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Classiques Garnier

Death as the limit and experience of the subject’s passivity Issues surrounding freedom

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Éthique, politique, religions
    2019 – 1, n° 14
    . Levinas et le soin
  • Author: Schumacher (Bernard)
  • Abstract: Distancing himself from proposals to control death so as not to be destabilized, Levinas emphasizes that death brings to light the deeply vulnerable dimension of the human being. Death heralds a profound anthropological reversal, that of the subject’s activity in his own passivity and of the subject’s control in his own receptivity and openness to otherness. Death finally reveals an understanding of human freedom that is characterized by availability and gift.
  • Pages: 97 to 117
  • Journal: Ethics, Politics, Religions
  • CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN: 9782406098997
  • ISBN: 978-2-406-09899-7
  • ISSN: 2271-7234
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09899-7.p.0097
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 12-17-2019
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: Death, mystery-problem, control, autonomy-freedom, passivity
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La mort comme limite
et expérience de la passivité
du sujet

Enjeux autour de la liberté

Je suis né dans un monde qui commençait à ne plus vouloir entendre parler de la mort et qui est aujourdhui parvenu à ses fins, sans comprendre quil sest du coup condamné à ne plus entendre parler de la grâce1.

Tel est le rapport que lhomme entretient désormais avec la mort, se dit le poète Christian Bobin, entre deux visites quil rend à son père, atteint de la maladie dAlzheimer, et hospitalisé dans une maison de long séjour. Quelle étrange assertion, penserait un homme du xxie siècle ! Il conviendrait, certes, que la culture occidentale refuse de plus en plus obstinément dentendre parler de la mort, en essayant déliminer sa présence et en la reléguant au rang du spectacle et de la fiction. Il admettrait dans le même temps que cette même culture développe diverses tentatives de lapprivoiser en mettant en scène sa propre mort, lenterrement étant considéré comme le dernier acte libre dun sujet. Il nierait toutefois que la première partie de la phrase du poète est indissociable de la seconde : une culture qui refuse dentendre parler de la mort est imperméable à la grâce ou, philosophiquement parlant, au don, à la gratuité. Si le poète devait avoir raison, quelle en serait la conséquence pour lexistence humaine du point de vue anthropologique et éthique ? Cet article tentera de répondre à cette question en mettant en lumière le sens même de cette existence.

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Le refus dentendre parler de la mort ne relève pas dune attitude passagère qui permettrait à lêtre humain dexister davantage, afin de transformer le monde ; il sagit plutôt du refus de perdre léquilibre, de se découvrir vulnérable, incapable de contrôler son existence. Ce silence obstiné dans lequel la mort est reléguée tire son origine de deux présupposés qui imprègnent profondément la culture occidentale contemporaine et qui, paradoxalement, sopposent ; à savoir la réduction du mystère à un problème à résoudre et la réduction de la liberté à la libération de toute contrainte et de toute détermination. Ces deux présupposés expliquent trois attitudes face à la mort, adoptées pour ne pas se laisser déstabiliser par elle : le repli dans sa tour divoire, lapprivoisement de la mort inéluctable, et la mise à mort proclamée de la mort. Je développerai en quoi consistent ces trois attitudes, puis javancerai que la mort annonce un profond renversement anthropologique, celui de lactivité du sujet dans sa passivité même, et du contrôle du sujet dans sa réceptivité même. Enfin, jexposerai comment la mort révèle une compréhension de la liberté humaine caractérisée par une disponibilité et un don particuliers.

La négation de la mort

Lhomme contemporain a pris le pli de considérer le monde qui lentoure sous laspect dun problème que lon est ou que lon sera en mesure de résoudre à laide de la science ; grâce à laquelle le monde se fera objet à contrôler, tandis que lhomme exercera sur lui, par lintermédiaire de la technique, sa puissance et sa domination. Le problème, précise Gabriel Marcel, est « ce que je puis par là même cerner et réduire2 », qui se laisse « détailler3 » et qui est « justiciable dune certaine technique appropriée en fonction de laquelle il se définit4 ». Le monde du problème tend à tout réduire à la fonctionnalité, y compris les événements qui « rompent le cours de lexistence – la naissance, lamour, la mort ». Ces événements, dont la mort, sont perçus sous lunique angle de ce 99que Marcel appelle la catégorie « pseudo-scientifique du tout naturel » où « la cause explique leffet, cest-à-dire, en rend pleinement compte5 ». Un tel monde fonctionnel est « gorgé de problèmes » et « animé de la volonté de ne faire au mystère aucune place6 ».

La mort humaine comprise comme problème, privée de mystère, est réduite à un simple événement naturel, biologique, « comme chute dans linutilisable, comme déchet pur7 » à moins quelle ne se prononce à la troisième personne. « Un mort », précise Vladimir Jankélévitch, « est vite remplacé. La vie bouche les trous au fur et à mesure. Tout le monde est remplaçable. Quelquun disparaît, un autre occupe la place. Cest la mort à la troisième personne, la mort de nimporte qui, un passant frappé dembolie… Cest la mort sans mystère8 ». La mort est dès lors réduite à la dimension de ce qui est explicable et contrôlable. « Dans un monde, précise Marcel, où, sous linfluence desséchante de la technique, [], la mort cesserait dêtre un mystère, elle deviendrait un fait brut comme la dislocation dun appareil quelconque9. » Lon pourrait renchérir en disant que les dysfonctionnements de lappareil pourraient, devraient même, être résolus, afin quil fonctionne mieux.

La mort reste toutefois, dans ce monde réduit à la dimension du problème, une réalité déstabilisante, car elle met en danger lun des éléments centraux de la culture occidentale contemporaine, à savoir le second présupposé qui voudrait que la liberté humaine soit assimilée à la libération de toutes les déterminations. La mort est alors perçue comme lennemi à tenir à distance, voire à abattre car, en dépossédant lêtre humain de son existence, elle remet radicalement en question la liberté considérée comme auto-fondatrice, exempte de toute détermination qui lui préexisterait, une liberté tout à fait indéterminée et qui ne saurait soumise à aucune contrainte. La liberté ainsi conçue, nous la devons à Thomas Hobbes qui la définissait comme labsence de contraintes, « labsence dentraves extérieures10 ».

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Cette liberté-là est le pouvoir de nier, de contester toute réalité qui lui préexisterait et qui la déterminerait, y compris celle de la nature humaine ou du bien moral, car de telles réalités seraient soupçonnées de réduire la liberté. « La liberté humaine, résume Jean-Paul Sartre, nest pas limitée par un ordre de libertés et de valeurs qui soffriraient à notre assentiment comme des choses éternelles, comme des structures nécessaires de lêtre11. » De ce point de vue, pour que lêtre humain puisse réellement être libre, il est impératif de supprimer les diverses contraintes auxquelles il est confronté, quelles soient dordre naturel, biologique ou moral.

