La pensée d’Emmanuel Levinas au secours du soignant, mais peut-être pas du manager
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2019 – 1, n° 14. Levinas et le soin - Auteur : Duperret (Serge)
- Résumé : Confronté à la souffrance du malade, le soignant partage cette expérience de sortie de soi où l'Existant devient un Être pour l'Autre. Le sens de la responsabilité pour autrui exprime sa force, même et surtout après la mort, précisément parce l'Autre est mortel. Cette relation exigeante ne peut s'appliquer à tous les soins et, d'un mauvais usage de cette pensée, le soignant devient « coupable » de ne pouvoir être disponible pour chaque patient au même titre que pour l'Être souffrant.
- Pages : 143 à 152
- Revue : Éthique, politique, religions
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- EAN : 9782406098997
- ISBN : 978-2-406-09899-7
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09899-7.p.0143
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 17/12/2019
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Souffrance éthique, existant, responsabilité, culpabilité du survivant, organisation des soins
La pensée d’Emmanuel Levinas
au secours du soignant,
mais peut-être pas du manager
La pensée d’Emmanuel Levinas est fréquemment convoquée lors de nos discussions éthiques à l’hôpital, brandie parfois comme l’arme imparable ; que pourrait-on opposer par exemple à l’idée de « responsabilité » ? Tous nos actes n’engagent-ils pas notre responsabilité, et de manière évidente, voire tragique, quand il s’agit de soins à la personne ? D’évidences en évidences, la pensée se simplifie, se réduit à des concepts faciles à mobiliser en toute circonstance, telle la responsabilité ou la présence du visage. Ne risque-t-on pas ainsi d’appauvrir la pensée de Levinas, de la résumer à des déclarations bien-pensantes, voire de l’aménager à des fins managériales ?
Il est toujours ambitieux, voire irréaliste, pour un soignant, de prétendre dominer une telle œuvre, aussi prolixe, et il en va ainsi pour nombre de penseurs. Ce d’autant que le contenu de l’œuvre n’a cessé d’évoluer durant la vie de l’auteur. Aussi, cet exposé se veut la simple synthèse d’un travail de professionnel qui a puisé dans la pensée de Levinas ce qui pouvait irriguer sa pratique. Cette œuvre est si riche que chaque soignant, chaque lecteur l’explorent à sa façon ; luxe du non philosophe de pouvoir picorer le corpus philosophique… Soignant cleptomane, mais avec le souci de faire mieux.
Ainsi, trois points seulement seront développés plus avant : la souffrance suivant la description qu’en donne l’auteur et vue comme un révélateur de la notion de responsabilité, puis l’expérience de la mort qui est presque quotidienne dans certains services – ces deux premières parties ont été choisies afin d’illustrer comment un soignant peut donner au thème de la responsabilité, clef de voûte de cette pensée, un sens plus concret que celui utilisé habituellement. Le troisième point abordé est celui du tiers, le trouble-fête qui interrompt la relation duale d’où naît cette assignation 144à la responsabilité. Ce tiers inévitable, incontournable dont la présence nous rappelle à nos obligations liées à la multitude. En effet, il y a plus de malades que de soignants et la continuité des soins, le nombre de personnes dépendantes nous impose de hiérarchiser nos tâches. Se transmettre des consignes, des relèves est une nécessité pour soigner tout le monde avec une volonté d’équité. Le tiers est incontournable. De plus, le tiers est aussi celui qui nous demande des comptes, car les soins ont un coût. L’administrateur, l’organisme payeur, l’état ont droit de regard et prennent leur place dans cette relation. L’éthique de Levinas prend ainsi une importance politique, car si l’on reconnaît que certaines situations nous « obligent », notamment celle de la souffrance, nous ne pouvons que répondre de manière adaptée à ces cas singuliers et, ainsi, modifier l’allocation du temps destiné aux personnes concernées ; l’implication pour ces patients est différente de celle réservée au soin courant où tout est plus codifié.
