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Classiques Garnier

The relevance and limits of Emmanuel Levinas’s thoughts on medical ethics

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Éthique, politique, religions
    2019 – 1, n° 14
    . Levinas et le soin
  • Author: Benaroyo (Lazare)
  • Abstract: Since the 1970’s, the basic account of biomedical ethics has been an attempt to pull a general theory of ethics off the shell and apply it to clinical medicine. Many authors proposed to start by looking what moral obligations flow from an understanding of medical praxis. I propose to explore this issue in the light of Levinas’ understanding of responsibility. By drawing on this aspect of his thought, also on its limits, I intend to approximate the ethical core of an ethics of clinical care.
  • Pages: 15 to 28
  • Journal: Ethics, Politics, Religions
  • CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN: 9782406098997
  • ISBN: 978-2-406-09899-7
  • ISSN: 2271-7234
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09899-7.p.0015
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 12-17-2019
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: Ethics of clinical care, ethical responsibility, Emmanuel Levinas, trust, welcoming
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Pertinence et limites
de la pensée dEmmanuel Levinas
en éthique médicale

La figure de léthique médicale contemporaine est dominée par sa tendance à suivre les contours des normes morales élaborées par la bioéthique autour des années 1970. Plongeant ses racines dans un cadre normatif éthico-légal, cette nouvelle discipline a vu le jour dans le contexte de dérives de lexpérimentation sur lêtre humain. Ce développement qui visait à assurer la protection des personnes participant à des projets de recherche dans le champ de la biomédecine1, na cependant pas été sans soulever dimportantes difficultés lors de son extension au champ de la pratique médicale2.

En proposant, dans le contexte du primat de la protection de la dignité de la personne, une éthique de responsabilité basée sur lapplication à la pratique médicale du respect des principes dautonomie, de non-malfaisance, de bienfaisance et de justice, la bioéthique a fragilisé la visée éthique cardinale qui a traditionnellement guidé la profession dans le cadre de léthique hippocratique : aider le malade exposé à sa vulnérabilité à restaurer au sein dune relation de confiance son autonomie altérée par la maladie, et à retrouver ainsi un nouvel état de santé.

Les réflexions du philosophe Paul Ricœur, qui ont inspiré de nombreux travaux depuis la publication en 1990 de son article séminal intitulé « Les trois niveaux du jugement médical3 », ont permis de mettre en 16lumière les limites du modèle bioéthique en le confrontant aux enjeux éthiques propres à lexercice du jugement médical.

Comme on le sait, Ricœur a proposé, dans le cadre dune réactualisation de léthique aristotélicienne, trois moment dans la construction du jugement prudentiel : le moment téléologique qui précise la nature de la visée éthique, notamment la restauration du pouvoir-être du malade dans le cadre dun pacte de soin basé sur la confiance ; le moment déontologique, qui contient lensemble des préceptes qui règlent la bonne conduite de lintervention médicale – telle lexigence du consentement éclairé et lexigence déquité dans la distribution des soins – ; et enfin le moment de la sagesse pratique proprement dite – ou moment prudentiel – qui sachève, au terme dune délibération à plusieurs au sein dune « cellule de bon conseil », en lélaboration dune décision médicale circonstanciée et individualisée. De manière générale, lobjectif est, pour Ricœur, dintroduire au cœur de tout acte médical une réflexion éthique qui devrait être élaborée par les principaux acteurs responsables de lacte de soin.

Lanalyse de Ricœur permet de dégager ainsi les diverses strates constitutives de lacte de soin et de clarifier le statut moral du registre bioéthique, en linterprétant comme étant le moment « déontologique », certes incontournable au plan social et politique, mais ne pouvant rendre compte à lui seul de la complexité des enjeux éthiques de la relation clinique. Les réflexions de Ricœur ont notamment mis en évidence limportance dêtre attentif, en tant que soignant, à lune des strates de la relation de soin qui devrait être considérée comme le moment fondateur de lélaboration du jugement clinique, quil nomme le moment « téléologique ». Ce dernier, se situant dans le registre dialogique et interpersonnel, est premier à ses yeux : lors de ce moment, le soignant ne peut manquer dêtre interpelé par laltérité du malade, dont le dénuement et la souffrance constituent un appel à laide mobilisant une sollicitude médicale sans laquelle le principe dautonomie savérerait dénué de tout point dappui authentique.

