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Classiques Garnier

Bachelard, Bergson et l’expérience de la nouveauté Entre éthique et métaphysique

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Éthique, politique, religions
    2018 – 2, n° 13
    . Imaginaire et praxis. Autour de Gaston Bachelard
  • Author: Bouaniche (Arnaud)
  • Abstract: This study proposes to consider the relationship between Gaston Bachelard and Henri Bergson based on the experience of novelty. It is not only a question of distinguishing two metaphysical conceptions of novelty, but above all two ethics of transformation, one centred on history and the other on the cosmos.
  • Pages: 65 to 93
  • Journal: Ethics, Politics, Religions
  • CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN: 9782406091295
  • ISBN: 978-2-406-09129-5
  • ISSN: 2271-7234
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09129-5.p.0065
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 04-23-2019
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: Change, imagination, metaphysics, novelty, perception
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Bachelard, Bergson
et lexpérience de la nouveauté

Entre éthique et métaphysique

Dans la notice quil consacre à Bergson en 1956, Gilles Deleuze écrit ceci :

Un thème lyrique parcourt toute lœuvre de Bergson : un véritable chant en lhonneur du nouveau, de limprévisible, de linvention, de la liberté1.

La présente étude2 voudrait envisager trois hypothèses à partir de cette déclaration. Tout dabord, celle-ci serait au mot près transposable à lœuvre de Bachelard, à tel point que son nom pourrait, dans le passage cité à linstant, remplacer celui de Bergson. Ensuite, prise comme fil conducteur, elle permettrait déclairer sous un jour inédit la relation philosophique entre les deux penseurs, au-delà ou en deçà de la critique, radicale et bien connue, menée contre Bergson par Bachelard dans son œuvre3. Enfin, et surtout, elle permettrait dexpliciter le lien profond qui, chez ces deux auteurs, unit éthique et métaphysique.

Tout le mérite de la formule de Deleuze est dans un premier temps de porter immédiatement lattention au point exact où Bergson et Bachelard se rencontrent, non pas de façon discrète et marginale, mais profonde et centrale. Le terme clé de cette rencontre, à la fois concept 66princeps et cellule mélodique de lénumération deleuzienne des grands thèmes bergsoniens, est peut-être le premier : « nouveau ». Véritable mot dordre métaphysique, la nouveauté est manifestement lobjet dune expérience décisive dans les deux œuvres.

Et dabord dans celle de Bergson, où elle prend toute son importance à partir de 1907, dans Lévolution créatrice, le temps, ou plutôt la « durée », principe de toute la pensée de Bergson, se trouvant désormais définie comme « création continue dimprévisible nouveauté ». À partir de cette date, la nouveauté apparaît à Bergson non pas comme un aspect parmi dautres de la durée, qui sinscrirait à la suite de ceux dégagés ailleurs, et précédemment, comme des dimensions essentielles du temps (simplicité, multiplicité, indivisibilité, hétérogénéité, etc.), mais comme son aspect désormais primitif, celui qui en révèle, par-dessus tous, la « nature profonde », cest-à-dire créatrice :

« Plus nous approfondirons la nature du temps, » déclare Bergson au début du livre, « plus nous comprendrons que durée signifie invention, création de formes, élaboration continue de labsolument nouveau4. »

Chez Bachelard, le thème de la nouveauté se retrouve dautre part sur les deux versants, épistémologique et poétique, de sa philosophie, fait remarquable quand on connaît linsistante dualité qui les oppose. Bachelard lindique dailleurs lui-même dans Le rationalisme appliqué, en une formule forte qui sonne comme un programme :

En somme, il sagit de réaliser profondément, philosophiquement, toute expérience de nouveauté5.

Et de fait, à son niveau, lesprit scientifique fait bien lexpérience, selon les mots mêmes de Bachelard, dune « sorte de nouveauté métaphysique essentielle6 », à la faveur de laquelle, en se rationalisant, il se transforme en profondeur. À travers linvention scientifique, cest lui-même que lhomme invente, et ce quil satisfait, cest une aspiration fondamentale 67au changement qui définit sa destination7. Pourtant, cest, semble-t-il, sur le terrain de limagination poétique, que, pour Bachelard, la nouveauté atteint une intensité inédite ainsi que sa portée métaphysique complète, limage littéraire possédant cette propriété fondamentale, qui suffirait à la définir, de nous initier, dans lélément du langage, à une expérience intégralement placée sous le signe dun renouvellement de soi, de lexistence et du monde.

