec la réalité. Sur le terrain, en usine, si lon pense ici à Simone Weil, lexpérience nest pas celle dune « “professeur agrégée” en vadrouille dans la classe ouvrière17 ». Lexpérience de terrain se fait lenvers de lexpérience de pensée désincarnée. Weil ajoute que ce contact avec la vie réelle « a changé pour moi non pas telle ou telle de mes idées (beaucoup ont été au contraire confirmées), mais infiniment plus, toute ma perspective sur les choses, le sentiment que jai de la vie18 ». Ce risque existentiel, Simone Weil la pris dans son expérience de lusine. Le terrain cest létabli où sengage, sinon se forge, la caution charnelle, par lépreuve du corps, du discours conceptuel. Sur létabli se renouent philosophie et genre de vie pour donner voix philosophique aux sans voix. Christiane Vollaire se place sous ce « patronage », considérant que, pour ne pas se payer de mots, le philosophe ne peut faire léconomie dune expérience existentielle du terrain. Le terrain nest ce que lon expose mais ce à quoi on sexpose. On se démarque alors de la neutralité axiologique à légard du terrain tel quil est envisagé en sciences sociales en assumant une partialité impliquée :

Le vocabulaire méthodologique de lenquête de terrain, tel quil a pu se formaliser dans certains manuels de sociologie ou danthropologie, sil convient sans doute aux exigences de ces disciplines où il a pu faire ses preuves, ne nous semble pas adapté à ce que lon peut viser par lappellation « philosophie de terrain19 ».

Dans une démarche apparentée, voulant rendre compte de lexpérience incarnée du handicap, le travail du philosophe Pierre Ancet, sest ainsi engagé dans son dialogue20 avec Marcel Nuss, conférencier lui-même polyhandicapé. Méthodologiquement et éthiquement, le dialogue nest pas lenquête immersive. Il relève dune reconnaissance mutuelle où lun nest pas le prétexte à étude pour lautre. Ce dialogue concerne les phénomènes dautonormativité des situations de handicap, et fait évoluer lenquête philosophique en une amitié. Ceci afin

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… davoir la possibilité de mieux se rendre compte de ce que peut être lexpérience dautrui, permettre son expression dans la finesse de la description dun ressenti. Plus que toute autre discipline, la philosophie vient inquiéter les certitudes préalables et interroger les savoirs []. Sans doute lefficacité de la philosophie tient-elle à la transversalité de ses questions, à louverture interdisciplinaire de ses échanges21.

Ce dialogue relève, à la manière du dialogue socratique, dune invitation à considérer linterlocuteur comme un ami. Il est question de philosopher avec son terrain et non philosopher sur, dans son dos. Lenjeu de cette expérience intersubjective co-construite a une signification éthique et existentielle profonde, ce qui ne signifie pas quelle nencoure pas quelques risques. Là où en méthodes de sciences humaines on court le risque de lobjectivisme ou de la partialité ; dans lengagement dans le dialogue on risque plus particulièrement linsincérité. Mais sachant ce risque, – cest peut-être cela le terrain, un (beau) risque à courir ? – il ne sagit pas de sinstruire mais de se laisser instruire. Il faudrait alors élargir ces analyses de lintersubjectif vers les institutions, la micro-physique sociale de Foucault elle-même hantée par la question du dire vrai (parrêsia), lanalyse philosophique du droit, de la gestion ou de léconomie etc. – méritant bien évidemment de figurer dans ce panorama. De sorte que dans lexpérience de lautre, ce qui résiste à la pensée, devienne pour la pensée non pas un laboratoire, mais une résistance dont linsistance incite à scruter et à penser plus avant. Pour cette raison, limmersion dans le terrain du dialogue nest pas une immersion participative. Son enjeu nest pas de connaissance mais de reconnaissance mutuelle.

Le terrain :
une question d
anthropologie philosophique ?

