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Classiques Garnier

Man’s medical vocation Levinas, ethics, and the philosophy of care

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Éthique, politique, religions
    2019 – 1, n° 14
    . Levinas et le soin
  • Author: Pierron (Jean-Philippe)
  • Abstract: Invoked rather than summoned into the world of health, is not Levinas' ethic on the mode of misunderstanding? It is not an applied ethics. Philosophy first, she is anarchist refusal to be a prisoner of the contexts. Routine of what we ordinarily mean by ethics, the Levinasian proposal brings to light an unconditioned hospitality. The stake: to translate the madness of its call into established forms of care that are necessary but not absolute.
  • Pages: 29 to 44
  • Journal: Ethics, Politics, Religions
  • CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN: 9782406098997
  • ISBN: 978-2-406-09899-7
  • ISSN: 2271-7234
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09899-7.p.0029
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 12-17-2019
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: Ethics, Emmanuel Levinas, applied ethics, hospital institution, vocation
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La vocation médicale
de lhomme

Levinas, léthique et la philosophie du soin

Sans être au sens strict une philosophie du care dans sa version nord-américaine qui en fait surtout une attention à des pratiques de soin dans une perspective « appliquée », tout en se démarquant de la sollicitude (Sorge ou Fürsorge) heideggérienne qui ne laisse pas à lAutre faire son entrée parce quelle choisit lÊtre, la pensée dEmmanuel Levinas a pourtant connu une réception singulière et considérable dans le monde du soin. Sans doute que les mots déthique, de visage, dasymétrie, de vocation médicale de lhomme, de caresse, dhospitalité qui investissent le style et le dire du philosophe, et dessinent une constellation du soin, ont-ils pu encourager cette réception, tant ils sont susceptibles de résonner avec la pratique soignante, médicale ou non. Ainsi est ce presque naturellement, voire sans y penser, que lon associe la philosophie de Levinas et celle du soin. Mais une résonance ne fait pas encore un raisonnement. Que signifie alors pour la pratique soignante engagée dans le soin médical se comprendre et comprendre son agir devant le texte de Levinas ? Comment a-t-on pu penser quun philosophe, qui nétait pas un spécialiste de philosophie de la médecine, encore moins déthique médicale au sens dune éthique appliquée, pouvait aider à éclairer ce qui sengage dans le monde soignant ? En désincarcérant le soin de son inscription dans la pratique médicale, en pensant la profondeur éthique de lhospitalité en amont de toute forme dinstitution hospitalière, Levinas na-t-il pas contribué à redonner au soin sa portée éthique et ontologique ? On doit donc sarrêter et se demander si ce sont pour de bonnes raisons ou sur le malentendu dun apparent air de famille que Levinas qui parle dune « vocation médicale de lhomme », a vu son œuvre recevoir un écho considérable dans le champ du soin ? Plus encore, comment passe-t-on de la figure de Levinas que lon convoque comme le théoricien du visage, à la manière dun mantra 30exorcisant nos craintes de nêtre « pas éthique », à une philosophie que lon convoque, dans la radicalité de sa conceptualité, pour élucider et discuter nos pratiques ? Il faut, pour répondre à ces questions, partir dun double étonnement.

Levinas et les territoires du soin

Notre premier étonnement concerne la réception de la pensée du philosophe. La réception de lœuvre de Levinas, si elle a connu un large écho dans le champ de la philosophie française contemporaine, et singulièrement de la phénoménologie, a, dans le même temps – est-ce une juxtaposition, est-ce en parallèle, est-ce par voie de conséquence, lenjeu de cet article est de travailler à le déterminer – connu une réception du point de vue dune herméneutique de la pratique soignante. Le monde soignant, et singulièrement celui du soin médical et paramédical a donné un écho à cette œuvre. Il a également appris à déchiffrer lexpérience du soin de lhumain vulnérabilisé par la maladie dans les mots du philosophe, tentant de la sorte, de se comprendre devant le texte de Levinas.

Certes, les analyses de Levinas consacrées aux relations à lautre homme ne se laissent pas enfermer dans le soin médical, lequel nest quune figure du soin possible parmi dautres.