Cette représentation de la liberté, très présente dans la culture occidentale contemporaine, se retrouve sous de nombreuses plumes. Ainsi, le sujet moderne est défini par le sociologue Alain Touraine comme autocréateur et autotransformateur. Il est un « créateur libre et créateur de liberté12 » qui se doit de se libérer de toutes les contraintes naturelles ou morales qui viendraient de lextérieur. Le philosophe Hartmut Rosa renchérit en affirmant que le cœur du projet de la modernité consiste en une « lutte pour lémancipation des obstacles politiques, structurels et institutionnels afin de réaliser cette autonomie13 ». Il insiste : le projet de la modernité « implique le désir de contrôler les forces de la nature : si la vie doit être modelée par lauto-détermination humaine, les restrictions “aveugles” imposées par la nature doivent être affrontées et surpassées à laide de la science moderne, de la technologie, de léducation et dune économie puissante14 ». Cette auto-détermination inclut les « caractéristiques de notre corps – notre sexe et nos gènes – », auto-détermination qui « prolonge limpulsion de la modernité et sa 101promesse dautonomie15 » qui consiste à être libéré « des pressions et limitations extérieures16 ».

Le cœur du mouvement transhumaniste – achèvement du projet moderne de libération de lhumanité grâce à la pensée technique qui conçoit le monde comme un problème à résoudre – réside dans le caractère individualiste de lauto-transformation illimitée avec pour idéal, précise Gilbert Hottois, « une liberté émancipée des contraintes de toute forme définitive ou immuable17 ». Le gynécologue Israël Nisand résume bien cet idéal dune liberté enfin libérée de toutes les contraintes : lobjectif est de « séchapper18 » soi-même des limites imposées par la nature en refaisant ou plutôt en recréant le monde, y compris « ce corps fragile et peu performant » quest le corps humain soumis à la maladie, au vieillissement et, en définitive, à la mort. Cette liberté-là promet « quune créature va pouvoir faire retour dans la création pour se refaire et se poser comme son propre créateur19 », et vivre enfin « dans une jouissance sans frein et sans fin20 ». Ces lignes font écho à ce que Hannah Arendt décrivait, en 1958 déjà, comme lidéal de lhomme moderne, qui consiste à sémanciper des limites de la nature, y compris de celles de la terre perçue comme une prison : « lévasion des hommes hors de la prison terrestre21 ». Il sagit de répudier non seulement Dieu, mais aussi la « Terre Mère », à lorigine « de toute créature vivante22 », bref de sémanciper des lois écologiques inhérentes à la Nature. Lobjectif ultime est « déchapper à la condition humaine23 », en vue de créer le nouvel homme qui serait le 102résultat dun « ouvrage de ses propres mains24 ». Le biologiste Jacques Testart résume bien le projet transhumaniste : celui-ci « ambitionne de prendre le relais de lévolution, pour construire un humain libéré des servitudes corporelles. Lhomme devient ainsi créateur de lhomme25 ».

En bref, on peut affirmer que lobjectif ultime du projet de la modernité, interprété à laune de la postmodernité, consiste à se débarrasser des multiples contraintes auxquelles lêtre humain incarné est astreint pour aboutir à lhomme nouveau, affranchi de tout ordre qui lui préexisterait et qui le déterminerait, enfin pleinement libre grâce au contrôle dun monde réduit à un problème et soumis aux finalités voulues par la liberté. « Lhomme deviendrait ainsi tout-puissant », parce que, précise Jean-François Braunstein, « tout serait “à sa disposition” », et « quil ny aurait désormais plus de négatif ni daltérité radicale26 ».

Parmi les nombreuses entraves à la liberté auto-fondatrice qui joue un grand rôle dans la culture occidentale contemporaine, il en existe une toute particulière, et qui ne cesse de lui donner du fil à retordre : la mort. Nest-elle pas, en dernière instance, de par sa constante présence, une négation de la liberté ? Le caractère mortel de lhomme ne conduit-il pas à ne voir dans la liberté quune rhétorique creuse, vidée de son sens ? Le scientifique Aubrey de Grey, co-fondateur de la fondation Methuselah et défenseur du transhumanisme, note que « le fait toujours renouvelé de la mort rend en fin de compte tout discours sur la liberté futile. Des conceptions courageuses de la liberté qui acceptent passivement la certitude de la disparition personnelle sont de plus en plus perçues comme une rhétorique creuse27 ». Quant à ces « conceptions courageuses », nommons-en deux, puis nous présenterons ce que propose le transhumanisme.

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Le projet de contrôler la mort

La première proposition avancée pour ne pas se laisser déstabiliser par la mort nest pas nouvelle : empruntée aux premiers stoïciens, elle a été revisitée voilà peu. Il sagit dune attitude selon laquelle il ne faut se préoccuper que des événements, des idées et des désirs qui font lobjet de nos choix, à savoir de notre volonté contrôlante. Quant à ceux qui échappent à cette dernière, il ne faut pas sen soucier et se résigner à leur réalité. Il en va ainsi, par exemple, du temps qui ne cesse de passer, de la vieillesse, et de la mort sur laquelle la volonté na aucune prise. Le philosophe André Comte-Sponville résume bien cette idée centrale : le sujet « ne désire que ce qui dépend de lui (ses volitions) ou que ce quil connaît (le réel)28 », excluant par là même toute réalité qui ne dépend pas de sa volonté, tout ce qui échappe à son contrôle, tel que la mort ou des objets désirés quil nest pas en mesure dobtenir par lui-même et qui peuvent faire lobjet de son espérance. Il sagit en définitive de se concentrer uniquement sur ce qui « dépend de toi29 », cest-à-dire « de ne plus dépendre de rien, sauf de lunivers30 » dont on ne peut changer la structure. On se doit daccepter les déterminismes propres à la vie humaine, « la vie souffrante, solitaire, mortelle31 ». Il sagit de renoncer à être déstabilisé par les maux face auxquels nous sommes impuissants, sur lesquels nous navons aucune prise, et de vivre dans un présent que lon contrôle. Cette attitude de renoncement permet « dêtre libre, si nécessairement et si parfaitement libre32 » que rien ne perturbe plus le sujet, pas même la mort. Le renoncement à désirer des objets qui échappent à la volonté contrôlante et le choix de se retrancher dans sa tour divoire trouvent leur explication ultime dans la crainte non seulement dêtre déstabilisé, mais surtout de ne pas être 104son propre souverain et de devoir sen remettre à un autre. Le refus de la mort comprise ici comme une réalité qui échappe au contrôle du sujet sexplique au bout du compte par la supposition que la perte de contrôle restreindrait la liberté du sujet et irait ainsi à lencontre de sa dignité. En dautres termes, la dignité du sujet ne serait préservée que sil pouvait décider lui-même de la manière dont il mourrait.