Cest quil y a une singularité, et peut-être un privilège, de la nouveauté poétique. Contrairement à la nouveauté rationnelle, qui sinsère encore dans une continuité relative, celle de la rectification dun passé derreurs8, la nouveauté poétique se présente, de son côté, selon une perspective résolument anti-bergsonienne, comme rupture totale avec tout passé9, et par conséquent comme pure actualité, instantanéité radicale, surgissement imprévisible. Cest à la pointe de son effort pour élucider lêtre de cette nouveauté quéclate toute la radicalité, toute lenvergure de la philosophie bachelardienne de limagination. Car aux yeux de Bachelard, la nouveauté ne signifie pas seulement la nécessaire valeur de rupture que doit assumer selon lui toute véritable littérature ou poésie, chaque image, quand elle réussit, faisant, à la manière dun explosif, littéralement « éclater les phrases toutes faites10 », pour ouvrir un avenir dans le langage. Elle ne renvoie pas seulement, inséparable de sa donation, à leffet de transformation, et même de « rénovation » psychique induit par limage sur celui qui – pour peu quil en soit capable – en fait lexpérience. Plus profondément, la thèse de Bachelard, qui aimante 68toute sa philosophie de limagination, est de nature ontologique : « Par le langage poétique des ondes de nouveauté courent à la surface de lêtre11 ». Il ne faut donc pas sy tromper, lentrée dans le poétique impose aux yeux de Bachelard une entreprise philosophique radicale, un véritable saut dans lontologie12, et comme chez Bergson, la nouveauté engage une conception de lÊtre.

Mais il y a plus. Comme nous lavancions plus haut, la portée de cette expérience de la nouveauté nest pas seulement métaphysique, elle est pratique, et même éthique. Deleuze, dans le passage qui nous sert ici de fil conducteur, ne sy trompe pas : la nouveauté et limprévisibilité, bien loin de marquer le règne du chaos, de larbitraire et du hasard, ouvrent directement sur celui de linvention, et même de la liberté. Chez Bergson, comme chez Bachelard, lexpérience de lêtre comme nouveauté est en même temps une conquête, une émancipation, une victoire sur linertie, en un mot, une libération, et, réciproquement, la perspective éthique est inséparable chez eux dune expérience métaphysique (qui est expérience du changement13). Ainsi, chez Bergson comme chez Bachelard, le cœur de lÊtre bat au rythme dune création incessante de nouveauté, et ce battement est accessible dans une expérience qui nen est pas seulement la saisie extérieure et purement contemplative, sur un plan purement théorique, mais aussi la reprise et la continuation, sur un plan pratique, de sorte que les deux penseurs souscriraient à la belle formule de Merleau-Ponty, selon laquelle lÊtre est « ce qui exige de nous création, pour que nous en ayons lexpérience14 ». Pas question donc den rester à lextériorité du sujet et de lobjet. Tout contact avec lêtre suppose un changement total de notre être. À bien 69des égards, Bergson et Bachelard sinscriraient dans la tradition antique des « exercices spirituels », pour reprendre lexpression fameuse de Pierre Hadot15 : pour chacun, la philosophie ne doit pas être coupée de lexistence, mais conduire au contraire à une transformation pratique de soi qui libère de tout ce qui arrête ou ralentit notre dynamisme constitutif, de tout ce qui entrave ou rétrécit notre être et notre vie. Ainsi, sexercer à lintuition philosophique, au sens où Bergson lentend, cest-à-dire « voir toutes choses sub specie durationis16 », ou, comme Bachelard nous y invite, se livrer « corps et âme17 » aux mouvements extraordinaires de limagination, en reprenant et en prolongeant la « rêverie œuvrante18 » des poètes, ce sera, dans les deux cas, même si cest par des voies différentes, « revivifier » ou « revitaliser » lexistence, « tonifier » la vie, selon des termes qui circulent à lidentique chez les deux penseurs, un même chiasme unissant dans leurs œuvres, la pensée et la vie, la métaphysique et léthique, « lêtre et le bien-être19 », pour nous délivrer de langoisse et nous conduire à la joie – affect central et profond chez lun et lautre, et qui, comme chez Spinoza, signe le passage à une perfection plus grande, cest-à-dire à une augmentation simultanée de notre puissance de connaître, mais aussi dagir et dexister.

