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Classiques Garnier

Care, or the worry that won't go away about a never-ending responsability

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Éthique, politique, religions
    2019 – 1, n° 14
    . Levinas et le soin
  • Author: Svandra (Philippe)
  • Pages: 129 to 142
  • Journal: Ethics, Politics, Religions
  • CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN: 9782406098997
  • ISBN: 978-2-406-09899-7
  • ISSN: 2271-7234
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09899-7.p.0129
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 12-17-2019
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
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Le soin
ou lirréductible inquiétude
dune responsabilité infinie

Lors de son allocution prononcée à la mort dEmmanuel Levinas le 27 décembre 1995, au cimetière de Pantin, Jacques Derrida déclarait : « le retentissement de cette pensée aura changé le cours de la réflexion philosophique de notre temps, et de la réflexion sur la philosophie, sur ce qui lordonne à léthique, à une autre pensée de léthique, de la responsabilité, de la justice, de lÉtat, etc., à une autre pensée de lautre, à une pensée plus neuve que tant de nouveautés parce quelle sordonne à lantériorité absolue du visage dautrui1 ». Ce retentissement quavait pressenti Derrida est une réalité dans le monde du soin et de la médecine. Ainsi, il nest pas anodin que lannée même de la mort de Levinas le directeur général de lAssistance Publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP) dalors, Alain Cordier, demanda à Emmanuel Hirsch de mettre en place un lieu de réflexion qui portera le nom d« Espace Éthique ». Ce directeur atypique et ce philosophe, producteur alors à France Culture, étaient tous deux très fortement imprégnés de la philosophie dEmmanuel Levinas. À titre dexemple, il était fréquent que, dans des réunions institutionnelles de lAP-HP de lépoque, Alain Cordier évoque le « visage dautrui » et cite, à la grande surprise de son auditoire, lauteur dÉthique et infini. Il navait ainsi de cesse de rappeler que « lhôpital est avant tout un lieu dhumanité, parce que lhomme couché y oblige lhomme debout2 ».

Cest dailleurs à lespace éthique que, cadre infirmier impliqué alors dans la prise en charge des patients atteints de SIDA, jai rencontré la 130pensée dEmmanuel Levinas. Je dois avouer quelle mest apparue, dans un premier temps, bien obscure. Pourtant, peu-à-peu, à force defforts, et avec laide de mes professeurs, je me suis rendu compte combien la lecture des textes de Levinas pouvait éclairer la pratique soignante. Je trouvais, avec lui, mais aussi avec Paul Ricœur, enfin des philosophes qui sintéressaient à ce qui constitue la raison dêtre du soin : la vulnérabilité humaine. Michel Terestchenko lexplique parfaitement : « Étrangement, la tradition philosophique ignore, très largement, cette notion [la vulnérabilité] qui est tout simplement absente, hormis chez Levinas et Ricœur. Comment pouvait-il en être autrement sil sagit pour tant de philosophes – de Platon à Kant, en passant par les Stoïciens ou Descartes – de nous mettre à labri, de nous apprendre la voie de lautosuffisance, de la non dépendance, de la prééminence de la raison sur les émotions et les sentiments, autrement dit de nous apprendre à être le moins vulnérable possible3 ? » En prenant au sérieux cette question de la vulnérabilité, la pensée de Levinas irrigue aujourdhui, consciemment ou (le plus souvent) inconsciemment, la pratique soignante. Ce nest donc pas un hasard si cette présence est particulièrement prégnante dans le mouvement des soins palliatifs.