Daprès la seconde proposition, la mort nest pas un événement accidentel, qui viendrait de lextérieur ; elle est la manière dêtre la plus personnelle de lhomme. Ou, pour le dire autrement, le fait dêtre mortel définit le sujet. La mort est, pour reprendre la terminologie du philosophe Martin Heidegger, la possibilité par excellence qui ne saurait être dépassée. En dautres termes, la mort est conçue comme constitutive de lêtre humain : il se doit de faire sienne cette relation à la mort sil veut pleinement être ce quil est : un être-vers-la-mort. Heidegger est on ne peut plus clair : « La mort est une possibilité dêtre que le Dasein doit, à chaque fois, assumer lui-même33. » La grandeur humaine réside dans lacceptation de son être-vers-la-mort, qui assume authentiquement la radicale finitude de lhomme. Levinas décrit cette attitude comme une « lucidité suprême et, par-là, une virilité suprême34 ». Il poursuit ainsi : « Cest lassomption de la dernière possibilité de lexistence par le Dasein, qui rend précisément possibles toutes les autres possibilités, qui rend par conséquent possible le fait même de saisir une possibilité, cest-à-dire lactivité et la liberté. La mort est, chez Heidegger, événement de la liberté35. » En dautres termes, le fait de voir en face la mort de manière virile, dans une attitude dauthenticité, est un acte de liberté purement active qui refuse de se laisser dessaisir par laltérité de la mort.

Aubrey de Grey qualifie, comme nous lavons déjà mentionné, les conceptions de la liberté qui acceptent passivement la mort comme révélatrice dune rhétorique vide eu égard à la liberté. En effet, lappel à la liberté absolue est vain tant que la mort est là. Pour que lêtre humain puisse enfin être pleinement libre et que le projet de la modernité puisse devenir réalité, il sagit de léliminer. Cette proposition se 105différencie des deux précédentes attitudes par son refus du défaitisme et de la passivité qui les caractérise. Il ne sagit plus de saccommoder de la mort en se réfugiant dans sa tour divoire ou en sy confrontant de manière virile afin que la liberté ne soit pas perturbée par la mort, mais bien au contraire de se révolter contre elle. Cette révolte na rien à voir avec la rébellion désespérée quAlbert Camus met en scène dans LHomme révolté, destinée à conjurer labsurdité de lexistence, mais bien plutôt avec une véritable déclaration de guerre en vue déradiquer le problème de la mort. Si la mort ne devait pas être vaincue, la vie naurait pas de sens, souligne Camus, bien avant Aubrey de Grey : « Si rien ne dure, rien nest justifié, ce qui meurt est privé de sens. Lutter contre la mort revient à revendiquer le sens de la vie36 ».

Lobjectif réside dès lors à nier radicalement la mort, réalité indépassable pour la liberté, en prenant à bras-le-corps le problème de la mort grâce à la science et à la technologie qui en favoriseraient la prise de contrôle. Le romancier Alan Harrington résuma bien, dès 1969, cette mise à mort de la mort dans les premières pages de The Immortalist : « La mort qui simpose à la race humaine nest plus acceptable. Bien que les hommes et les femmes aient tout, ils ont perdu la capacité de saccommoder de leur propre disparition ; ils doivent maintenant se dépenser pour la vaincre. En bref, tuer la mort ; mettre un terme à la mort comme conséquence inéluctable de la naissance37 ». Pour ce faire, lhomme doit entreprendre une conversion : comme il naccepte plus que certains déterminismes de la nature humaine échappent à la raison et à la volonté, il est impératif quil éprouve une foi nouvelle et radicale dans la technologie, laquelle relève du monde du problème et serait en mesure de le libérer enfin de lobstacle ultime à sa liberté quest la mort.

Cette nouvelle foi que nous devons avoir est celle en ce que, grâce à la technologie à notre disposition, la mort sera vaincue dans un proche avenir. Cette foi doit aussi remettre entre les mains de lingénierie médicale lidée de salut. Nous devons chasser les dieux du doute et de lauto-flagellation. Notre nouvelle foi doit accepter comme évangile que le salut relève de lingénierie 106médicale, de rien dautre ; que le destin de lhomme dépend en premier lieu de la bonne utilisation de ses compétences techniques ; que nous ne pouvons façonner notre liberté ni à partir de la mort, ni à partir de prières ; que nos messies porteront des blouses blanches, pas celles des asiles mais celles des laboratoires de chimie et de biologie38.

Le chirurgien Laurent Alexandre appuie, quarante ans plus tard, cette idée en faisant pleinement sienne la foi transhumaniste : « lidée que la mort est un problème à résoudre et non une réalité imposée par la Nature où la volonté divine va simposer39 ». La mort nest plus perçue comme une nécessité de la vie organique, propre à lordre du monde et à lêtre humain, mais comme un accident de parcours que lon peut et doit éviter à laide de la science, laquelle « va nous permettre de prendre notre destin en main40 ». Testart résume ainsi lattitude des transhumanistes envers la mort : « Et pour le transhumanisme, notre condition humaine, notre finitude, nos faiblesses, nos manques ne sont désormais quun problème pratique, en attente de résolution technique41. »

Si lon veut supprimer la mort, cest à cause, en dernier recours, du désir dêtre pleinement libre cest-à-dire, selon le projet moderne, dêtre libéré de toutes contraintes. La mort représente, en effet, comme nous lavons déjà dit, le dernier obstacle à la liberté, empêchant de « sautodéterminer radicalement42 », comme le voudrait Edgar Morin. Selon Hottois, qui sexprime presque un demi-siècle plus tard que ce dernier, la suppression de la mort permettrait « une liberté émancipée des contraintes de toute forme définitive ou immuable43 ». Leuthanasie de la mort rendrait lêtre humain enfin libre, comme lexplique Mike Treder, dans le collectif intitulé « The Scientific Conquest of Death » : la promesse de « vivre éternellement, affranchis de toute maladie, souffrance, 107et déficience physique » implique que nous serons enfin « libres de faire tout ce que nous voulons de nos vies44 ». Laffranchissement des obstacles physiques, psychiques et intellectuels permettra à lhumanité datteindre cette liberté absolue, « la maîtrise totale de soi et du monde45 », précise Alexandre. Leuthanasie de la mort affranchira lhomme de « la servitude dune nature cruelle et brutale ». Elle lui permettra de « sarracher à la Nature46 », « déchapper à la tyrannie du destin, de la Nature47 », pour enfin « décider de son avenir48 ». Nous serons des dieux, pour reprendre à nouveau le romancier Harrington : « Dabord, il nous faut adopter une attitude toute nouvelle. Nous devons cesser de plier devant le cosmos et affirmer qui nous sommes. Comme nous avons inventé les dieux, nous pouvons nous transformer en dieux. La mort ne fait plus partie de nos plans. Tout juste bonne pour les animaux et les plantes, une disparition vide de sens devient absurde lorsquelle est infligée à une espèce qui possède lintelligence et la capacité de réfléchir au sens des choses. Voilà cinq mille ans que lévolution de lintelligence humaine a fait de la mort, appliquée à lhomme, une chose inadéquate et dépassée. Aujourdhui, comme lhumanité est de moins en moins capable de tolérer un éventuel non-être, si on ne fait pas rapidement de la mort un objet obsolète, cest nous-mêmes qui le deviendrons49 ».

