La relation de soin avec une personne non-communicante L'ultime du visage ?
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2019 – 1, n° 14. Levinas et le soin - Auteur : Zielinski (Agata)
- Résumé : La relation avec des personnes non communicantes est une modalité des « situations extrêmes » du soin, interrogeant les définitions de l’humain. L’ultime du visage désigne cette altérité inquiétante et étrange. Comment résister à la tentation d’exclure de l’humanité celui en qui ne se manifestent plus les attestations habituelles du semblable ? C’est à ce point qu’une lecture de Levinas peut nous aider à penser une relation dans l’absence de réciprocité et l’incertitude de la ressemblance.
- Pages : 45 à 55
- Revue : Éthique, politique, religions
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- EAN : 9782406098997
- ISBN : 978-2-406-09899-7
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09899-7.p.0045
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 17/12/2019
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Situation extrêmes, relation, soin, éthique, Emmanuel Levinas, visage
La relation de soin
avec une personne
non-communicante
L’ultime du visage ?
La relation avec des personnes non communicantes est une modalité de ce que nous appellerons ici les « situations extrêmes » – situations qui viennent interpeler autant l’éthique pratique de la relation de soin, que la philosophie et ses définitions de l’humain. C’est un type de situation qu’est susceptible de rencontrer un bénévole d’accompagnement en soins palliatifs, à qui l’on demandera d’aller faire une « présence silencieuse » auprès de Madame B. qui est « précaire », ou de Monsieur C. qui est « Rudkin 5 ». De ces indications médicales, le bénévole décrypte qu’il aura à faire à une personne qui n’est pas en état de communiquer, du fait de l’évolution de la maladie ou de l’effet des médicaments. Il en va ainsi, par exemple, de la sédation prolongée – sommeil volontairement induit par les médicaments, de façon à éviter à une personne la perception d’une souffrance réfractaire. La médecine parlera d’une vigilance altérée ; le bénévole – phénoménologue malgré lui – s’interrogera sur le degré de conscience que ces personnes ont d’elles-mêmes et de ce qui les entoure, sur la perception de ce qui leur arrive. C’est avec cette incertitude que le bénévole entrera dans la chambre – une incertitude qui ne sera pas levée par la rencontre avec la personne, du fait de l’absence de communication (plus exactement : en l’absence de signes manifestes de communication).
Une première question se pose : De quel type de relation s’agit-il, si la réciprocité semble d’emblée mise à mal ? Cette situation qui nous mène aux limites de la communication et de la réciprocité fait surgir une seconde question : qu’en est-il de l’humain ? Qu’est-ce qui de l’humain persiste en l’absence (de signes) de communication, de conscience – en l’absence d’expression du logos ? Ne sommes-nous pas conduits aux 46limites de l’humain, c’est-à-dire en un point où se pose la question de l’identification de l’humain par la ressemblance : est-il « le même » que moi ? Celui qui git là, sans parole, sans expression – tout entier dans sa respiration qui parfois se suspend, parfois est rauque, parfois ténue au point d’être imperceptible –, puis-je me reconnaître en lui ? Ne serais-je pas tenté de mettre en question notre ressemblance, et par là notre commune humanité ?
Nous sommes sur une ligne de crête entre évidence et inévidence de l’humain. Quelque chose de cela se produit devant les tableaux de Francis Bacon1. L’humanité qui transparaît est-elle encore commune ? La ressemblance est en question : on devine bien une figure humaine, et l’on est en même temps saisi par l’effacement de l’humain à travers sa défiguration. Deleuze, commentant Bacon, rappelle que celui-ci dit avoir « toujours été touché par les images des abattoirs et de la viande2 ». C’est peut-être par-là que le visage reprend chair : dans la menace de la disparition de l’humaine ressemblance, dans la proximité avec la « viande » malmenée, le visage se manifeste comme corps souffrant. Deleuze dit du projet de portraitiste de Bacon qu’il s’agit de « défaire le visage, retrouver ou faire surgir la tête sous le visage ». Il ajoute que si Bacon peint tout le corps, c’est « le corps en tant que chair et viande3 », par où se manifeste « la zone d’indiscernabilité » entre homme et bête. Est-ce encore un humain, celui qui souffre comme une bête, celui qui comme l’animal n’a pas accès à la parole, celui devant qui Deleuze commentateur de Bacon s’exclame : « Pitié pour la viande4 ! ». Inquiétante indiscernabilité qui semble rendre l’humain étranger à sa propre humanité. Et pourtant, à regarder les tableaux de Bacon, l’expérience perceptive ne s’arrête pas à l’indiscernabilité. Au contraire, on reconnaît étonnamment le modèle dans son portrait. Étrangement, la défiguration ne fait pas disparaître la singularité de la personne : la singularité demeure et se donne à voir.