Une inquiétude irréductible

Même si Levinas, lors dentretiens, aimait à rappeler « la vocation médicale de lhomme4 », on ne retrouve pas dans son œuvre de discours concernant spécifiquement le monde de la médecine ou du soin. Ce nest donc quindirectement que le soignant se trouve interpellé par cette pensée qui place linquiétude à lorigine de léthique. Il faut rappeler que, dans son expression la plus courante, le soin se définit comme « la manière appliquée, exacte et scrupuleuse de faire quelque chose », ou encore : « leffort, le mal quon se donne pour obtenir ou éviter quelque 131chose5 ». Bernard Honoré remarque en ce sens : « Les deux notions de préoccupation et de soin se rejoignent dans celle dune préparation à soccuper de quelque chose ou de quelquun, à se disposer à leur égard de façon telle que ce qui va résulter de notre attitude ou de notre action réponde à lintérêt que nous leur portons6 ». Il y a ici la volonté de faire attention, dêtre précautionneux, attentif. Comment expliquer alors cette application scrupuleuse, ce souci attentif ? La réponse semble évidente : le soin se rapporte à ce qui a de limportance pour nous, ce à quoi nous tenons vraiment7. Or, dans le soin, ce qui est si important, ce qui est à préserver, cest justement ce qui est fragile, précaire, vulnérable : la vie dautrui. Parce quelle est à la fois force et puissance, mais aussi fragilité et vulnérabilité, toute vie est en effet source de joie et, dans le même temps, dinquiétude. En danger dès son commencement, il sagit donc den « prendre soin ». En ce sens, la relation de soin constituerait moins – selon la célèbre formule du Professeur Louis Portes – « une confiance qui rejoint librement une conscience8 » qu« une vulnérabilité qui rejoint nécessairement une inquiétude9 ». Dans une lecture levinassienne, linquiétude et la vulnérabilité du soigné et du soignant ne sont évidemment aucunement superposables, et encore moins comparables. Il sagit en revanche de considérer le soin comme une Rencontre au cours de laquelle les protagonistes sont successivement, et parfois simultanément, inquiets et vulnérables. On pourrait même ajouter : inquiet parce que vulnérable et vulnérable parce quinquiet. Cest ainsi que Levinas appelle éthique « une relation entre des termes où lun et lautre ne sont unis ni par une synthèse de lentendement, ni par la relation de sujet à objet, et où cependant lun pèse ou importe ou est signifiant à lautre, où ils sont liés par une intrigue que le savoir ne saurait ni épuiser ni démêler10 ». 132Cette définition de léthique ne peut-elle au fond sappliquer également au soin ? Dans ces conditions, je ne suis pas responsable de lautre mais pour lautre. Nous basculons ainsi dune « responsabilité devant » qui se confronte à une instance supérieure (Dieu, la Loi, lautorité) à « une responsabilité pour » qui se réfère à la vulnérabilité de celui qui me fait face. Lorsquon est soignant, cette attitude dinquiétude, qui est au fondement de léthique levinassienne, nous est, pour ainsi dire, habituelle et familière. Elle est à lorigine de notre éthos professionnel.

Lénigme du visage dautrui

Malgré un abord particulièrement difficile, Emmanuel Levinas est donc un philosophe qui « parle » assez naturellement aux soignants. Toutefois, il me semble que nous avons aujourdhui trop souvent tendance à édulcorer sa pensée. En lapparentant à un simple altruisme bienveillant, on manque laspect radical, voire même subversif de lapproche quil nous propose. Comme le souligne Alain Cordier : « Il faut en saisir toute lexigence, lexigence dun jamais quitte et de labsence de toute échappatoire11 ». Pour Levinas, ce nest en effet ni lamour, ni la raison, ni le devoir qui me commande de faire une place au soleil à autrui, de prendre soin de lui, mais seulement son visage qui simpose à moi comme un appel, un événement, une convocation à laction. Levinas écrit ainsi : « la responsabilité pour les autres ne saurait jamais signifier volonté altruiste, instinct de “bienveillance naturelle” ou amour12 ». Lauteur de Totalité et infini savait dailleurs que, face à lordre que madresse le visage dautrui, la haine est une hypothèse toujours possible. Venant perturber ma tranquillité, le visage du prochain mobsède par sa misère. En interrompant mon insouciance, mon bonheur et ma liberté, cette inquiétude pour autrui signe la perte dune forme dinnocence. Ce visage qui mappelle et moblige soppose donc à ce désir de persévérer dans 133son être, à ce conatus qui est au cœur de la philosophie de Spinoza. Ce commandement en devient terriblement violent. Je peux légitimement chercher à men protéger, le fuir, voire le faire taire. Levinas lexprime clairement : « Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence13 ». Cette radicalité se retrouve également dans le style décriture de Levinas. Si lon veut aborder son œuvre, il faut ne jamais oublier que le philosophe, en recourant à cette méthode emphatique qui utilise tant lhyperbole que la métaphore, cherche volontairement à pousser le langage à ses limites. La lecture de Levinas en devient souvent difficile, voire parfois obscure.

