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Classiques Garnier

Introduction

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2018 – 2, n° 13
    . Imaginaire et praxis. Autour de Gaston Bachelard
  • Auteurs : Hieronimus (Gilles), Lamy (Julien)
  • Résumé : Les textes réunis pour ce numéro s’articulent autour d’un paradoxe : le fait que l’imaginaire, qui expose pourtant à l’irréel, constitue un ingrédient nécessaire de l’action, qui nous inscrit dans le réel le plus concret. Partant de Bachelard, et des auteurs avec lesquels sa réflexion entre en résonance, il s’agit de montrer que l’imagination et la rêverie, loin de nous éloigner de la réalité et des impératifs de la « vraie vie », sont des ressorts indispensables de notre action dans le monde.
  • Pages : 9 à 17
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406091295
  • ISBN : 978-2-406-09129-5
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09129-5.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 23/04/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Bachelard, action, praxis, travail, imagination, rêverie, pluralisme, éthique
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Introduction

Au seuil dun volume collectif se donnant pour objectif de (re)penser la relation de laction et de limaginaire à partir de lœuvre de Gaston Bachelard, deux questions sensibles se posent, et simposent, avec toute la force de leur impertinence. Pourquoi, en effet, se référer à un auteur qui na pas thématisé, sinon théorisé, la question de la praxis, de léthique ou de la politique, pour engager une réflexion sur la pratique, individuelle et collective, alors même que les philosophes professionnels ne manquent pas, surtout dans la période contemporaine, sur ces questions ? Et pourquoi sintéresser au lien supposé de laction avec limagination, notamment limagination poétique, alors même que la rêverie et limaginaire semblent bien, a priori, nous éloigner des nécessités de la vie et des impératifs de la pratique, qui supposent tous deux un engagement effectif du sujet dans le monde des choses et des hommes, un contact direct avec la matière et la nature, une confrontation parfois violente avec la réalité ? Ce ne sont pas là de vaines questions rhétoriques, que lon évoquerait par simple convention académique. Car il ne va absolument pas de soi de prendre lœuvre de Gaston Bachelard comme référence pour penser la pratique et laction, et ce pour plusieurs raisons.

En premier lieu, on doit rappeler que cette œuvre à lapparence duelle, ou « bifide », comme on dit parfois, est généralement perçue comme étant coupée en deux versants incompatibles, dans lesquels sépuiseraient la réflexion du philosophe. Bachelard ne serait, nous dit-on souvent, quun philosophe spécialisé, ayant consacré tous ses efforts à la question du savoir scientifique (versant épistémologique), et à la question de la création littéraire (versant poétique). Cette image dÉpinal a la vie dure, et malheureusement persiste, comme cest souvent le cas avec les préjugés et les lieux communs, dont le monde des philosophes professionnels nest pas toujours exempt. Toujours est-il quil résulte de cette vulgate bachelardienne une réception simplifiée, et même tronquée, de lœuvre 10de Bachelard, qui sen trouve considérablement appauvrie, car réduite par principe à nêtre quune épistémologie historique, entée sur la nouveauté de la physique contemporaine, et quune esthétique de la littérature, ayant pour objet le rôle de limaginaire dans la création poétique. Ce portrait bien connu, que les bachelardiens ont trop souvent entretenu eux-mêmes, soit en se focalisant sur la question de lunité de lœuvre de Bachelard, instituée dogmatiquement comme question préjudicielle de lexégèse de cette pensée, soit en se spécialisant à outrance dans lun des deux versants apparents de lœuvre, en négligeant plus ou moins ouvertement le reste des écrits du philosophe, méritait dêtre questionné. Ce travail de déconstruction a été initié, puis carrément « mis en chantier », ces dix dernières années, dans le sillage dun franc renouvellement des études bachelardiennes. En ce qui concerne la question de léthique et de la pratique, un colloque a fait date. Il sagit des rencontres qui se sont tenues en 2012 à Cerisy-la-Salle, dans le cadre dune semaine consacrée à la question : Gaston Bachelard. Science et poésie : une nouvelle éthique ? Au terme de cette semaine de conférences et de discussions, qui ont donné lieu à la publication dun volume collectif chez Hermann en 20131, il est apparu clairement que la pensée de Bachelard était porteuse dune réflexion éthique (et même politique), et que celle-ci était immanente à la philosophie qui se déploie dans lensemble de lœuvre. Cest dailleurs le second mérite de ce colloque : avoir démontré que lon peut, derrière la dualité de lœuvre et la diversité des thèmes qui y sont abordés, discerner, et reconstruire, une philosophie générale de Bachelard. Loin de se réduire à une simple épistémologie des sciences expérimentales, ou à une modeste philosophie de limage littéraire, cette pensée déploierait en réalité dans ses œuvres publiées une philosophie singulière, que lon peut qualifier de pluraliste, et que lon peut identifier par certains postulats et présupposés déterminants : le refus dun système théorique unitaire et totalisant, lidéal dune philosophie engagée dans un travail sur des questions et des objets particuliers, une anthropologie philosophique sous-jacente, concevant lhomme comme un être éminemment pluriel.