Sans faire la liste exhaustive de tous les lieux du soin, nous observerons que Levinas laisse ouvert deux enjeux du soin aujourdhui en chantier, auxquels nous ne donnerons pas ici un avenir. Le premier concerne le point de passage allant du soin des humains au soin porté à aux animaux. « Je ne sais pas si lanimal à un visage » écrit Levinas, lui qui découvre dans le chien Bobby qui le reconnaissait dans le camp de prisonniers où il se trouvait détenu lors même quil ne létait pas par ses geôliers, un descendant des chiens du Nil plutôt que dIthaque. Bobby, pour lequel, incontestablement les prisonniers de guerre israélites étaient des hommes1. Le second concerne les choix des priorités éthiques qui feraient de Levinas le promoteur dune éthique anthropocentrée 31faible. En effet, pour Levinas, le souci de lautre homme est premier éthiquement et chronologiquement eu égard au soin de la nature. Ceci au nom de lobligation éthique à laquelle nous appelle la faim des hommes et contre la séduction dun soin du monde et de lidolâtrie du Lieu (Dasein) qui se paierait du sacrifice de lhumain dans le soin environnemental : « Le mystère des choses est la source de toute cruauté à légard des hommes2 ».

Dans son explicitation du souci à légard de lautre homme, Levinas a pris pour guide la liste des obligations éthiques présente dans la tradition biblique et prophétique à légard de laquelle il déploie une double herméneutique, talmudique dun côté, philosophique de lautre. Ainsi, remarquera-t-on que la plume de Levinas ne cesse de revenir au texte biblique, et notamment au livre de lExode 22.22 (faire droit à lorphelin et à la veuve, qui aime létranger), ou au livre de Zacharie 7.10 (contre loppression de la veuve et de lorphelin, létranger et le pauvre) non pas tant pour théologiser la philosophie que pour y trouver un schème ou une forme dattention quil déploiera philosophiquement. Il explorera ce que peut être une attention hospitalière à légard de trois figures de la vulnérabilité : létranger, la veuve et de lorphelin3. Ce sont là trois figures de la vulnérabilité : juridico-politique pour létranger ou le réfugié qui perd le droit du droit et qui attend des villes-refuges comme des formes dhospitalité inconditionnelle4 ; laccueil dans les structures dalliance qui assurent dune position sociale et un partage juste des richesses pour la veuve ; linscription dans lhospitalité dun lignage qui fait de lenfant un fils ou une fille de … pour lorphelin. Dans cette trilogie, le verset biblique apparait chez Levinas comme un guide, non comme une norme. Il ne cesse de réveiller le questionnement éthique, suscitant le commentaire à la fois talmudique et philosophique pour élargir notre compréhension de la responsabilité. Il ne faut toutefois pas sy tromper. Veuve, orphelin ou étranger ne sont pas des thèmes. Au contraire tout le travail philosophique de Levinas va consister à dé-thématiser cette relation à autrui inscrite dans des dispositifs institutionnels. Là où très 32vite autrui est dévisagé par les services dhospitalité qui le prennent en charge, la tâche éthique sera de maintenir la radicalité dune forme dextériorité qui lenvisage. Lautre ne peut être un thème, sous peine dy être aliéné, de disparaitre sous la rationalité instrumentale et managériale qui va le « traiter ».

On observera dailleurs que la figure de lhumain malade napparait pas comme première ou du moins centrale dans sa recherche. Levinas pense de manière privilégiée le mal commis de la guerre de lhumain contre lautre humain – Totalité et Infini peut se lire comme le Guerre et Paix de Levinas –, plutôt que le mal subi de la guerre intestine en lhumain quest la maladie. On peut en être surpris car la relation de soin à lhumain malade donne une figure de lhumain vulnérable et de son altérité dans sa densité, sa complexité et son tragique. La confrontation au mal subi vient aussi bouleverser nos représentations de la rencontre. Mais la surprise ne peut quêtre provisoire : le propos levinassien nest pas déthique appliquée ou déthique médicale. Lépreuve de lhumain malade sera plutôt une figure de lhospitalité5 parmi dautre : lhospitalité de lhôpital, à côté de lhospitalité du droit, de lhospitalité de lalliance ou de lhospitalité du lignage. Il sagit den déployer et den décliner toute la teneur dans une invitation à une hospitalité inconditionnelle dont on sait combien Jacques Derrida après Levinas tirera les conséquences cosmopolitiques et Élisabeth de Fontenay les conséquences pour une éthique animale dans son Silence des bêtes.

Toutefois la réception de lœuvre de Levinas dans le monde du soin médical mobilise un troisième type dherméneutique. Ne peut-on pas envisager la pratique soignante comme la tentative de déchiffrer ce que peut signifier pratiquement, et dans une stylistique de lagir, se comprendre agissant et soignant devant la fragilité du visage ?