De lexemple au témoignage, en passant par lexemple philosophique, le contre-exemple ou la forme hybride de terrain, on vient de le voir, la prise ne considération du terrain en philosophie ne pose pas que des 34questions méthodologiques, épistémologiques ou éthiques ; même si, dans la mise en série que nous avons proposé, sengage une intensification de la présence du philosopher aux appels du monde. Ultimement lenjeu nest-il pas anthropologique ? Paul Ricœur observait que :

Quand la philosophie sexile des sciences constituées, elle ne peut plus être alors en dialogue quavec elle-même. Or, toutes les grandes philosophies ont été en dialogue avec une science : Platon avec la géométrie, Descartes avec lalgèbre, Kant avec la physique, Bergson avec lévolutionnisme (et nous pourrions nous demander si aujourdhui la médecine et lécologie ne sont pas pour les philosophes les grandes disciplines avec lesquelles dialoguer parce quelles questionnent notre condition corporelle et relationnelle de terrestre ?). Pour une anthropologie philosophique, les vis-à-vis sont les sciences de lhomme. [] Si nous noffrons que lautodestruction de la philosophie par elle-même, nous laissons le champ libre aux positivismes ; on voit aujourdhui les scientifiques contraints de se faire une philosophie provisoire, parce que les philosophes désertent lobjet philosophique22.

Une telle proposition invite ultimement à dire que la question du terrain est, pour toute philosophie, loccasion dune expérience cruciale contribuant à mettre au jour un type danthropologie philosophique. « Dis-moi quelle place tu donnes au “terrain” et je te dirai quel type de philosophie tu fais ? » suggérera-t-on.

Nous venons de le noter. Nous voyons apparaître aujourdhui, et ce nest pas accidentel, un dehors de la philosophie qui cherche à se faire entendre. Un peu dans lesprit de ce que Georges Canguilhem suggérait, lorsquil disait quen philosophie il ny a pas de matière étrangère23, un lien se renouvelle de la philosophie avec le terrain, singulièrement avec la médecine et lécologie. Cette ultime observation permet de radicaliser ce qui sengage du point de vue critique à légard de la grande tradition philosophique moderne, de sa métaphysique dualiste, dun certain anthropocentrisme aux effets pratiques délétères.

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Les questions soulevées par le terrain revêtent une urgence qui nest pas simplement une révolte intellectuelle contre une philosophie universitaire trop académique et concentrée sur des considérations de type épistémologiques ou méthodiques, même si cette dimension dimportance est identifiée. Il sy engage également un enjeu danthropologie philosophique pour lequel est remis en cause un rapport de détachement sensible, charnel à légard du monde présent dans certaines traditions philosophiques. Médiatement sy interroge le sens profond de ce quest notre incarnation et de notre ancrage ou inscription terrestre dans cette « archè originaire Terre » dont parlait Husserl24. Que la philosophie de terrain trouve à se déployer principalement aujourdhui du côté dune philosophie de la médecine et de lhumain malade – la nature en nous – ; dune philosophie du travail – la nature entre nous – ; et dune philosophie de lenvironnement – la nature en dehors de nous –, revêt une portée symbolique et anthropologique majeure. Sy engage le devenir, et la compréhension, de notre statut de vivant humain vulnérable. Outre les questions morales et politiques soulevées qui redéployent le champ de la considération morale (de lhumain malade non reconnaissable à lanimal ou à la nature ordinaire), il y est également question dune discussion profonde dune nature dévisagée dans son extériorité radicale. Le dualisme nature/culture et tous les dualismes qui laccompagnent âme/corps, animal/humain, etc. me parait être radicalement mis en question par la revendication du terrain et ce qui sy éprouve et expérimente. Faire lépreuve du terrain est aussi une façon de se situer en amont de ces dualismes, éprouvant par le questionnement des appartenances, des entrelacs et des liens quil sagit de penser parce quils sont également vécus. La philosophie de terrain engagerait alors un chantier plus vaste quon ne limaginait : une compréhension profondément renouvelée de ce que signifie pour le vivant humain tenter de se comprendre.