Cest dans le cadre problématique et théorique ouvert par cette première rencontre académique consacrée à léthique chez Bachelard, que sinscrit le présent volume collectif, par la médiation institutionnelle 11de lAtelier Bachelard, séminaire de recherches universitaires consacré à la pensée et à lœuvre de Bachelard, inauguré en 2013 dans le cadre dun partenariat entre lUniversité Lyon 3 et lÉcole Normale Supérieure de la rue dUlm. Lune des orientations directrices de lAtelier était de prendre le parti dexplorer et de reconstruire les aspects les moins connus ou aperçus de lœuvre (métaphysique, philosophie du langage, éthique et politique, etc.), et de favoriser un renouvellement des approches de la pensée de Bachelard, au-delà du clivage science-poésie. Or, la question de laction sest assez vite révélée centrale dans lœuvre. Et bien que Bachelard nait pas thématisé cette question comme objet inscrit dans le cadre dune spécialité académique (philosophie morale, philosophie normative, philosophie de laction), et dont lanalyse serrée serait intégrée à une enquête plus générale et systématique sur lagir, il nen demeure pas moins que ses réflexions sur la science, sur la poésie, et sur le temps, ont été loccasion de remarques, danalyses et dintuitions pour le moins suggestives à propos de laction humaine, du « faire » proprement humain, et dont le lecteur daujourdhui peut tirer profit. Mais lequel ? Que peut-on gagner à penser la praxis, le faire, lagir, à laune de limaginaire et de la rêverie, et de leur rapport problématique au réel et à la rationalité ? Limagination et la rêverie ne sont-elles pas des « esquives » face au principe de réalité, au profit de lirréel, et des obstacles à laction, au profit de la contemplation et du repos ? Ne faut-il pas, comme nous dit souvent le bon sens commun, cesser de rêver pour agir, sortir de limaginaire pour œuvrer dans le réel ? Cest sur ces deux points en particulier que les partis-pris bachelardiens nous semblent les plus intéressants, et les plus prometteurs du point de vue dune théorie renouvelée de la praxis, notamment parce quils permettent de prendre une certaine distance avec les approches habituelles de laction, de la pratique et de léthique, disponibles dans les débats académiques actuels, et par conséquent de repenser à nouveaux frais, sur la base dautres prémisses, la question plus générale de lagir. En inaugurant ce que Jean-Philippe Pierron nomme une « poétique de lagir2 », Bachelard nous invite à prendre au sérieux, et à examiner attentivement, le rôle déterminant et sous-estimé de limagination dans le processus intégral de laction, sans pour autant renier les fonctions et les interventions du désir, des affects, de la perception, de la volonté, mais aussi de la raison. 12À rebours du clivage académique existant aujourdhui entre, disons, pour schématiser à grands traits, une approche hyper-rationalisée de lagir, que lon retrouve dans les différentes versions de la théorie de lagent rationnel, et dans bon nombre de conceptions communes de laction et du projet, notamment dans le monde du travail et le management, et une approche plutôt empathique, intuitive, sensible, que lon peut trouver dans les théories proches des éthiques du care, et parfois même dans certaines branches du développement personnel, au risque parfois dun syncrétisme new-age plutôt confus, lœuvre de Bachelard nous permet de faire un pas en arrière (ou de côté, peu importe !), et denvisager une troisième voie, qui sefforce de ménager sa juste place aux différentes composantes de cet être pluriel quest lhomme agissant.