La défiguration dont il sera question ici renvoie à cette indiscernabilité, qui est interrogation ou hésitation sur l’appartenance à l’humain. La défiguration ne désigne pas uniquement la déformation plastique du visage. Il s’agit de ce qui se joue dans une formule du livre d’Isaïe : 47« n’avoir plus figure humaine5 ». L’expression met en exergue l’exclusion hors de l’humanité de celui qui n’a plus les apparences de l’humain : « Objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la souffrance, comme quelqu’un devant qui on se voile la face » (Isaïe 53, 3). L’enjeu est celui de la tentation de l’exclusion hors de l’humanité de celui qui n’en a pas l’apparence. Lorsqu’il n’y a pas ou plus de ressemblance avérée, la tentation est grande de rejeter l’autre hors de l’humanité – ce que Levinas appelle la tentation du meurtre : « négation totale dont le meurtre est la tentation et la tentative6 ». Le visage désigne alors, paradoxalement, la condition de l’autre dont on a envie de se détourner, parce que l’on n’est pas absolument certain de reconnaître en lui un humain. Dans Autrement qu’être, Levinas écrit : « Le dévoilement du visage est nudité – non forme – abandon de soi, vieillissement, mourir ; plus nu que la nudité : pauvreté, peau à rides ; peau à rides : trace de soi-même7 ». « Présence qui est l’ombre d’elle-même8 ». Lorsque s’efface la ressemblance humaine et que la réciprocité n’est plus avérée, lorsque s’estompent les apparences ou les comportements les plus habituels de l’humanité, alors se manifeste ce que j’appelle l’ultime du visage.
L’ultime du visage, c’est l’extrême de cette misère qui nous sollicite, l’extrême de la vulnérabilité qui appelle par un corps silencieux : « Dénudation au-delà de la peau, jusqu’à la blessure à en mourir, dénudation jusqu’à la mort, être comme vulnérabilité9 ». La défiguration serait l’ultime du visage car elle donne l’autre au-delà de la figure et de la forme, fait échapper autrui à la saisie par la vision ou le toucher, échappe à la représentation. « Le visage est présent dans son refus d’être contenu10 ». L’ultime du visage : ultime de la vulnérabilité telle qu’elle nous mène aux confins de l’humain. L’ultime du visage, c’est lorsque je suis sidéré par l’inquiétante étrangeté de l’autre. Étrangeté qui vient inquiéter la possibilité même de retrouver une ressemblance. L’ultime 48du visage, c’est une altérité qui devient inquiétante et étrange, car elle révèle une proximité que l’on refuse à admettre, entre soi et celui dont l’existence inquiète les limites de l’humain. Cette inévidence de l’humain convoque à tenir la commune humanité là où elle s’estompe, là où son évidence ne s’impose plus. Comment résister à cette tentation d’exclure de l’humanité celui qui n’a plus figure humaine, celui en qui ne se manifestent plus les attestations habituelles du semblable ? C’est à ce point qu’une lecture de Levinas peut nous aider à penser une relation dans l’absence de réciprocité et l’incertitude de la ressemblance. Dans la philosophie de Levinas, nous trouvons précisément de quoi penser la relation autrement que sur les fondements de la ressemblance, du semblable ; et autrement que sur le mode de la réciprocité.
Autrement que selon la ressemblance
Le ressort de la pensée de Levinas consiste précisément dans une critique de la modalité du semblable. Il s’agit de penser autrement que sur le mode de la ressemblance. Levinas instruit le procès de la connaissance depuis Platon : dans la tradition philosophique, connaître, c’est reconnaître, c’est toujours partir de quelque chose de connu – donc de soi. C’est saisir et empêcher de se déployer l’altérité, l’inédit, l’inouï de l’autre – réduction de l’Autre au Même, qui est toujours aux yeux de Levinas un geste totalisant, écho de totalitaire. Comment penser autrement que sur le mode du semblable, de la ressemblance ? Il s’agit d’inverser le mouvement : partir de l’autre, et non pas de soi. Tout ce qui est dit du surgissement du visage, venant bouleverser mes représentations, échappant à la pensée, désigne ce renversement. Un renversement qui n’est pas sans faire violence : la dimension hyperbolique de la pensée de Levinas témoigne de cela. L’autre vient « comme un voleur », fait effraction dans le confort de mes représentations familières. En quoi cette critique du semblable peut-elle nous instruire dans les « situations extrêmes », où la non-ressemblance vient questionner les limites de l’humain ? Que peut signifier prendre ce chemin qui part de l’Autre et ne retourne pas au Même, à partir d’autrui et non de soi ?