Mais il faut, au préalable, être modeste. Il y a toujours de léthique avant la méditation du philosophe. Les praticiens et les soignants nont pas attendu les philosophes, Kant ou Levinas, pour travailler aux conditions éthiques et politiques dun soin juste et ajusté. Par contre, ils ont trouvé, notamment dans les hautes turbulences que sont les situations limites mobilisées dans le soin (la grande dépendance, la fin de vie et les soins palliatifs notamment) des occasions où la conceptualisation du philosophe 33a pu leur être dun éclairant secours. Tout comme, inversement, Levinas a trouvé/sest trouvé avec les épreuves du mal (subi ou commis) face à une mise à lépreuve de la conceptualité philosophique qui se formulait dans le langage de lêtre et des essences. Avec Levinas, le soin pourra senvisager comme une haute herméneutique de la vulnérabilité humaine et la médecine comme une exégèse de lhumain malade, irréductible à une sémiologie des maladies. Épreuve de lextériorité, le malade insiste dans la maladie. Tout comme le texte de lauteur se voit enrichi par ses lecteurs tout en lui résistant comme lapprend le commentaire talmudique, lépreuve de lhumain malade dessaisit, par son altérité, à lendroit même de laltération dont tentent de se saisir les acteurs du soin et des praticiens. Éthique de lhospitalité en acte, lagir soignant pense ce quil vit et tente de vivre ce quil pense. Il en épèle les potentialités et la fécondité en lisant le soin avec les lunettes levinassiennes. Ces lunettes sont à double foyer. Le foyer lointain de lappel du visage qui maintient une extériorité ; le foyer dune im-médiateté ou de proximité dans le tact et la caresse. Ne peut-on pas faire lhypothèse alors que le monde soignant donne au corpus levinassien un autre corps ? Le corps des gestes soignants et de la relation de soin qui résiste à la thématisation dautrui en une symptomatologie. La pratique soignante travaillerait à donner une chair et une texture très concrète à cette philosophie du corps et de lextériorité.

Un soin davant les soins

Lexposition et la caresse

Notre second étonnement tient au fait que la pensée dEmmanuel Levinas déploie une pensée du soin davant le moment du soin. Elle ne se formule pas dans les catégories dominantes du soin, que ce soit celle de la sollicitude, celle du curatif ou bien encore celle du care. Levinas pense le soin sans le care, et pourrait-on dire un soin davant les soins, en amont de tout soin et de lintentionnalité qui pourrait le porter.

On doit observer que le « soin » nest pas, au sens strict, un mot de la langue levinassienne. Il sen démarque doublement. Dune part il 34prend ses distances avec un soin, dans les soins, toujours déjà thématisé et sémantisé dans des manières de dire (le langage médical) qui servent des manières de faire (une intentionnalité soignante). Pour être opérant le monde du soin mobilise un primat accordé à linformation sur lexpression, de la signification sur la signifiance, du dit sur le Dire. La clarté et la distinction que permet le dit médical doit être placé en seconde position car « dire cest répondre dautrui6 », et non à sa place. Dautre part Levinas invente une langue philosophique qui convoque une série de métaphorisations. La métaphore médicale ny est pas dominante, mais cette métaphorisation et ces hyperboles travaillent à maintenir la relation à lautre comme celle dune exposition à autrui. Lenjeu éthique est dinitier un être en prise avec lautre qui ne soit pas une emprise.

Levinas mobilise une double constellation lexicale, explicitant singulièrement la relation de soins entre proximité et distance. Ces innovations sémantiques sont marquées par une forme dimpertinence prédicative pour parler comme Ricœur dans ses analyses de la Métaphore vive. La singularité des métaphores levinassiennes tient à ce quelles travaillent à se débarrasser du prestige de lintentionnalité inhérente à lintelligence soignante pour laquelle le projet pour lautre tend à prendre le dessus sur lêtre en projet de lautre. Il sinvente là une langue, torsion de la culture du projet thérapeutique et médical, à commencer par son langage. Prendre soin des mots du soin questionne, voire soupçonne lintentionnalité du projet thérapeutique qui les travaillent. Celle-ci reconduit le dire au dit dans lultratechnicité, lacronymité et la description des maladies présentées comme des « variétés botaniques » comme le dira Foucault. A contrario, Levinas mobilise une double série de métaphores. Dun côté, des métaphores brutales et violentes empruntées au vocabulaire hyperbolique de la terreur ou du militaire. Léthique commence avec la guerre. Totalité et infini est un ouvrage qui est comme le Guerre et paix de Levinas, où il insiste sur le caractère totalisant et enfermant de la guerre qui absorbe toute altérité. Ce vocabulaire, surprenant en ce quil parle la relation à autrui en des mots peu romantiques, insiste sur laltération par laltérité. Avec lui, Levinas veut y penser ce qui maintient une ouverture, une brèche, une fracture. « Être otage de lautre », éthique du « traumatisme », « être exposé » à lautre voire « assiégé », 35« responsabilité sans pourquoi » sont des expressions extrêmement violentes, destituant le pouvoir sur lautre afin de laisser toute sa place à un recevoir. Ces métaphores travaillent à la destitution de soi pour ne pas se laisser aller au risque de croire possible la « constitution » dautrui (i.e. Husserl).