Lexpérience de la nouveauté

À la lecture de leurs œuvres, la convergence est en effet étonnante entre Bergson et Bachelard dans leur effort commun pour reconduire avec insistance à lexpérience de la nouveauté comme à une expérience fondamentale, à laquelle, pour chacun, lart nous invite sans aucun doute de manière privilégiée, mais dont seule une méthode philosophique peut 70dégager limportance et la signification métaphysique. Toutefois, avant même sa signification, cest la tonalité sous laquelle cette expérience est invoquée par les deux auteurs, qui est étrangement consonante. De loin en loin, laccueil quils réservent à la nouveauté se fait à chaque fois sur le mode dune exclamation. Ainsi, à la fin de La poétique de la rêverie, dans lune des toutes dernières pages de son œuvre, Bachelard sécrie : « Quelle nouvelle vie quune vie où les événements sont suscités par des images20 ! » Quelques lignes plus loin, transporté par limage dun poème de Jacques Audiberti, il sémerveille : « Cette eau qui “se lève”, cette eau dressée, cette eau debout, quel nouvel être21 ! » Une telle exaltation au contact du nouveau, si fréquente sous la plume de Bachelard dans ses livres sur limagination poétique, nest quen apparence celle dun collectionneur de curiosités rhétoriques. Sa portée est plus profonde. Elle émane du foyer même de toute sa phénoménologie des images : la nouveauté doit être systématiquement rapportée à limagination, dont elle révèle lessence, « la fonction propre22 ».

De son côté, on la noté plus haut, cest à partir de 1907 et de Lévolution créatrice, que la nouveauté passe au premier plan de la pensée de Bergson. Or, cest justement au moment même où la nouveauté devient le critère majeur de la durée, que, dans sa formulation, la philosophie de Bergson prend un accent plus triomphal, plus lyrique comme Deleuze le note avec justesse23, lintuition de la durée sapprofondissant désormais en une admiration, un « étonnement » devant « la création sans cesse renouvelée que le tout du réel, indivisé, accomplit en avançant24 ». Cest de ce même 71étonnement que Bergson repart, sur un mode exclamatif justement, au début de son fameux essai sur Le possible et le réel, tandis quil revient sur lensemble de sa philosophie et sur limpression de nouveauté qui simpose à lui devant lexcès du réel sur la pensée :

Jai beau me représenter le détail de ce qui va marriver : combien ma représentation est pauvre, abstraite, schématique, en comparaison de lévénement qui se produit25 !

Or, chez Bergson, comme chez Bachelard, cette forme exclamative engage bien davantage quun simple effet de style. Elle revêt une triple signification au moins.

Elle traduit tout dabord une surprise qui est lexpression dune attitude philosophique profonde, fondée sur la conviction que la pensée ne détient pas a priori lintégralité des conditions de son exercice. Cette surprise est en effet suscitée par lirruption, dans lexpérience, de quelque chose qui ne peut être ni déduit, ni construit par la pensée, mais seulement rencontré, ce qui lui donne dautant plus de force. Mais lexclamation devant la nouveauté, pour Bergson comme pour Bachelard, ne marque pas tant une stupéfaction du sujet, quune intensification de lexpérience : le moment de la prise de conscience métaphysique du réel sinvente littéralement sous nos yeux. Cest pourquoi, chez les deux penseurs, enfin, cette exclamation renvoie moins à un saisissement quà un enthousiasme, et même à une « joie » : chez Bergson comme chez Bachelard, la joie est laffect systématiquement associé à lexpérience de la création. Bergson souligne fortement cette parenté dans un passage important et fameux de Lénergie spirituelle, dans lequel il distingue le plaisir de la joie26, cette dernière surgissant, daprès lui, seulement chez celui qui, à travers une création individuelle, prend conscience quil fait beaucoup plus que simplement conserver la vie, processus général et anonyme, mais quil enrichit le monde dun être nouveau et singulier (un enfant, une entreprise florissante, une invention, une œuvre, pour reprendre les exemples donnés par Bergson), dans un surcroît dêtre et deffort donc qui, empiriquement, indique à la fois la « destination » pratique de lhomme et la « direction » métaphysique de la vie.