49Autrement que la ressemblance, c’est d’abord se tenir autrement que sur le mode de la connaissance. Être face à l’autre qui répète indéfiniment le même geste, ou être assis à côté de la personne alitée, non communicante, c’est d’abord accueillir que je ne sais pas. Je n’ai pas connaissance de ce que la personne éprouve. Je ne comprends pas le sens de ses gestes ni la portée de ses soupirs. Je ne sais pas ce qui se passe pour l’autre, en l’autre. Je ne peux pas imaginer. Je ne peux pas prétendre me mettre à sa place. Je ne sais pas ce qu’elle veut. Je ne sais pas si elle veut. Je ne sais pas ce qui est bon pour elle. Ainsi, le premier effet de la non ressemblance est de poser une limite aux prétentions d’une empathie mal comprise : croire pouvoir se mettre à la place de l’autre, et in fine décider pour lui ou pour elle. Sans même parler des situations extrêmes, chaque soignant ou accompagnant peut avoir fait l’expérience d’aller fermer une fenêtre au prétexte que cela faisait un courant d’air dans la chambre de Monsieur A ou Madame B, qui risquait de lui être désagréable ou malfaisant. Or, il se trouve que Monsieur A ou Madame B aime les courants d’air, ou que cet air l’aide à respirer, à lutter contre l’angoisse, ou lui permet d’apprécier la venue du printemps par les odeurs qui arrivent du jardin, ou qu’il ou elle a besoin d’entendre les bruits de la ville pour se sentir relié… Je ne peux pas savoir à la place de l’autre. Le premier pas de la responsabilité commence par ce non-savoir.
Dans les situations extrêmes, la tentation peut aller jusqu’au souhait de faire disparaître l’autre, sous couvert d’empathie – en réalité par crainte de la ressemblance. Le raisonnement en surface est souvent le suivant : « Si j’étais à sa place, je ne voudrais pas mener cette vie-là », « Je ne voudrais pas être un légume », « Je préférerais ne pas vivre plutôt que d’être dans cet état-là ». Or, cette prétendue empathie (« Moi, à sa place ») exprime en réalité une profonde résistance à la ressemblance : tout en moi fuit et résiste à avoir quelque chose en commun avec cet autre en son dénuement extrême. En réalité, je ne veux pas être comme lui. Je ne veux tellement pas lui ressembler, que je peux être tenté de le rejeter hors de l’humanité, symboliquement (le registre sémantique du « légume »), ou en le supprimant (la revendication du droit à l’euthanasie s’enracine souvent là). Lorsque le corps d’autrui est difforme, mourant, ou « perdant la tête », lorsqu’une réciprocité dans la communication n’est pas avérée, alors son « inquiétante étrangeté » révèle mon angoisse de lui ressembler, l’angoisse d’être entraîné par lui vers la mort, la solitude 50ou la défiguration de l’humain. Le deuxième pas de la responsabilité consisterait à reconnaître cette angoisse de la ressemblance qui peut pervertir la compassion en protection de soi.
La critique du semblable met au jour les ambivalences de la référence à la ressemblance, qui, sous couvert des meilleures intentions (le bien de l’autre) peut masquer le désir de sa disparition. La mise au jour des ambiguïtés de la ressemblance peut alors nous préserver de la projection – de l’empathie projective – qui prête à l’autre nos propres craintes, nous pousse à fuir la relation – voire à la rendre impossible par la suppression de l’autre – en raison de notre propre inquiétude face à l’étrangeté.