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La mort comme révélatrice
de la passivité du sujet

La culture occidentale contemporaine se caractérise, nous lavons vu, par la réduction du réel à la dimension du problème, ce qui implique dexclure le mystère du domaine du réel et de la rationalité ; et cela vaut particulièrement pour la mort. Or, le mystère nest pas de lordre de lirrationalité, dun manque de connaissance, de « ce qui est inconnu, et dont nous aurons », précise Levinas, « à établir la signification positive50 ». Le mystère fait, au contraire, intégralement partie de la rationalité, tout en conduisant, cependant, le sujet rationnel à dépasser ce quil contrôle par sa raison analytique, cest-à-dire sa volonté de contrôle. Un mystère, souligne Marcel, « est quelque chose en quoi je suis moi-même engagé, et qui nest par conséquent pensable que comme une sphère où la distinction de len soi et du devant moi perd sa signification et sa valeur initiale51 ». Le mystère implique une dimension dêtre plus large que celle que peut concevoir la raison contrôlante pure, la raison technique. Il sagit dune appréhension rationnelle dune « réalité dont les racines plongent au-delà de ce qui est à proprement parler problématique52 ». Ou, pour reprendre les mots de Karl Jaspers : « Philosopher, cest connaître la modestie profonde quimposent les limites du savoir scientifique possible, cest souvrir entièrement à linconnaissable qui se révèle au-delà. Ici sarrête la connaissance, mais non la pensée53. » Dès lors, penser la mort uniquement dans les limites conceptuelles de la notion de problème est profondément réducteur et dénature lépaisseur de cette réalité qui ne cesse daccompagner toute vie humaine. La mort à la première personne 109est de cet ordre : « Cest lui le grand mystère54. » Jankélévitch précise que « le mystère de la mort est indicible et opaque en lui-même, que seul est dicible le pourtour adjectival de ce mystère55 », cest-à-dire les diverses manifestations des phénomènes de la mort qui peuvent être saisies dans le cadre de la problématisation.

La distinction entre problème et mystère, en lien avec la question de la mort humaine, nest pas si anodine. Elle renvoie, en effet, à une réflexion plus fondamentale qui se situe sur un plan anthropologique et qui sous-tend lintuition de Bobin cité en guise dexergue. Affirmer que la mort relève uniquement dun problème implique une définition totalisante de la raison dans le sens où nexisterait que ce que la raison est en mesure dassimiler, dabsorber, de comprendre, au sens de « cum-prendere », « prendre avec soi », « faire totalement sien ». Réduire le réel à un problème implique – tel est lenjeu – de nier toute altérité radicale avec laquelle le sujet connaissant et libre entrerait en relation autrement que comme un sujet contrôlant et agissant. Levinas résuma bien cette problématique, au cœur du débat occidental autour de la mort, dans la première moitié du xxie siècle : « La mort comme mystère tranche sur lexpérience ainsi comprise » [à savoir celle où il y a un « retour de lobjet vers le sujet » qui sexprime par lassimilation, le cum-prendere]. Dans le savoir, toute passivité est, par lintermédiaire de la lumière [cest-à-dire la connaissance qui est réduite à la compréhension totale de lobjet connu], activité. Lobjet que je rencontre est compris et, somme toute, construit par moi, alors que la mort annonce un événement dont le sujet nest pas le maître, un événement par rapport auquel le sujet nest plus sujet56. » Cette « passivité » du sujet ne se situe pas uniquement sur le plan de la raison, mais également sur celui de la volonté, comme nous allons le voir.

Levinas propose de déplacer la réflexion sur la mort en ne prenant pas comme point de départ son néant, à linstar de Heidegger, mais bien plutôt « une situation où quelque chose dabsolument inconnaissable apparaît ; absolument inconnaissable, cest-à-dire étranger à toute lumière, rendant impossible toute assomption de possibilité, mais où nous-mêmes sommes saisis57 ». La mort nest pas au bout du compte un problème à 110résoudre, mais une réalité qui relève de lordre du mystère et qui révèle une dimension anthropologique fondamentale. Le fait que la mort est de lordre de linconnaissable et du mystère ne signifie cependant pas quelle est étrangère à la raison, mais bien plutôt quelle échappe à la tentative rationnelle de catégorisation, de compréhension, de possession.

Le point de départ de la réflexion de Levinas surgit de cette expérience de la pensée rationnelle quand le sujet sort de soi pour aller vers lobjet connaissable et revient vers soi en layant assimilé. Ne cessant de revenir sur soi, nétant pas en mesure de réellement sortir de soi, le sujet fait lexpérience de la solitude fondamentale, dun renfermement sur soi que Levinas appelle un « enchaînement à soi ». Cette « nécessité de soccuper de soi » est dite « matérialité du sujet58 ». Cette expérience fait que le sujet est « encombré par soi-même59 » et qu« il sembourbe en lui-même60 ». Ce monde du problème exclut toute altérité, étant donné que le sujet ramène tout à lui-même : « La connaissance ne rencontre jamais dans le monde quelque chose de véritablement autre61. » Pour sortir de cette solitude, le sujet se doit dêtre arraché à lui-même. Comment ? De manière toute particulière, par la mort.