La souffrance de l’Autre
Levinas distingue dans Le Temps et l’autre1, la souffrance de la douleur. En tant que privation de plaisir, cette dernière laisse au sujet la possibilité de se projeter dans un avenir, qu’il soit meilleur ou pire. Elle peut même revêtir du sens, nous faire supporter l’épreuve, quand on sait qu’une accalmie va lui succéder et procurer un certain plaisir par le soulagement et la maîtrise ; sorte de libération temporaire. Devenue chronique, le malade peut encore lui tendre des pièges, l’apprivoiser, l’attendre comme pour un rendez-vous, certes désagréable, mais familier. En revanche, le souffrant perd toute liberté et devient assujetti. Comment agir quand la projection dans l’avenir et la référence à un passé deviennent impossibles ? Le sujet est enchainé au présent à « l’absolu présent », un présent envahi par la souffrance. Même la possibilité du néant disparaît. Ainsi, la souffrance ampute le soi d’une partie de lui-même pour le réduire au moi souffrant et privé de toute possibilité d’agir sur lui-même. La souffrance condamne les portes de tous les refuges. Elle est associée à l’image en creux de la mort, seule sortie possible.
145Cette perte de liberté renvoie à la condition d’être jeté développé par M. Heidegger. Mais E. Levinas change de perspective, donne un sens personnel aux termes Être et Étant en leur substituant les mots Exister et Existant2. Exister n’est pas le trait de l’existant qui agit, communique et se caractérise par ses manières d’être en relation. La condition d’existant ne permet pas de dissocier l’Être de l’Étant. En revanche, l’Être souffrant fait l’expérience de l’isolement. Il n’apparaît plus ni par ses actions, ni par ses différences. Il existe comme entité propre, éloigné de toute vie mondaine de l’Existant. Il se situe avant toute chose. Il illustre le sens à donner au verbe exister. La souffrance impose au sujet d’expérimenter la condition du Soi réduit au Il y a, autrement dit après disparition de toutes les formes d’existants ; forme de l’Être pur. La souffrance réunit les conditions expérimentales d’un monde dépouillé de toutes les formes mondaines d’exister. L’exemple de l’insomnie3 illustre parfaitement cette confrontation avec un présent sans lien avec un quelconque passé, un présent qui nous renvoie à cet « il y a » sans recours. Cette situation, chacun de nous l’a vécue, et chacun s’est réjoui d’en réchapper.
Comment le soignant confronté à la souffrance de l’Autre peut-il avoir une réponse adaptée ? Trop rapide, elle peut conduire malheureusement au contre sens. Je pense surtout à la compassion. Il est fréquent dans le milieu soignant, d’assimiler la « souffrance pour autrui ou souffrance éthique » à la compassion. Le souffrir pour autrui employé par E. Levinas4, revêt en effet un sens différent du souffrir avec qui définit habituellement la compassion. Souffrir pour autrui traduit la sortie de soi qui s’opère en réponse à la souffrance de l’autre. Cette dernière s’offre à moi comme un vide qui m’aspire ; représentation d’une chose qu’aucun Étant ne soupçonne. Abandonner notre condition d’Étant oblige à véritablement sortir de nous, et explorer cette partie du soi, le il y a, inexplorable par l’Étant ou l’Existant. C’est la seule manière d’être « pour » autrui, partager sa condition d’Être, sinon de maintenir la distance avec lui. Si la souffrance de l’autre nous oblige, et de manière violente quand elle se conclut par la mort, celui ou celle qui se retrouve convoqué par cet Autre souffrant ne peut exister que pour l’Autre, mais pas avec lui. Tout ce que je suis à cet instant n’est mobilisé que pour 146lui, condition de cette sortie de soi. Si le avec avait un sens, c’est à la condition de cette sortie de soi où l’Étant abandonne sa vie mondaine. Très différente est la posture du soignant animé par la compassion. Être compassionnel impose de ne plus être sur le même pied d’égalité que le sujet souffrant, alors que la sortie de soi aboutit à ce partage. La position, malgré la mise en scène, demeure celle de l’observateur. La compassion donne ainsi, en apparence du moins, du sens à l’absurdité de la souffrance ; c’est bien la critique qu’en fait Nietzsche : une recherche de rédemption et donc le fruit d’un calcul5. Au contraire, l’expérience du souffrir pour autrui ne relève pas de l’acte généreux, ni de la pitié ou de la compassion, ni d’une intention. Elle s’impose au soignant, c’est la souffrance de l’Autre qui la déclenche.