La proximité
plutôt que la réciprocité
L’alternative à la relation fondée sur la ressemblance serait une juste articulation entre ce que Levinas nomme séparation et proximité. La séparation signifie pour Levinas que je ne peux pas me mettre à la place de l’autre, au sens où je ne peux prétendre avoir accès à son identité, ni à son intériorité. Ce serait prétendre à la connaissance d’autrui, à ce savoir totalisant qui est la porte ouverte à la violence. L’autre, en ce sens, est « extériorité » et « transcendance » : je ne peux le saisir, le ramener à l’intériorité du Moi, aux limites du connu. La séparation nous préserve des illusions ou de l’emprise de l’empathie mal comprise. Comment dire, alors, la relation à autrui ? Elle n’est pas ressemblance, elle n’est pas savoir, mais proximité11. Il s’agit bien de réinventer une proximité dans la radicalité de la dissymétrie. La proximité se passe de réciprocité. Quelles en sont alors les modalités ? La simple présence : « une présence en face d’un visage12 ». Une présence que Levinas appelle le « s’offrir » à l’autre – un « s’offrir » qui à ses yeux peut être en même temps « souffrir13 » ; et l’on comprend que l’impuissance face à l’absence de réciprocité soit vécue comme souffrance14. Pourtant, l’épreuve 51de mon impuissance peut être « une bonté malgré elle-même15 ». Cette bonté est une attitude en-deçà de ma volonté, en deçà de mes prétentions à savoir et à vouloir le bien d’autrui – une bonté peut-être malgré moi, au sens où je serais ignorant même de ma bonté. Le troisième pas de la responsabilité serait cette présence nue, qui ne sait pas ce qu’elle apporte.
La proximité se donne aussi sur le mode de l’inquiétude16. En effet, si la proximité consiste d’abord à s’approcher de celui que je reconnais comme un prochain (Levinas associe la proximité à l’humanité17), qu’en est-il lorsque cette proximité en humanité ne va pas de soi ? C’est alors, précisément, que la proximité se fait exposition à l’autre, sans certitude ni assurance. Il s’agit de ne pas me dérober18, alors même que je suis exposé à l’incertitude sur la commune humanité. Mon inavouable inquiétude peut se formuler ainsi face à la défiguration : sommes-nous encore ensemble dans l’humain ? Y a-t-il un sens à ma présence, une vertu à rester là ? La proximité de la présence, c’est persévérer à me laisser exposer à l’autre, à demeurer là, alors que sa présence m’inquiète, et que ma présence semble être sans effet pour lui. L’inquiétude révèle la tentation de mesurer les choses en termes d’utilité : « Ça ne sert à rien ». Lorsque Levinas parle de « dés-intéressement », nous pouvons entendre la capacité à demeurer sans mesurer, à être là autrement que pour répondre à un besoin tangible, repérable, que l’on viendrait satisfaire ou soulager. Être là, sans la satisfaction d’avoir bien fait, privé de la gratification d’avoir fait ce qu’il fallait faire – car on ne sait pas ce qu’il faut faire. Offrir une proximité sans attente de réponse. Accueillir ce que l’on ne peut « ni comprendre ni connaître19 ».
La proximité pour Levinas s’oppose à la saisie20. Elle est une dynamique plus qu’un état : je suis toujours en cours de m’approcher d’autrui, je suis « approchant », ce mouvement me fait le prochain d’autrui. Ce 52mouvement est associé par Levinas à la « fraternité21 ». La fraternité serait peut-être la proximité sans ressemblance, la proximité qui se passe de réciprocité22. Sans réciprocité, sinon que je suis peut-être amené à accepter que l’autre, dans sa dissemblance, soit pourtant proche de moi. Nous sommes l’un à côté de l’autre. La présence silencieuse de l’autre me précède. J’entre en présence d’une présence. Et même si l’autre échappe à toute compréhension, à toute saisie, et à toute parole, cette proximité de côte à côte n’est pas sans effet de l’un sur l’autre. Si l’absence de réciprocité est aux yeux de Levinas une garantie de la dimension éthique de la relation23 (la non-emprise de moi sur autrui), la proximité nous montre une autre modalité de la relation : la simple présence – présence de moi à l’autre, et de l’autre à moi.
« Autrui nous affecte
malgré nous »
La manifestation du visage comme simple présence d’autrui, n’est pas sans effet sur moi. L’existence d’autrui en tant qu’ultime du visage, est comme une atteinte à la quiétude de mon existence. Sa présence affecte mon existence, ma manière d’être présent. C’est le sens ultime de la formule « Autrui nous affecte malgré nous24 », que Levinas désigne aussi comme « obsession par le prochain25 », alternative à la réciprocité26 : être concerné par l’autre malgré soi, et sans pouvoir attendre de l’autre un 53quelconque retour27, pas même la « possibilité de souffrir en commun28 ». La tentation même de la fuite ou de la suppression d’autrui me révèle que « le prochain ne saurait me laisser indifférent29 ».