Cette première série de métaphores, très iconoclaste, est destinée à briser un soin caricaturé en prestation de services. Lautre disparaissant comme objet de soins y est moins envisagé que dévisagé. Mais elle est inquiétante pour le soin tant elle parait subordonner le soignant à la toute-puissance du soigné dont il serait otage. Pour le dévouement jusquà lépuisement professionnel ; le don de soi, parfois confondu avec le sacrifice, dans lengagement des professionnels de soin ; la tyrannie psychologique et affective engagée dans le transfert des affects du soigné sur le soignant, lexpression « être otage de lautre » est suspecte. Elle a moins une signification éthique que celle dune caution de laliénation des soignants. Les métaphores levinasiennes prêtent ici au malentendu. Il serait celui dun appel à une hyper-responsabilité cautionnée par une « asymétrie éthique » de la relation de soin mal comprise. Levinas répond à cette objection. Lasymétrie nest pas lunilatéralité. La première est éthique, la seconde est économique. Celle-là est une exposition à autrui ; celle-ci est une mise à disposition de lautre. « La multiplicité dans lêtre qui se refuse à la totalisation, mais se dessine comme fraternité et discours, se situe dans un “espace” essentiellement asymétrique7 ».

Mais il est un autre réseau de métaphores qui donne consistance à ces lunettes à double foyer évoquées ci-dessus. Après la distance de la guerre, il y a la proximité de la caresse. Levinas mobilise également des métaphores empruntées au monde de la relation amoureuse voire érotique : la nudité, la caresse, le tact, la « vocation médicale de lhomme ». Autant de mots qui « parlent à » et qui « parlent des » soignants, en raison de lintimité qui caractérise le soin de la corporéité humaine vivante : de la toilette aux soins palliatifs. Telle est aujourdhui cette relation singulière à lhumain malade, dans le cadre de la sédation continue et profonde, où le visage est donné dans sa nudité la plus extrême. Cette métaphorisation encourage un nouvel iconoclasme : penser un être en prise qui ne soit pas une emprise. Elle opère comme une conversion ou 36une inversion de la tentation de « saisir » lautre en un « être pris » par lui. La caresse qui vient nous trouver sans nous prendre est le contrepoids nécessaire à la main qui explore et examine. Lextrême fragilité de la nudité réplique à la mise à nu quexige lexamen médical qui perçoit le corps sous le modèle de lécorché (cf. Vésale), et qui construit une vision sans regard. « Limpudeur, toujours osée dans la présentation de la nudité lascive, ne vient pas sajouter à une perception neutre préalable, comme celle du médecin qui examine la nudité du malade. La façon dont la nudité érotique se produit – se présente et est –dessine les phénomènes originels de limpudeur et de la profanation8 ».

En somme, les résonnances de ces métaphores dans le monde du soin en définissent le climat, sinon poétique, mot trop fort pour Levinas, du moins éthique. Il sagit de faire en sorte que toute visite (mot tellement important en médecine dans la visite médicale ou la grande visite) soit une visitation. Elles déploient une éthique de la visitation9.

Le soin nest ni le souci (Sorge),
ni une prestation, ni le care

Le thème levinassien dune exposition à lautre, que nous plaçons dans lorbe générale du soin, ne saurait être confondu avec le thème phénoménologique du souci, notamment dans la façon qua eu Heidegger de le développer. Les analyses de Levinas sont critiques à légard de Heidegger. Cela était déjà sous-entendu ci-dessus, dans la critique levinassienne de lhypostase du Lieu cautionnant une exaltation du génie du Lieu et une apologie du sol, des sources et des forêts. Pour Levinas lopposition entre lÊtre et les étants a conduit Heidegger, en raison de sa fascination pour lim-médiateté, à ne pas concevoir la singularité de lhumain, cet étant dexception. A contrario, Levinas a donné le primat, parmi tous les étants, à autrui ; Heidegger ny voyant quun étant parmi dautres, létant étant toujours second par rapport à lêtre. Le soin engagé 37dans un humanisme de lautre homme ne se confondra donc pas avec le souci de lêtre. Sil est un soin, il ne sélaborera pas comme un souci de lêtre mais comme un soin de lhumain. La figure du soignant ne saurait être pour Levinas, celle du soigneur érigeant lhomme, comme chez Heidegger, au rang de berger de lêtre.