En somme, plutôt que de nous donner une théorie « clés-en-mains » de la praxis, et une conception déterminée de laction, de léthique ou de la politique, on peut considérer que Bachelard nous offre en fait lopportunité de poser à nouveaux frais ces diverses questions relatives à lagir et au « faire », en nous léguant non seulement un ensemble de remarques éparses (sur la constitution de soi comme sujet à travers lactivité scientifique et poétique, la subversion de la rationalité et de limaginaire dominants, la dynamique des actes novateurs), mais aussi un ensemble de questions (larticulation des aspects pluriels de lêtre humain), et surtout une manière de poser les problèmes (le pluralisme, le couple imaginaire-rationalité). Dans cette perspective, il nest pas certain que les travaux du présent volume parviennent à dégager une image générale de la philosophie pratique de Bachelard, sous la forme logique achevée dune doctrine théorique complète, avec ses thèses, ses arguments, ses présupposés. Une telle prétention serait ici abusive, et très probablement intenable, du fait du caractère non systématique de sa pensée, et parce quil sagit plutôt pour nous douvrir des pistes de réflexion, de susciter le questionnement, et de donner des repères à la fois conceptuels, historiques et intertextuels permettant de mieux sorienter dans cette pensée complexe, et parfois assez déroutante. Que le lecteur ne se méprenne donc pas sur lambition des études proposées dans ce volume collectif, dont la portée réelle est plus programmatique et problématique, que véritablement thétique. Il sagit principalement pour nous de baliser et de structurer un champ de réflexion qui demeure encore largement inexploré, méconnu, sous-estimé, à savoir la philosophie 13pratique de Bachelard. Nous serons déjà payés de nos peines si, au terme de la lecture des textes proposés ici, le lecteur sera disposé à reconsidérer et à examiner limportance (relative, restons modestes !) de la contribution de cette œuvre singulière à la réflexion contemporaine sur laction, que ce soit dun point de vue individuel ou collectif, éthique ou politique, descriptif ou normatif, substantiel ou méta-éthique.

Aussi le lecteur retrouvera-t-il ici, dans les présentes contributions, sous des formes variées et à des degrés divers, tout ou partie des orientations nouvelles que nous souhaitons promouvoir à propos de la philosophie de laction et de la praxis, en prenant Bachelard comme point de référence, à partir duquel faire rayonner le questionnement, et la réflexion.

Rodolphe Calin se propose tout dabord, à la faveur dun rapprochement entre la philosophie de Bachelard et la philosophie de la culture de Simmel, de comprendre le dualisme bachelardien entre la science et la poésie comme lexpression de deux manières conflictuelles denvisager le rapport entre le sujet, dun côté, et les formes de la culture entendues comme formes de lesprit objectif de lautre, et, partant de là, comme lexpression de deux manières de décrire la subjectivation du sujet à partir de ces formes. Il sattache ensuite à lune de ces deux formes de subjectivation, celle qui met en jeu le rapport entre le sujet et les images poétiques, rapport que Bachelard désigne sous le titre de « sincérité » (par opposition à la « feinte » qui caractérise le rapport entre le sujet et lobjet scientifique). Il sagit alors de montrer que limage, dans laquelle le moi se projette tout entier, nen est pas cependant le reflet, mais, à la faveur dun mouvement de variation qui prend la forme dune sublimation, ce qui lui permet de se constituer comme sujet.

De son côté, Julien Lamy retrouve, selon une autre perspective, la question de la subjectivation, mais envisagée cette fois-ci comme un travail de transformation et de perfectionnement de soi, actualisant les potentialités étho-poïétiques de lactivité rationaliste, et de lactivité onirique. Assumant avec radicalité le postulat selon lequel « léthique bachelardienne ne peut se dire quau pluriel », en se déployant sous la forme dune « polyéthique » dont on ne peut réduire la pluralité sans en falsifier le sens, et en étouffer les potentialités, il en propose une relecture « perfectionniste », inspirée en particulier par les analyses de Pierre Hadot, Michel Foucault, Stanley Cavell et Sandra Laugier. Il sagit darticuler la possibilité de la vie bonne, comprise comme promotion dexistence, avec 14la pratique dexercices concrets permettant une transformation effective de lindividu, dans lhorizon dun pluralisme cohérent des modes dexistence, et dune pluralité ordonnée des formes du bien vivre. Et, par-là même, de pointer la singularité, ainsi que la fécondité, dune éthique mixte traçant, à rebours dune philosophie morale trop souvent prise dans un clivage stérile entre rationalisme et sentimentalisme, « une troisième voie, qui nabandonne pas la morale à la relativité des représentations subjectives, ni à limpersonnalité de la clarification conceptuelle », en assumant une réflexion sur lexpérience morale personnelle, à la fois vécue en première personne, et soutenue par les puissances de limagination.