Si la mort échappe à la compréhension, ce nest pas parce quelle appartient à un domaine que personne na parcouru, dont personne nest revenu pour nous dire quel effet cela fait dêtre mort, mais bien plutôt parce que « la relation même avec la mort ne peut se faire dans la lumière62 », cest-à-dire dans la connaissance pleine de son objet, car « le sujet est en relation avec ce qui ne vient pas de lui. Nous pourrions dire quil est en relation avec le mystère63 ». Lexpérience que fait le sujet face à la mort nest pas celle dun sujet actif, qui exerce un pouvoir de contrôle sur le réel, mais celle dun sujet vulnérable, expérimentant « la passivité64 ». Le sujet découvre face à sa mort que « le sujet nest plus sujet65 » ; il nest plus ni maître de lui ni maître du monde par la connaissance toute-puissante. « La mort vient dun instant sur lequel, 111sous aucune forme, je ne peux exercer mon pouvoir66. » La mort fait apparaître une réalité qui échappe radicalement à la connaissance et à sa réduction à soi au moment de la compréhension ; bref, elle échappe à toute prise de pouvoir. La mort révèle, telle est la thèse principale de Levinas, que « nous-mêmes sommes saisis67 ».

La mort annonce ainsi un profond renversement anthropologique, celui de lactivité du sujet au cœur de sa passivité, de son contrôle au cœur de sa réceptivité. La mort signe la fin des pouvoirs du sujet, la fin du sujet indépendant, du sujet viril heideggérien. Elle lui révèle quil est dessaisi de son pouvoir en lui faisant faire « lexpérience » de ne pas être aux manettes de son existence et dêtre saisi par une altérité radicale qui échappe à toute capacité de sa part de la contrôler. Cette passivité à légard de la mort est tout aussi présente au cas où le sujet décidait de se suicider.

La mort, comme dailleurs la souffrance et lamour, révèle, selon Levinas, « quà un certain moment nous ne pouvons plus pouvoir » : « Le sujet perd sa maîtrise même de sujet68. » La mort révèle en définitive que « nous sommes en relation avec quelque chose qui est absolument autre69 » et qui vient briser notre solitude première. Le sujet fait lexpérience, face à la mort, dun événement qui échappe à ses prétentions et « à légard duquel il est pure passivité, qui est absolument autre, à légard duquel il ne peut plus pouvoir70 ». Levinas va même jusquà soutenir que cest uniquement lorsque le sujet se trouve dans cette situation de ne plus pouvoir que la relation avec laltérité devient possible. « [S]eul un être arrivé à la crispation de sa solitude par la souffrance et à la relation avec la mort, se place sur le terrain où la relation avec lautre devient possible. Relation avec lautre qui ne sera jamais [sopposant par là même à lêtre-vers-la-mort de Heidegger] le fait de saisir une possibilité71. » On pourrait ajouter que cest lorsque lêtre humain se trouve dans une impasse du point de vue rationnel, à savoir du point de vue de la culture du problème, que lespérance fondamentale, distincte de la prospective rationnelle, est à même de surgir.

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La relation envers la mort révèle la dimension de passivité du sujet – lacceptation quil existe une dimension dêtre antérieure à la liberté et qui la détermine – à lintérieur de laquelle celui-ci na plus aucun choix à poser, si ce nest souvrir à lavenir qui échappe radicalement à toute raison contrôlante, prédictive. La mort est, pour reprendre les mots de Levinas, « ce qui nest pas saisi, ce qui tombe sur nous et sempare de nous72 ». Bien quelle soit une altérité, elle implique laliénation de lexistence du sujet, car « cest de nous quil est fait abstraction73 ». Cest cette suppression de la personne même qui permet daffirmer que la mort, y compris celle du suicidé, est toujours une mort violente. La mort est un mal, car elle dérobe lexistence à la personne incarnée ; elle implique le fait « de cesser dexister74 » dans ce monde, et non pas simplement parce quelle prive quelquun dune certaine qualité de vie.

On peut donc se demander sil existe une altérité qui préserve la personnalité. Une telle altérité se révèle, pour Levinas, dans la rencontre du visage dautrui. « Cette situation où lévénement arrive à un sujet qui ne lassume pas, qui ne peut rien pouvoir à son égard, mais où cependant il est en face de lui dune certaine façon, cest la relation avec autrui, le face-à-face avec autrui, la rencontre dun visage qui, à la fois, donne et dérobe autrui. Lautre “assumé” – cest autrui75. » Dans la relation érotique, où autrui reste une altérité, où autrui nest pas réduit à une chose connue du sujet, ce dernier fait lexpérience quil nest plus en mesure de pouvoir, et cela tout en continuant à exister dans ce monde, contrairement à la mort. Bref, le visage dautrui, dans la relation érotique, révèle que le monde ne se laisse pas comprendre, quil se caractérise tout au contraire par le mystère. Il nous fait aller au-delà de tout contrôle raisonnable et volontaire.

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La mort, révélation
dune authentique liberté

La perception du monde comme problème conduit, paradoxalement, à la réification, à la chosification, à la dépersonnalisation en somme croissantes de lêtre humain. Le monde du problème tend en effet à se faire totalisant. Alors que, dans le programme cartésien, il étend son emprise sur le monde physique qui nous entoure – « devenir maître et possesseur de la nature76 » –, dans celui des transhumanistes, il le fait sur la nature tout entière, y compris sur lêtre humain, et cela au nom de la primauté de la liberté indéterminée et autosuffisante. Le fait que la culture contemporaine tende de plus en plus à considérer le monde sous langle du problème implique que même la personne humaine risque de se dissoudre dans le monde du problème, devenant elle-même un objet parmi dautres, susceptible dêtre manipulé et rectifié, réduit « à une sorte de machine77 ». En tant quobjet de la science et de la technique, elle est perçue, souligne Günther Anders, comme une « matière première78 » dont la singularité serait gommée. Elle est privée de sa subjectivité, de « toute espèce de vie intérieure79 », comme la bien vu Georges Bernanos, et considérée comme un être indifférencié, donc interchangeable, caractérisé par des propriétés destinées à être améliorées. Problématiser le monde, comme le fait le transhumanisme, cest évincer de lui le monde du mystère auquel appartient lintériorité subjective de toute personne. Le philosophe Olivier Rey décrit ainsi la dissolution de lêtre humain dans ce sur quoi il règne : « Dans un monde purgé de ses fins, réduit à nêtre quun réservoir de moyens au service des finalités humaines, ces finalités se dissolvent à leur tour – plus exactement, la 114seule finalité qui demeure est le déploiement toujours accru de moyens, dont les êtres humains se mettent à faire eux-mêmes partie80 ».

Ce monde du problème conduit également à faire disparaître une autre attitude essentielle de lêtre humain, attitude qui présuppose lexistence dune réalité qui échappe à tout contrôle : la contemplation. Marcel souligne, à juste titre, que dans le monde du problème totalisant la possibilité de la « contemplation tend à sanéantir – précisément parce que lexistentiel disparaît au sein de lobjectif81 ». Dans le monde du tout naturel, où le vivant est privé de toute finalité, « satrophient [] les puissances démerveillement », dans le sens de « wunder et wonder82 ».