Comment accéder à cet espace du soin, sans lequel lensemble de lédifice ne pourrait prendre sens ?

Nous souhaitons montrer dans le cadre de cette réflexion, limportance de faire appel – en complément aux réflexions fondamentales menées par Paul Ricœur – aux ressources éthiques de la pensée dEmmanuel Levinas – notamment son approche de la vulnérabilité et de la responsabilité –, qui 17nous semble être une source dinspiration profonde pour aborder cet enjeu, dans la mesure où elle ouvre lhorizon dun fonds commun dhumanité, source de confiance, animant les liens intimes unissant éthique et médecine.

Lexploration que nous allons mener, en prenant garde de ne pas trahir la pensée de Levinas, nous permettra denrichir notre compréhension de lacte de soin et de donner par ce geste un statut éthique au soin dans lagir médical. Les horizons normatifs propres à la clinique ainsi explorés devraient pouvoir nous donner accès à lélaboration dune figure de la responsabilité éthique propre au geste soignant.

Le face-à-face et léthique

La conception levinassienne de la responsabilité nous apparaît en effet être une source vive qui permet de jeter les bases dune attention particulière à la vulnérabilité du patient et investir dans le même mouvement le soignant dune responsabilité inaliénable dont il na pas linitiative. Cest le « visage » et la parole de cet autrui qui font prendre à ce dernier conscience que la première règle éthique « tu ne tueras pas » signifie aussi « tu feras tout pour que lautre vive ». Arrêtons-nous un instant sur le sens que prend le mot « visage » chez Levinas.

Comme nous lavons déjà évoqué ailleurs4, le mot visage, du latin vis, visus, tout comme le terme allemand Gesicht (qui dérive de sehen), désigne ce quon présente à la vue dautrui, ce qui est vu, en un mot, le visible. Selon Levinas, lapproche plastique habituelle du visage paradoxalement « manque le visage », car elle le réifie, elle le transforme en objet, empêchant par là tout accès à la différence, à laltérité. Lapproche plastique est, selon lui, totalisante et déshumanisante, elle ouvre la voie à la banalité du mal. « La meilleure manière de rencontrer autrui, cest de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! » écrit-il dans un entretien donné en 1979 à Philippe Nemo5.

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Comment comprendre cette pensée en apparence paradoxale ?

Pour Levinas, le visage est à la fois phénomène et non-phénomène, doù le paradoxe de la rencontre avec autrui. Le face-à-face fait apparaître à la fois le visage au sens du visus, soit une partie du corps qui a des caractéristiques physiques, mais, au-delà de lapparence, le visage est aussi pour Levinas une extériorité, ce qui signifie quil se situe hors de la catégorie qui détermine la relation sujet-objet. En ce sens, le visage nest pas seulement une partie anatomique et physiologique dun corps comme tel, il nest pas la somme des yeux, du nez et de la bouche. Il peut très bien être perçu comme tel en toute autre partie du corps6. Il nest ni « chose en soi », ni dévoilement, il ne sidentifie pas seulement à la figure visible, mais il est « présence vivante » pour reprendre une expression qui est chère à Levinas7.

Le « visage » nest donc pas seulement objet de représentation, mais il se présente comme infiniment autre, insaisissable à travers les catégories de la connaissance définies par la modernité des Lumières. Comme Levinas le précise dans son ouvrage Le Temps et lautre8,

La lumière qui permet de rencontrer autre chose que soi, la fait rencontrer comme si cette chose sortait déjà de moi. La lumière, la clarté, cest lintelligibilité même, elle fait tout venir de moi, elle ramène toute expérience à un élément de réminiscence. La raison est seule. Et dans ce sens, la connaissance ne rencontre jamais dans le monde quelque chose de véritablement autre. Cest là la profonde vérité de lidéalisme.