Des incompréhensions peuvent ainsi naître. Le recours au visage en est sûrement lexemple le plus évident. Chez Levinas, il est bien autre chose que la face ou la figure humaine puisquil est précisément ce que lon ne peut pas voir. La vision qui tend à subsumer, à ramener lautre au même, ne peut permettre véritablement la rencontre. Cest ainsi que la meilleure façon de rencontrer autrui, cest justement de ne même pas remarquer la couleur de ses yeux. Sil ne sagit pas de voir le visage, il sagit en revanche de subir son impact. En ce sens, ce serait autant une erreur de penser le visage de manière phénoménologique (ce que je perçois) que de façon platonicienne (comme une Idée). Sil fallait vraiment caractériser le « visage levinassien », on pourrait dire quil est linscription de linfini dans la chair.

Plus spécifiquement, parce que la connaissance cherche fondamentalement à ramener lautre au même, la réification est une menace constante, …et cela est vrai particulièrement en médecine. Levinas nous invite donc à accepter les limites de notre volonté farouche de tout com-prendre, surtout autrui : « Limmédiateté à fleur de peau de la sensibilité – sa vulnérabilité – se trouve comme anesthésiée dans le processus du savoir14 ». Imprégné de culture juive, Levinas ne peut ignorer, par ailleurs, que le mot de visage en Hébreu se dit panim15. 134Shmuel Trigano nous rappelle la définition quen donne Maïmonide : « la présence dune personne dans le lieu où elle se tient16 ». Cette présence se définit à travers la notion de « face-à-face », panim el panim, cest-à-dire dune présence de lun à lautre sans intermédiaire, doù lidée que le visage nexprime pas : il est lexpression. Dautre part, on recense aussi un usage de panim comme adverbe de temps « autrefois », voire de lieu « au-devant ». Mais Shmuel Trigano précise que Maïmonide relève un sens supplémentaire à panim. Lhébreu biblique emploie en effet ce terme pour désigner l« égard », l« attention », et enfin le « soin » pour autrui. Ainsi, nous arrivons au lien ancien, immémoriale, mais si symbolique pour nous, qui ré-unit visage et soin. Shmuel Trigano souligne : « Rien ne récapitule mieux la notion levinassienne de “visage” que ces quelques lignes de Maimonide. Le visage comme autrui me précède toujours dans une antériorité qui nest pas au passé, mobligeant envers lui de toute éternité17… ». À partir de cette étymologie, ne serait-il pas possible daffirmer que le visage appelle au soin ?

