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Classiques Garnier

L’imagination au travail Bachelard, philosophe des sociétés préindustrielles

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2018 – 2, n° 13
    . Imaginaire et praxis. Autour de Gaston Bachelard
  • Auteur : Wunenburger (Jean-Jacques)
  • Résumé : Partant des liens qui unissent l’homo faber, l’imagination et le travail chez Gaston Bachelard, cette étude détermine en quel sens les approches bachelardiennes font de ce philosophe un témoin et un interprète des sociétés préindustrielles, mais aussi de manière générale du travail de la main.
  • Pages : 169 à 185
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406091295
  • ISBN : 978-2-406-09129-5
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09129-5.p.0169
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 23/04/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Anthropologie symbolique, corps, imagination, matière, travail
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Limagination au travail

Bachelard, philosophe des sociétés préindustrielles

Lespace appelle laction et avant laction limagination travaille1.

Bachelard a contribué dans la seconde partie de son œuvre (à partir de 1937), qui complète laxe épistémologique de la science, à transformer profondément les thèses récurrentes de la philosophie rationaliste concernant limagination. Celle-ci, surtout à partir du xviie siècle (Descartes, Malebranche, Montaigne, Pascal, puis Hume, etc.), était présentée de manière prévalente comme un succédané de la perception, comme une reproduction passive et affadie des sens, exposée à des relations associatives faibles, et susceptible de porter atteinte au contrôle rationnel des représentations, favorisant des idées fausses et déclenchant des effets pathologiques. Autant Bachelard prolonge, en renouvelant son épistémologie, le rationalisme classique, son anticartésianisme restant référé à Descartes, en y introduisant entre autres une dialectique négative ; autant il rompt avec lui pour décrire la nature et les effets de limagination. Il réactive plutôt la longue filiation dune conception de limagination active et créatrice, qui senracine dans le néoplatonisme dun Giordano Bruno ou dun Paracelse2, et va trouver une expression forte chez Kant3 puis connaître son expansion dans la pensée des romantismes allemands4. La poétique bachelardienne, même si elle est souvent assumée comme une occupation intellectuelle 170légère et distrayante, va ouvrir sur une systématicité et une profondeur philosophiques nouvelles et redonner une actualité aux anciennes théories de limagination créatrice, symbolique ou visionnaire.

Bachelard va, dans ce contexte, retrouver les conceptions fortes de limagination, comme dotée dune force interne (vis en latin ; Kraft en allemand) qui va permettre de distinguer entre une imagination passive, contemplative, du repos, et une autre libérant toutes les énergies du sujet et accompagnant de manière spontanée les gestes, postures, comportements dun être agissant dans et sur le monde extérieur. Limagination va même devenir linstance centrale pour comprendre le psychisme agissant, travaillant, transformant les matières et formes du milieu extérieur. Cette dualité entre deux expressions et modalités de limagination sera soutenue par les catégories jungiennes d« anima » rêveuse et fusionnelle et d« animus » aux prises avec une adversité, celle dun non-moi5. Par-là Bachelard va apporter une contribution originale à limagination du travail manuel, domestique ou des métiers, rejoignant les acquis de toute une anthropologie du travail préindustriel de son temps.

Limagination active au travail

Bachelard a renouvelé fortement les conceptions de limagination, comme pouvoir psychique, en lancrant dans la volonté, dans linconscient, dans le corps, et a ainsi contribué à souligner ses capacités performatives, pragmatiques, praxiques. Certes Bachelard ne minimise pas le risque de dérive pathologique de la puissance des images, mais il sen défie et sen détourne, à la fois par goût personnel et parce que la psychanalyse et la psychologie clinique lui ont déjà accordé beaucoup dattention6. La dynamique positive, voire adaptive, de limagination lui apparaît plus conforme à son tempérament et plus urgente du point de vue culturel, en particulier pour la compréhension de la créativité artistique et poétique. Limagination, dans certaines de ses configurations et conditions 171dexercice, ne fournit pas seulement des représentations poétiques dans lintentionnalité rêveuse, passive, contemplative, mais induit aussi des postures, gestes, mouvements, actions, bref innerve le faire de lhomo faber, quil soit artiste ou artisan.

Cette nouvelle philosophie de limagination poïétique et même praxéologique, sappuie sur une conception de lincorporation de limaginaire, déjà développée par la phénoménologie contemporaine. Limagination prend racine dans la sensori-motricité, elle accompagne les contacts haptiques et scopiques avec les matières et les espaces. Bachelard est sensible aux expériences du corps en mouvement, sur soi, dans la gestuelle, mais aussi dans lespace extérieur, puisquil fait déjà léloge de la marche inspirante. Cette incorporation des images va de pair avec la description de la dynamique psychique qui résulte de la relation dynamique de lopposition, de la résistance des matières travaillées.