Jean-Philippe Pierron

Université de Bourgogne –
UMR Georges Chevrier

1 Dans Les Lois, Platon pensera léducation à la cité idéale, pour les jeunes gens engagés au service militaire, comme lexigence darpenter tout le territoire de la cité comme territoire civique. Voir les travaux de Jean-François Pradeau sur les plans de la cité comme objet dinterrogation du discours urbanistique et architectural chez Platon. « Latlantide de Platon, lutopie vraie », La communauté des affections, Études sur la pensée éthique et politique de Platon, Collection Histoire de la philosophie, Vrin, 2008, ch. 10.

2 Delphine Antoine, Samuel Lézé, Les Classiques à lépreuve. Actualité de lhistoire de la philosophie, Éditions des archives contemporaines, 2018.

3 Christiane Vollaire, Pour une philosophie de terrain, Paris, Créaphis, 2017, p. 52.

4 On pense à cette charge de Claude Lévi-Strauss contre des « hypothèses bizarres inspirées à des philosophes par une vue trop théorique du développement des connaissances humaines…mysticisme empâté de métaphysique ». La Pensée sauvage (1962), Paris, Plon/Pocket, 2009, p. 53.

5 Pour un bilan sur cette question, voir Stéphane Madelrieux, « le pragmatisme et les variétés de lexpérience », dans LExpérience (dir. Laurent Perreau), Vrin, 2010, p. 111-131.

6 John Dewey, Logique (La théorie de lenquête), Paris, Puf, 2006.

7 Voir le § 31 « Le Dasein comme comprendre » et le § 32 consacré à la distinction entre lentendre et lexplicitation comprendre (Versée) et explication (Auslegung). Être et temps, trad Vezin, Gallimard, Collection Bibliothèque de Philosophie, 1986.

8 Être et temps, op. cit., p. 199.

9 Paul Ricœur, « La fonction herméneutique de la distanciation », Du texte à laction, Essais dherméneutique II, Seuil, 1986, p. 101-117.

10 Vérité et méthode, Op. cit., p. 399.

11 Stéphane Beaud et Florence Weber, Guide de lenquête de terrain, Paris, La Découverte, 2010.

12 Ciceron, De Oratore III, De lorateur trad. Courbaud, Les Belles Lettres (1922), 1985, p. 204-205.

13 Emmanuel Kant, Doctrine de la vertu, § 52, AK VI, 479-480, Gallimard/La Pléiade, II, p. 777.

14 Marie Gaille, La valeur de la vie, Belles Lettres, Paris, 2010, p. 37.

15 La valeur de la vie, op. cit., p. 36.

16 Op. cit., p. 34.

17 Simone Weil, « Lettre à Albertine Thévenon », citée par Robert Chenavier dans son introduction à Simone Weil, La condition ouvrière, Folio/Gallimard, 2002, p. 11.

18 Simone Weil, Lettre à Albertine Thévenon, op. cit., p. 13.

19 Christiane Vollaire, Pour une philosophie de terrain, op. cit., p. 40.

20 Pierre Ancet, Marcel Nuss, Dialogues sur le handicap et laltérité. Ressemblances dans la différence, Paris, Dunod, 2012.

21 Pierre Ancet, « Les savoirs de la philosophie », Handicap, une encyclopédie des savoirs, dir. C. Gardou, Toulouse, Erès, 2014, p. 207-208.

22 Paul Ricœur, « Jattends la renaissance » (1988), Philosophie, éthique et politique. Entretiens et dialogue, Seuil, 2017, p. 27. Nous rajoutons la parenthèse.

23 « La philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirons volontiers pour qui toute bonne matière est étrangère » (Georges Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, introduction, 1966). En contexte français, il serait intéressant détudier la postérité de cette idée, via les disciples de Canguilhem, depuis la génération des premiers élèves, médecins comme leurs maîtres, Foucault, Dagognet puis Simondon jusquau aux générations suivantes en philosophie de la technique (Beaune), philosophie de la médecine (Lecourt, Gayon) ou de limplication sociopolitique.

24 Edmund Husserl, La Terre ne se meut pas, trad. D. Franck, Éditions de Minuit, Collection Philosophie, 1986.