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Classiques Garnier

La relation de soin avec une personne non-communicante L'ultime du visage ?

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2019 – 1, n° 14
    . Levinas et le soin
  • Auteur : Zielinski (Agata)
  • Résumé : La relation avec des personnes non communicantes est une modalité des « situations extrêmes » du soin, interrogeant les définitions de l’humain. L’ultime du visage désigne cette altérité inquiétante et étrange. Comment résister à la tentation d’exclure de l’humanité celui en qui ne se manifestent plus les attestations habituelles du semblable ? C’est à ce point qu’une lecture de Levinas peut nous aider à penser une relation dans l’absence de réciprocité et l’incertitude de la ressemblance.
  • Pages : 45 à 55
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406098997
  • ISBN : 978-2-406-09899-7
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09899-7.p.0045
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 17/12/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Situation extrêmes, relation, soin, éthique, Emmanuel Levinas, visage
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La relation de soin
avec une personne
non-communicante

Lultime du visage ?

La relation avec des personnes non communicantes est une modalité de ce que nous appellerons ici les « situations extrêmes » – situations qui viennent interpeler autant léthique pratique de la relation de soin, que la philosophie et ses définitions de lhumain. Cest un type de situation quest susceptible de rencontrer un bénévole daccompagnement en soins palliatifs, à qui lon demandera daller faire une « présence silencieuse » auprès de Madame B. qui est « précaire », ou de Monsieur C. qui est « Rudkin 5 ». De ces indications médicales, le bénévole décrypte quil aura à faire à une personne qui nest pas en état de communiquer, du fait de lévolution de la maladie ou de leffet des médicaments. Il en va ainsi, par exemple, de la sédation prolongée – sommeil volontairement induit par les médicaments, de façon à éviter à une personne la perception dune souffrance réfractaire. La médecine parlera dune vigilance altérée ; le bénévole – phénoménologue malgré lui – sinterrogera sur le degré de conscience que ces personnes ont delles-mêmes et de ce qui les entoure, sur la perception de ce qui leur arrive. Cest avec cette incertitude que le bénévole entrera dans la chambre – une incertitude qui ne sera pas levée par la rencontre avec la personne, du fait de labsence de communication (plus exactement : en labsence de signes manifestes de communication).

Une première question se pose : De quel type de relation sagit-il, si la réciprocité semble demblée mise à mal ? Cette situation qui nous mène aux limites de la communication et de la réciprocité fait surgir une seconde question : quen est-il de lhumain ? Quest-ce qui de lhumain persiste en labsence (de signes) de communication, de conscience – en labsence dexpression du logos ? Ne sommes-nous pas conduits aux 46limites de lhumain, cest-à-dire en un point où se pose la question de lidentification de lhumain par la ressemblance : est-il « le même » que moi ? Celui qui git là, sans parole, sans expression – tout entier dans sa respiration qui parfois se suspend, parfois est rauque, parfois ténue au point dêtre imperceptible –, puis-je me reconnaître en lui ? Ne serais-je pas tenté de mettre en question notre ressemblance, et par là notre commune humanité ?

Nous sommes sur une ligne de crête entre évidence et inévidence de lhumain. Quelque chose de cela se produit devant les tableaux de Francis Bacon1. Lhumanité qui transparaît est-elle encore commune ? La ressemblance est en question : on devine bien une figure humaine, et lon est en même temps saisi par leffacement de lhumain à travers sa défiguration. Deleuze, commentant Bacon, rappelle que celui-ci dit avoir « toujours été touché par les images des abattoirs et de la viande2 ». Cest peut-être par-là que le visage reprend chair : dans la menace de la disparition de lhumaine ressemblance, dans la proximité avec la « viande » malmenée, le visage se manifeste comme corps souffrant. Deleuze dit du projet de portraitiste de Bacon quil sagit de « défaire le visage, retrouver ou faire surgir la tête sous le visage ». Il ajoute que si Bacon peint tout le corps, cest « le corps en tant que chair et viande3 », par où se manifeste « la zone dindiscernabilité » entre homme et bête. Est-ce encore un humain, celui qui souffre comme une bête, celui qui comme lanimal na pas accès à la parole, celui devant qui Deleuze commentateur de Bacon sexclame : « Pitié pour la viande4 ! ». Inquiétante indiscernabilité qui semble rendre lhumain étranger à sa propre humanité. Et pourtant, à regarder les tableaux de Bacon, lexpérience perceptive ne sarrête pas à lindiscernabilité. Au contraire, on reconnaît étonnamment le modèle dans son portrait. Étrangement, la défiguration ne fait pas disparaître la singularité de la personne : la singularité demeure et se donne à voir.