Corps au travail et imaginaire

Pour Bachelard, le Cogito rêveur, de même quil nest pas coupé du monde, nest pas isolé dans une sphère idéelle du Moi. La conscience imaginative est activée comme une manière dêtre, comme une relation active du corps-sujet avec ce qui lentoure. Rêver, cest toujours une visée dun corps, au repos ou aux prises avec le monde, et limagination sy développe en proportion des cénesthésies, des excitations motrices, des pulsions internes, des vibrations et rythmes profonds7. Et réciproquement, limagination ne simpose pour un sujet comme un « être au monde » quen activant dans le corps des forces internes de résistance, dempathie, de rythmique. Pour Bachelard, imaginer nest pas seulement un processus mental, représentatif, mais dabord une convocation de tout lêtre qui se relie au monde par la totalité de son être physique.

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Or limagination active nest nulle part aussi incarnée que dans les activités artisanales, qui semblent avoir favorisé et exploré toutes les grandes formes de rêveries. La poétique bachelardienne est dabord celle de lHomo faber, cultivée et conservée par la civilisation préindustrielle, par ses mythes, légendes, contes et son folklore. La matière nest jamais plus onirique que lorsquelle est, non contemplée passivement, mais rencontrée physiquement, modelée, malaxée, bref transformée par la main : « Matière et main doivent être unies pour donner le nœud même du dualisme énergétique8 ». Dans le labeur, dans le travail de lartisan, mais aussi celui de la cuisinière ou du bricoleur, la terre est loccasion dune véritable rematérialisation par limaginaire. La matière nest plus substrat dune représentation mais elle autorise une réelle participation active qui finit par dissoudre les limites du sujet et de lobjet.

Limage matérielle, plus encore que limage des formes et des couleurs, se refuse à une objectivité totale, car elle appelle de prime abord la participation intime du sujet9.

Rien de plus significatif que léloge bachelardien de la main du travail de lartisan ou de lartiste. La main, par exemple celle du graveur, est linstrument dynamique de lœuvre à venir, plus que le regard.

Ce nest pas lœil qui suit les traits de limage, car à limage visuelle est associée une image manuelle et cest cette image manuelle qui vraiment réveille lêtre actif en nous. Toute main est conscience daction10.

Revenant sur le « Traité du burin » de son ami le graveur Flocon, il met en avant quil sagit dun « véritable recueil dexercices pour la volonté digitale. Sa lecture donne à la main la plus perdue de paresse une impatience de dessiner, un espoir de graver11. »

Si lon réunit les diverses analyses éparses de Bachelard, il apparaît que la vie sociale du travail manuel, du travail appliqué, fait alterner deux types de relations concrètes aux réalités du milieu externe :

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lorsque le sujet laborieux est régi par son « animus », limagination laborieuse se déploie sur un mode éristique, en se confrontant au monde extérieur, aux matières, formes et mouvements par une expérience de la résistance des matières, par un vécu dagression et de violence inhérente à la main qui transforme la matière12 ;

lorsque le sujet est, à lopposé, dominé par son « anima », il se place en état de repos et de rêverie quasi fusionnelle avec les matières et le cosmos. Par une dilatation de la subjectivité, la rêverie entraîne une sorte de dissolution des limites et de réversibilité des espaces du dedans et du dehors, passant ainsi dans une logique de lentrelacs et du chiasme. Dans toute rêverie passive sur le monde, sur les matières, éléments et espaces, le dehors sintériorise, sinvagine pour se subjectiver comme intimité, et à linverse lintériorité subjective se dilate et devient coextensive avec limmensité du dehors. Tel est bien le sens de la « cosmicité intime » attachée à une poétique dun cosmos apaisé, tranquille, où lon parvient à se sentir chez soi : « Le monde imaginé nous donne un chez soi en expansion, lenvers du chez soi en chambre13 ».

En alternant, ces deux phases forment une rythmique cyclique qui scande le temps du travailleur. Ainsi les matières dures de la terre engendrent une « lythochronologie », une dialectique dénergie agressive et de résistance, qui produisent un rythme chaque fois bien singulier. Cest bien cette matière rythmée qui imprègne le psychisme et suscite son imaginaire tonique.

À lêtre travaillant, le geste du travail intègre en quelque sorte lobjet résistant, la résistance même de la matière. Une matière-durée est ici une émergence dynamique au-dessus dun espace-temps. Et encore une fois, dans cette matière durée, lhomme se réalise plutôt comme devenir que comme être. Il connaît une promotion dêtre14.