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Or, lorsque dans sa métaphysique de limagination, Bachelard en appelle à « un approfondissement tout intime de la joie dimaginer27 », ou lorsquil se donne encore la tâche d« aller à lorigine de la joie de parler28 », cest bien selon cette même inspiration profondément bergsonienne. Bachelard revendique dailleurs explicitement cette filiation, au début de La poétique de lespace, en se référant au célèbre passage de Lénergie spirituelle sur la joie, quil mobilise dans une conception de la lecture comme acte de participation métaphysique à la création poétique. Selon lui, en lisant « le lecteur participe à cette joie de création que Bergson donne comme le signe de la création29 ». Tel est donc lapport bergsonien décisif : si partout où de la joie est ressentie, il y a réellement de la création, alors la joie de lire les poètes ne peut être à son tour que le signe dune participation (non pas illusoire donc, mais bien réelle !) au travail de création poétique, de sorte que se trouverait ainsi vérifiée, dans lexpérience concrète, la thèse bachelardienne qui fonde toute sa poétique, selon laquelle la lecture enthousiaste saisit limage dans linstant de son actualisation.

Mais la proximité des deux auteurs ne sarrête pas là. Pour lun comme pour lautre en effet, cette nouveauté métaphysique ne soffre pas spontanément. Elle est même, pour Bachelard comme pour Bergson, ce qui dabord nous échappe. Selon Bergson, lobstacle tient à une tendance primitive de la vie, laction sur la matière, et à une faculté qui définit lhomme, lintelligence, dont la fonction est dabstraire les choses du temps, où elles se déploient dabord, afin de les projeter dans une autre dimension, celle de lespace, où, pour les besoins de laction, elles se juxtaposent distinctement afin que nous en disposions. Ce faisant, lintelligence se définit négativement par son incapacité structurelle à saisir la nouveauté :

Justement parce quelle cherche à reconstituer, et à reconstituer avec du donné, lintelligence laisse échapper ce quil y a de nouveau à chaque moment dune histoire30.

Cette incapacité sillustre de manière exemplaire dans le domaine de laction, où notre intelligence « toujours [] négligera la part de 73nouveauté ou de création inhérente à lacte libre, toujours [] substituera à laction elle-même une imitation artificielle, approximative, obtenue en composant lancien avec lancien et le même avec le même31 ». De la même manière, pour Bachelard, il existe bien un obstacle majeur à la saisie de la nouveauté dans lexpérience. Mais, selon lui, cest dans le domaine du langage, que lobstacle joue à plein – et cest dailleurs encore dans le langage quil peut être surmonté, en un geste par lequel Bachelard joue Bergson contre lui-même, en dépassant la thèse bergsonienne du langage comme instrument de symbolisation à visée pragmatique, en direction de sa dimension poétique, cest-à-dire créatrice32. Lorsque nous parlons, tout se passe en effet, selon Bachelard, comme si, le plus souvent, nous nous en remettions à « lautomatisme du langage », « le plus insidieux des automatismes33 », qui étouffe en nous « des milliers de forces parlantes34 », en nous soumettant non seulement, sur le plan psychique, à tout un ensemble de règles traditionnelles, images toutes faites, significations déjà constituées, mais encore, sur le plan physique, à une véritable « censure nerveuse », qui sans cesse comprime « dans ses normes sclérosées les résonances permises aux cordes vocales35 ». De la sorte, tout se passe comme si cétait le corps entier qui se trouvait, par cette « carence » dimages, atteint et diminué dans sa puissance dagir. Inversement, sous leffet de la déclamation poétique, lafflux de « symphonies nerveuses », laction de « mille forces dévolution », de mille forces « fougueuses » et « multiples », inondent le corps comme le psychisme, et inspirent de nouvelles possibilités dagir, ou plutôt de nouveau la possibilité dagir, dès lors que les automatismes nous enferment toujours déjà dans la reproduction des mêmes schèmes sensori-moteurs.