La défiguration dont il sera question ici renvoie à cette indiscernabilité, qui est interrogation ou hésitation sur lappartenance à lhumain. La défiguration ne désigne pas uniquement la déformation plastique du visage. Il sagit de ce qui se joue dans une formule du livre dIsaïe : 47« navoir plus figure humaine5 ». Lexpression met en exergue lexclusion hors de lhumanité de celui qui na plus les apparences de lhumain : « Objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la souffrance, comme quelquun devant qui on se voile la face » (Isaïe 53, 3). Lenjeu est celui de la tentation de lexclusion hors de lhumanité de celui qui nen a pas lapparence. Lorsquil ny a pas ou plus de ressemblance avérée, la tentation est grande de rejeter lautre hors de lhumanité – ce que Levinas appelle la tentation du meurtre : « négation totale dont le meurtre est la tentation et la tentative6 ». Le visage désigne alors, paradoxalement, la condition de lautre dont on a envie de se détourner, parce que lon nest pas absolument certain de reconnaître en lui un humain. Dans Autrement quêtre, Levinas écrit : « Le dévoilement du visage est nudité – non forme – abandon de soi, vieillissement, mourir ; plus nu que la nudité : pauvreté, peau à rides ; peau à rides : trace de soi-même7 ». « Présence qui est lombre delle-même8 ». Lorsque sefface la ressemblance humaine et que la réciprocité nest plus avérée, lorsque sestompent les apparences ou les comportements les plus habituels de lhumanité, alors se manifeste ce que jappelle lultime du visage.

Lultime du visage, cest lextrême de cette misère qui nous sollicite, lextrême de la vulnérabilité qui appelle par un corps silencieux : « Dénudation au-delà de la peau, jusquà la blessure à en mourir, dénudation jusquà la mort, être comme vulnérabilité9 ». La défiguration serait lultime du visage car elle donne lautre au-delà de la figure et de la forme, fait échapper autrui à la saisie par la vision ou le toucher, échappe à la représentation. « Le visage est présent dans son refus dêtre contenu10 ». Lultime du visage : ultime de la vulnérabilité telle quelle nous mène aux confins de lhumain. Lultime du visage, cest lorsque je suis sidéré par linquiétante étrangeté de lautre. Étrangeté qui vient inquiéter la possibilité même de retrouver une ressemblance. Lultime 48du visage, cest une altérité qui devient inquiétante et étrange, car elle révèle une proximité que lon refuse à admettre, entre soi et celui dont lexistence inquiète les limites de lhumain. Cette inévidence de lhumain convoque à tenir la commune humanité là où elle sestompe, là où son évidence ne simpose plus. Comment résister à cette tentation dexclure de lhumanité celui qui na plus figure humaine, celui en qui ne se manifestent plus les attestations habituelles du semblable ? Cest à ce point quune lecture de Levinas peut nous aider à penser une relation dans labsence de réciprocité et lincertitude de la ressemblance. Dans la philosophie de Levinas, nous trouvons précisément de quoi penser la relation autrement que sur les fondements de la ressemblance, du semblable ; et autrement que sur le mode de la réciprocité.

Autrement que selon la ressemblance

Le ressort de la pensée de Levinas consiste précisément dans une critique de la modalité du semblable. Il sagit de penser autrement que sur le mode de la ressemblance. Levinas instruit le procès de la connaissance depuis Platon : dans la tradition philosophique, connaître, cest reconnaître, cest toujours partir de quelque chose de connu – donc de soi. Cest saisir et empêcher de se déployer laltérité, linédit, linouï de lautre – réduction de lAutre au Même, qui est toujours aux yeux de Levinas un geste totalisant, écho de totalitaire. Comment penser autrement que sur le mode du semblable, de la ressemblance ? Il sagit dinverser le mouvement : partir de lautre, et non pas de soi. Tout ce qui est dit du surgissement du visage, venant bouleverser mes représentations, échappant à la pensée, désigne ce renversement. Un renversement qui nest pas sans faire violence : la dimension hyperbolique de la pensée de Levinas témoigne de cela. Lautre vient « comme un voleur », fait effraction dans le confort de mes représentations familières. En quoi cette critique du semblable peut-elle nous instruire dans les « situations extrêmes », où la non-ressemblance vient questionner les limites de lhumain ? Que peut signifier prendre ce chemin qui part de lAutre et ne retourne pas au Même, à partir dautrui et non de soi ?