Paradoxalement, l’exposition à autrui dans l’absence de réciprocité nous révèle une proximité grande encore : un « en commun », un fonds commun d’humanité que tout à la fois je suis tenté de fuir et qui nous lie indéfectiblement. Je quitte là Levinas, pour tenter une hypothèse que sa pensée rend possible. Face à l’autre démuni, je m’éprouve démuni moi-même. La vulnérabilité de l’autre, son exposition à la disparition, me renvoient à une expérience d’impuissance – ou plus exactement de « non toute puissance ». Dans un premier temps – dans le surgissement du dénuement de l’autre, face à la défiguration – je suis moi-même sans moyen, sans aide, sans défense face au sentiment d’inquiétante étrangeté que sa présence suscite en moi. Or, cette inquiétante étrangeté peut être d’autant plus terrifiante qu’elle renvoie à quelque chose qui fut familier, et que nous avons tendance à repousser de toutes nos forces : l’expérience de la dépendance initiale, ce que Freud appelle « la Hilflosigkeit archaïque et actuelle30 ». L’angoissant, dans l’inquiétante étrangeté de l’autre, c’est précisément une certaine familiarité, une proximité malgré soi. Ce que je vois, j’en ressens « obscurément le mouvement dans des coins reculés de [ma] propre personnalité31 ». La situation extrême de l’autre nous renvoie à notre expérience initiale de la dépendance, du nouveau-né que nous avons tous été, dont nous nous sommes affranchis par des conquêtes successives, par l’acquisition progressive de l’autonomie que revendique à toute force notre société, et à laquelle nous pouvons être prêts à tout sacrifier, jusqu’à notre vie même (préférant la mort à la perte d’autonomie, à la dépendance).
Cette situation extrême de l’autre révèle l’expérience qui a laissé en nous des traces ambivalentes : trace du soin, de la proximité et de la tendresse qui nous auront permis de subsister ; trace de l’absolue dépendance, et par revers, de l’absolu pouvoir (de l’emprise) de l’autre sur nous. Face à l’ultime du visage, je suis forcé de « quitter mon abri32 » insulaire, ma protection de revendication d’autonomie, pour reconnaître que ce 54qu’il est, est aussi en moi. L’autre, mon prochain, me révèle quelque chose sur moi-même, quelque chose que je ne veux pas savoir : que le fin mot de l’histoire, du sujet, n’est pas l’autonomie – l’exercice d’un absolu pouvoir sur soi-même – mais la dépendance. Plus exactement, l’ultime du visage révèle une vulnérabilité fondamentale, qui requiert la relation ; et conjointement, une dépendance qui est depuis toujours une interdépendance. Celui que je pouvais avoir tendance à exclure de l’humanité me révèle un fonds commun d’humanité, un fonds commun vulnérable et relationnel.
Accepter l’impuissance, la vulnérabilité dans laquelle je me trouve face à l’autre en « situation extrême », invite finalement à ne pas opposer la détresse (ou la fragilité, ou la déréliction) que j’attribue à l’autre, et ma propre détresse. La détresse que j’attribue à l’autre et ma propre détresse face à lui proviennent toutes deux d’une expérience immémoriale commune : la détresse de la dépendance initiale (Hilflosigkeit). Plutôt que d’en faire l’objet d’épouvante que nous redoutons, nous pouvons retrouver là le « fond(s) commun d’humanité » qui nous tient ensemble, l’expérience humaine initiale : ce qui permet de dire « nous ». En ce sens, l’inquiétante étrangeté révèle un fonds commun d’humanité. Nous sommes l’un et l’autre, l’un par l’autre, ensemble traversés par cette détresse initiale que la situation d’autrui me révèle.