Une responsabilité infinie…
qui passa avant la liberté

Loin dêtre un acte issu du libre arbitre, la responsabilité qui émane du visage dautrui sapparente alors à un commandement qui moblige. Levinas ne cesse dailleurs de répéter quon ne décide jamais volontairement – après un examen de conscience ou en examinant le pour et le contre – de répondre à la souffrance dautrui. Ainsi : « La responsabilité pour autrui ne peut pas avoir commencé dans mon engagement, dans ma décision. La responsabilité où je me trouve vient au-deçà de ma liberté18 ». Levinas va jusquà reprendre à son compte cette célèbre (et 135terrible) phrase que Dostoïevski fait dire à Yvan Karamasov : « Chacun de nous est coupable devant tous pour tous et moi plus que les autres19 ». Inversant le célèbre adage platonicien, Levinas peut affirmer : « nul nest bon volontairement20 ». Ainsi, montrant sa nette préférence pour la responsabilité plutôt que pour la liberté, il écrit : « La liberté sinhibe alors non point comme heurtée par une résistance, mais comme arbitraire, coupable et timide ; mais dans sa culpabilité elle sélève à la responsabilité21 ». Ma responsabilité, autant inconditionnelle quincessible, sapparente dès lors à un commandement : « Le mot Je signifie me voici22 ». Lépiphanie du visage dautrui moblige, … et moi je suis celui qui doit trouver des ressources pour répondre à cet ordre. On comprend dès lors mieux, dautant plus lorsquon est soignant, pourquoi Levinas aimait à citer cette phrase, à la fois simple et énigmatique, quil tenait dun grand rabbin : « les besoins matériels de lautre sont des besoins spirituels pour moi23 ». Cest dailleurs ainsi que Levinas définit le Moi comme celui qui est totalement responsable dautrui : « Être Moi, signifie ne pas pouvoir se dérober à la responsabilité, comme si tout lédifice de la création reposait sur mes épaules. […] Lunicité du Moi, cest le fait que personne ne peut répondre à ma place24 ». Face à autrui, je suis astreint, requis, je ne peux demander de remplaçant. Devenant responsable pour la responsabilité de lautre, il serait possible de parler, selon lexpression de Jean Luc Marion, dune responsabilité au carré25. Dans cette conception, je nai rien à attendre, et encore moins à exiger, dautrui : « la réciprocité cest son affaire et non la mienne26 ». Jai, pour lautre, à manifester une sollicitude infinie dont je ne serai jamais quitte. Autrui est confié à ma garde mais il ne saurait avoir de dette à mon égard. Cest donc bien lui, le faible qui reste le maître, il ne peut 136pas y avoir dépossession. En revanche la dette que je dois à autrui est absolue. Le dû est impayable : on en nest au fond jamais quitte vis-à-vis dautrui. Levinas peut aller jusquà affirmer cet apparent paradoxe : « La dette saccroît dans la mesure où elle sacquitte27 ». Cette dette est contractée avant toute liberté, et même avant toute conscience, avant tout présent car elle relève de la trace originelle. Jai vis-à-vis dautrui non seulement une dette, mais une dette impossible à acquitter puisque « le moi a toujours une responsabilité de plus que tous les autres28 ». Nous ne nous situons pas ici dans une relation de réciprocité, ni donc de solidarité puisque je nattends rien de lautre en échange. Levinas pourrait être vu dès lors comme une philosophie de la mauvaise conscience. Parce que Levinas conçoit autrui sur le mode dune extériorité radicale, puisque lautre reste absolument autre, vouloir « se mettre à la place de lautre » est ici impossible. Tenter de le faire ce serait chercher à le com-prendre (prendre-avec), donc à le totaliser. Ma relation au visage dautrui se situe en effet dans un « au-delà » de tout phénomène, y compris celui de lempathie.

Ce nest pourtant que lors de moments paroxystiques que la véritable Rencontre est possible : « Seul un être arrivé à la crispation de sa solitude par la souffrance et à la relation avec la mort se place sur un terrain où la relation avec lautre devient possible29 ». En ce sens, si jéprouve de la sollicitude vis-à-vis de mon semblable lorsquil souffre ce nest pas parce quil est mon semblable mais bien parce quil souffre et que jen deviens responsable. Comme le note Lazare Benaroyo, chez Levinas « le corps souffrant est porteur dune ambiguïté primordiale : alors que lexpérience physique de la souffrance enchaîne le sujet à soi, la vulnérabilité atteste que le sujet est débordé hors de lui, est en situation douverture à autrui30 ». Cest ainsi, notamment dans Autrement quêtre, que Levinas semble vouloir pousser sa pensée jusquà voir dans la responsabilité le prix dune faute, dune culpabilité première : celle de survivre. Il peut ainsi écrire : « Or, dans lapproche dautrui, où autrui se trouve demblée sous ma responsabilité, « quelque chose » a 137débordé mes décisions librement prises, sest glissé en moi, à mon insu, aliénant ainsi mon identité31 ». Il en tire cette conclusion radicale : « Lunicité de soi, cest le fait même de porter la faute dautrui32 ». Cette position maximaliste peut interroger. Ainsi, Michel Harr – dans un article du Cahier de lHerne dont le titre, Lobsession de lautre, léthique comme traumatisme, pose déjà en soi le problème – va jusquà douter du sens que peut avoir une relation à ce point dissymétrique. Il sinterroge ainsi : « Comment une véritable relation éthique pourrait-elle se fonder sur la pure passivité, sur la pure souffrance, sur lunilatéralité, la non réciprocité [] Comment concevoir un don qui serait arraché à la pure passivité [] Le moi privé de centre autant que de périphérie peut-il encore rencontrer lautre et que peut-il lui apporter33 ? ».

En parlant dune manière hyperbolique « dhémorragie du pour-lautre » ou dun « don douloureusement arraché, dans larrachement », on pourrait penser que Levinas verse parfois dans une forme de dolorisme. Un auteur comme Michel Terestchenko34 critique dailleurs cette attitude sacrificielle où il nest plus question de générosité, mais seulement de souffrance, daccusation, dexpiation qui nous transforme en otage de lautre.