Envisageant la relation à autrui comme ce qui devance et subvertit toutes attentes, la pensée de Levinas parait incompatible avec le soin, et avec une sollicitude substitutive. Pour lui, le soin nest pas un projet mais un anti-projet. Il nest pas une prestation et résiste au primat de lintentionnalité qui installe toute relation de soin dans la logique totalisante du parcours de santé, du programme de soins, du protocole thérapeutique. À proprement parler, il ne saurait y avoir de « projet de soin » pour qui veut laisser lautre faire son entrée. Cette formule apparaîtra détonante, sinon irrecevable à lheure de la structuration du travail des soignants en termes de « démarche de qualité », de « fiabilisation des parcours de soin » ; dinstitutionnalisation et de performance de lindustrie de santé.

De fait, il est une difficulté réelle dassocier Levinas au monde du soin. Il y a chez lui une tentative de penser le soin comme la possibilité dune impossibilité. Freud, déjà, disait quil y avait trois métiers impossibles : gouverner, éduquer et soigner, au sens de lanalyse psychanalytique dans le texte de 1937 « Lanalyse avec fin et lanalyse sans fin ». Autant dactivités qui pour Freud sont vouées à linsuffisance, à limpossible clôture. Cette partition freudienne entre « le soin avec fin et le soin sans fin » faisait apparaitre une dérive qui guette ces trois champs, et à laquelle le soin néchapperait pas : la dérive fonctionnaliste ou technicienne, réduisant le soin à un métier, et le métier à des activités. Cette idée nous parait résonner avec un propos qui clôt louvrage Autrement quêtre. Levinas sy défend de laccusation dutopisme. À trop faire du soin laccueil inconditionnel dune extériorité, il le rendrait impossible, tant le soin serait conditionné par sa spécialisation et par sa normalisation. De fait, il soppose au rêve totalisant et totalitaire de la toute maîtrise qui hante toute entreprise de thématisation de lautre, dont la biomédecine, pour laquelle, comme lavait résumé Arendt, « tout est possible » : « À lutopisme comme reproche – si lutopisme est reproche, si aucune pensée néchappe à lutopisme –ce livre échappe en rappelant que ce qui eut humainement lieu na jamais pu rester enfermer dans son lieu10 ». Si le 38soin a lieu, et si le soin a besoin de lieux pour avoir lieu, il ne saurait y être assigné à résidence. Levinas, penseur de limpossibilité du soin, ne risque-t-il pas alors dêtre celui inviterait à une forme de dessaisie qui préparerait une impuissance ? De fait, ce penseur développera une philosophie de la passivité ou de lexposition à autrui qui déroute nos représentations du soin comme actions, activités et planifications.

Une dernière observation rappellera que cette philosophie formule une pensée du soin située avant, chronologiquement (cela sexplique aisément) et logiquement (cela est plus délicat) les éthiques du care. Lenjeu ne porte pas principalement sur un féminisme du care versus un « paternalisme » de Levinas à qui on a pu reprocher ses pages sur la maternité ou sur le féminin. Mais Levinas est aussi celui qui écrit : « Les autres demblée me concernent. La fraternité précède ici la communauté de genre11 ». Son analyse se situe sur un autre plan discursif. Les philosophies du care déploient une éthique et une politique, nourries danalyses sociologiques, discutant linvisibilisation ou la domination des pratiques de soin qui font tenir le monde. Elles relèvent, pour une part, de la philosophie sociale. La phénoménologie levinassienne travaille sur les structures ontiques de la disponibilité, sur la mise au jour de ce qui se manifeste dans lapparoir du visage. Cette phénoménologie de la passivité se pense comme exposition à une vulnérabilité à laquelle il sagit de répondre parce quelle nous oblige. Certes, Levinas et les philosophies du care ont en commun une conceptualisation à rebours de la vulnérabilité, si lon pense au livre de Tronto, Un monde vulnérable. Mais le statut donné à la vulnérabilité ny est pas le même. Levinas conteste une pensée de la Totalité qui enserre toute forme dExtériorité dans son projet et critique le primat dune intentionnalité refusant de laisser être et de sexposer à lautre. La vulnérabilité y définit non plus un ego constituant mais, pour reprendre une formule de Paul Ricœur, un cogito traumatisé, soi dessaisi de soi exposé à la blessure de lautre. Les philosophies du care, quant à elle, contestent lanthropologie tronquée de lhomo œconomicus qui déploie une honte de la vulnérabilité au nom de lautonomie exaltée aux effets délétères par labrasion et la violence faites aux relations de soins. Là où les philosophies du care mettent laccent sur les signes de soins pratiqués, sur leur sémiologie et leur soutien, la pensée de Levinas déploie une philosophie de la trace dun existant. Pour le care, la vulnérabilité se fait signes alarmants ; pour Levinas elle fait trace et désarme. Les pensées du signe ne sont pas 39une pensée de la trace ; « La trace … nappartient pas au rassemblement de lessence12 ». Cette attention à la trace, plus quau signe, ne permet-elle pas de comprendre ce qui sengage aujourdhui dans la revendication de patients de nêtre plus pensés comme « patients » dans une demande de reconnaissance de savoirs expérientiels ? Ces initiatives tentent de suivre au plus près, et dans leur dimension individuante, les épreuves inédites du sujet malade. Les analyses de Levinas sur le témoignage, dans la mesure où ce dernier fait trace, pourraient les éclairer. Là où, pour une sémiologie, le témoignage du malade est une source documentaire à portée heuristique, dans léthique du témoignage il se fait trace dune extériorité radicale à portée éthique. On pense ici au verbatim et aux récits de malades ayant traversé le mal subi de la maladie. Le témoignage lest dune hauteur qui moblige mais que je ne peux plus localiser en un sujet. Il nest pas thématisable : « Il ny a de témoignage que de lInfini13 ».