Grace à l’introduction de la notion de souffrance éthique ou souffrance pour autrui, celle de responsabilité s’éclaircit pour le soignant. La responsabilité qui est la mienne n’obéit pas à un impératif moral, mais est consubstantielle de cette sortie de moi provoquée par la souffrance de l’autre, cette souffrance inutile. Le malade souffrant n’implore pas, il ne réclame pas cette sortie. Il n’a pas l’attitude du mendiant. Il ne tente pas de susciter la pitié. Il ne fait pas appel, il est là, seul avec sa souffrance. Dans l’exercice professionnel, l’on observe souvent la prostration, mais pas l’imploration. Le malade qui souffre ne nous implore pas de prendre en compte sa souffrance. La distinction qu’opère Levinas entre douleur et souffrance, devient concrète. Le patient douloureux peut décrire sa douleur, la quantifier à un instant donné, mais celui qui souffre n’est que souffrance. Si je rejoins l’autre au plus près, c’est malgré moi. Le propos de Levinas est prédictif, il nous prévient, nous met en garde. Le soignant est averti de cette possibilité d’une irrésistible sortie de soi. Avertissement grave, car il s’agit d’une épreuve à laquelle rien ne nous prépare. Une épreuve dévastatrice, parfois. Elle ne nous est pas enseignée. Elle est irrésistible dans certains cas, mais l’on peut passer totalement à côté dans d’autres. Le malade souffrant ne fait pas de bruit.
En somme, l’Être souffrant ne communique plus avec nous, il n’est plus Existant. Ce n’est qu’en « sortant de nous », malgré nous, que nous pouvons le rejoindre, être là pour lui, rien que pour lui, ne serait-ce que durant les quelques heures d’un emploi du temps. Cette facette du travail de soignant, nous l’appréhendons très tard dans notre carrière et 147pouvons très bien passer notre chemin, en ne prodiguant que des soins standardisés ou maquillés par un activisme qui a plus de sens pour celui qui agit que pour celui qui souffre. Cet activisme est d’ailleurs officiellement valorisé.
L’expérience de l’Être est née de la confrontation à la souffrance de l’Autre et me permet d’appréhender, même fugitivement, tout ce qui me sépare de l’Être que je suis mais que je n’ai jamais encore expérimenté. À partir de cette expérience de l’Autre, il devient possible de sortir de moi pour côtoyer mon Être. Le soignant peut pour cette raison concevoir une dette envers le malade. Celle de devoir cette aventure à l’Autre. D’ailleurs, que serait un soignant sans cet Autre qui s’offre à lui, qui s’en remet à lui, même en dehors de la souffrance telle que nous l’avons décrite, au décours d’une simple consultation ou d’un soin ?