Cette rythmique opère ainsi entre le sujet et le monde par ces échanges dialectiques daction-réaction mais aussi à lintérieur même du sujet qui se voit tout à tour poussé vers lextérieur et vers lintérieur :

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Une matière bien choisie, en rendant au rythme dintroversion et dextraversion sa véritable mobilité, procure un moyen de rythmanalyse15.

Ainsi chaque phase est traversée de rythmes internes qui reposent sur des fragmentations de temporalité. Or celle-ci, loin dêtre entraînée par une durée continue se révèle toujours comme une discontinuité vibratoire, ouvrant sur des cycles alternatifs séparés par des hiatus instantanés. Le travail devient donc poétique, libérateur et générateur dimages en fonction des rythmes nés aussi bien de laffrontement avec des matières que du temps poétique lui-même, en chaque phase de volonté ou de repos16.

À linterface du corps et du monde, limagination associée au vouloir vivre primitif, fait donc alterner dans la praxis des temps déros et déris, déployant tour à tour une érotique du contact et une éristique de lagression des réalités étendues.

Limaginaire de la résistance

La force créatrice de limagination laborieuse résulte en fait des relations conflictuelles entre le sujet et le monde qui constituent lessence du travail. Il nest pas surprenant alors que Bachelard consacre tant danalyses à cette action-réaction de la main au travail, mettant en jeu surtout lélément Terre. Bachelard est très attaché à limaginaire artisanal – du forgeron, du boulanger, etc. –, pour qui le corps à corps avec les propriétés matérielles engendre une création dœuvres mais aussi une création de nouvelles images et rêveries. Sil existe bien un imaginaire au repos, limaginaire lié à laction sur les choses semble libérer des images plus fortes et plus nombreuses, qui disposent dun retentissement existentiel et culturel plus ample. Cest dans laffrontement, la lutte, la maîtrise dune résistance que limagination trouve son énergie et fait accéder à un bonheur.

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La matière est pour louvrier une condensation des rêves de lénergie17.

La philosophie du contre doit avoir le pas sur la philosophie du vers, car cest le contre qui finit par désigner lhomme dans son instance de vie heureuse18.

Il faut à limagination un animisme dialectique, vécu en retrouvant dans lobjet des réponses à des violences intentionnelles, en donnant au travailleur linitiative de la provocation. Limagination matérielle et dynamique nous fait vivre une adversité provoquée, une psychologie du contre19 ; elle se mélange facilement avec dautres éléments (dans les pâtes et les cristaux)20.

Toute lutte est dualité – en vertu dun postulat simplificateur des images dynamiques. Mais réciproquement, pour limagination, toute dualité est lutte. Toute substance, pour limagination, dès quelle cesse dêtre élémentaire, est nécessairement divisée21 .

Le malaxage de largile ou le pétrissage du pain constitue un prototype de cette expérience de la matérialité, parce quil sagit dune expérience phénoménologique où mon corps vit lépreuve de la résistance dautres corps, où les matières résistent dautant plus quelles sont mélangées, puisque dans le cas de largile comme de la pâte, on a affaire à une sorte de mariage entre deux éléments. Ces matières activent donc les rêveries à mesure quelles sont non seulement contemplées, mais manipulées, transformées par la main, par un corps agissant et surtout travaillant.

Bachelard détaille son parcours de limaginaire actif du travail des matières chtoniennes en distinguant, entre autres, les matières molles et dures, qui sont des matrices de phénoménologie onirique divergentes. La dimension conflictuelle, si présente dans le travail de la terre dure, est bien soulignée par les nombreuses occurrences à laffrontement avec la matière, à la résistance de lobjet dur, à la pénétration des substances, à la blessure, au corps à corps, au rythme enfin qui intensifie le mouvement daction-réaction. Ces connotations sont reprises, sur un mode euphémisé, par les thèmes de la dureté, de la violence, même dans limaginaire de la terre intimiste22. Dans le prolongement dun Maine de Biran, pour qui leffort résulte toujours dun fait primitif de 176résistance, ou dun Nietzsche, qui a valorisé ladversité comme moteur de la volonté de puissance, Bachelard rattache donc la puissance de rupture et de transformation de limagination à un coefficient de résistance, interne ou externe. Ainsi limagination se renforce chez le sujet à mesure quil sengage corporellement, physiquement dans une rencontre avec les matières du monde.

Dune part, les éléments concrets réels nourrissent des rêveries agressives. Limagination bachelardienne sexprime dans les mouvements de « maligne colère23 » contre les matières, dans la capacité à affronter, au prix dune souffrance, la résistance du poids des choses, dans lhostilité des forces naturelles. En visant la matière, non du simple regard, mais avec lénergie de la main, lagent modifie son propre tonus, est touché par une tonalité dêtre, qui réveille en lui un caractère énergique, viril, que Bachelard rattache à l« animus » masculin, présent aussi chez la femme, et qui déclenche à son tour des pulsions agressives : « Rêver dimages matérielles… cest aussitôt tonifier la volonté… la matière est notre miroir énergétique24 ».