En disant cela, Levinas, se démarque de son maître Husserl, dont il suivit lenseignement en 1928 et 1929, pour lequel autrui est conçu comme un alter-ego, connaissable par une activité constituante de la conscience. Il se distingue aussi de Heidegger, dont il avait lu Sein und Zeit, pour qui la relation à autrui repose sur la compréhension par le biais de la connaissance objective. En contraste, Levinas affirme quautrui nest pas seulement un signe, mais quil est de soi signification9. Son 19sens est dit et enseigné par sa présence. La présence dautrui déborde le Moi. Expulsé de son intériorité, déposé, dérangé et perturbé dans son repos en lui-même, inquiété, le Moi est exposé à lapproche du visage dautrui. Lun-pour-lautre devient signification dans le cadre dune immédiateté, sans intermédiaire. Pour Levinas, le face-à-face enjoint, il constitue le rapport premier à autrui, qui ouvre lhumanité selon sa propre expression. En ce sens, laccès au visage est demblée éthique.

Ainsi, principalement dans Totalité et infini, léthique ne commence pas pour Levinas par le souci dautrui, comme cela est le cas dans léthique classique exprimée dans la Règle dOr, mais par labandon du souci daffirmer sa propre autonomie. Léthique se situe, pour lui, au-delà de lessence ou dans lautrement quêtre. En dautres termes, la rencontre avec le visage dautrui est au plan éthique la mise en question de mon pouvoir ; léthique consiste en lépreuve de la déprise de soi, la mise en question de légoïsme du moi. Dans la mesure où pour Levinas lapproche idéelle et rationnelle de lautre peut céder à la tentation de la totalisation, au nom de la recherche de la vérité, léthique est philosophie première, exigence de paix avant dêtre exigence de vérité. Cest en ce sens que la rencontre avec le visage dautrui « brise la totalité10 ».

Les figures de la responsabilité

Le face-à-face relève dès lors avant tout de lécoute plutôt que de la vision, le visage parle, il est la voix, et la perception devient le modèle de la rencontre avec autrui. Ainsi, autrui est, pour Levinas, avant tout interpellation éthique. À la différence des choses, autrui nest pas seulement un phénomène, il se présente, se manifeste, sexprime sous laspect dun visage qui ne renvoie à rien derrière lui, comme sil était une image, pas plus quil nest un masque. Il se présente comme infiniment autre, comme une « présence vivante, parce quil défait à tout instant la forme quil offre11 ».

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La relation qui définit les rapports de la subjectivité à autrui – de la subjectivité du sujet engagé dans le monde et la chair – nest dès lors pour Levinas pas celle dune conscience avec son objet, mais une relation de proximité – de contact charnel – doù jaillit lassignation à ma responsabilité pour autrui. Cest justement la rencontre avec le visage, réfractaire à toute thématisation, qui met lintentionnalité en défaut et opère le déplacement de la conscience à la sensibilité. Ainsi, la présence de lautre me situe demblée en position de responsabilité : lautre est celui qui échappe à ma compréhension, mais qui minterroge de toute façon. Je ne suis dès lors pas plus ou moins responsable dun autre en fonction de ses origines, de son pays, de sa langue, de sa culture ou de son histoire, comme le rappelle Agata Zielinski12. Toute altérité doit être honorée en tant que telle, et le visage ne représente justement rien dautre que laltérité en tant que telle.

Vivre éthiquement, cest dès lors, vivre sans se détourner de la rencontre du visage13. Cela présuppose une manière dêtre particulière du sujet, où ce dernier est en position de subjectivité, ce qui en termes levinassiens signifie une manière dêtre où le sujet nest plus un sujet connaissant, mais un sujet sensiblement affecté, un sujet vulnérable – cest-à-dire ouvert à linconnu et à linconnaissable – qui ne se définit pas par lui-même mais par sa relation à lautre, à travers linterpellation éthique suscitée par autrui. Pour le dire autrement, à la lumière des catégories de la bioéthique contemporaine, la « fracture de mon autonomie est ma naissance en tant que sujet éthique », comme le précise Mylène Baum-Botbol14.

Pour Levinas, cette approche de laltérité est à même dinterrompre légoïsme de la conscience, et dempêcher la raison de se transformer en violence, quil définit comme lincapacité de faire place à lautre, et daccéder aux dimensions éthiques de sa vulnérabilité.