La mort de l’Autre
La seule expérience de la mort est l’expérience de la mort de l’Autre. Situation sans cesse répétée qui s’impose aux soignants. Même si ces visages qui m’ont fait prendre conscience de ma responsabilité se sont éteints, les morts nous regardent toujours, car la mort ne signifie pas effacement de ce qu’ils ont été, n’efface pas la trace qu’ils laissent dans ma ligne de vie. Au contraire, la mort de l’autre m’oblige, car je mesure la part qu’elle prend dans mon individuation. Je prends conscience à nouveau et possiblement de façon plus évidente, de la dette qui est la mienne et ressens la culpabilité du survivant : « Elle est (mon affection), dans ma relation, ma déférence à quelqu’un qui ne répond plus, déjà une culpabilité – une culpabilité de survivant6 ». Cette responsabilité est ainsi engagée de façon infinie et pour un temps indéfini. Les soignants ressentent concrètement que la mort du malade n’efface pas la responsabilité née du contact avec la personne encore souffrante. Cette persistance se révèle notamment lors des soins prodigués après la mort. Ils deviennent les garants de la dignité de l’Être qui vient de mourir, concrétisent cette sortie de soi et donne au temps une dimension 148infinie puisqu’à travers les soins au défunt, c’est à ma propre mort que je suis confronté. La fin de la vie de l’Autre nous donne à penser l’infini durant cette période unique des soins post mortem. Ce que la vie courante (mondaine) ne nous permet pas de concevoir, l’expérience de la mort d’autrui l’éclaire. La responsabilité du soignant ne s’éteint pas avec la mort. Le visage du mort amplifie celle-ci. Si cette thèse du visage, levinassienne par excellence, est reprise largement, et s’applique à toutes les situations où nous sommes confrontés au visage de l’Autre, la responsabilité envers l’autre parce qu’il est mortel prend alors une dimension très concrète. Tous les soignants se souviennent de « leur premier mort », le silence qui envahit la chambre où l’on reste interdit devant ce corps qui ne bouge plus, mais qui était porteur de signes du vivant quelques heures auparavant.
La question qui surgit inévitablement quand on mobilise ces notions de responsabilité infinie mais non réciproque est la suivante : comment peut-on être soignant et persister dans sa fonction tout en supportant une telle charge ?
Le Tiers
En effet, si Levinas révèle avec beaucoup de justesse cette sortie de soi et cet abîme, il ne trace pas le chemin inverse. Comment redevenir un Existant après une telle épreuve ? À moins qu’il ne donne une piste quand il aborde la présence du tiers. « Le langage, comme présence du visage, n’invite pas à la complicité avec l’être préféré, au “je-tu“se suffisant et oublieux de l’univers ; il se refuse dans sa franchise à la clandestinité de l’amour où il perd sa franchise et son sens et se mue en roucoulement. Le tiers me regarde dans les yeux d’autrui – le langage est justice7 ».
Cette présence du tiers, nous l’avons décrite comme incontournable. Le tiers, ce peut être le collègue de travail avec lequel nous devons partager les éléments concrets qui rendent le soin possible, mais c’est aussi la société qui nous observe, qui nous demande des comptes. Cette intrusion apaise une situation qui peut littéralement envahir le soignant. 149Elle limite l’infini qui s’ouvre dans la relation éthique à autrui. Elle décharge, relativise et détend cette relation de responsabilité, insoutenable sur le long terme ; le soin courant (qui reste à préciser, mais ce serait nous éloigner de notre propos) ne peut se concevoir à la seule lumière de cette responsabilité exclusive. De la présence du tiers, une relation se fait jour entre autrui et le tiers et me revoici dans mon rôle d’Existant qui pense, juge, compare, explore, évalue, fait des choix alors que dans la relation précédemment décrite, je me trouvais confronté à son Être. Le rapport exclusif que je vivais avec autrui peut dès lors s’apaiser. E. Levinas évoque pour illustrer le tiers, les institutions, notamment la justice. Et force est d’admettre que la justice, celle de répartition, s’applique au soin qui ne peut se focaliser sur ce seul Autre et doit se répartir et se partager, sinon de limiter ma disponibilité à un seul malade. Outre le fait que cette exclusivité dans la relation peut devenir envahissante et déstabilisante, il est inenvisageable de concevoir le soin avec le seul prisme de la responsabilité, sinon