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Autrement que la ressemblance, cest dabord se tenir autrement que sur le mode de la connaissance. Être face à lautre qui répète indéfiniment le même geste, ou être assis à côté de la personne alitée, non communicante, cest dabord accueillir que je ne sais pas. Je nai pas connaissance de ce que la personne éprouve. Je ne comprends pas le sens de ses gestes ni la portée de ses soupirs. Je ne sais pas ce qui se passe pour lautre, en lautre. Je ne peux pas imaginer. Je ne peux pas prétendre me mettre à sa place. Je ne sais pas ce quelle veut. Je ne sais pas si elle veut. Je ne sais pas ce qui est bon pour elle. Ainsi, le premier effet de la non ressemblance est de poser une limite aux prétentions dune empathie mal comprise : croire pouvoir se mettre à la place de lautre, et in fine décider pour lui ou pour elle. Sans même parler des situations extrêmes, chaque soignant ou accompagnant peut avoir fait lexpérience daller fermer une fenêtre au prétexte que cela faisait un courant dair dans la chambre de Monsieur A ou Madame B, qui risquait de lui être désagréable ou malfaisant. Or, il se trouve que Monsieur A ou Madame B aime les courants dair, ou que cet air laide à respirer, à lutter contre langoisse, ou lui permet dapprécier la venue du printemps par les odeurs qui arrivent du jardin, ou quil ou elle a besoin dentendre les bruits de la ville pour se sentir relié… Je ne peux pas savoir à la place de lautre. Le premier pas de la responsabilité commence par ce non-savoir.

Dans les situations extrêmes, la tentation peut aller jusquau souhait de faire disparaître lautre, sous couvert dempathie – en réalité par crainte de la ressemblance. Le raisonnement en surface est souvent le suivant : « Si jétais à sa place, je ne voudrais pas mener cette vie-là », « Je ne voudrais pas être un légume », « Je préférerais ne pas vivre plutôt que dêtre dans cet état-là ». Or, cette prétendue empathie (« Moi, à sa place ») exprime en réalité une profonde résistance à la ressemblance : tout en moi fuit et résiste à avoir quelque chose en commun avec cet autre en son dénuement extrême. En réalité, je ne veux pas être comme lui. Je ne veux tellement pas lui ressembler, que je peux être tenté de le rejeter hors de lhumanité, symboliquement (le registre sémantique du « légume »), ou en le supprimant (la revendication du droit à leuthanasie senracine souvent là). Lorsque le corps dautrui est difforme, mourant, ou « perdant la tête », lorsquune réciprocité dans la communication nest pas avérée, alors son « inquiétante étrangeté » révèle mon angoisse de lui ressembler, langoisse dêtre entraîné par lui vers la mort, la solitude 50ou la défiguration de lhumain. Le deuxième pas de la responsabilité consisterait à reconnaître cette angoisse de la ressemblance qui peut pervertir la compassion en protection de soi.

La critique du semblable met au jour les ambivalences de la référence à la ressemblance, qui, sous couvert des meilleures intentions (le bien de lautre) peut masquer le désir de sa disparition. La mise au jour des ambiguïtés de la ressemblance peut alors nous préserver de la projection – de lempathie projective – qui prête à lautre nos propres craintes, nous pousse à fuir la relation – voire à la rendre impossible par la suppression de lautre – en raison de notre propre inquiétude face à létrangeté.

