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Classiques Garnier

Introduction

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2019 – 1, n° 14
    . Levinas et le soin
  • Auteurs : Pierron (Jean-Philippe), Schumacher (Bernard), Zielinski (Agata)
  • Pages : 9 à 14
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406098997
  • ISBN : 978-2-406-09899-7
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09899-7.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 17/12/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Introduction

La pensée dEmmanuel Levinas a connu une réception singulière et considérable dans le monde du soin. Réception singulière tant le style du philosophe, sa langue et les métaphores quil convoque et utilise ont contribué à réveiller le langage soignant ou à surligner limportance de thèmes préexistants dans ce quil est convenu dappeler la culture soignante. Singulière également car le caractère de cette éthique dénonce, sinon interdit, les approches instrumentales de léthique qui voudraient en faire un outil daide à la décision, mais interroge, ce faisant, comment mobiliser une telle éthique, en plus de sa fonction critique. Réception considérable également car cette proposition éthique est arrivée au moment même où on annonçait dans le domaine de léthique une « ère du vide » en même temps que la fin de la morale. Elle venait soutenir les catégories éthiques des soignants alors que la médecine en ses prouesses, paraissait faire triompher la rationalité des moyens dans un glorieux « tout est possible ». Sans doute les mots déthique, de visage, de vocation médicale de lhomme, de caresse, dasymétrie, de responsabilité… qui investissent le style et le dire du philosophe ont-ils pu encourager cette réception, tant ils sont susceptibles de résonner avec la pratique soignante.

De fait, dans ce qui constitue aujourdhui léthique médicale, francophone notamment, à côté de la bioéthique médicale normative (référée par exemple à léthique médicale des principes), et à côté des effets de léthique utilitariste ou des approches conséquentialistes éminemment présentes au niveau des enjeux institutionnels et économiques de la santé, la petite musique levinasienne trace une voie singulière. Dun côté, Levinas et le soin semblent relever dun appariement qui est une évidence. Le monde du soin offre une figure concrète à cette vulnérabilité qui oblige à laquelle le philosophe nous a rendu sensible. Lun et lautre se renforcent mutuellement, le second théorisant et épelant les assises des premières qui les mettent en œuvre. De lautre, il est un 10malentendu tant la spéculation du philosophe a pu paraître nêtre quune spéculation de philosophe, sans prise concrète et opérationnelle avec les questions ordinaires qui habitent le monde soignant. Avec Ricœur, Levinas est ainsi très mobilisé dans les milieux soignants. Certains ont déjà commenté ce rapprochement, relevant labsence de textes de Levinas concernant directement la pratique du soin1. Certes, Levinas na jamais prétendu proposer une contribution déthique médicale à proprement parler. Mais ses déclarations laissent entendre malgré tout quà ses yeux, la relation entre soignant et patient constitue un cas exemplaire de ce quil entend par relation éthique. Interrogé par léthicien français Emmanuel Hirsch, Levinas dit en effet : « Dans la souffrance il y a un cri et un soupir, une plainte. Cest la première prière. Cest lorigine de la prière : la première parole adressée à labsent. Le médecin est celui qui entend ces plaintes. Par conséquent, dans ce secours à lautre, à ce premier appel à lautre, la première réponse est peut-être une réponse de médecin. Vocation médicale de lhomme2 ».

Nous voudrions ici tenter dinterroger les raisons profondes de cette appropriation soignante de Levinas. Les questions suivantes sont autant de pistes pour explorer et éclairer cet intérêt. La référence à Levinas, si elle nest pas révérence, ne se fait-elle pas sur un malentendu, dont le mot éthique est peut-être le concentré ? Léthique entendue comme philosophie première peut-t-elle se réduire sans pertes à une éthique appliquée ? Et peut-on avec Levinas déployer léthique comme une méthode pour la relation de soin ? Enfin, Levinas peut-il aider à se déprendre de léthique parfois réduite à une technique de décision, à une science de laction dont léthicien serait aujourdhui la figure ? Et si malentendu il y a, nest-ce pas sur fond dun paradoxe : lengouement pour certains thèmes levinassiens cohabite avec le reproche fait à Levinas dêtre trop abstrait, ou encore de proposer une visée inaccessible, une morale purement formelle. Entre éthique pratique et méta-éthique, que peut faire la pensée de Levinas à léthique au lit du patient ? Par ailleurs, en mettant au cœur de ses réflexions lexpérience de la vulnérabilité 11dautrui, Levinas offre une perspective sur la relation de soins qui amène à interroger certaines orientations prises par léthique médicale actuelle. La relation de soins peut-elle véritablement se penser sur le modèle du rapport contractuel entre deux sujets autonomes au nom du principe dautonomie du sujet ? Ne se fonde-t-elle pas plutôt sur une double passivité, passivité du patient face à la maladie, passivité du soignant face à la souffrance de lautre ? Avant dêtre une éthique du respect de lautonomie, léthique médicale napparaît-elle pas dès lors comme une éthique de la responsabilité ? Reste à savoir, bien sûr, jusquoù peut sétendre cette responsabilité pour autrui, face à lexigence contemporaine de productivité à tout prix et dans un contexte toujours plus contraignant pour les soignants.