En somme, la rencontre du visage force le sujet à une nudité de sa conscience, une ouverture à sa propre vulnérabilité, qui fait de la passivité non pas lenvers de laction libre et autonome, mais lespace daccueil dautrui – cest-à-dire de ce qui est inconnaissable – en soi. Cest ce 21que résume ce passage saisissant de Levinas que lon trouve dans son ouvrage Humanisme de lautre homme15:

Autrui qui se manifeste dans le visage, perce, en quelque façon sa propre essence plastique, comme un être qui ouvrirait la fenêtre où sa figure pourtant se dessinait déjà. Sa présence consiste à se dévêtir de la forme qui cependant déjà le manifestait. Sa manifestation est un surplus sur la paralysie inévitable de la manifestation. Cest cela que nous décrivons par la formule : le visage parle. La manifestation du visage est le premier discours. Parler, cest, avant toutes choses, cette façon de venir de derrière son apparence, de derrière sa forme, une ouverture dans louverture.

Cette approche a pour corollaire lidée que la responsabilité-pour-autrui est intimement liée à la notion de temps, non pas le temps de lexistence économique qui sétend de la naissance à la mort, mais le temps serait ouvert par la relation à lautre. Le face-à-face, précise-t-il « serait laccomplissement même du temps16 ».

Ainsi, par sa puissance relationnelle, le visage fait entrer le sujet dans un dialogue humain au sein duquel la responsabilité prend la place de lintentionnalité. Cependant, nous dit Levinas, à lexposition du visage, « se superpose un ordre raisonnable [] de la justice à travers le savoir17 ». La présence dun tiers au sein de la proximité de lun et de lautre est le berceau de la « con-science », précise-t-il, dont le fondement est la justice, se posant comme source dobjectivité18. Ainsi, lordre de la vérité et du savoir a un rôle à jouer dans la paix de la proximité19. La philosophie devient ici « une mesure apportée à linfini de lun pour lautre, de la paix de la proximité, et comme la sagesse de lamour20 ». Le visage signifie dès lors linterdit du meurtre et « le texte qui dit cet interdit se lit sur le visage de lautre », comme le précise Jean-François Rey21.

En risquant ce geste philosophique, orienté vers une profonde critique de la connaissance, du pouvoir sur autrui qui y est associé, ainsi que de la surdité à laltérité qui laccompagne, Levinas cherche à orienter 22laction de lhomme de la seconde moitié du xxe siècle vers un renoncement nécessaire à lexcès dêtre pour soi, qui est et à longtemps été à ses yeux source de mal, dirresponsabilité et de banalisation du mal.

Dans quelle mesure cette pensée peut-elle être pertinente pour nous aujourdhui ?

Nous pouvons percevoir son importance dans de nombreux champs de laction humaine, allant des relations interpersonnelles aux relations internationales. Quen est-il de sa pertinence dans le champ de la médecine, et plus particulièrement dans le domaine de léthique du soin ?

Une lecture levinassienne de la relation clinique enjoint à percevoir la responsabilité soignante comme une attention particulière portée à la « visitation » du patient, ne réduisant pas le colloque singulier à ses aspects techniques. En dautres termes, cela signifie que léveil éthique du soignant pourrait consister à accepter la profonde altérité de son patient, qui sexprime à travers son visage et à travers la vulnérabilité qui y est associée. La vulnérabilité non pas en tant que perte dautonomie à combler dans la mesure du possible par la médecine, mais bien plus en tant quappel, en tant quinjonction éthique à prendre soin de ce malade-là, en ouvrant un espace où lavenir est possible pour lui. Cette conception de la responsabilité fait appel à une capacité daccueil, à une hospitalité du soignant, qui mobilise sa propre vulnérabilité. Cest au cœur de ce dialogue entre deux vulnérabilités, que la confiance peut prendre naissance et se déployer dans une prise en soin singulière à même de répondre de manière responsable au noyau de la souffrance du malade.