La proximité
plutôt que la réciprocité

Lalternative à la relation fondée sur la ressemblance serait une juste articulation entre ce que Levinas nomme séparation et proximité. La séparation signifie pour Levinas que je ne peux pas me mettre à la place de lautre, au sens où je ne peux prétendre avoir accès à son identité, ni à son intériorité. Ce serait prétendre à la connaissance dautrui, à ce savoir totalisant qui est la porte ouverte à la violence. Lautre, en ce sens, est « extériorité » et « transcendance » : je ne peux le saisir, le ramener à lintériorité du Moi, aux limites du connu. La séparation nous préserve des illusions ou de lemprise de lempathie mal comprise. Comment dire, alors, la relation à autrui ? Elle nest pas ressemblance, elle nest pas savoir, mais proximité11. Il sagit bien de réinventer une proximité dans la radicalité de la dissymétrie. La proximité se passe de réciprocité. Quelles en sont alors les modalités ? La simple présence : « une présence en face dun visage12 ». Une présence que Levinas appelle le « soffrir » à lautre – un « soffrir » qui à ses yeux peut être en même temps « souffrir13 » ; et lon comprend que limpuissance face à labsence de réciprocité soit vécue comme souffrance14. Pourtant, lépreuve 51de mon impuissance peut être « une bonté malgré elle-même15 ». Cette bonté est une attitude en-deçà de ma volonté, en deçà de mes prétentions à savoir et à vouloir le bien dautrui – une bonté peut-être malgré moi, au sens où je serais ignorant même de ma bonté. Le troisième pas de la responsabilité serait cette présence nue, qui ne sait pas ce quelle apporte.

La proximité se donne aussi sur le mode de linquiétude16. En effet, si la proximité consiste dabord à sapprocher de celui que je reconnais comme un prochain (Levinas associe la proximité à lhumanité17), quen est-il lorsque cette proximité en humanité ne va pas de soi ? Cest alors, précisément, que la proximité se fait exposition à lautre, sans certitude ni assurance. Il sagit de ne pas me dérober18, alors même que je suis exposé à lincertitude sur la commune humanité. Mon inavouable inquiétude peut se formuler ainsi face à la défiguration : sommes-nous encore ensemble dans lhumain ? Y a-t-il un sens à ma présence, une vertu à rester là ? La proximité de la présence, cest persévérer à me laisser exposer à lautre, à demeurer là, alors que sa présence minquiète, et que ma présence semble être sans effet pour lui. Linquiétude révèle la tentation de mesurer les choses en termes dutilité : « Ça ne sert à rien ». Lorsque Levinas parle de « dés-intéressement », nous pouvons entendre la capacité à demeurer sans mesurer, à être là autrement que pour répondre à un besoin tangible, repérable, que lon viendrait satisfaire ou soulager. Être là, sans la satisfaction davoir bien fait, privé de la gratification davoir fait ce quil fallait faire – car on ne sait pas ce quil faut faire. Offrir une proximité sans attente de réponse. Accueillir ce que lon ne peut « ni comprendre ni connaître19 ».

La proximité pour Levinas soppose à la saisie20. Elle est une dynamique plus quun état : je suis toujours en cours de mapprocher dautrui, je suis « approchant », ce mouvement me fait le prochain dautrui. Ce 52mouvement est associé par Levinas à la « fraternité21 ». La fraternité serait peut-être la proximité sans ressemblance, la proximité qui se passe de réciprocité22. Sans réciprocité, sinon que je suis peut-être amené à accepter que lautre, dans sa dissemblance, soit pourtant proche de moi. Nous sommes lun à côté de lautre. La présence silencieuse de lautre me précède. Jentre en présence dune présence. Et même si lautre échappe à toute compréhension, à toute saisie, et à toute parole, cette proximité de côte à côte nest pas sans effet de lun sur lautre. Si labsence de réciprocité est aux yeux de Levinas une garantie de la dimension éthique de la relation23 (la non-emprise de moi sur autrui), la proximité nous montre une autre modalité de la relation : la simple présence – présence de moi à lautre, et de lautre à moi.

« Autrui nous affecte
malgré nous »

La manifestation du visage comme simple présence dautrui, nest pas sans effet sur moi. Lexistence dautrui en tant quultime du visage, est comme une atteinte à la quiétude de mon existence. Sa présence affecte mon existence, ma manière dêtre présent. Cest le sens ultime de la formule « Autrui nous affecte malgré nous24 », que Levinas désigne aussi comme « obsession par le prochain25 », alternative à la réciprocité26 : être concerné par lautre malgré soi, et sans pouvoir attendre de lautre un 53quelconque retour27, pas même la « possibilité de souffrir en commun28 ». La tentation même de la fuite ou de la suppression dautrui me révèle que « le prochain ne saurait me laisser indifférent29 ».