Cette dimension de transformation de soi, que ce soit de notre être-au-monde en général ou de notre « ethos » en particulier, se trouve elle aussi envisagée dans la contribution dArnaud Bouaniche, mais cette fois-ci dialectiquement, à travers la relation de Bachelard et de Bergson, plus précisément à partir de lexpérience de la nouveauté, qui est centrale chez ces deux auteurs. À partir dune description attentive de cette expérience, lauteur distingue non seulement deux conceptions métaphysiques de la nouveauté – lune « continue » et fondée sur la « perception » (Bergson), lautre « discontinue » et rapportée à l« imagination » (Bachelard) –, mais encore deux éthiques de la transformation, lune centrée sur lhistoire, lautre sur le cosmos.

Complétant à certains égards la précédente étude, Gilles Hieronimus montre pour sa part comment Bachelard renouvelle le questionnement sur lacte libre comme capacité à commencer (initiare), en développant une singulière poétique de linitiative, qui implique une théorie de laction, couplée à une métaphysique de lacte instantané. Élaborée à la faveur dun dialogue critique avec Bergson et avec Sartre, qui sont renvoyés-dos-à-dos pour leurs positions opposées, mais également intellectualistes, cette poétique de linitiative fait de limagination – et plus précisément de la rêverie (médiatisée par les images littéraires) – une fonction poético-pratique décisive : les images littéraires, supports et vecteurs dune activité de transformation de soi et du monde, nous reconduisant à limaginaire comme à larrière-plan à travers lequel se préméditent et se préfigurent, en amont de lagir effectif, nos initiatives les plus subversives, et surtout les plus novatrices.

Ludovic Duhem se propose, en esquissant une confrontation inédite et prometteuse entre Bachelard et Simondon, une réflexion sur ce quil 15nomme une « praxis des images », envisagée au quadruple sens dune activité, dune inventivité (technique notamment), dune éthique, et dune politique des images. Ayant ainsi relevé le « pluralisme sémantique propre à la praxis », également constitutif dun « pluralisme pratique » (du fait de limpossibilité de postuler la compatibilité et la cohérence a priori de ces différents champs), il se demande sil existe une « praxis des images » qui serait propre à Simondon, et si cette dernière résulte de sa lecture de Bachelard. Chacun des sens possibles de la praxis donne alors lieu à une lecture comparative mettant au jour, par-delà certaines divergences bien réelles, des convergences insoupçonnées entre les deux auteurs, et aboutissent à souligner la remarquable aptitude de ces deux pensées à faire front commun, à lépoque de la « mondialisation iconique », devant le risque éthico-politique dune « insensibilisation généralisée et dun appauvrissement irréversible de limaginaire », en évitant aussi bien « la fuite irrationnelle et technophobe dans une nuit infinie » que « ladhésion inconditionnelle à la profusion continue des images ».