De léthique entendue comme philosophie
première à léthique comme méthode
pour les soins ?

Intérêts et limites de la référence aux analyses levinasiennes dans le monde du soin concernent la nature de sa contribution à une éthique, voire une politique des soins. La réception de ses analyses est survenue dans un contexte traumatisé par la perte de lautorité médicale et de son paternalisme. Elle fut contemporaine de leffondrement des grands principes et repères qui orientaient lagir soignant en raison dune sécularisation avancée, de lapparition de questions éthiques inédites liées aux innovations biomédicales et de la découverte assumée dun pluralisme éthique. Dans ce contexte, lappel à Levinas, dans les débuts de la bioéthique continentale sinon francophone, se présentait comme une conceptualité ad hoc, au risque dopérer parfois comme un mantra. Comme si prononcer les mots de visage ou dotage de lautre servait de caution éthique sinon de résolution de dilemmes éthiques.

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Cette référence a pu nêtre quune révérence. Mais elle a eu également pour effet dinciter à revisiter les mots, les catégories et les orientations pratiques soutenant les pratiques soignantes. La langue de Levinas, car cette philosophie cest aussi une langue, on la vu, a contribué à réveiller léthique soignante de son sommeil dogmatique. Le caractère inclassable de cette philosophie a résisté à leuphorie du développement dune médecine de plus en plus technicisée résolvant les problèmes humains comme sils nétaient que des problèmes techniques. Il a également permis de se distancier dune éthique utilitariste elle-même conçue comme une technique de décision, par une approche « qualité » assignant léthique au rang de critère dans lamélioration continue de la qualité des organisations de santé. Léthique de Levinas ne fait pas de lui un éthicien. Sil est un malentendu sur ce point, il a consisté en une instrumentalisation involontaire. On a cru pouvoir trouver dans son éthique conçue comme « philosophie première », une éthique appliquée. Mais une éthique que lon invoque nest pas encore une éthique que lon convoque pour élucider lagir et la pratique. Peut-on convoquer cette éthique comprise comme philosophie première pour éclairer lagir soignant et sorienter dans laction ? Répondre à cette question suppose un double contresens à ne pas commettre. Dun côté, on ne saurait prendre léthique levinassienne pour une éthique appliquée, fut-elle médicale. : « Ma tâche nest pas de construire léthique ; jessaie seulement den chercher le sens [] On peut construire une éthique en fonction de ce que je viens de dire, mais ce nest pas là mon thème propre14. » Dun autre côté, léthique médicale nest pas quune déduction mécaniste de principes déployés dans une éthique philosophique ; elle opère bien plutôt comme une sagesse pratique, ayant son autonomie.

Léthique de Levinas ne peut être une éthique appliquée en raison de son refus de la thématisation et de la réduction du dire au dit. Léthique appliquée admet le plus souvent, et cest un problème éthique, les contextes complexes au sein desquels elle opère. Elle travaille à une forme délucidation pratique. Léthique comme philosophie première refuse de façon an-archiste dêtre prisonnière des contextes imposant leurs présupposés ou leurs attendus. Cest pourquoi elle ne sera pas léthique de léthicien qui en fait une « science de laction » avec la dimension procédurale qui laccompagne. La réduction de léthique, 41par une approche intellectualiste, à des calculs de chances, à des arbres de la décision formalisés par la théorie des jeux, en fait une technique de décision. Il sensuit que lanalyse levinasienne est mal à laise avec léthique médicale des principes (bienfaisance, non malfaisance, autonomie, justice) en bioéthique. Cette dernière risque dêtre la caution du dispositif scientifique et technique où on linstalle – léthique des comités – et dopérer comme un jeu logique. Or, pour Levinas, elle est pensée comme une anarchie qui vient contester son instrumentalisation.