Catherine Chalier défend pourtant Levinas, car selon elle, lauteur de Totalité et infini ne fait pas, comme on voudrait le croire, lapologie du sacrifice pour le sacrifice. Ainsi : « Si le visage commande de faire prévaloir le souci de la vie dautrui sur la sienne propre, cela néquivaut pas à un devoir pour soi de sexclure du bonheur35 ». Dailleurs le premier commandement, le « tu ne tueras point » qui est la première parole du visage, sapplique à autrui comme à moi, il semble ainsi exclure le sacrifice.

Dautant plus que dans cette éthique poussée à ses limites, il existe une situation qui va finir par limiter ma responsabilité : larrivée du tiers.

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La seule limite : le tiers

On loublie parfois mais Emmanuel Levinas sest attaqué à la question de la justice. Certes, comme nous venons de le voir, il apparente mon rapport à autrui à une forme dobligation face au visage dautrui. Ici, la question de la justice na pas sa place. Toutefois, lauteur dÉthique et infini nous rappelle une vérité incontournable : autrui nest pas seul ! Il y a le tiers, lautre autrui en quelque sorte. Le tiers, cest celui qui interrompt le face-à-face en mimposant détablir une relation déquité avec lui. Pour le dire plus simplement, je nai pas le droit de donner tout à lun, et léser le tiers.

En exigeant la comparaison, le tiers pose fondamentalement problème. Avec larrivée du « troisième homme » commence bien la justice (cest ici que nous passons de la responsabilité pour à la responsabilité devant). Pour Levinas prendre en compte ces interrogations revient à « peser, penser, juger en comparant lincomparable36 ». Le troisième homme représente le moment de la justice, car si dans le face-à-face, je suis lobligé dautrui (et même son otage), dans une institution, dans un collectif, se posent dautres questions : « qui passe le premier ? », « qui a plus besoin de moi ? ».

Soulignons que ces questions, pour les soignants, sont loin dêtre théoriques. En pratique, ce tiers peut être celui qui attend son tour à la consultation, le blessé grave qui peut arriver à tout moment aux urgences, la personne dont létat saggravant doit être transférer dans un service réanimation où il faut libérer un lit. À chaque fois une sélection doit être faite, qui doit être prioritaire, et sur quels critères ?

Plus largement, avec larrivée du tiers nous quittons la sphère de léthique pour entrer dans celle politique. De manière imagée, Levinas aimait à dire quavec le tiers je cesse dêtre Juif pour devenir Grec. Car le monde grec est le monde de la cité politique, un monde fini (il est totalité), alors que le monde juif est lui éthique, il est infini.

Il nempêche que si la justice affecte nécessairement ma relation au prochain, elle nexonère en rien, chez Levinas, ma responsabilité première 139et incessible qui demeure face au visage dautrui. Dautant plus que rien nest simple, puisque dans ma relation à autrui le tiers est toujours déjà là. Avant même son arrivée, la trahison est pour ainsi dire déjà présente. Très proche de Levinas sur ce point, Derrida rappelle : « Dans ce face-à-face, le tiers est déjà là : le juridique, léthique, le politique, comme dépendants du tiers, viennent, en quelque sorte, mobliger à trahir – pour la bonne cause, celle de la justice – mon rapport à la singularité exclusive de lautre, unique, irremplaçable, etc. […] Il y a là comme un parjure : je dois trahir lautre pour être juste avec les “autres”37 ». Au fond, même si cest pour de bonnes raisons, puisquil sagit dêtre juste, la démarche que partagent Levinas et Derrida viserait à retarder, sinon ajourner lheure, pourtant nécessaire, de la trahison.

Une politique levinasienne
est-elle possible ?

En réintroduisant malgré tout, et quasiment à son corps défendant, de la mesure dans ma responsabilité pour lautre, Levinas rappelle donc quen société tout nest pas moral. Sil reconnaît que la présence du tiers introduit la question de la justice et donc de lÉtat, il nen tire pas, pour autant, les mêmes conclusions que le grand philosophe du contrat social quest Thomas Hobbes. Rappelons que lauteur du Léviathan, considère que le but de linstitution étatique est de nous protéger du danger que représente autrui comme source de violence potentielle, voire de possible mort violente. Refusant cette approche hobbesienne, Levinas se propose de fonder lÉtat (comme organisation du « social ») sur une toute autre base. Toujours fidèle à lui-même, il va défendre une position dans laquelle lhomme est nécessairement responsable de lautre homme. Dans son livre dentretien avec Philippe Nemo, Éthique et infini, il explique ainsi : « Il est extrêmement important de savoir si la société au sens courant du terme est le résultat dune limitation du 140principe que lhomme est un loup pour lhomme [comme chez Hobbes], ou si au contraire elle résulte de la limitation du principe que lhomme est pour lhomme38 ».