La réduction du réel à ce qui est susceptible dêtre maîtrisé, au nom dune libération de la liberté de tout déterminisme, de toute contrainte, y compris de la mort, implique en définitive le refus dune attitude fondamentale de lexistence humaine : celle de lémerveillement et de lauthentique présence aux choses. On ne contemple pas une chose que lon scrute, que lon analyse, que lon essaie de saisir en vue de la posséder, de la contrôler. On nest pas non plus en sa présence. On peut distinguer, à la suite de Marcel, deux attitudes distinctes : celle de la saisie et celle laccueil. « La saisie porte sur lobjet, laccueil sadresse à la présence ; car la présence en tant que telle ne pourrait être saisie ou capturée sans être aussitôt détruite83. » Cette présence se caractérise par une ouverture au réel, une disponibilité réceptive, une écoute silencieuse, une entrée en relation avec le réel, autant dattitudes qui ne relèvent pas dun désir de contrôle, mais de la capacité à se laisser surprendre et saisir par ce qui va advenir, par lépaisseur du réel, qui est de lordre du mystère. Cette présence implique également que le réel soit perçu non plus uniquement sous langle dun donné à connaître, mais dun présent, compris comme don, qui échappe à toute volonté de contrôle. Laissons la parole au poète Hermann Hesse, qui décrit à merveille lexpérience de la vieillesse vécue comme présence au présent-don du réel, lequel se révèle à celui qui se dessaisit de sa volonté de contrôle pour adopter une attitude de disponibilité, douverture et de confiance :

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Je vivais même des moments de ravissement, de révélation [] Ces événements sont inattendus [] léclosion de ces instants [] où le sens et la valeur de tout ce qui existe et se produit soffrent à nous à travers la forme dun paysage, dun visage, dune fleur. [] où le secret de lÊtre se dévoilait ici, et pour celui qui regardait, cétait merveilleux, cela représentait le bonheur, le sens, cétait un présent []. Lévénement en lui-même se résumait en fait à une apparition, un miracle, un mystère aussi beau que grave, plein de grâce mais aussi implacable84.

La mort, à condition de la reconnaître comme phénomène daltérité, révèle que la liberté nest en dernier ressort ni auto-fondatrice, ni auto-suffisante, ni réduite au champ de ce qui est maîtrisable, mais caractérisée par une relation continuelle avec le réel qui, au lieu dêtre perçu comme un obstacle, est reçu comme une donnée première qui échappe radicalement à notre volonté et qui est de lordre dun don. Lenjeu majeur consiste à dépasser cette attitude que décrit le philosophe Michael Sandel, à savoir « le triomphe unilatéral de la volonté sur le don, de la domination sur le respect, de la manipulation sur la contemplation85 ». La liberté de dominer le monde, comme, plus récemment, la nature humaine ou la mort, trahit une vision erronée de la liberté, car, précise-t-il, « elle menace de faire disparaître notre appréciation du caractère donné de la vie, et de nous laisser sans rien dautre à affirmer ou à contempler que notre propre volonté86 ». Telle est lintuition du poète Bobin dans lexergue qui introduit cette contribution. Hannah Arendt résume, par ailleurs, 116bien ce quest implicitement lacceptation de la donation première de lexistence humaine avec ses limites, et comprise comme un « cadeau venu de nulle part (laïquement parlant)87 ». Accepter que la mort échappe à mon contrôle implique aussi le fait daccepter de « recevoir la vie comme un don dune générosité sans prix88 », souligne à son tour François Cheng. Ce don que Sartre récuse au nom de la liberté auto-fondatrice : « Je ne pouvais pas admettre quon reçût lêtre du dehors89 ».

La mort reconnue dans son mystère révèle combien le sujet est originellement passif ; autrement dit, lexistence même nest pas la résultante dun pouvoir humain, mais dun don. En définitive, la liberté ne sexerce réellement que si elle se laisse saisir par une réalité perçue comme don et, ultimement, comme mystère. La liberté accepte de se défaire de tout contrôle pour se laisser saisir par le réel, y compris celui des inclinations propres à sa structure même, dont le désir dêtre heureux est un bon exemple. On trouve une confirmation de cette réalité dans le mouvement écologique du xxie siècle qui affirme que lêtre humain doit – sous peine de mourir – réorienter sa volonté en conformité avec les finalités propres à la Nature. Il nest du reste pas étranger à la Nature, car il est lui aussi soumis à des finalités qui lui sont propres, tant au niveau physique quà un niveau sensible et intellectuel (avec les désirs que cela implique). Cest en sy conformant que lêtre humain se réalise ; cest en suivant les désirs propres à la volonté – et que la volonté na pas choisis, mais quelle découvre par lintermédiaire de la raison – que lêtre humain se reçoit dans son propre mystère. Autrement dit, cest en abandonnant tout contrôle en vue dune autodétermination absolue que lêtre humain acquerra une authentique liberté, laquelle implique la reconnaissance non seulement du monde, mais aussi de soi comme un donné relevant de la gratuité du don. Lêtre humain nest ni propriétaire de soi, ni auto-fondateur, ni auto-législateur ; il est le dépositaire dune vie reçue. La mort, quant à elle, révèle que la liberté ultime se caractérise par la volonté de se laisser saisir par une dimension plus originelle encore. Elle force à lémerveillement et à la contemplation. De fait, la confrontation réelle avec la mort, cest-à-dire une rencontre qui échappe à toute tentative 117de contrôle, confirme que lexistence humaine nest pas un problème à résoudre, mais un mystère à vivre. Lêtre humain ne vit pleinement que sil réapprend à être disponible au réel, dont il fait partie, dans une attitude de réceptivité, dabandon de tout vouloir contrôler pour souvrir à une dimension dêtre qui lui est donnée gratuitement, comme nous en faisons lexpérience, notamment, dans lamour authentique. La mort révèle quà un moment donné lêtre humain ne peut plus pouvoir : il est appelé à souvrir librement à une dimension dêtre quil ne peut maîtriser par ses propres forces, sa propre volonté ; aussi doit-il souvrir pour la recevoir comme un don, une grâce. Concluons en reprenant les termes du philosophe Josef Pieper : « On ne possède que ce quon abandonne et on perd ce quon cherche à conserver – réaliser cela, et rien dautre, tel est ce quon exige de lhomme, pour la première et unique fois, au moment de sa mort ; et cependant, également ce qui est rendu possible et dont il est capable : perdre sa propre vie, non seulement “en pensée”, non seulement “avec de bonnes dispositions”, non seulement de façon symbolique et rhétorique, mais au contraire de façon littérale, réelle – afin de la gagner90 ».