Dautre part, les dispositions éristiques (d« eris » qui désigne, déjà chez Empédocle, la colère, lagressivité), accidentelles ou constitutionnelles (du caractère et du tempérament) dhostilité et de violence, présentes en lhomme, vont trouver dans les matières, en particulier la terre, un support dexpression, le travail devenant une sorte dexutoire voire de décharge des tendances violentes du travailleur.

Bachelard déploie ainsi une psychologie des profondeurs dynamique et dialectique du travail physique sur les matières, qui rend possible sa réévaluation anthropologique et sociale.

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Imaginaire et valeurs du travail

Bachelard apporte en effet un éclairage original à une anthropologie du travail manuel préindustriel, technique et artistique, qui prend place dans une convergence dapproches de toutes sortes de disciplines. De ces analyses éparses, on peut en conclure que :

1. Il existe un véritable imaginaire, thématisé, structuré, du travail manuel, artisanal et ouvrier, soit utilitaire soit artistique. Ces activités laborieuses traversées dimages métaphoriques, symboliques et mythiques commencent à même la vie domestique. En appelant en renfort Bosco ou Rilke, Bachelard montre que dans la moindre activité quotidienne de lhabitat, limagination est déjà à lœuvre :

Par les soins du ménage est rendue à la maison non pas tant son originalité que son origine. Ah ! quelle grande vie si, dans la maison, chaque matin, tous les objets pouvaient être refaits de nos mains, “sortir” de nos mains !… faire tout, refaire tout, donner à chaque objet un “geste supplémentaire”, une facette de plus au miroir de la cire, autant de bienfaits que nous donne limagination en nous laissant sentir la croissance interne de la maison25.

Il nest pas jusquaux grands inventeurs qui rêvent aussi leurs projets à partir dimages cosmiques. Bernard Palissy est plus dune fois mis en avant pour sa manière dinventer des cabinets de jardins sur le modèle de forteresses-coquilles, la coquille incarnant le rêve archétypique de l« habiter26 ». Lobservation sétend ensuite aux tâches sociales les plus modestes :

Jai lu dans un roman italien lhistoire dun balayeur des rues qui balançait son balai avec le geste majestueux du faucheur. En sa rêverie, il fauchait sur lasphalte un pré-imaginaire, le grand pré de la vraie nature où il retrouvait sa jeunesse, le grand métier du faucheur au soleil levant27.

2. Le travail, du fait de ce jaillissement dimages, nest pas uniquement aliénant mais peut devenir psychiquement fécond, source de promotion dêtre et à vrai dire de bonheur :

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Du forgeron au potier sur le fer et dans la pâte, nous montrerons par la suite la fécondité des rêveries du travail28.

Limagination est un principe de multiplication des attributs des substances. Elle est aussi volonté de plus être, non point évasive, mais prodigue, non point contradictoire, mais ivre dopposition29.

Les métiers mettent en œuvre des modes dexistence psychiquement créateurs, dont les mythes sont lécho (comme le mythe du forgeron). À la limite même le travail restructure psychiquement et se voit même être régénérateur de souffrances et de mal être.

Le travail sur des objets, contre la matière, est une sorte de psychanalyse naturelle. Il offre des chances de guérison rapide parce que la matière ne nous permet pas de nous tromper sur nos propres forces30.

Le travail constitue donc une sorte de stimulus psychique eudémoniste parce quil réconcilie lhomme avec le monde au lieu de linsérer (ou laliéner) seulement dans une organisation sociale, seule dimension mise en avant par K. Marx.

Le travail met le travailleur au centre dun univers et non plus au centre dune société31.

Enlevez les rêves, vous assommez louvrier. Négligez les puissances oniriques du travail, vous diminuez, vous anéantissez le travailleur. Chaque travail a son onirisme, chaque matière travaillée apporte ses rêveries intimes. On ne fait rien de bon à contrecœur, cest-à-dire à contre-rêve. Lonirisme du travail est la condition même de lintégrité mentale du travailleur32.