Cest avec ces questions que nous avons donné la parole à des lecteurs de Levinas : certains ont rencontré la pensée Levinas à partir de leur pratique clinique, dautres ont interrogé le soin ou la réflexion éthique à laune de lœuvre de Levinas – la pratique interrogeant la lecture, et la lecture déployant la pratique. Deux mouvements se dégagent principalement de ce parcours. Dune part, la philosophie de Levinas aide à penser la relation de soin autrement que sur le mode de la norme ou du protocole, permettant sans doute ainsi aux soignants de retrouver lessentiel du soin, dont on entend beaucoup dire que le manque de temps en vient à le voler : la relation elle-même. Là où les normes hospitalières, la tarification à lactivité viennent encadrer, voire empêcher la relation dhumain à humain, dans un effet de « totalité » englobante, les notions de « visage », d« infini » de lautre viennent rouvrir les possibles ou relancer le désir dun soin qui soit rencontre.

Dautre part, la référence à Levinas permet de pousser le soin à ses limites : celles de la passivité et de la liberté, celles de la corporéité exposée, celles de la souffrance et de la mort. Cest lexistence tout entière qui se révèle à partir du soin. Ces occurrences permettent de ne pas réduire le soin à ses dimensions techniques, en le replaçant dans la perspective de la finitude humaine – une finitude qui rend créatif. Cest peut-être cet aspect que viennent chercher chez Levinas ses lecteurs soignants : retrouver une attention et une créativité relationnelles ; oser envisager le patient du point de vue de son existence, et non uniquement de sa pathologie.

On ne demande donc pas à Levinas dêtre, ni même de fonder une éthique appliquée. Mais les grands traits de sa pensée peuvent 12venir irriguer et déplacer la réflexion éthique, et, partant, la pratique clinique vers sa dimension existentielle. Quant à la part réputée abstraite ou formelle des écrits de Levinas, elle invite à ne pas enfouir la rude complexité de lhumaine condition, jusquen ses violences et ses contradictions. Levinas permet de ré-enraciner le soin dans lexistence et dans la complexité.

À partir de la lecture de Levinas, le soin redevient le champ existentiel complexe de la relation. La lecture de Levinas serait ainsi elle-même thérapeutique, permettant de retrouver une vitalité là où les modalités de la tâche clinique viennent épuiser la relation.

On verra donc comment penser le soin avec Levinas, et combien la pensée de Levinas ouvre le champ dune éthique de la relation qui ne se laisse réduire à aucune normativité, en interrogeant le croisement de la souffrance et de la confiance (Benaroyo), en explorant les limites de la réciprocité (Zielinski), en déployant une tournure originale du souci pour autrui, un « soin davant le soin » (Pierron). Les positionnements respectifs du soignant et du patient dans le milieu hospitalier se caractérisent par une différence radicale du point de vue du savoir, du savoir-faire et du pouvoir. Plusieurs philosophes ont tenté des approches en vue de rétablir un semblant dégalité dans le rapport soignant-patient, ou au moins déviter une prise de pouvoir du premier sur le second. Levinas repense véritablement cette asymétrie de la relation médicale soignant-patient dune manière originale : pour lui, lasymétrie originelle de la relation est renversée. Cest en effet le patient qui détient un « pouvoir moral » sur le soignant. Avec sa conception de la responsabilité, Levinas pense en effet l« autorité désarmée mais impérative3 » du patient sur le soignant.

Ce que la pensée de Levinas fait au soin ne sachève pas dans une éthique bien-pensante ; elle conduit le soin au-delà de lui-même, en interrogeant la passivité de la liberté comme réponse à lêtre souffrant (Meyer), soulignant le lien entre la souffrance propre et la souffrance dautrui (Dubost), en développant la passivité du sujet face à la mort, comme révélation anthropologique (Schumacher), ou encore comme une ouverture sans cesse renouvelée quaucun protocole ne viendra épuiser – ce que nous rappelle léthique de la caresse (Dupuis).