de ne pas apporter à la majorité numérique des patients les soins habituels, plus techniques dirons-nous. Toutefois, lorsque la situation singulière d’un malade nous oblige à une entière disponibilité, comment faire ? C’est alors au groupe, à condition que cette dimension éthique soit suffisamment partagée, de mettre en œuvre les moyens de cette disponibilité pour l’un de ses membres. Cette philosophie, pour être mise en œuvre, met ainsi à l’épreuve le groupe et sa capacité à partager les mêmes valeurs dans le travail. En effet, si nous retenons que la pensée d’E. Levinas nous donne les moyens d’une éthique du soin, les conditions de prise en charge de ces situations ultimes, celles de l’Être souffrant, doivent être identifiées et reconnues par le groupe comme prioritaires. Identification, reconnaissance renvoient à la notion de partage et de communication qui nous posent beaucoup de difficultés dans les unités de soins. Les conditions de réalisation du soin courant et standardisé, celui qui s’inscrit dans une production (comme on aime à le répéter), devrait pouvoir se conformer aux conditions imposées par la prise en charge de la souffrance quand celle-ci se présente. C’est le sens politique du « souffrir pour autrui ». Les mots employés par Levinas résonnent et sa pensée permet un développement éthique, c’est à dire qu’elle intervient concrètement dans nos choix. Les organisations actuelles du travail dans les unités de soins sont peu favorables à prioriser telle ou telle situation. Ce serait une remise en cause de l’orientation managériale qui tend à standardiser des séquences 150de soins et non à donner la priorité, quand celle-ci est identifiée par le groupe, à des situations singulières. Les groupes professionnels ont toujours la possibilité de s’abîmer dans le gouffre des plannings et autres tâches administratives toutes aussi creuses et inutiles que clivantes, aux dépens de la diversité des situations et de ce qu’elles réclament. Dans ce décor uniforme, le thème de la responsabilité peut être vidé de son sens, si on ne distingue pas les situations singulières des autres. Au motif de la responsabilité et de l’éthique du soignant, ainsi que d’une charge en soin égalitairement répartie entre tous les malades, on imagine bien que le soignant ne puisse plus se mobiliser pour autrui, selon le sens donné par E. Levinas. C’est pourquoi, j’ai fait la distinction entre la souffrance pour autrui et la compassion, car cette dernière, utilisée largement dans notre sphère professionnelle, peut devenir un moyen de pouvoir, par la contrainte morale qu’elle exerce. La responsabilité n’est pas l’équivalent d’une injonction morale. Si elle naît de la présence du visage et qu’elle s’impose quand la souffrance d’autrui est présente, elle ne peut être invoquée pour tous les soins. En revanche, les conditions d’exercice doivent être adaptables pour l’éprouver sans retenue. Nous avons tous vécu cette « sortie de soi », à condition d’avoir pu se détacher des tâches quotidiennes et répétitives, ainsi que de la technicité de nos actes. E. Levinas nous donne les clefs pour en faire une éthique du soin. Rien de moins. Mais l’on peut concevoir qu’une interprétation superficielle puisse parvenir à culpabiliser des soignants qui n’ont plus la possibilité de choisir leurs priorités de professionnels au sein de la liste des choses à faire. Ainsi, de les contraindre moralement à toujours faire plus malgré tout, au risque de l’épuisement professionnel.
Je dirai, pour conclure, que la pensée de Levinas permet au professionnel de santé de mesurer la différence qui sépare l’Étant de l’Être. Plus simplement, on peut exercer le métier de soignant comme un Étant, celui qui agit sur l’Autre et limite son travail à cette dimension, sans en appréhender l’essence. Comment est-ce possible ? Peut-être en évitant certaines situations, comme la souffrance inutile qui s’inscrit sur le visage du malade et qui renvoie à notre propre condition d’Être. En agissant sur le corps malade, même si les actes sont inutiles. La difficulté est alors de demeurer soignant, car nous sommes à court de solutions à proposer quand la souffrance s’est installée et il faut bien se résoudre à admettre que l’on peut soigner sans agir sur le corps. Le 151rapport à l’Autre souffrant révèle alors, de manière évidente, la notion de responsabilité. Le soignant devient « l’obligé » du malade, car il ne peut vivre cette expérience sans lui.