Ainsi, pour Levinas, lidentité se noue dans son rapport étroit avec la responsabilité. Lirresponsabilité est tout autant une perte didentité quun manquement moral. Il est même possible de faire un pas de plus et de dire que cest la responsabilité qui fonde lidentité22. « Plus je suis responsable, plus je suis moi, au point dexister à laccusatif : Me voici » pour reprendre les termes de Levinas. En somme être moi, ce nest pas commencer par un « je » mais par laccusatif « me ». Nous ne sommes pas ici dans une logique dimputation : au contraire, ma responsabilité incessible précède dès lors toute liberté. Doù la séquence : responsabilité, identité, liberté. Lirresponsabilité cest lanonymat, attestant bien que nous nous trouvons plongés avec Levinas dans une philosophie de la non-indifférence : « Tu ne tueras pas » [] mais aussi « Accueille 23létranger23 » souligne Jean-François Rey. Une figure qui au-delà de son caractère utopique devrait constituer pour Levinas un ordre de priorité autour de lidée quêtre éthique, cest être le gardien de son frère.

Cette approche de la responsabilité éthique nous semble ouvrir la voie dune réflexion approfondie sur la confiance en tant que ferment de la relation de soin. Arrêtons-nous un moment sur ce point.

Soin, confiance et disponibilité

Pour un malade, faire confiance cest se placer dans un état de dépendance et despérance à légard dun soignant24. Cest accepter dêtre vulnérable et admettre que la personne à laquelle la confiance est accordée peut faire appel à son savoir et à son pouvoir pour notre propre bien ; cest aussi croire en la parole du soignant et espérer que les pouvoirs qui lui sont conférés ne seront pas exercés à notre propre insu25. « Faire confiance, écrit Annette Baier, cest risquer certains aspects de son avenir en pariant sur la loyauté de la personne à laquelle on fait confiance26 ».

Pour le soignant, instaurer un espace de confiance consiste à manifester au malade sa présence et son intention de répondre à lespérance placée en lui en mettant en œuvre tous les moyens possibles pour réaliser le bien de ce dernier, sans exercer de pouvoir à son détriment. Instaurer un climat de confiance, cest ouvrir un espace de rencontre et de promesse qui repose sur le sentiment et lexpérience dune humanité partagée.

Or, cet espace semble fragilisé aujourdhui : le caractère séculier et pluraliste de la moralité contemporaine, sur lequel vient se greffer linfluence de léconomie libérale, peuvent exercer une influence négative sur linstauration et le maintien dun climat de confiance dans le cadre dune relation clinique et mettre en péril les fondements 24éthiques du projet de soin27. Comment dès lors instaurer, maintenir et sassurer de la persistance dun tel climat au sein dune relation de soin ?

Il nous semble quune des conditions pour instaurer un tel espace est de redonner une signification éthique à lasymétrie de la relation de soin ainsi quà léveil de la responsabilité éthique qui y est associée. La pensée de laltérité dEmmanuel Levinas, telle que nous venons de la présenter, nous paraît particulièrement féconde pour développer une réflexion sur ce thème. En effet, comme nous lavons vu, répondre à lappel dautrui qui souffre – faire preuve de compassion –, et exister pour cet autre souffrant, sont deux impératifs éthiques sur lesquels repose la création dun fonds commun dhumanité – dun espace au sein duquel des valeurs communes peuvent être partagées et discutées dans le cadre dun projet de soin. Ainsi, cest en puisant dans les ressources éthiques de la conception levinassienne de la compassion quil nous semble possible daborder cette problématique.

Dans lun de ses premiers ouvrages, Le Temps et lautre, Levinas caractérise la souffrance au plan phénoménologique comme une « impossibilité de se détacher de linstant de lexistence », comme « lirrémissibilité même de lêtre. (…) limpossibilité de fuir et de reculer28 ». Toute lacuité de la souffrance, nous dit-il, est dans cet impossible recul. (…) Il y a dans la souffrance, une absence de tout refuge29 ». La souffrance est par essence « réfractaire à la synthèse30 », elle est « un malgré-la-conscience », « linassumable31 », « étrange à toute lumière rendant impossible toute assomption de possibilité, mais où nous-mêmes sommes saisis32 ». Cette absence dassomption possible, 25donne à la souffrance un caractère de « passivité », de « non-sens par excellence, vécu directement33 ».