En extrapolant quelque peu la pensée de Levinas, on pourrait penser que les institutions sociales qui sont au cœur du « vivre ensemble » ont pour rôle non pas de nous protéger de la violence des autres mais, au contraire, de nous permettre déchapper à labsolu (et incommensurable) responsabilité que nous avons pour autrui. Dun rôle de protection vis-à-vis dautrui (comme chez Hobbes), nous passons à une fonction de substitution. Il serait dès lors possible de voir dans lexistence des politiques sociales un moyen de nous soulager de notre mauvaise conscience, de linconfort que provoque en nous lirruption du tiers dans ma relation avec lautre. Dit en des termes plus simples, de réaliser une socialisation du devoir de charité.

Dans un article publié dans un numéro de la revue Rue Descartes intitulé Lextravagante hypothèse, Miguel Abensour39 explique que lobjectif de Levinas, sur cette question, reste toujours le même : rompre avec une philosophie du savoir, de lêtre et du Même. À l« odieuse hypothèse » de Hobbes répond ainsi lextravagante générosité du pour-lautre de Levinas. Autrement dit, à « lhomme comme loup pour lhomme » soppose « lhomme comme otage de lautre homme ».

Conclusion

Levinas, nous lavons vu, nous invite à voir ma relation à autrui essentiellement comme responsabilité, mais une responsabilité qui ne relève aucunement de la liberté puisque je suis comme « pris en otage » par la vulnérabilité du visage dautrui. Nous sommes ici dans le champ de lindicible, mais aussi de lincalculable puisque on ne peut évidemment pas mesurer ce que lon ne sait pas avoir donné : « Toute complaisance détruit la droiture du mouvement éthique40 ».

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Reste toutefois à savoir si le soin ne se résume quà ce rapport éthique. Car, comme toute action humaine, le soin est aussi susceptible dautres éclairages. Dautant plus que cette vision de ma relation à autrui est extrêmement exigeante, … trop peut-être. Serions-nous devant une exigence infinie qui fait de cette éthique de la responsabilité portée aux extrêmes une éthique essentiellement utopique ? En ce sens, la responsabilité levinassienne qui nest pas liée à un acte de volonté du sujet en devient absolue dans le sens littéral du terme (ab-solutus signifiant en latin « sans relation », « séparé »). Le problème est bien là, en nous proposant une éthique de labsolu, une morale hyperbolique, Levinas ne tient pas compte des circonstances, des conditions de réalisations de cette responsabilité. Or le soin ne peut sextraire totalement de la contingence. Pouvons-nous penser que lenvironnement social, culturel et technique dans lequel le soin se déploie aujourdhui permet au soignant dêtre toujours à la hauteur de cette formidable responsabilité ? Par ailleurs, présenter ainsi le soin, ne serait-ce pas le meilleur moyen de rebuter certains soignants ?

Ne faudrait-il pas alors oser défendre une forme de culpabilité raisonnable, et reconnaître, malgré limmensité et limportance de lœuvre de Levinas, les limites, au moins pratique, de cette pensée. Ne pourrait-on pas chercher à établir une responsabilité limitée comme, par exemple, celle que nous propose Albert Camus au travers du personnage du Docteur Rieux dans La Peste. Ne pouvant être un saint et se refusant dadmettre les fléaux, il sefforce, face à la peste qui décime la ville dOran, dêtre simplement un médecin, cest-à-dire de bien faire ce quil sait le mieux faire. Dailleurs, comme il lexplique : « Ceux qui se dévouèrent aux formations sanitaires neurent pas si grand mérite à le faire, car ils savaient que cétait la seule chose à faire et cest ne pas sy décider qui alors eût été incroyable41 ». Rieux ne se veut donc pas héroïque, mais simplement honnête. Si, comme tous les soignants, il ne sauve que par sursis, cela ne lempêche pas, pour autant, de se sentir solidaire de tous les hommes. Dès lors, il sagit non pas den appeler au renoncement, mais simplement à la modestie. De ce point de vue, si le soin relève bien, comme laffirme Levinas, dune forme dobligation à laction, celle-ci doit, au risque dêtre inaccessible, rester à hauteur dhomme.