On verra des métiers de la santé sexposer à lâpreté des textes de Levinas et sen trouver déplacés, en tenant à la fois la familiarité et 13lirréductible distance entre Levinas et le monde du soin (Svandra), en questionnant la responsabilité éthique jusque dans le champ hospitalier institutionnel (Duperret). La responsabilité envers le patient se trouve au cœur de léthique levinasienne qui apparaît dans le cadre de la réflexion médicale comme une réponse puissante à léthique dominante de lautonomie et rend possible une thématisation, inédite jusque-là, dans la philosophie, de la vulnérabilité humaine. Cette éthique est encore aujourdhui séduisante, puisquelle permet de rendre justice à la vocation et à la motivation première de tout soignant, trop souvent sous-évaluée par léthique de lautonomie – tout simplement, le souci de lautre, linquiétude pour la vie humaine. Cest cette inquiétude qui transparaît de manière aussi indiscutable que paradigmatique dans le rapport au nouveau-né. Comme le disait le philosophe allemand Hans Jonas : « Sa simple respiration adresse un “on doit” irréfutable à lentourage, à savoir : quon soccupe de lui4 ». Avant dêtre une responsabilité devant (la loi, Dieu, le Surmoi), cest une responsabilité pour (un autre) qui anime primairement le soignant. En dautres termes, cest le visage de lautre – quil ne faut pas réduire à lespace compris entre le front et le menton, car même une nuque peut être un visage au sens de Levinas – qui est le fondement et la condition de possibilité de la responsabilité du soignant. Dans un exercice rare, des cliniciens, de formation infirmière ou médicale, se sont risqués dans ce dossier à relire Levinas au risque de leur pratique. Si lexégète académique pourra sinquiéter du caractère périlleux de lentreprise, le lecteur trouvera dans cet exercice une manière non pas de « crash test » mais un essai qui féconde lœuvre du philosophe dune lecture chargée du poids du difficile et du douloureux de la pratique soignante. Si les soignants nont pas attendu les philosophes pour sintéresser à léthique, et si léthique philosophique vient toujours en second, elle se trouve lestée par cette confrontation aux questions déthique concrète. Ces dernières ne sont pas de simples illustrations de théories philosophiques, mais une vérification, voire un ensemble de variations phénoménologiques sur le thème de lexposition à autrui.

Lapport philosophique de Levinas est notamment lidée dune reconnaissance de la passivité (ou absence de contrôle) essentielle de certaines 14dimensions de la vie humaine : la mort insaisissable, la souffrance inutile, la responsabilité jamais assumée niant la liberté du sujet, la présence déroutante dune personne qui ne communique pas. Or cette reconnaissance de la passivité est doublée, chez Levinas, dune réflexion qui lui donne un sens. Ce sens se trouve toujours dans la relation. Relation rendue possible par la fin de lhéroïsme du sujet dans le rapport à la mort et dans la souffrance, relation de celui qui est responsable à celui pour qui il sinquiète, relation rendue toujours possible par lexpérience de la proximité à autrui, en dépit de labsence apparente de réponses.

Dans la suite de la journée « Levinas, léthique et la philosophie du soin : rencontre ou malentendu ? » (qui sest tenue à lUniversité de Lyon 3, en partenariat avec luniversité de Rennes 1, le 2 février 2018) et de la journée « Emmanuel Levinas et la relation aux soins » (à lUniversité de Fribourg (Suisse), le 22 avril 2016), nous espérons que ces textes donneront aux soignants et aux lecteurs de Levinas le goût de poursuivre la réflexion et les échanges, appelés à inventer des réponses que rien népuise.

Jean-Philippe Pierron

Université Jean Moulin – Lyon 3

Bernard N. Schumacher Université de Fribourg, Suisse

Agata Zielinski

Université de Rennes 1

1 Cf. Nathalie Maillard, « Emmanuel Levinas et léthique médicale. De la relation à lAutre au rapport de soin », Éthique & Santé, 2004, no 1, p. 100-106. Corine Pelluchon, « Levinas et léthique médicale », Cahiers dÉtudes Levinassiennes, 2010, no 9.

2 Emmanuel Levinas, « Entretien avec Emmanuel Hirsch », dans Emmanuel Hirsch, Médecine et éthique. Le devoir dhumanité, Paris, Cerf, 1990, p. 43.

3 Emmanuel Levinas, Préface à Hors Sujet, Montpellier, Fata Morgana, 1987, p. 12.

4 Hans Jonas, Le Principe responsabilité (1979), traduit par Jean Greisch, Paris, Champs Flammarion, 1990, 2013, p. 251.