Chez les deux auteurs, ce même obstacle à la nouveauté, dans lattitude spontanée et naturelle, est inconsciemment reconduit dans lattitude théorique, par conséquent tout aussi inapte à saisir la nouveauté dans lexpérience. Cest ainsi le cas, chez Bergson, de lassociationnisme face à lacte libre, ou le cas encore, chez Bachelard, de la psychologie et de la psychanalyse face au langage, toutes deux incapables de capter « la 74nouveauté essentielle de limage poétique36 », quelles considèrent au mieux comme un accident ou un lapsus. Cette incapacité est dailleurs pointée par Bachelard en des termes explicitement bergsoniens, puisque ce qui est manqué, la nouveauté linguistique, nest rien dautre que la « vie du langage », ce quil y a de vital dans le langage, la nouveauté qui fulgure à travers les paroles poétiques, pouvant être considérée comme une « des manifestations de lélan vital », « un type tout humain délan vital37 ». Dune manière générale, pour Bachelard, comme pour Bergson, le tort de lattitude théorique est denvisager la nouveauté à travers une démarche causale qui consiste à lexpliquer en la rabattant sur des antécédents, la tâche souvrant dinventer une tout autre démarche, où la nouveauté serait enfin pensée et reconnue dans son surgissement. Car nous ne sommes pas condamnés à manquer la nouveauté. Mais lappréhender ne sera possible quà la condition de passer par un niveau délucidation spécifique qui supposera à chaque fois une rupture avec lattitude naturelle. Quil sagisse de lintuition chez Bergson, à laquelle celui-ci assigne la tâche « daller chercher lexpérience à sa source38 », avant donc quelle ne devienne humaine, cest-à-dire avant quelle ne se morcelle en objets pour répondre à nos sollicitations pragmatiques, ou quil sagisse encore de limagination poétique qui est, chez Bachelard, retour à une mobilité primitive, antérieure au monde fragmenté de la perception, nous serons reconduits, dans les deux cas, aux limites de lexpérience humaine, et même invités à dépasser la condition humaine, en accédant à une expérience sur-humaine ou supra-humaine, Bachelard nhésitant pas pour son compte à définir limagination comme « une faculté de surhumanité39 ».

Mais de quelle manière accéderons-nous à la nouveauté ? Chez Bachelard, lêtre poétique ne peut être appréhendé dans son originalité 75vive, que dans le cadre de ce quil appelle une « ontologie directe », « lontologie du poétique », à laquelle ouvre limagination, et dont la seule méthode valable est à ses yeux la phénoménologie : « Par principe, la phénoménologie liquide un passé et fait face à la nouveauté40 ». La méthode phénoménologique41 consiste à recevoir limage dans sa valeur dactualité pure, dans le moment de son émergence. Cest dans ce cadre quil faut comprendre le sens précis que Bachelard accorde à ladmiration. Il ne sagit pas dune jouissance passive devant telle ou telle image. Au contraire, pour que limage se donne dans sa nouveauté radicale, il faut ladmirer : « On ne reçoit vraiment limage que si on ladmire42 ». Ladmiration nest donc pas postérieure à la donation de limage, elle la précède : ce nest pas à la condition quelle me soit donnée, que je peux admirer une image, mais cest à la condition de ladmirer quune image mest réellement, pleinement donnée. En un sens, ladmiration est même le mode même de donation de limage, puisque celle-ci se confond avec sa nouveauté. Lémerveillement apparaît donc comme une conquête positive, le fruit dune attitude méthodiquement adoptée qui sefforce de rejoindre limage dans le moment de sa venue à lêtre. Mais en se situant ainsi au plus près de limage en train de se faire, Bachelard se rapprocherait de ce que Bergson appelle « intuition », puisque ce à quoi il en appelle, comme Bergson, nest rien dautre quun acte de participation qui consiste à « revivre » ou « vivre à rebours » une création, mais de telle sorte quelle se donne dans limprévisibilité même de son processus.