Pour Levinas, lexpérience de la souffrance comprend une dimension de « passivité » quil sagit de comprendre au sens où le caractère de « passivité » de la souffrance ne signifie pas que cette dernière est porteuse dinertie : si la « passivité » témoigne du caractère inconnaissable, incompréhensible de la souffrance, elle renvoie dans le même mouvement, précise-t-il, à laltérité de notre propre corps : « seul un être arrivé à la crispation de sa solitude par la souffrance et à la relation avec la mort, relève-t-il, se place sur un terrain où la relation avec lautre devient possible. [] La relation avec lavenir, cest la relation même avec lautre34 ».

Le caractère de « passivité » de la souffrance est ainsi associé à lidée de « sensibilité » – cest-à-dire à la subjectivité du corps-sujet en tant que lieu où lêtre se laisse affecter par autrui. Pour Levinas, la sensibilité devient dans la souffrance précisément « vulnérabilité » – cest-à-dire ouverture à lautre35 : « Dans la souffrance, la sensibilité est vulnérabilité, écrit-il, plus passive que la réceptivité ; elle est épreuve, plus passive que lexpérience. Précisément un mal36 ».

Ainsi, pour Levinas, le corps souffrant est-il porteur dune ambiguïté primordiale : alors que lexpérience physique de la souffrance enchaîne le sujet à soi, la vulnérabilité atteste que le sujet est débordé hors de lui, est en situation douverture à autrui37. La passivité de la souffrance peut alors être comprise comme une patience, comme une ouverture à lautre – doù une possible étymologie du mot patient. La patience ne traduit donc pas un manque mais une ouverture à autrui.

Il est important de noter ici que pour Levinas la « passivité », qui se mue dans la souffrance en vulnérabilité, est précisément la source de la relation éthique : dans la souffrance, lexpérience de la vulnérabilité prend valeur dune instance éthique où se dessine lhorizon de linter-humain. Lové dans le face-à-face avec le visage de lautre-souffrant, cet éveil à 26la responsabilité-pour-autrui est, pour Levinas, le moment éthique par excellence – le cœur de la relation daide. Il décrit cet éveil dans un texte intitulé La Souffrance inutile :

Le mal de la souffrance nest-il pas [] de par sa non-intégration dans lunité dun ordre et dun sens, la possibilité dune ouverture [], un appel originel à laide, au secours curatif, au secours de lautre moi dont laltérité, dont lextériorité promet le salut ? Ouverture originale vers le secourable où vient simposer – à travers une demande danalgésie plus impérieuse, plus urgente dans le gémissement dune demande de consolation ou dajournement de la mort – la catégorie anthropologique du médical, primordiale, irréductible, éthique. Pour la souffrance pure, intrinsèquement insensée et condamnée, sans issue, à elle-même, se dessine un au-delà dans linter-humain38.

Pour le soignant, ces propos signifient que le moment où lautre est accueilli, « en son étrangeté la plus extrême, où lautre est véritablement rencontré dans sa souffrance à partir dun fonds commun dhumanité – un fonds qui nest jamais normé une fois pour toute », est le moment fondateur de la responsabilité soignante.

La responsabilité éthique du soignant comprend donc à la fois une réponse à linterpellation suscitée par lappel dautrui entrelacée à un mouvement de retour sur soi, source daccueil de lautre souffrant. Face à la souffrance et à la détresse dautrui, ce double mouvement de la responsabilité-pour-autrui se mue en compassion, un terme auquel Levinas fait souvent allusion sans cependant y consacrer une analyse détaillée.

Cest, nous semble-t-il, sur la base de cette approche levinassienne de la compassion – conçue comme une dialectique entre interpellation et disponibilité39 – que peut éclore un climat de confiance ancré sur un fonds commun dhumanité.

En puisant dans les ressources de la philosophie dEmmanuel Levinas, il apparaît donc que celle-ci peut contribuer à construire une éthique de responsabilité du soignant qui favorise léclosion dune relation de confiance au coeur même du dialogue clinique singulier. La compassion fait ainsi écho aux exigences éthiques propres à la relation clinique. 27Elle est, selon Levinas, le moment éthique par excellence : éveil à la responsabilité où la disponibilité, laccueil et lhospitalité du soignant sentrelacent pour répondre à linterpellation du malade en instaurant un climat de confiance basé sur la reconnaissance dune vulnérabilité commune, dune fragilité « familière40 ».