Cet « en commun » de la vulnérabilité et de l’interdépendance vient nuancer l’asymétrie initiale de la relation de soin, rappelant au médecin, au soignant ou à l’accompagnant, qu’il participe de cette vulnérabilité fondamentale et de l’humaine interdépendance. L’« en commun » de la vulnérabilité vient également nuancer la radicalité – la violence – de l’asymétrie levinassienne, où je deviens otage de la souffrance de l’autre. Reste que la critique que Levinas fait du semblable – d’une ressemblance maligne qui étoufferait l’altérité d’autrui sous mes propres projections (il en va ainsi dans Amour, le film de Michael Haneke) – demeure une mise en garde éthique précieuse. Reconnaître que je ne sais pas ce qu’éprouve l’autre est moins un obstacle à la relation, que le garant de sa justesse. De plus, l’invitation levinassienne à tenir une proximité indépendamment de la réciprocité, garantit une forme de fraternité dans les situations extrêmes. Celui qui « n’a plus figure humaine » n’en reste pas moins le prochain dont je dois m’approcher, le frère qui rappelle la fragilité et le poids (la gloire, selon la racine hébraïque) de notre commune humanité. 55Si l’ultime du visage – défiguration de l’humain en l’autre – inquiète au point de pouvoir susciter la tentation du meurtre, par le chemin de la proximité, il convoque au « nous » d’une fraternité immémoriale – fraternité d’une détresse initiale qui ne peut être laissée sans soins.
Agata Zielinski
Université de Rennes 1
1 Par exemple Three Studies for a Portrait of Lucian Freud (1964). Ou Trois études pour le portrait d’Henrietta Moraes (1963).
2 Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002, p. 27.
3 Ibid. p. 28.
4 Ibid. p. 29.
5 « De même que des multitudes avaient été saisies d’épouvante à sa vue, – car il n’avait plus figure humaine, et son apparence n’était plus celle d’un homme » (Isaïe 52, 14), Bible de Jérusalem, Paris, Cerf, 1997.
6 Emmanuel Levinas, Totalité et infini (1961), La Haye, Martinus Nijhoff, 1984, p. 168.
7 Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 141.
8 Ibid., p. 149.
9 Ibid., p. 84.
10 Emmanuel Levinas, Totalité et infini …, 1984, p. 168.
11 Cf. Emmanuel Levinas, Autrement qu’être …, p. 157.
12 Emmanuel Levinas, Totalité et infini, p. 21.
13 Emmanuel Levinas, Autrement qu’être …, p. 92.
14 Cf. Paul Ricœur, Autrement. Lecture d’Autrement qu’être d’Emmanuel Levinas, PUF, 1997, p. 17 : Répondre, s’offrir, souffrir.
15 Emmanuel Levinas, Autrement qu’être …, p. 92.
16 Ibid., p. 131.
17 Cf. Ibid., p. 129 et p. 132.
18 Cf. Ibid., p. 201.
19 Cf. Monique Schneider, Cahier de l’Herne : Emmanuel Levinas, dir. Miguel Abensour et Catherine Chalier, Biblio Poche, 1993, p. 519.
20 « La proximité ne se résout pas en la conscience qu’un être prendrait d’un autre être qu’il estimerait proche en tant que celui-ci se trouverait sous ses yeux ou à sa portée et en tant qu’il lui serait possible de se saisir de cet être, de le tenir ou de s’entre-tenir avec lui, dans la réciprocité du serrement de mains, de la caresse, de la lutte, de la collaboration, du commerce, de la conversation » (Autrement qu’être …, p. 132).
21 Ibid.
22 « Ce n’est pas parce que le prochain sera reconnu comme appartenant au même genre que moi, qu’il me concerne. Il est précisément autre. La communauté avec lui commence dans mon obligation à son égard. Le prochain est frère. Fraternité irrésiliable, assignation irrécusable, la proximité est une impossibilité de s’éloigner sans la torsion du complexe – sans “aliénation” ou sans faute – insomnie ou psychisme » (Ibid., p. 138).
23 « Dans cette non-réciprocité … s’annonce … l’un pour l’autre, relation à sens unique, ne revenant, sous aucune forme, à son point de départ, l’immédiateté de l’autre, plus immédiate que l’immédiate identité dans sa quiétude de nature, l’immédiateté de la proximité » (Ibid., p. 134).
24 Ibid., p. 205.
25 Ibid., p. 133.
26 « Le sujet affecté par l’autre ne peut pas penser que l’affection soit réciproque » (Ibid., p. 134).
27 Ibid., p. 134 : « aller vers l’autre sans se soucier de son mouvement vers moi ».
28 Ibid.
29 Ibid., p. 140.
30 Voir Monique Schneider, Op. cit., p. 515.
31 Sigmund Freud, L’Inquiétante étrangeté, Folio bilingue, tr. F. Cambon, 2007, p. 107.
32 Emmanuel Levinas, Autrement qu’être …, p. 83.