Paradoxalement, lexposition à autrui dans labsence de réciprocité nous révèle une proximité grande encore : un « en commun », un fonds commun dhumanité que tout à la fois je suis tenté de fuir et qui nous lie indéfectiblement. Je quitte là Levinas, pour tenter une hypothèse que sa pensée rend possible. Face à lautre démuni, je méprouve démuni moi-même. La vulnérabilité de lautre, son exposition à la disparition, me renvoient à une expérience dimpuissance – ou plus exactement de « non toute puissance ». Dans un premier temps – dans le surgissement du dénuement de lautre, face à la défiguration – je suis moi-même sans moyen, sans aide, sans défense face au sentiment dinquiétante étrangeté que sa présence suscite en moi. Or, cette inquiétante étrangeté peut être dautant plus terrifiante quelle renvoie à quelque chose qui fut familier, et que nous avons tendance à repousser de toutes nos forces : lexpérience de la dépendance initiale, ce que Freud appelle « la Hilflosigkeit archaïque et actuelle30 ». Langoissant, dans linquiétante étrangeté de lautre, cest précisément une certaine familiarité, une proximité malgré soi. Ce que je vois, jen ressens « obscurément le mouvement dans des coins reculés de [ma] propre personnalité31 ». La situation extrême de lautre nous renvoie à notre expérience initiale de la dépendance, du nouveau-né que nous avons tous été, dont nous nous sommes affranchis par des conquêtes successives, par lacquisition progressive de lautonomie que revendique à toute force notre société, et à laquelle nous pouvons être prêts à tout sacrifier, jusquà notre vie même (préférant la mort à la perte dautonomie, à la dépendance).

Cette situation extrême de lautre révèle lexpérience qui a laissé en nous des traces ambivalentes : trace du soin, de la proximité et de la tendresse qui nous auront permis de subsister ; trace de labsolue dépendance, et par revers, de labsolu pouvoir (de lemprise) de lautre sur nous. Face à lultime du visage, je suis forcé de « quitter mon abri32 » insulaire, ma protection de revendication dautonomie, pour reconnaître que ce 54quil est, est aussi en moi. Lautre, mon prochain, me révèle quelque chose sur moi-même, quelque chose que je ne veux pas savoir : que le fin mot de lhistoire, du sujet, nest pas lautonomie – lexercice dun absolu pouvoir sur soi-même – mais la dépendance. Plus exactement, lultime du visage révèle une vulnérabilité fondamentale, qui requiert la relation ; et conjointement, une dépendance qui est depuis toujours une interdépendance. Celui que je pouvais avoir tendance à exclure de lhumanité me révèle un fonds commun dhumanité, un fonds commun vulnérable et relationnel.

Accepter limpuissance, la vulnérabilité dans laquelle je me trouve face à lautre en « situation extrême », invite finalement à ne pas opposer la détresse (ou la fragilité, ou la déréliction) que jattribue à lautre, et ma propre détresse. La détresse que jattribue à lautre et ma propre détresse face à lui proviennent toutes deux dune expérience immémoriale commune : la détresse de la dépendance initiale (Hilflosigkeit). Plutôt que den faire lobjet dépouvante que nous redoutons, nous pouvons retrouver là le « fond(s) commun dhumanité » qui nous tient ensemble, lexpérience humaine initiale : ce qui permet de dire « nous ». En ce sens, linquiétante étrangeté révèle un fonds commun dhumanité. Nous sommes lun et lautre, lun par lautre, ensemble traversés par cette détresse initiale que la situation dautrui me révèle.