Se focalisant pour sa part sur la « praxis laborans », et donc sur le travail, Jean-Philippe Pierron met au jour loriginalité féconde des analyses bachelardiennes sur le travail et son onirisme et, à travers ce prisme, sur le rôle de limage dans sa dimension pratique. Délaissant une réflexion politique sur le travail et ses conditions sociales (Weil), et prenant ses distances avec lapproche trop métaphysique de lhomo faber (Bergson), Bachelard privilégie létude du travail dit manuel, ou plus largement le travail des matières, pour en souligner le potentiel humanisant et, de façon discrète, mais non moins effective, les vertus pratiques. Loin de cultiver quelque nostalgie des « métiers dantan », il sintéresse avant tout aux métiers de « haute cosmicité », ou à la dimension cosmique de tout métier, dès lors que ce dernier entretient un lien vivant et incarné, nourri par une imagination active, à des matières élémentaires, qui sont irréductibles à de simples matériaux pour lhomme qui sait bien rêver. Aussi ses analyses permettent-elles déclairer certaines difficultés éthiques et politiques liées aux formes contemporaines du travail, à une époque où le néo-libéralisme tente de « capter, pour la capturer, lénergie onirique des travailleurs en la réduisant à la production dun écart différenciant : linnovation », induisant de la sorte une souffrance au travail qui est aux antipodes du travail heureux, libre et créatif, qui est promu et théorisé par Bachelard. Et de relever dintéressantes résonances 16entre la pensée bachelardienne et certaines approches contemporaines, comme léthique des capacités dune Martha Nussbaum, dans sa critique de la figure de lhomo economicus conçu comme idiot rationnel sevré de toute imagination empathique, ou comme léthique du care, auquel le souci bachelardien de « prendre soin » de limagination du travailleur fait à sa manière écho.

Enfin, on pourra lire chez Jean-Jacques Wunenburger une réflexion visant à montrer que limagination poétique chez Bachelard nest pas seulement conçue comme une imagination rêveuse et purement oisive, dans la mesure où elle accompagne irrémédiablement le corps humain au travail, que celui-ci soit artistique ou artisanal, et engendre des imaginaires spécifiques de gestes, de postures, dœuvres matérielles. Il sagit ainsi de se demander tout particulièrement comment Bachelard relie lhomo faber à limagination, et comment limagination se développe en travaillant. Dans cette perspective, nous sommes invités à comprendre en quel sens et dans quelle mesure ces approches spécifiques de limagination pratique, replacée dans le « feu de laction », épousant et innervant les gestes de lhomme au travail avec son corps, font finalement de Bachelard un témoin avisé et un interprète privilégié des sociétés préindustrielles, et de manière générale du travail de la main, au carrefour dune réflexion plurielle qui engage non seulement les travaux de philosophes (Bergson, Simone Weil, etc.), mais aussi de mythologues (Eliade), dethnographes et de folkloristes (Varagnac), de préhistoriens (Leroi-Gourhan) contemporains. On pourrait même espérer trouver dans les suggestions de Bachelard des raisons, ainsi que des pistes de réflexion fécondes, pour penser de nos jours une réhabilitation de louvrier et de lartisan, dans un monde dominé par les technologies numériques, les normes techniques, et les procédures rationnelles.

Voici dessinées à grands traits les lignes de réflexion proposées dans le présent volume, qui cherche à ouvrir un nouvel espace de réflexion sur lagir, selon un prisme bachelardien élargi, plutôt quà proposer une cartographie exhaustive des thèses, des arguments et des images que Bachelard nous propose à propos de laction. Nous espérons que le lecteur pourra y trouver des ressources et des outils pour (re)penser le plus adéquatement possible la praxis, en suivant le réel selon ses articulations, à la façon du boucher platonicien, qui cherche à épouser la complexité de la réalité à laquelle il sattache, sans forcer les choses en 17les conformant à un modèle théorique préétabli, ni passer à côté de ses détails significatifs, qui font sa richesse autant que son opacité. Il ne fait aucun doute que le détour par la pensée de Bachelard ne résoudra pas tous les problèmes théoriques concernant la pratique, ne permettra pas de réduire toutes les zones dombre de cette réalité intriquée que nous appelons laction, la praxis, le « faire », dont les formes, les ressorts et les mécanismes ne se laissent pas si aisément arraisonner par la pensée et les concepts, ni même exprimer par les métaphores et les images. Mais gageons que les études proposées ici sauront apporter des éclairages inédits, et surtout utiles, pour celles et ceux qui cherchent à avoir des idées plus claires et plus distinctes sur cette réalité complexe et plurielle, parfois même contradictoire, le plus souvent déroutante, quest laction de lhomme au sein du monde.

Gilles Hieronimus et Julien Lamy

Université de Lyon – IRPhiL

1 J.J. Wunenburger (s. dir.), Gaston Bachelard. Science et poésie : une nouvelle éthique ?, Paris, Hermann, 2013.

2 J. Ph. Pierron, Les puissances de limagination, Paris, Cerf, 2012.