Par là nous touchons au point où la proximité philosophique entre Bergson et Bachelard est peut-être la plus grande : ce à quoi la philosophie doit faire droit, cest à limprévisibilité comme détermination essentielle de la nouveauté. Ce qui est nouveau pour moi est aussi imprévisible en soi, quil sagisse dune « image », dun « acte » ou dun « moment » du temps. La différence est pourtant grande entre les deux penseurs : si pour Bergson limprévisibilité est une donnée immédiate 76de lexpérience, elle est pour Bachelard une tâche, la tâche la plus haute de limagination poétique, « rendre imprévisible la parole43 », et celui-ci de sen prendre à « lensemble des critiques littéraires » qui, selon lui, « ne prennent pas assez conscience de cette imprévisibilité qui, précisément, dérange les plans de lexplication psychologique habituelle44 ». Cest dans cette perspective notamment quon doit comprendre le caractère que Bachelard appelle excessif de toute grande image littéraire. Mais par-là, il faut entendre non seulement lintensité exceptionnelle de la grande image poétique qui porte à leurs limites les significations usuelles du langage, mais aussi le débordement et la déroute quelle impose à nos facultés ordinaires dagir et de comprendre, selon un mouvement que Bachelard appelle de « montée à léchelle cosmique45 », et qui inspire de nouvelles manières dêtre-au-monde et corrélativement de nouvelles possibilités daction. Bachelard en trouve un exemple remarquable chez Nietzsche. Les « images nietzschéennes » doivent être, selon lui, prises au sérieux. Elles livrent, à qui sait les vivre, une véritable « physique expérimentale de la vie morale », elles « donnent soigneusement les mutations dimages qui doivent induire les mutations morales46 ». Tout une psychanalyse de la pesanteur se met alors en place, corrélative dune psychologie ascensionnelle qui vise à nous libérer de « notre être pesant », en sefforçant de promouvoir un psychisme aérien dominé par des images dont lengramme dynamique est celui du « rêve de vol » :

Ainsi nous anéantirons notre double pesant, ce qui, en nous, est terre, ce qui, en nous, est passé intime caché. Alors notre double aérien resplendira. Alors nous surgirons libres comme lair47.

Cependant, chez Bergson comme chez Bachelard, limprévisibilité ne marque pas, pour autant, la limite de toute intelligibilité, elle ne renvoie à aucune dissolution de lexpérience, à aucun déficit de rationalité. Que limprévisibilité nimplique pas larbitraire, et quelle ne soit pas incompatible avec la création dun sens, cest précisément ce que 77montre lexemple récurent de lartiste chez Bergson. De ses œuvres, qui, avant dêtre créées sont inanticipables (si ce nest dans leurs caractéristiques générales, du moins dans leur détail), nous ne dirions pourtant pas quelles sont « gratuites48 ». Elles révèlent bien une intention et une cohérence, mais qui sont toujours rétrospectives, faute de quoi il ne servirait à rien de créer.

De même, pour Bachelard, la création poétique nest pas un chaos sans objectivité. Il en appelle même à linstitution, pour chaque poète, dun « diagramme qui indiquerait le sens et la symétrie de ses coordinations métaphorique49 ». Mais comme chez Bergson :

Cest après coup, objectivement, après lépanouissement, que nous croyons découvrir le réalisme et la logique intime dune œuvre poétique50.

Ainsi, il sagit bien dexhiber un ordre de limagination, cest-à-dire, dune part, un ensemble de régularités, une « logique », des « lois », daprès lesquelles elle crée, et, dautre part, un domaine (Bachelard dit souvent un « règne ») qui lui soit propre, à lintérieur duquel elle peut être abordée selon une intelligibilité réelle. Mais chez les deux penseurs, il y a place, à côté de cette intelligibilité rétrospective, pour une rationalité plus haute, qui coïnciderait cette fois avec lacte créateur dans son imprévisibilité même : celle de lintuition chez Bergson, de la phénoménologie pour Bachelard.