3. Le travail par la libération dimages de lutte et de verticalité accède même à une valeur éthique et morale. Limaginaire matériel, surtout tellurique, nous engage dans autre chose quune rêverie subjective et placide, qui nous isolerait du monde ou qui nous conduirait vers un relâchement des forces vitales. Se met en place, au cœur de la rêverie laborieuse, un cycle, une dialectique de tension, la matière éveillant lénergie psychique, lénergie se voyant à son tour amplifiée par la 179résistance ou la consistance, surtout la dureté, de la matière. On assiste alors à une régulation psychologique, dont Bachelard souligne les vertus de formation dun caractère « dur ». Ainsi léristique de limagination participe intimement à la « Bildung », à la formation de soi, à léducation, à la culture33. Loin de nous emprisonner dans un divertissement anodin et futile, limagination matérielle contribue au développement du sujet, à la force de son caractère. Car léducation bachelardienne porte bien sur deux instances, celle de la raison, à laquelle contribue linstruction scientifique, et celle de limagination, qui contribue à fortifier la volonté34.

Ne nous confie-t-il pas, en écho aux analyses des joies douloureuses du travail, que rien nest plus tonifiant que de porter une charge en escaladant une montagne, situation-limite qui témoigne de cette intime liaison de limagination des choses et de la volonté sur soi ? Car un fardeau entraîne du plaisir : « Pour un véritable alpiniste, le sac est un plaisir positif35 ». Il y a bien une jouissance de limaginaire dans le fait de se faire souffrir, de porter la charge, tels Atlas ou Sisyphe, qui jouissent, comme le montagnard, de porter un lourd fardeau. Si Bachelard célèbre souvent des formes de bonheur radieux et apaisé, il nous révèle aussi parfois les abîmes dune sorte de masochisme de la pesanteur, voulue et non subie, comme si limaginaire de la contrainte, de la contrariété, à légal de la controverse, constituait un ressort primordial de limagination.

Le travail nous sensibilise, donc, à une sorte dhygiène de vie, voire à une éthique du redressement, qui est à linverse du repos régressif vers le sein maternel. Le redressement, image positive de la hauteur, est toujours liée à une sublimation : « Il semble quun véritable tropisme pousse lêtre humain à tenir la tête haute36 ». Car rêver au contact de la terre devient une sorte dexpérience où lon impose au moi de nouvelles formes et forces de redressement. Car :

La valorisation verticale est si essentielle, si sûre, sa suprématie si indiscutable que lesprit ne peut sen détourner quand il la une fois reconnue dans son sens immédiat et direct. On ne peut se passer de laxe vertical pour exprimer 180les valeurs morales. Quand nous aurons mieux compris limportance dune physique de la poésie et dune physique de la morale, nous toucherons à cette conviction : toute valorisation est verticalisation37.

4. Mais au-delà des apports psychiques internes, le travail des matières élargit la sphère de la conscience et la met en sympathie avec le cosmos. Bachelard souligne combien le travail des matières premières active des complexes dimages et des archétypes de limaginaire et distend la rêverie intime du travailleur jusquaux frontières du cosmos. Elle se prête alors à une cosmologisation (que Bachelard lie au pancalisme, au sens de la beauté) puisquelle rend sensible, mieux quaucun autre élément, une analogie entre le petit et le grand38. La matière tellurique est donc, en un sens, la seule vraie matière par sa puissance de stimulation dun onirisme complet.

Bachelard et lanthropologie symbolique
des techniques

Par toutes ses approches de limaginaire laborieux, Bachelard se trouve en consonance avec de nombreuses interprétations philosophiques et anthropologiques du travail artisanal et même artistique. Parmi de nombreuses références on peut relever des proximités significatives avec39 :

Henri Bergson : Bachelard, malgré son anti-bergsonisme, proclamé dans ses études du temps, partage cependant avec lui bien des orientations, dont celle dune herméneutique de lhomo faber. Mais là où Bergson lie ensemble intelligence adaptative et fabrication, Bachelard, adjoint à la rationalité technico-scientifique la dynamique créatrice de limagination ;

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André Leroi-Gourhan : le préhistorien avait établi que dès les origines, le statut de beaucoup de biens produits, fonctionnels ou superflus, témoigne de la fréquente surcharge symbolique qui les accompagne. Non seulement la plupart des produits du travail ne se réduisent ni à leur valeur marchande ni même à leur valeur dusage, mais les formes et les fonctions des objets les plus prosaïques se voient affectées dune sorte de plus-value esthétique. Les artefacts techniques croisent inévitablement une logique fonctionnelle et une logique symbolique, tout objet technique devenant par-là signe culturel. Ainsi telle cuillère esquimaude doit, certes, sa forme densemble aux propriétés des matériaux utilisés et à sa finalité alimentaire, mais sa grande contenance comme la forme de son manche, représentant un orque, ne sexpliquent que par un symbolisme initiatique, qui lui confère aussi un style esthétique et une valeur rituelle40.