Limites dune pensée

Cette pensée humaine riche et féconde na cependant pas pour vocation – tel est le profond souhait de Levinas dans lensemble de son œuvre – de sériger en système servant de cadre à une théorie de la relation éthique et de fondement au jugement médical. La pertinence de cette pensée se limite à lemprunt que nous en faisons pour explorer les dimensions éthiques de la responsabilité soignante dans son registre pré-mondain.

Or, le jugement et lacte médical sont toujours situés et mobilisent de ce fait dautres registres mondains, qui prennent la figure, pour Ricœur, de moment déontologique et de moment prudentiel, comme nous lavons vu. Dans cette perspective, il nous apparaît que lapproche levinassienne de la responsabilité dans le champ du soin peut être considérée comme la source vive à partir de laquelle la pensée de Paul Ricœur trouve toute sa pertinence en contexte clinique.

Ainsi, il apparaît demblée que face à un homme atteint dans sa santé, le soignant a pour devoir de se mettre en quête sans tarder des ressources nécessaires pour répondre à sa souffrance en sappuyant sur cette dialectique entre interpellation et disponibilité, – source de confiance et de dialogue nourrie par la pensée de Levinas – qui permet de donner sens au soin lors de lodyssée à travers les divers registres déployés par Ricœur41.

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Cette configuration éthique de lagir médical, puisant aux sources des travaux de ces deux éminents penseurs, met en lumière la pertinence et les limites de la pensée de Levinas dans le champ du soin. Elle nous paraît ainsi poser les jalons dune approche qui intègre une éthique de lattention et de la réponse à la demande daide du malade tout en tenant compte du contexte de soin. Cette approche nous semble constituer une posture herméneutique de veille indispensable, qui engage la responsabilité éthique du soignant au cœur même de son activité clinique.

Lazare Benaroyo

Université de Lausanne

1 Tom Beauchamp, James Childress, Principles of Biomedical Ethics, New York, Oxford University Press, 2001 [1979, 1983, 1989, 1994].

2 Warren T. Reich, “A New Era for Bioethics : The Search for Meaning in Moral Experience”, in : Verhey A., (ed.) Religion and Medical Ethics. Looking Back, Looking Forward, Cambridge, U.K., William B. Eerdmans Publishing Company, 1996, p. 96-119.

3 Paul Ricœur, « Les trois niveaux du jugement médical ». Esprit, no 227, 1996, p. 21-33 ; Ricœur P., Le Mal. Un défi à la philosophie et à la théologie. Genève, Labor et Fides, 1996, p. 15-16.

4 Lazare Benaroyo, « Le visage au-delà de lapparence. Levinas et lautre rive de léthique », Lo Sguardo, 2016, 20 (1), p. 217-223.

5 Emmanuel Levinas, Éthique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Librairie Arthème Fayard et Radio France, 1982, p. 89.

6 Agata Zielinski, Lecture de Merleau-Ponty et Levinas. Le corps, le monde, lautre, Paris, P.U.F., 2002, p. 177.

7 Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur lextériorité, La Haye, Martinus Nijhoff, 1971, p. 37.

8 Emmanuel Levinas, Le Temps et lautre. Paris, Presses Universitaires de France, 1985 [1979], p. 53.

9 Simonne Plourde, Emmanuel Levinas. Altérité et responsabilité. Paris, Les Éditions du Cerf, 1996, p. 30 et 43.

10 François-David Sebbah, Levinas. Ambiguités de laltérité, Paris, Les Belles Lettres, 2000, p. 39.

11 Simonne Plourde, Op. cit., p. 31.

12 Agata Zielinski, Lecture de Merleau-Ponty et Levinas. Le corps, le monde, lautre, Paris, PUF, 2002, p. 181-182.

13 François-David Sebbah, Op. cit., p. 61.

14 Mylène Baum-Botbol, « Après vous, Monsieur », M. Vacquin, (éd.) La Responsabilité, Paris, Éditions Autrement, Collection morales, 2002, p. 54.