Mais obligation n’est pas contrainte. Tout d’abord, l’expérience révèle que l’on peut esquiver cette confrontation, consciemment ou pas. Ensuite, parce que cette dette révèle la dimension éthique de la relation entre tous les hommes. La relation née de cette responsabilité est à l’opposé d’une relation contrainte. Nous le vérifions chaque fois que l’on prodigue des soins au corps défunt, prolongement au-delà de la mort de cette trace laissée à jamais et que nous laisserons à notre tour. Ces soins s’imposent, mais ne se font pas sous le joug d’une contrainte morale. Je n’ai jamais rencontré un soignant rechigner à faire une toilette mortuaire, quelle que soit l’heure de la nuit ou la fatigue accumulée. Cette tâche est toujours prioritaire et les collègues qui n’ont pas en charge le défunt prennent « naturellement » en charge les autres personnes, durant le temps nécessaire. La distribution des tâches se déroule sans encombre, sans calcul. Il n’est plus question de charge en soins, de ratio personnel-soignant. Le mort, en tant qu’expression radicale de la vulnérabilité, est toujours une personne dont la souffrance s’exprime encore.
Pourtant, il est des interprétations qui détournent la notion de responsabilité de sa dimension éthique, en la plaçant au rang d’un impératif. L’injonction ne vient pas de la confrontation au corps souffrant, mais d’une prescription extérieure. Et l’on comprend bien comment, au motif d’une responsabilité décrétée et calibrée, le soignant devient otage d’un ordre qui peut s’éloigner des valeurs du soin.
Enfin, la philosophie de Levinas n’est pas réductible à la responsabilité, ce serait se priver de clefs d’interprétation toutes aussi utiles pour les soignants et que nous n’abordons pas dans ce texte. Par exemple, le prolongement et la critique de la notion heideggérienne du temps sont tout aussi fondamentaux et peuvent faire l’objet d’un autre développement, notamment dans le champ des soins palliatifs. De même, la remise en cause radicale de la philosophie occidentale qui fait l’apologie de l’Être pensant et expliquant, du décideur moderne. Dans l’enceinte hospitalière où l’on explique plus que l’on ne ressent, où le temps est plus synonyme de médiane de survie ou de durée de séjour que de moments de création partagée avec le malade, les tentatives qui privilégient la compréhension à l’explication scientifique sont timidement 152reconnues. Si le monde soignant a le loisir et la liberté de s’approprier la pensée d’E. Levinas, il devra justifier auprès de ceux qui évaluent et quantifient, que la dimension éthique du soin n’est pas subalterne. Il est vital pour nos métiers de s’approprier cette pensée, comme tant d’autres, pour enrichir la réflexion dans les lieux de soins, lui donner une place prépondérante et la faire vivre, la rendre concrète pour le malade. Si l’on s’en tient aux lieux communs, le concept de responsabilité devient vite un moyen de culpabiliser les soignants quand ils remettent en cause les priorités qu’on leur impose, alors que les tensions qui se présentent à eux sont d’abord d’ordre éthique. Promouvoir l’idée que l’éthique peut présider aux décisions d’organisation des soins, voici l’enjeu d’une telle pensée pour un soignant.
Serge Duperret
Hôpital de La Croix-Rousse (Lyon)8
1 Emmanuel Levinas, Le Temps et l’autre, PUF, 2011, p. 55.
2 Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 2013, p. 26.
3 Ibid., p. 95-98.
4 Emmanuel Levinas, Autrement qu’être, Paris, Le livre de poche, 1991, p. 86.
5 Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, folio essais, Gallimard, 1971, p. 55.
6 Emmanuel Levinas, La Mort et le temps, Paris, Le livre de poche, 1991, p. 15.
7 Emmanuel Levinas, Totalité et infini, Paris, Le livre de poche, 1990, p. 234.
8 Serge Duperret est praticien hospitalier à l’hôpital de La Croix-Rousse.