Ni éthique des vertus en raison de sa destitution du sujet ; ni éthique déontologique en raison dune rupture avec les morales du fondement ; ni éthique conséquentialiste en raison dun refus de son utilitarisme sous-jacent qui reconduit léthique à des calculs coûts-bénéfices, léthique levinassienne met en déroute ce que nous entendons ordinairement par éthique. Il ny a nulle part chez Levinas de fastidieuse énumération des contenus de léthique (il faut faire ceci…ou cela) ; et pas plus de loi formelle du type de limpératif moral kantien – puisque « lexpérience » du visage est un événement concret, empirique même. [] Cest pour cette raison même que léthique levinassienne pourra paraître parfois abstraite à qui ne sait pas lentendre en ce quelle est : tout entière « expérience » – qui en est à peine une puisque je fais en elle lépreuve de la déprise – de la mise en question de légoïsme du moi ; elle nest surtout pas un ensemble de préceptes qui disent quoi faire dans tel ou tel type déterminé de situations. Ainsi léthique a-t-elle été découverte comme « philosophie première15 ». Une telle perspective a quelque chose de réjouissant ; mais également quelque chose dinquiétant. Elle inquiète notre souci de très vite vouloir être dans lapplication de procédures, de règles, de normes, en en démantelant la dimension enfermante. Mais, en ouvrant sur une éthique entendue comme exposition à une forme daltérité radicale, elle encourt le risque dencourager une hyper-responsabilisation.

La philosophie de Levinas contribue à se déprendre dune éthique réduite à une science de la décision. Elle invite à un usage modeste, du point de vue opérationnel, mais brûlant, de lappel éthique : celui du scrupule, de la vigilance éthique qui se situe aux marges du soin. Un tel gain est-il faible eu égard à lurgence opérationnelle à laquelle la fragilité des malades nous convoque ? La vigilance éthique qui travaille à maintenir une forme extériorité nest-elle pas la condition première 42de toute relation éthique et de toute éthique des institutions ? Si tel est bien le cas, on se demandera alors quels sont les lieux ou les espaces laissés dans le soin et son organisation pour que leffraction de la trace du visage puisse faire son entrée ?

Levinas et les institutions de soin

On renvoie souvent Levinas aux analyses qui privilégient la relation asymétrique engagée dans la relation de soin. Mais sa radicalité tient aussi à ce quil lance un défi critique dans la relation aux institutions hospitalières entretiennent avec lhospitalité. Lhôpital, dans sa dimension organisationnelle et institutionnelle, ny fait pas exception. Comment alors, si lon prend au sérieux lexposition éthique à laltérité, en laisser retentir les effets en tant quorientation pour des pratiques institutionnelles et politiques ouvertes ? Comment penser et accueillir limmaitrisable de lautre au sein de dispositifs conçus au contraire pour la maitrise, lobjectivation ? Quelle extériorité éthique pensable dans une institution qui déploie sa totalité ? Quels discernements pour les managers, les directeurs, les comptables, les responsables des systèmes de pilotage et dinformations qui, aujourdhui, sont à la tête du système de soin afin quils puissent faire vivre, dans et avec la structure qui coordonne les opérations de soin, une vigilance éthique jamais assurée de son « Me voici pour les autres16 » ?

La rationalité engagée au sein des institutions de lhospitalité – pour le demandeur dasile et les centres dhébergement durgence, pour la pupille de lÉtat et les services médico-sociaux, pour laccompagnement social des familles, pour le soin hospitalier – relève dun souci de la mainmise et de la maitrise. Les procédures dadmission, le pilotage par indicateurs et aujourdhui, la gouvernance par les nombres, en sont les nouvelles idoles. Le nombre est devenu lombre de laltérité. Levinas en a défini la nature : une culture de limmanence17. Cette dernière lamine toute aspérité et toute altérité, au nom dun souci de luniversel 43doublement caricaturé en une uniformité valorisant le même et en une unidimensionnalité encourageant la mise à disposition, le calculable, lexploitable et le machinable.