André Varagnac et J. Huizinga : ces historiens des pratiques sociales convergent vers lidée que lévolution du travail dans lère industrielle a conduit à une régression du substrat ludique, onirique et symbolique des tâches productives traditionnelles. Les processus modernes dabstraction du mode de travail, datomisation des comportements, de dépossession des biens produits, naboutissent pas seulement, comme la montré K. Marx, à une aliénation sociale, mais aussi à une déstructuration psychique41. Le travail industriel a donné naissance à une population anonyme, massifiée, de salariés, voués à des tâches standardisées, mais aussi à une humanité anémiée dans son imaginaire. La logique productiviste moderne consacre ainsi la dualité irréconciliable du travail et du jeu : le temps du travail est exclusif de zones dindétermination ludique, de séquences dinnervation onirique. Les conséquences en sont multiples, en particulier sur les traditions culturelles. Comme lillustre le folkloriste A. Varagnac : 

Le remplacement rapide des moteurs humains par des acteurs mécaniques est lune des causes directes de la décadence de notre folklore musical, de lappauvrissement de notre répertoire de chansons, avec toutes les conséquences quune telle décadence comporte quant à la culture esthétique du peuple42.

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Rites et fêtes évoluent, dès lors, dans le sens dun affadissement croissant, dune marginalisation continue, par rapport au cycle des fêtes de la Cité. Parallèlement, comme la souligné J. Huizinga, les activités symboliques quittent progressivement le théâtre social des « travaux et des jours », et se voient enfermées dans des espace-temps improductifs et dévalués. Toute lidéologie prométhéenne et bourgeoise traque ainsi limagination, déclare futile lesthétique et normalise la socialité conviviale. Le champ social du jeu nest plus toléré quà lextérieur du monde de la production, dimanche et jours fériés, qui eux-mêmes vont dailleurs samenuiser lentement, au siècle dernier43.

Mircea Eliade : étudiant les mythologies religieuses comparées, il établit les charges symboliques et mythiques des métiers traditionnels. Lirradiation du travail artisanal par un capital dimages symboliques se trouve renforcée par lorganisation sociale du travail. Chaque métier traditionnel secrète un corpus de mythes et de rites (dont la mémoire reste vivante dans lorganisation des Compagnons du devoir), qui inscrivent les gestes et les finalités dans une cosmologie sacrée. M. Eliade a ainsi mis en relief limaginaire alchimique qui œuvre au sein des métiers traditionnels de la métallurgie : 

Il y a ceci de commun entre le fondeur, le forgeron et lalchimiste, que tous trois revendiquent une expérience magico-religieuse particulière dans leurs rapports avec la substance ; cette expérience est leur monopole et le secret sen transmet par les rites initiatiques des métiers ; tous trois travaillent sur une Matière quils tiennent à la fois pour vivante et sacrée, et leurs labeurs poursuivent la transformation de la matière, son “perfectionnement”, sa “transmutation”.

Confréries et corporations deviennent ainsi des entités sociales génératrices dun imaginaire dans lequel technique et symbolisme interagissent. Parallèlement donc à la circulation dun imaginaire religieux, par le biais dune classe sacerdotale, sopère une vivification symbolique de la société par lintermédiaire de corps de métiers. Limaginaire de la création technique devient le terreau de fécondation des symboles et le lieu de leurs variations perpétuelles à travers les gestes du labeur. Par le travail, intérêts visibles et invisibles se nouent dans les mêmes représentations ;

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Ivan Ilitch : virulent critique de la rationalisation mécanique du travail moderne, il montre combien les outils et gestes sont normalisés et ritualisés par la partition symbolique de la sexuation. Déjà, par sa panoplie doutils, lartisan traditionnel participe à une vaste polarisation, masculine et féminine, du monde, attestée, par exemple, par létymologie ou par le genre grammatical des noms qui les désignent. Illich rattache même toute lère pré-industrielle du travail à la structuration de la culture autour du « genre », qui retient des valences symboliques bien plus riches que celles désignées aujourdhui par notre catégorie réductrice dappartenance sexuée. Limprégnation culturelle du « genre » est particulièrement manifeste dans la culture technique : 

Dans toutes les sociétés pré-industrielles, à un ensemble de tâches spécifiques à un des genres, correspond un ensemble doutils pareillement spécifiques. Même les outils appartenant à la communauté ne peuvent être maniés que par la moitié de ses membres. En saisissant un outil et en sen servant, on se rattache essentiellement au genre qui manie cet outil par excellence. La relation entre les genres est donc, avant tout, sociale. Les outillages distincts déterminent la complémentarité matérielle de la vie44.