Bernard N. Schumacher

Université de Fribourg (Suisse)

1 Christian Bobin, « La présence pure » (1999), La Présence pure et autres textes (2008), Paris, Gallimard, 2012, p. 145-146.

2 Gabriel Marcel, Être et avoir, Paris, Aubier Montaigne, 1935, p. 169.

3 Ibid., p. 146.

4 Ibid., p. 169.

5 Gabriel Marcel, Position et approches concrètes du mystère ontologique, Louvain / Paris, E. Nauwelaert / Vrin, 1949, p. 50.

6 Ibid., p. 49-50.

7 Ibid., p. 49.

8 Vladimir Jankélévitch, Penser la mort ?, Paris, Éditions Liana Levi, 1994, p. 16.

9 Gabriel Marcel, Le Mystère de lêtre, Paris, Aubier, 1951, vol. II, p. 152.

10 Thomas Hobbes, Léviathan (1651), traduit par Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 230. Bien que cette définition de la liberté soit celle de lêtre humain dans létat de nature avant linstauration du pacte social, la culture occidentale, ces dernières décennies, a tendu à se lapproprier.

11 Jean-Paul Sartre, « La liberté cartésienne », Situations I, Paris, Gallimard, 1947, p. 289-308, p. 307. « Notre liberté nest bornée que par la liberté divine » (Ibid.).

12 Alain Touraine, Nous, sujets humains, Paris, Seuil, 2015, p. 108.

13 Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, traduit par Thomas Chaumont, Paris, La Découverte / Poche, 2014, p. 69-70 [Alienation and Acceleration : Towards a Critical Theory of Late-Modern Temporality (2010), Kopenhagen, Nordic Summer University Press, 2014, p. 53 : « the struggle for emancipation from political, structural and institutional obstacles for the realization of this autonomy »].

14 Ibid., p. 107 [p. 78 : « This project also entails the desire to control the forces of nature : If life is to be shaped by human self-determination, the blind restrictions imposed by nature need to be tackled and overcome with the help of modern science, technology, education, and a powerful economy. »].

15 Ibid., p. 108 [p. 78 : « Hence, even our late-modern aspiration towards self-determination of the features of our bodies – our sex or our genes – simply follows modernitys impulse and promise of autonomy. »].

16 Ibid., p. 110 [p. 80 : « from external pressures and limitations »].

17 Gilbert Hottois, Le Transhumanisme est-il un humanisme ?, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2014, p. 53.

18 Israël Nisand, « Lhumanité arrive à une croisée de chemins », dans Jean-François Mattei et Israël Nisand, Où va lhumanité ?, Paris, Éditions les liens qui libèrent, 2013, p. 13-37, p. 15.

19 Ibid., p. 27.

20 Ibid., p. 30.

21 Hannah Arendt, Condition de lhomme moderne (1958), traduit par Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 2001, p. 33 [The Human Condition, Chicago, The University of Chicago Press, 19982, p. 1 : « escape from mens imprisonment to the earth »].

22 Ibid., p. 34 [p. 2 : « Earth who was the Mother of all living creatures »].

23 Ibid., p. 35 [p. 2 : « to escape the human condition »].

24 Ibid. [p. 3 : « for something he has made himself »].

25 Jacques Testart et Agnès Rousseaux, Au péril de lhumain. Les promesses suicidaires des transhumanistes, Paris, Seuil, 2018, p. 11.

26 Jean-François Braunstein, La Philosophie devenue folle. Le genre, lanimal, la mort, Paris, Grasset, 2018, p. 381.

27 Aubrey David Nicholas Jaspers De Grey, « Immortalité : lultime conquête de la liberté », mars 2013 : http://editions-hache.com/essais/pdf/nicholas1.pdf [« Immortality : libertys final frontier » : « The continuing fact of death renders all talk of liberty ultimately futile. Brave notions of freedom which passively accept the certainty of personal extinction are increasingly seen as so much empty rhetoric. » http://www.libertarian.co.uk/lapubs/cultn/cultn027.pdf].

28 André Comte-Sponville, Le Bonheur, désespérément, Éditions Pleins Feux, Nantes, 2000, p. 49.

29 Ibid., p. 48.

30 Id., LEsprit de lathéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, Paris, Albin Michel, 2006, p. 199.

31 Id., Traité du désespoir et de la béatitude (1984), Paris, Presses Universitaires de France, 2011, p. 686.

32 Id., LEsprit de lathéisme, Op. cit., p. 199.

33 Martin Heidegger, Être et temps (1927), traduit par François Vezin, Paris, Gallimard, 1986, p. 305 [Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer, 198616, p. 250 : « Der Tod ist eine Seinsmöglichkeit, die je das Dasein selbst zu übernehmen hat. »].

34 Emmanuel Levinas, Le Temps et lAutre (1979), Paris, Presses Universitaires de France, Quadrige, 1983, 20049, p. 57.

35 Ibid., p. 57.

36 Albert Camus, LHomme révolté (1951), Paris, Gallimard, 2017, p. 132.

37 Alan Harrigton, The Immortalist, Millbrae California, Celestial Arts, 1969, p. 3 : « Death is an imposition on the human race, and no longer acceptable. Men and women have all but lost their ability to accommodate themselves to personal extinction ; they must now proceed physically to overcome it. In short, to kill death ; to put an end to mortality as a certain consequence of being born ».

38 Ibid., p. 21 : « This new faith we must have is that with the technology at our disposal in the near future death can be conquered. This faith must also weld Salvation to Medical Engineering. We must drive away the gods of doubt and self-punishment. Our new faith must accept as gospel that salvation belongs to medical engineering and nothing else ; that mans fate depends first on the proper management of his technical proficiency ; that we can only engineer our freedom from death, not pray for it ; that our messiahs will be wearing white coats, not in asylums but in chemical and biological laboratories. ».

39 Laurent Alexandre, La Mort de la mort. Comment la technomédecine va bouleverser lhumanité, Paris, JC Lattès, 2011, p. 12.

40 Ibid., p. 15.

41 Jacques Testart et Agnès Rousseaux, Au péril de lhumain, Op. cit., p. 11.

42 Edgar Morin, LHomme et la Mort (1970), Seuil, Paris, 1976, p. 348.

43 Gilbert Hottois, Le transhumanisme est-il un humanisme ?, Op. cit., p. 53.

44 Mike Trider, « Emancipation from Death », The Scientific Conquest of Death. Essays on Infinite Lifespans, Immortality Institute, LibrosEnRed, 2004, p. 187-196, p. 190 : « live forever free from illness, disease, and physical disability » ; « free to do whatever we want with our lives ».