15 Emmanuel Levinas, Humanisme de lautre homme, Paris, Fata Morgana, 1972, p. 48.

16 Emmanuel Levinas, Le Temps et lautre, op. cit., p. 68-69.

17 Emmanuel Levinas, « Paix et proximité », in : Les Cahiers de La nuit surveillée, Paris, Verdier, 1984, p. 346.

18 Ibid., p. 345.

19 Ibid., p. 345.

20 Ibid., p. 346.

21 Jean-François Rey, Levinas. Le passeur de justice, Paris, Michalon, 1997, p. 25.

22 Ibid., p. 36.

23 Ibid., p. 31.

24 Lazare Benaroyo, « Soin, confiance et disponibilité. Les ressources éthiques de la philosophie dEmmanuel Levinas », Éthique et Santé, 2004, 1, p. 60-63.

25 Annette Baier, « Confiance » in M. Canto-Sperber (éd), Dictionnaire déthique et de philosophie morale, Presses Universitaires de France, Paris, 1996, p. 284.

26 Ibid., p. 287.

27 Laurence B. McCullough, « Methodological Concerns in Bioethics », The Journal of medicine and Philosophy 1986, 11, p. 17-37 ; Jean-Paul Pellegrino, Edmund D. Veatch, Robert M. Langan, Ethics, Trust and the Professions. Philosophical and Cultural Aspects, Washington DC, Georgetown University Press, 1991, p. 72-89 ; David J. Rothman, Strangers at the Bedside. A History of How Law and Bioethics Transformed Medical Decision Making. New York, Basic Books, 1991, p. 190-221 ; P. F. Camenisch, « Communities of Care, of Trust, and of Healing », in D. F. Cates and P. Lauritzen (eds.), Medicine and the Ethics of Care, Washington DC : Georgetown University Press 2001, p. 234-269.

28 Emmanuel Levinas, Le Temps et lautre, op. cit., p. 55-58.

29 Ibid., p. 55.

30 Emmanuel Levinas, « La Souffrance inutile », Entre nous. Essais sur le penser-à-lautre, Paris, Grasset, 1991, p. 107.

31 Ibid.

32 Emmanuel Levinas, Le Temps et lautre, op. cit., p. 58.

33 Emmanuel Hirsch, « Léthique est transcendance (entretien avec le philosophe Emmanuel Levinas) », Médecine et éthique. Le devoir dhumanité, Paris, Éditions du Cerf, 1990, p. 45.

34 Emmanuel Levinas, Le Temps et lautre, op. cit., p. 64.

35 Emmanuel Levinas, « La Souffrance inutile », Entre nous. Essais sur le penser-à-lautre, Paris, Grasset, 1991, p. 108.

36 Ibid.

37 Ibid., p. 110 ; Agata Zielinski, Lecture de Merleau-Ponty et Levinas. Le corps, le monde, lautre, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, p. 78.

38 Emmanuel Levinas, « La souffrance inutile », Entre nous. Essais sur le penser-à-lautre, Paris, Grasset, 1991, pp 109-110.

39 La notion de disponibilité est empruntée à Catherine Charlier plutôt quà Emmanuel Levinas ; ce dernier parlerait plutôt dhospitalité ; Catherine Charlier, « La souffrance dautrui », in : La Persévérance du mal, Paris : Cerf, 1987, p. 127-143.

40 Emmanuel Hirsch, « Léthique est transcendance (entretien avec le philosophe Emmanuel Levinas) », Médecine et éthique. Le devoir dhumanité, Paris : Cerf, 1990, p. 43 : Levinas écrit : « Je pense que la souffrance est lenfermement même, condamnation à soi-même. Et pourtant, dans la souffrance, il y a un cri et un soupir, une plainte. [] Le médecin est celui qui entend ces plaintes [], cette attente médicale de lautre constitue une des racines très profondes de la relation inter-humaine ».

41 Lazare Benaroyo, « Soin, confiance et disponibilité. Les ressources éthiques de la philosophie dEmmanuel Levinas », Éthique et Santé, 2004, p. 60-63.