Tous ces travaux contemporains de Bachelard, même sils ne sont pas souvent ou jamais cités, apportent aux analyses de Bachelard un renfort interprétatif, une crédibilité accrue. Ces travaux plus scientifiques que phénoménologiques vérifient les acquis bachelardiens en soulignant limportance structurante et instituante de limaginaire dans le travail corporel manuel45.

Conclusion : les enjeux
d
une philosophie symbolique du travail

Limagination se révèle être ainsi une faculté humaine fondamentale qui alimente son dynamisme et sa créativité à des sources antérieures : une 184motricité corporelle qui senracine dans nos efforts musculaires (surtout de verticalité) voire nos propensions pulsionnelles (source de lagressivité), qui sautodéveloppe elle-même en volonté, cette énergie du sujet, moins intellectualisée que ne le soutenait une tradition cartésienne, capable dimposer ses désirs propres aux objets. Limagination nest donc plus seulement un épiphénomène des désordres du corps, comme la pensé une certaine psychologie, mais une mise en images de lénergétisme dun être vivant jusque dans ses structurations élémentaires. Par-là, nos imaginaires ne peuvent être réduits à des mondes autarciques et incontrôlés, qui nous privent seulement de raison, mais doivent être évalués à leur enracinement dans le tonus musculaire et la puissance pulsionnelle, qui les dotent de capacité dexprimer des significations nouvelles et leur donnent un élan vers la liberté. Les différentes postures du corps, ses actions et réactions qui marquent nos comportements, sa mise au repos comme son engagement dans leffort, amplifié par léventuelle résistance des objets rencontrés (les matières qui opposent leur inertie propre à la main qui les travaille), génèrent ainsi différents types dimaginaires, illustrant la variété de ses œuvres.

Toutes ces conceptions renouvellent la compréhension du travail dans un monde pré-industriel à laquelle Bachelard a apporté une contribution majeure et souvent mésestimée. Sans méconnaître linévitable part des tâches serviles, Bachelard soutient que la plupart des formes spécialisées de production – les métiers – dans la civilisation préindustrielle, témoignent de ce que le travail comporte un coefficient de charges symboliques, qui constituent autant de modes dactualisation et damplification de limaginaire46. Car lunivers du travail est consubstantiel à celui du rêve et du jeu, si lon veut bien entendre par là une situation, ou une conduite, où règne une part dindétermination, où prend naissance une variation des relations objectives, un relâchement des contraintes rationnelles. La gestuelle du travail est inséparable dun monde dimages participatives, inscrites dans la symbolique des outils, entretenues par la puissance onirique du travailleur confronté aux matières travaillées, objectivées, enfin, dans les formes et fonctions des biens produits.

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Par contraste, lhypertrophie des valeurs industrielles et du « règne de la quantité » na pu quappauvrir, dans des proportions encore difficiles à évaluer, limagination socialisée du travail artisanal. Le renforcement des normes dadaptation à la société productive par linstitution scolaire na, dailleurs, fait que contribuer à évincer, du cœur de la culture, la part dombre propre aux rêveries quotidiennes. Refoulé et maintenu ainsi sur les marges du social, limaginaire est devenu une sorte de denrée rare, de produit de luxe pour une classe de loisirs, quand il nest pas culpabilisé comme relevant dune activité régressive voire infantile47.

Sous cet angle, la civilisation industrielle na fait que précipiter un processus général de désymbolisation et de démythification, dont les origines remontent sans doute à des fractures historiques plus anciennes. Quon le fasse remonter à la grande vague iconoclaste du xiiie siècle, comme le proposent Johan Huizinga, Henry Corbin ou Gilbert Durand, ou quon le confonde avec le développement de la Réforme protestante, comme le fait Max Weber ou Carl Gustav Jung, le désenchantement du monde et surtout de lespace social, na pu que favoriser un recul de la créativité individuelle en général. La surdétermination romantique de lartiste, au dix-neuvième siècle, nest peut-être, en ce sens, que la compensation pathétique dun reflux de limaginaire hors du quotidien du travail. La création artistique se revêt corollairement dune aura démiurgique, à mesure que le travail au jour le jour senfonce dans une monotonie dévitalisée.

Jean-Jacques Wunenburger

Université de Lyon – IRPhiL

1 G. Bachelard, La poétique de lespace, Paris, PUF, Quadrige, 2011, p. 30.

2 Alexandre Koyré, Mystiques, spirituels et alchimistes du xvie siècle allemand, Ed 10-18, 1955, Reed Paracelse, Éditions Allia, 1998.

3 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Vrin, 1993.

4 Georges Gusdorf, Le romantisme, Tomes I et II, Payot, 2002.

5 Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, PUF, Quadrige, 2016, chapitre ii.