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On pourrait penser que si lhomme nest pas un loup pour lhomme, ce nest pas par simple altruisme, mais plus simplement parce que lindividu recule à attenter à sa propre image dans lautre. Il sagit ici de rappeler la phrase de lancien esclave devenu célèbre auteur de théâtre à Rome, Térence : « Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne mest étranger ». La fragilité, les faiblesses, la souffrance dautrui cest bien au fond aussi la mienne. Ne peut-on pas penser quil reste, malgré tout, entre autrui et moi quelque chose qui demeure, qui nous réunit ? Que pourrait être alors cette chose en commun, ce poids qui nous pèse, sinon la souffrance de cette terrible solitude ? Cest cette vulnérabilité commune qui nous ferait nous ressembler … et nous rassembler. Ce qui nous rapprocherait et rendrait alors possible une véritable fraternité ce serait le résultat paradoxal de notre incompréhension mutuelle et de notre souffrance commune. Nous revenons ici à la « solidarité des ébranlés » chère à Jan Patočka42.

Le soin ne représenterait-il pas la dernière, lultime tentative qui permettrait de jeter un pont entre moi et autrui, afin de vaincre cet isolement, de réduire cet abîme43 et tenter vainement de me rapprocher de celui qui me restera à jamais étranger.

Philippe Svandra

Université Paris-Est Marne-la-Vallée44

1 Jacques Derrida, Adieu à Emmanuel Levinas, Paris, Galilée, 1997, p. 14.

2 Alain Cordier, « La vocation médicale de lhomme : in-quiétude éthique et professions de santé. En lisant Emmanuel Levinas », dans Emmanuel Hirsch (éd.), Traité de bioéthique. Volume II : Soigner la personne, évolutions, innovations thérapeutiques, Toulouse, Erès, 2010, p. 13-35.

3 http://michel-terestchenko.blogspot.ch/2009/12/ : mercredi 9 décembre 2009, sous le titre « Fragilité, vulnérabilité ».

4 Voir Alain Cordier, « La vocation médicale de lhomme : in-quiétude éthique et professions de santé. En lisant Emmanuel Levinas », op. cit.

5 Définition retenue : Le Grand Robert, Paris, 2001, p. 1826.

6 Bernard Honoré, Pour une philosophie de la formation et du soin, Paris, LHarmattan, 2003, p. 114.

7 Doù le titre du livre du philosophe Frédéric Worms, Le Moment du soin, À quoi tenons-nous ?, Paris, Presses Universitaires de France, 2010.

8 Louis Portes, « Du consentement à lacte médical » (Communication à lAcadémie des Sciences Morales et Politiques, 30 janvier 1950), dans Id., À la recherche dune éthique médicale, Paris, Masson et Presses Universitaires de France, 1955, p. 173-170, p. 170.

9 Philippe Svandra, Nature et Forme du Soin. Regard sur une pratique sous tension, Paris, De Boeck – Estem, 2015, p. 12.

10 Emmanuel Levinas, En découvrant lexistence avec Husserl et Heidegger (1967), Paris, Vrin, 2001, p. 225, note 1.

11 Alain Cordier, « La vocation médicale de lhomme : in-quiétude éthique et professions de santé. En lisant Emmanuel Levinas », op. cit., p. 15.

12 Emmanuel Levinas, Autrement quêtre ou au-delà de lessence (1974), Paris, Le livre de poche, 1978, p. 177.

13 Emmanuel Levinas, Totalité et infini (1961), Paris, Le livre de Poche, 1982, p. 80.

14 Emmanuel Levinas, Autrement quêtre, op. cit., p. 104.

15 La traduction grecque de la bible hébraïque, dite des Septantes, traduit lhébreu panim, par prosopon. Ce dernier terme signifie bien face ou visage, mais aussi ce qui est en avant, ce qui se montre dans la partie supérieure dun objet ou dun être. Toutefois proposon, veut également dire masque. Nous sommes donc devant deux sens qui ne sont pas totalement contradictoire, prosopon comme face et comme masque de théâtre. Dautant plus que lorigine des masques est en Grèce religieuse ou sacrale. Notons enfin que la traduction latine de prosopon est persona dont le sens premier est exclusivement masque. Ce mot donnera ensuite pourtant le mot actuel de « personne ».