Parvenu à ce point, on le voit, la proximité entre Bergson et Bachelard est réelle et impressionnante. Pour autant, la différence entre eux est radicale, et passe à lintérieur même de la nouveauté. Car il sen faut de beaucoup que nous ayons affaire à la même conception de la nouveauté, à la même expérience. La nouveauté poétique est, pour Bachelard, fondamentalement discontinue. Elle possède une verticalité constitutive qui tranche radicalement avec la nouveauté bergsonienne qui est, de son côté, essentiellement continue : « Limage poétique », écrit ainsi Bachelard, « est vraiment un instant de la parole, instant quon saisit mal si on veut le 78placer dans lindéchirable continuité dune conscience bergsonienne51 ». La verticalité du temps poétique joue dans toute lœuvre de Bachelard comme un puissant motif anti-bergsonien. Linstantanéité poétique est comme une immobilisation du temps, une échappée dans le temps qui est pourtant encore du temps, selon une thèse qui soppose à la continuité temporelle de Bergson en vertu de laquelle il y a du nouveau non pas partout, mais tout le temps, à chaque instant ! Pour Bachelard, la nouveauté est au contraire rare, susceptible dêtre expérimentée seulement en certains moments exceptionnels, ceux où une image inédite à laquelle nous sommes parvenus à nous hisser, nous est offerte par le poète. Par-là, Bachelard aperçoit surtout du nouveau, comme entrevu plus haut, dans lélément même qui paraît en empêcher le surgissement chez Bergson, celui du langage. Bachelard est tout à fait conscient de cette proximité dans la plus grande distance, lorsquil revendique la pratique dun « micro-bergsonisme » qui proposerait, à la faveur de la lecture poétique, une expérience de la création à travers de petits élans linguistiques qui « dévient la ligne ordinaire du langage pragmatique52 ». Bachelard en dégage une hypothèse :

Un micro-bergsonisme qui abandonnerait les thèses du langage-instrument pour adopter la thèse du langage-réalité trouverait dans la poésie bien des documents sur la vie tout actuelle du langage53.

On ne saurait cependant en rester là. Cette première distinction entre Bergson et Bachelard a des racines plus profondes. En effet, ce ne sont pas seulement deux expériences de la nouveauté, lune continue lautre discontinue, qui doivent être distinguées, mais, plus fondamentalement, les deux métaphysiques de la nouveauté issues de ces deux expériences, lune fondée sur la perception, lautre sur limagination.

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Entre perception et imagination :
deux métaphysiques de la nouveauté

À nouveau, la différence entre Bergson et Bachelard napparaîtra quune fois exhibée laffinité profonde de leur projet. Or, si leur métaphysique de la nouveauté respective tourne autour de deux facultés aussi différentes, voire opposées, que la perception et limagination, la tâche quils assignent à chacune paraît pourtant très proche : « restitu[er] [] à toute chose son mouvement propre54 ». On sen aviserait aisément en croisant la lecture de « La perception du changement » de Bergson, avec celle d« Imagination et mobilité », le chapitre introductif de Lair et les songes. À lire ce dernier texte, on constate que Bachelard souscrirait parfaitement à la formule de Bergson que lon trouve à la fin de « La perception du changement » :

Tout sanime autour de nous, tout se revivifie en nous. Un grand élan emporte les êtres et les choses. Par lui nous nous sentons soulevés, entraînés, portés55.

Pour les deux penseurs, il sagit bien, en effet, de renouer avec cette dimension profonde de lexpérience où les choses nont plus aucun contour bien net par lequel elles pourraient offrir une prise à nos actions, mais où elles se fondent dans la totalité sans cesse changeante du réel. Lintention philosophique commune à Bergson et à Bachelard, dailleurs justement dégagée comme telle par ce dernier à la fin de Lair et les songes, est celle dun retour au changement. Contre « la philosophie du concept », écrit Bachelard, le bergsonisme revendique en effet l« étude directe du changement comme une des tâches les plus urgentes de la métaphysique56 ». Mais sur cette voie, Bachelard exige non seulement une perspective autre que celle de son prédécesseur, mais aussi, et surtout, une radicalité plus grande, Bachelard reprochant à Bergson de navoir pas pensé le mouvement réel, faute de reconnaître la « puissance de devenir57 » propre à limagination qui seule nous donne accès à lui.