6 Voir notre analyse dans Bachelard, poétique des images, Mimesis, 2012.

7 Cette inscription dans la motricité est bien explorée dans La dialectique de la durée sous langle des vibrations et rythmes élémentaires. Voir Gilles Hieronimus, et Julien Lamy, Imagination et mouvement ; Autour de G. Bachelard et M. Merleau-Ponty, EME, 2011. Gilles Hieronimus, dans sa thèse, a étudié de manière approfondie les images du mouvement, les sources de limaginaire dans la motricité interne et dans la mobilité.

8 G. Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté : essai sur limagination des forces [1948], Paris, José Corti, coll. « Les Massicotés », 2003, p. 25.

9 Ibid., p. 233.

10 Id., Le droit de rêver, Paris, PUF, Quadrige, 2010, p. 68.

11 Ibid., p. 94.

12 Bachelard a étudié cet imaginaire chez Lautréamont.

13 Id., La poétique de lespace, op. cit., p. 152. G. Bachelard oppose aussi le rêveur apaisé de monde à « lagressivité du regard pénétrant ». La poétique de la rêverie, op. cit., p. 159.

14 Id., La terre et les rêveries de la volonté : essai sur limagination des forces, op. cit., p. 22.

15 Ibid., p. 33. Ce terme de rythmanalyse, emprunté au brésilien Pinheiro Dos Santos, est une reprise tardive des analyses développées dans La dialectique de la durée, PUF, 2013.

16 Thèse que Bachelard avait développée dans Lintuition de linstant.

17 Id., La terre et les rêveries de la volonté : essai sur limagination des forces, op. cit., p. 61.

18 Ibid., p. 62.

19 Ibid., p. 21.

20 Pour le mélange des éléments : de la terre et de leau, ibid., p. 74 ; pour le mélange à 3 éléments (pâte = terre, eau, air) ou 4, ibid. p. 87 ; pour le cristal, ibid., p. 291.

21 Ibid., p. 65.

22 Ibid., p. 62 sq., et p. 228.

23 Ibid., p. 42. G. Bachelard sattarde ainsi sur cette imagination colérique à travers le mythe de pétrification de Méduse (La terre et les rêveries de la volonté, p. 250 sq.) ou analyse la colère contre la saleté, qui traverse même limaginaire de la terre apaisée (La terre et les rêveries du repos, op. cit., p. 65).

24 Id., La terre et les rêveries de la volonté : essai sur limagination des forces, op. cit., p. 23.

25 Id., La poétique de lespace, op. cit., p. 75.

26 Ibid., p. 125-126.

27 Ibid., p. 75.

28 Id., La terre et les rêveries de la volonté : essai sur limagination des forces, op. cit., p. 24.

29 Ibid., p. 26.

30 Ibid., p. 30.

31 Ibid., p. 31.

32 Ibid., p. 93.

33 Voir notre étude « La Bildung, ou limagination dans léducation », in Renée Bouveresse, Éducation et philosophie, écrits en lhonneur dO. Reboul, Paris, PUF, 1993, p. 59 sq.

34 Voir Michel Favre, Bachelard éducateur, Paris, PUF, 1995.

35 La terre et les rêveries de la volonté : essai sur limagination des forces, op. cit., p. 371.

36 Ibid., p 356.

37 Id., Lair et les songes, Livre de poche, 1992, p. 17-18. Voir aussi p. 121.

38 Op. cit. p. 158, p. 209, p. 379.

39 On ne traitera pas de la place de la technique dans lœuvre de Gilbert Durand, déjà abordée dans « Imaginaires des techniques : liberté et contraintes symboliques à partir de Gilbert Durand » in revue IRIS, du Centre de recherches sur limaginaire de luniversité de Grenoble.

40 Leroi-Gourhan, Le geste et la parole. Tome II, Mémoire et rythmes, Albin Michel, 1965.

41 Johan Huizinga, Le déclin du Moyen-Age, P.B. Payot, 1967.

42 André Varagnac, Civilisation traditionnelle et genres de vie, Albin Michel, 1948.

43 J. Huizinga, Homo ludens, Gallimard, 1951.

44 Ivan Illitch, Le genre vernaculaire, Seuil, 1983.

45 Celles-ci sont de nos jours réévaluées par Richard Sennet, Ce que sait la main. La culture de lartisanat, Albin Michel, 2010.

46 Voir les rituels et symboliques du compagnonnage : Fréderick Tristan et Jacques Thomas, Le livre dor du compagnonnage, J.C. Godefroy, 1990.

47 Bachelard déplore ainsi que la disparition des métaux (plomb, étain, etc.) aient appauvri limagination matérielle : « À voir tant de déficits, on peut croire que notre imagination est décalcifiée ». Voir La terre et les rêveries de la volonté : essai sur limagination des forces, Op. cit., p. 235.