Les institutions hospitalières peuvent-elles demeurer ouvertes à lhospitalité éthique originaire qui les travaillent, alors quelles sont marquées par la tendance violente à homogénéiser, unifier, lisser laltérité par lisonormé ? En effet, laccueil de lextériorité quon voudrait inconditionnel est toujours conditionné : « Autrui est présent dans un ensemble et séclaire par cet ensemble comme un texte par son contexte18 ». Le propre dune institution est quelle exige de produire une manière de « se ressembler sans se rassembler » pour parler comme Derrida. Elle se fait totalité qui identifie et qui profile des parcours afin de pourvoir être efficace, définissant « le bon réfugié », « le bon patient », « le bon élève ». Ce faisant, elle profile des existences, mettant laccent moins sur leur extériorité que sur leur identité ou mêmeté. Levinas nignore pas cette logique du même propre à linstitution. Mais il cherche une manière den subvertir la logique. Il creuse la dimension non thématisable, non traitable, non mécanisable de ce qui sengage dans le soin : lirruption dune singularité insubstituable. Il sagit de trouver lautre dépouillé des habits de la culture et de linstitution dans sa nudité du visage. Lordre éthique du visage nappartient pas à linstitution. Il lui résiste en lui rappelant quil en est lorientation, lorient ; quelle nen est que le moyen ou la servante. À la culture de limmanence, elle oppose une culture de la transcendance. Suscitée et réveillée par ceux qui nentrent pas dans lordre établi – limmigré, lexilé, le réfugié, le déporté, lapatride, le mauvais malade, lAlzheimer, lagonisant – cette autre culture en appelle également à la venue « dun autre droit, dune autre politique19 ». La proposition levinasienne na pas labstraction quon peut vouloir y trouver. Elle met au jour une hospitalité inconditionnée sans laquelle il ne saurait jamais y avoir de monde humain. Elle dit aussi, si on ne veut pas cautionner un sacrifice de tous soignants à légard des soignés, quil y a un enjeu : traduire la folie de son appel dans des formes instituées nécessaires mais quil ne sagit pas dabsolutiser. Ni 44enfermer dans les certitudes définitives la fonction des institutions hospitalières, ni exploit esthétique qui se refuse à se concrétiser en une institution, léthique comme philosophie première ne cesse darracher les institutions, toutes les institutions à leurs limites et à leurs particularismes, pour les ouvrir à la rencontre. Elle installe la distance comme la condition de la proximité.

Jean-Philippe Pierron

Université de Lyon – IRPhiL20

1 « Nom dun chien ou le droit naturel » dans Difficile liberté [1963], Albin Michel, quatrième édition, 1995, p. 202.

2 Emmanuel Levinas, « Heidegger, Gagarine et nous » dans Difficile liberté, op. cit., p. 301.

3 « Autrui qui me domine dans sa transcendance est aussi létranger, la veuve et lorphelin envers qui je suis obligé » (Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur lextériorité [1971], Le Livre de poche, 2009, p. 237).

4 Emmanuel Levinas, « Les villes refuges », dans LAu-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, Les éditions de minuit, 1982, p. 51-70.

5 Emmanuel Levinas, « Vulnérabilité et contact », Autrement quêtre ou au-delà de lessence [1974], Paris, Livre de poche, 1990, p. 126.

6 Emmanuel Levinas, « Le Dire sans dit », Autrement quêtre ou au-delà de lessence, op. cit., p. 80.

7 Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur lextériorité [1971], Paris, Le Livre de poche, 2009, p. 238.

8 Ibid., p. 287.

9 Emmanuel Levinas, Humanisme de lautre homme, [1972], Paris, Le Livre de poche, 1996, p. 52.

10 Emmanuel Levinas, Autrement quêtre, op. cit., p. 282. Nous soulignons.

11 Ibid., p. 247.

12 Ibid., p. 261.

13 Op. cit., p. 229.

14 Emmanuel Levinas, Éthique et Infini, rééd. Paris, Le livre de poche, 1996, p. 85.

15 François-David Sebbah, Levinas, Paris, Perrin, 2010, p. 43-44.

16 Emmanuel Levinas, Autrement quêtre …, op. cit., p. 233.

17 Emmanuel Levinas, Entre nous, Paris, Grasset, 1991, p. 200.

18 Emmanuel Levinas, Humanisme de lautre homme, Paris, Fata Morgana, 1972, p. 47.

19 Jacques Derrida, Cosmopolites de tous les pays, encore un effort ! Paris, Galilée, 1997, p. 22, cité par Francis Guibal, Philosopher à lécoute du monde. Chemin de pensée, Presses universitaires de Strasbourg, 2013, p. 56.

20 Jean-Philippe Pierron, est aussi directeur de la Chaire « valeurs du soin » à lUniversité Jean Moulin Lyon 3.