Cet « en commun » de la vulnérabilité et de linterdépendance vient nuancer lasymétrie initiale de la relation de soin, rappelant au médecin, au soignant ou à laccompagnant, quil participe de cette vulnérabilité fondamentale et de lhumaine interdépendance. L« en commun » de la vulnérabilité vient également nuancer la radicalité – la violence – de lasymétrie levinassienne, où je deviens otage de la souffrance de lautre. Reste que la critique que Levinas fait du semblable – dune ressemblance maligne qui étoufferait laltérité dautrui sous mes propres projections (il en va ainsi dans Amour, le film de Michael Haneke) – demeure une mise en garde éthique précieuse. Reconnaître que je ne sais pas ce quéprouve lautre est moins un obstacle à la relation, que le garant de sa justesse. De plus, linvitation levinassienne à tenir une proximité indépendamment de la réciprocité, garantit une forme de fraternité dans les situations extrêmes. Celui qui « na plus figure humaine » nen reste pas moins le prochain dont je dois mapprocher, le frère qui rappelle la fragilité et le poids (la gloire, selon la racine hébraïque) de notre commune humanité. 55Si lultime du visage – défiguration de lhumain en lautre – inquiète au point de pouvoir susciter la tentation du meurtre, par le chemin de la proximité, il convoque au « nous » dune fraternité immémoriale – fraternité dune détresse initiale qui ne peut être laissée sans soins.

Agata Zielinski

Université de Rennes 1

1 Par exemple Three Studies for a Portrait of Lucian Freud (1964). Ou Trois études pour le portrait dHenrietta Moraes (1963).

2 Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002, p. 27.

3 Ibid. p. 28.

4 Ibid. p. 29.

5 « De même que des multitudes avaient été saisies dépouvante à sa vue, – car il navait plus figure humaine, et son apparence nétait plus celle dun homme » (Isaïe 52, 14), Bible de Jérusalem, Paris, Cerf, 1997.

6 Emmanuel Levinas, Totalité et infini (1961), La Haye, Martinus Nijhoff, 1984, p. 168.

7 Emmanuel Levinas, Autrement quêtre ou au-delà de lessence, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 141.

8 Ibid., p. 149.

9 Ibid., p. 84.

10 Emmanuel Levinas, Totalité et infini …, 1984, p. 168.

11 Cf. Emmanuel Levinas, Autrement quêtre …, p. 157.

12 Emmanuel Levinas, Totalité et infini, p. 21.

13 Emmanuel Levinas, Autrement quêtre …, p. 92.

14 Cf. Paul Ricœur, Autrement. Lecture dAutrement quêtre dEmmanuel Levinas, PUF, 1997, p. 17 : Répondre, soffrir, souffrir.

15 Emmanuel Levinas, Autrement quêtre …, p. 92.

16 Ibid., p. 131.

17 Cf. Ibid., p. 129 et p. 132.

18 Cf. Ibid., p. 201.

19 Cf. Monique Schneider, Cahier de lHerne : Emmanuel Levinas, dir. Miguel Abensour et Catherine Chalier, Biblio Poche, 1993, p. 519.

20 « La proximité ne se résout pas en la conscience quun être prendrait dun autre être quil estimerait proche en tant que celui-ci se trouverait sous ses yeux ou à sa portée et en tant quil lui serait possible de se saisir de cet être, de le tenir ou de sentre-tenir avec lui, dans la réciprocité du serrement de mains, de la caresse, de la lutte, de la collaboration, du commerce, de la conversation » (Autrement quêtre …, p. 132).

21 Ibid.

22 « Ce nest pas parce que le prochain sera reconnu comme appartenant au même genre que moi, quil me concerne. Il est précisément autre. La communauté avec lui commence dans mon obligation à son égard. Le prochain est frère. Fraternité irrésiliable, assignation irrécusable, la proximité est une impossibilité de séloigner sans la torsion du complexe – sans “aliénation” ou sans faute – insomnie ou psychisme » (Ibid., p. 138).

23 « Dans cette non-réciprocité … sannonce … lun pour lautre, relation à sens unique, ne revenant, sous aucune forme, à son point de départ, limmédiateté de lautre, plus immédiate que limmédiate identité dans sa quiétude de nature, limmédiateté de la proximité » (Ibid., p. 134).

24 Ibid., p. 205.

25 Ibid., p. 133.

26 « Le sujet affecté par lautre ne peut pas penser que laffection soit réciproque » (Ibid., p. 134).

27 Ibid., p. 134 : « aller vers lautre sans se soucier de son mouvement vers moi ».

28 Ibid.

29 Ibid., p. 140.

30 Voir Monique Schneider, Op. cit., p. 515.

31 Sigmund Freud, LInquiétante étrangeté, Folio bilingue, tr. F. Cambon, 2007, p. 107.

32 Emmanuel Levinas, Autrement quêtre …, p. 83.