45 Laurent Alexandre, La Mort de la mort, Op. cit., p. 15.

46 Ibid., p. 81.

47 Ibid., p. 80.

48 Ibid., p. 81.

49 Alan Harrington, The Immortalist, Op. cit., p. 203 : « Needed, for one thing, is a bold new attitude. We must stop apologizing to the cosmos and affirm who we are. Having invented the gods, we can turn into them. Death no longer fits into our plans. Conceivably suitable for animals and plants, meaningless extinction becomes improper when inflicted on a species possessing ability to reflect and care about meaning. Five thousand years ago the evolution of human intelligence made death, as applied to our side, inappropriate and obsolescent. Today, with advance elements of humanity no longer able to tolerate eventual non-being, either death must soon become obsolete or we will. ».

50 Emmanuel Levinas, Le Temps et lAutre, Op. cit., p. 20.

51 Gabriel Marcel, Être et avoir, Op. cit., p. 169.

52 Id., Position et approches concrètes du mystère ontologique, Op. cit., p. 61. « [U]n mystère cest un problème qui empiète sur ses propres données, qui les envahit et se dépasse par là même comme simple problème », p. 57.

53 Karl Jaspers, Introduction à la philosophie, traduit par Jeanne Hersch, Paris, Plon, 1981, 1997, p. 136 [Einfürung in die Philosophie (1950), München, Pieper Verlag, 197315, S. 97 : « Wer kein Geheimnis mehr kennt, sucht nicht mehr. Philosophieren kennt mit der Grundbescheidung an den Grenzen der Wissensmöglichkeiten die volle Offenheit für das an den Grenzen des Wissens sich unwißbar Zeigende. An diesen Grenzen hört zwar das Erkennen, aber nicht das Denken auf. »].

54 Vladimir Jankélévitch, Penser la mort ?, Op. cit., p. 36.

55 Id., La Mort, Paris, Flammarion, 1977, p. 132.

56 Emmanuel Levinas, Le Temps et lAutre, Op. cit., p. 57.

57 Ibid., p. 58.

58 Ibid., p. 36.

59 Ibid., p. 37.

60 Ibid., p. 51.

61 Ibid., p. 53.

62 Ibid., p. 56.

63 Ibid.

64 Ibid., p. 57.

65 Ibid.

66 Id., Totalité et infini. Essai sur lextériorité, La Haye, Martinus Nijhoff, 1965, p. 211.

67 Id., Le Temps et lAutre, Op. cit., p. 58.

68 Ibid., p. 62.

69 Ibid., p. 63.

70 Ibid., p. 71.

71 Ibid., p. 64.

72 Ibid.

73 Id., La Mort et le Temps, Paris, LHerne, 1991, p. 89.

74 Vladimir Jankélévitch, La Mort, Op. cit., p. 407.

75 Ibid., Le Temps et lAutre, Op. cit., p. 67.

76 René Descartes, Discours de la méthode (1637), Paris, GF Flammarion, 2000, 6e Partie, p. 99.

77 Gabriel Marcel, « Le primat de lexistentiel. Sa portée éthique et religieuse », Actas del Primer Congreso Nacional de Filosofía (Mendoza, 1949), Universidad Nacional de Cuyo, Buenos Aires, 1950, tome I, p. 408-415, p. 413.

78 Günther Anders, « Introduction. Les trois révolutions industrielles » (1979), dans LObsolescence de lhomme, tome II, traduit par Christophe David, Paris, Éditions Fario, 2011, p. 15-33, p. 22.

79 George Bernanos, La France contre les robots (1947), Le Pré-Saint-Gervais, Le Castor Astral, 2017, p. 83.

80 Olivier Rey, Leurre et malheur du transhumanisme, Paris, Desclée de Brower, 2018, p. 149.

81 Gabriel Marcel, « Le primat de lexistentiel. Sa portée éthique et religieuse », Op. cit., p. 414.

82 Id., Position et approches concrètes du mystère ontologique, Op. cit., p. 50-51.

83 Id., « Le primat de lexistentiel. Sa portée éthique et religieuse », Op. cit., p. 414.

84 Hermann Hesse, « Harmonie du mouvement et de limmobilité », Éloge de la vieillesse, traduit par Alexandra Cade, Paris, Calmann-Lévy, 2000, p. 54-62, p. 54-55, 59 [« Einklang von Bewegung und Ruhe », Mit der Reife wird man immer jünger. Betrachtungen und Gedichte über das Alter, édité par Volker Michels, Frankfurt am Main, Insel Verlag, 1990, p. 57-65, p. 57-58, 62-63 : « Augenblicke des Entzückens und der Offenbarung []. Sie kommen überraschend [] zur Reife dieser Augenblicke, in welchen im Bilde einer Landschaft, eines Baumes, eines Menschengesichtes, einer Blume [] sich der Sinn und Wert alles Seins und Geschehens darbietet. [] es bedeutete das Geheimnis des Seins, und es war schön, war Glück, war Sinn, war Geschenk und Fund für den Schauenden. [] das Erlebnis selbst war nur Erscheinung, Wunder, Geheimnis, so schön wir ernst, so hold wir unerbitterlich. »].

85 Michael Sandel, Contre la perfection. Léthique à lâge du génie génétique, traduit par Hélène Valance, Paris, Vrin, 2016, p. 63 [The Case against Perfection. Ethics in the Age of Genetic Engineering, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge (Massachusetts), 2007, p. 85 : « the one-sided triumph of willfulness over giftedness, of dominion over reverence, of molding over beholding »].

86 Ibid., p. 72 [p. 99-100 : « It [this vision of freedom] threatens to banish our appreciation of life as a gift, and to leave us with nothing to affirm or behold outside our own will. »].

87 Hannah Arendt, Condition de lhomme moderne, Op. cit., p. 35 [p. 2-3 : « a free gift from nowhere (secularly speaking) »].

88 François Cheng, Cinq méditations sur la mort autrement dit sur la vie, Paris, Albin Michel, 2013, p. 37.

89 Jean-Paul Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, « Folio », 1964, p. 192.

90 Josef Pieper, Tod und Unsterblichkeit (1968), dans Werke in acht Bänden, Berthold Wald (éd.), Felix Meiner, Hamburg, 1997, vol. 5, p. 371 : « Daß man nämlich nur das besitzt, was man losläßt, und daß einem verloren geht, was man zu behalten sucht – genau dies zu realisieren ist dem Menschen nun, im Augenblick des Todes, zum ersten und einzigen Mal abverlangt, aber auch ermöglicht und zugetraut : das eigene Leben nicht nur “der Intuition nach”, nicht nur “in der guten Meinung” und nicht nur symbolisch und rhetorisch, sondern buchstäblich und wirklich zu verlieren – um es zu gewinnen. »