16 Cette citation se trouve chez Shmuel Trigano, « Levinas et le projet de la philosophie-juive », Rue Descartes. Collège international de philosophie, 1998, nr. 19, p. 141-164, p. 148. Il sagit de la définition que donne Maïmonide du panim, le visage (I, 37).

17 Shmuel Trigano, « Levinas et le projet de la philosophie-juive », op. cit., p. 149.

18 Emmanuel Levinas, Autrement quêtre, op. cit., p. 24.

19 Fiodor Dostoïevski, cité par Emmanuel Levinas, Ibid., p. 228. Il faut cependant rappeler que cest dans un moment de folie que Dostoïevski fait tenir ces propos à Ivan Karamasov.

20 Emmanuel Levinas, Totalité et infini, op. cit., p. 217.

21 Ibid., p. 223.

22 Ibid., p. 181.

23 Phrase du rabbin lithuanien Israël Salanter souvent reprise par Emmanuel Levinas, notamment lorsquil commente les obligations dAbraham à légard dautrui. Également cité par France Quéré, Léthique et la vie, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 305.

24 Emmanuel Levinas, Humanisme de lautre homme (1972), Paris, Le livre de poche, 1996, p. 55.

25 Voir Jean-Luc Marion, « La substitution et la sollicitude. Comment Levinas reprit Heidegger », Pardès, 2007 (42), nr. 1, p. 123-141.

26 Emmanuel Levinas, Totalité et infini, op. cit., p. 95.

27 Ibid., p. 27.

28 Ibid., p. 95.

29 Emmanuel Levinas, Le temps et lautre (1980), Montpellier, Fata Morgana, Presses Universitaires de France, 2011, p. 64.

30 Lazare Benaroyo, « Soins, confiance et disponibilité », Éthique et Santé, Mai 2004 (1), no 2, p. 60-63, p. 62.

31 Emmanuel Levinas, Autrement quêtre, op. cit., p. 102.

32 Ibid., p. 177.

33 Michel Harr, LObsession de lautre. Léthique comme traumatisme, Paris, Éditions de lHerne, 1991, p. 530, cité par Shmuel Trigano, « Levinas et le projet de la philosophie juive », op. cit., p. 163.

34 Voir Michel Terestchenko, Un si fragile vernis dhumanité, Paris, Éditions La Découverte, 2005.

35 Catherine Chalier, « Le bonheur ajourné », Rue Descartes. Collège international de philosophie, 1998, nr. 19, p. 27-38, p. 32.

36 Emmanuel Levinas, Éthique et infini, Paris, Le livre de Poche, 1982, p. 84 (livre dentretiens avec Philippe Memo diffusés sur France-Culture en février-mars 1981).

37 Intervention de Jacques Derrida lors de lémission radiophonique « Radio Libre » enregistrée le 04/01/2003 à loccasion des 2e rencontres philosophiques de France Culture présidées par Paul Ricœur les 4 et 5 décembre 2002 à la Maison de LAmérique Latine.

38 Emmanuel Levinas, Éthique et infini, op. cit., p. 85.

39 Miguel Abensour, « Lextravagante hypothèse », Rue Descartes. Collège international de philosophie, 1998, nr. 19, p. 55-84, p. 57.

40 Emmanuel Levinas, Humanisme de lautre homme, op. cit., p. 55.

41 Albert Camus, La Peste (1947), Paris, Gallimard / Folio, 1972, p. 125.

42 Rappelons pour mémoire que Jan Patočka, philosophe tchécoslovaque, porte-parole du Groupe des droits de lhomme et du citoyen pour la Charte 77, ami de Vaclav Havel, est mort à Prague dune crise cardiaque le 13 mars 1977 à lâge de 70 ans à la suite dun interrogatoire policier qui avait duré plus de onze heures.

43 Si tant est que lon puisse réduire un abîme ! Du moins si lon se rapporte à létymologie grecque de ce mot (abissos) signifiant sans fond.

44 Philippe Svandra, est aussi cadre supérieur de santé et formateur consultant au pôle formation du centre hospitalier Sainte-Anne à Paris.