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Mais au-delà de Bergson et de Bachelard, cette déclaration servirait assurément de programme à toute une constellation de philosophies contemporaines58 sous-tendues par une ontologie dynamique qui, selon des coordonnées et sur des lignes certes à chaque fois différentes, se montrent avant tout soucieuses dappréhender lÊtre comme une puissance de transformation. Chacune sur une voie propre, mais selon une orientation commune, ces philosophies, selon les termes que nous empruntons à G. Deleuze59 :

[] se détournent de lÉternel pour appréhender le nouveau, conformément à la question qui commença à naître au xxe siècle, comment est possible dans le monde la production de quelque chose de nouveau60 ?

Or, pour Bachelard comme pour Bergson, il ny a de nouveauté quà la faveur dun dynamisme fondamental qui est moins mouvement que changement, et qui doit être compris non pas comme un déplacement local de parties dans le monde, ou dans la réalité, mais comme une transformation globale du monde, ou de la réalité. Quune espèce vivante surgisse, par exemple, et cest, selon Bergson, en profondeur, la vie dans son ensemble qui est modifiée ; quune image nouvelle vienne au monde par la grâce dun poète, et cest, selon Bachelard, le monde entier, soudain placé sous le signe de cette image, qui change !

Mais pour renouer avec ce dynamisme fondamental, Bergson et Bachelard empruntent deux voies radicalement distinctes, en effectuant cependant le même geste théorique : non pas invoquer une faculté inédite, mais réinvestir et ré-intensifier une faculté déjà existante en la haussant à un usage supérieur. Pour Bergson, il sagit de la perception, et, pour Bachelard, de limagination, chaque faculté ainsi reconquise ouvrant directement sur une philosophie du changement. Si la perception et limagination doivent être revalorisées, cest, pour les deux penseurs, contre toute une tradition qui les a longtemps reléguées au royaume des ombres, dans une même opposition à la rationalité du concept. À la faveur de cette restauration, il sagira, du côté de Bergson, de 81comprendre la perception autrement que comme une faculté dont les limites exigent la suppléance de labstraction et du raisonnement, et, du côté de Bachelard, de considérer limagination autrement que comme une faculté de reproduction ou dillusion, comme lont fait trop souvent, selon lui, la philosophie, mais aussi la psychologie. À cette condition, et sur ces deux voies, nous serons dès lors remis en contact avec le cœur métaphysique de la réalité qui est nouveauté.

Cest donc Bergson qui inaugure cette philosophie du changement dans la conférence de 1911 mentionnée plus haut, et dont le titre, « La perception du changement », doit être entendu à la fois comme un programme et comme un paradoxe. Comme un programme, tout dabord, et même comme un défi opposé à toute la philosophie, accusée par Bergson davoir recherché la vérité en fuyant le changement, tandis quil sagirait de renouer avec le changement en vérité, cest-à-dire dans sa réalité. Doù le titre : si le changement est bien quelque chose de réel, cest parce quil peut être perçu. Cest là pourtant quelque chose de paradoxal, quand on sait que la perception constitue dabord pour Bergson une fonction pragmatique, et quà ce titre, son rôle ordinaire est de découper et dimmobiliser le réel en objets pour en disposer. Mais, si Bergson maintient le terme de perception, cest pour indiquer que le changement est bien à notre portée, quil nexige aucune faculté nouvelle, simplement une intensification et un dépassement de celle qui est la nôtre, à la faveur duquel elle prendra la valeur dune intuition, autrement dit dun contact avec lêtre.

Face à la perception, limagination ne représente pas seulement une voie différente, mais une perspective divergente. Bachelard le dit en une formule célèbre et radicale, au début de Lair et les songes : « Percevoir et imaginer sont aussi antithétiques que présence et absence61 ». Une telle opposition est commandée par une conception originale de limagination qui en fait la faculté non pas de « former » les images, mais celle de les « déformer ». Car il y a deux types dimages. Il y a dabord les images fournies par la perception, les images matérielles premières, celles qui naissent dans notre chair et nos organes, et qui fondent notre rapport primitif au monde62. Or, la fonction poétique consiste justement à nous 82libérer de ces images premières, ou plutôt à les changer, à les transformer. Telle est lopération lyrique fondamentale : chanter la réalité, cest la changer, cest-à-dire la dépasser dans sa dimension de donnée, pour la recréer. Ce nest quà la condition dopérer ce changement, à travers ce que Bachelard appelle une « action imageante », que limagination conquiert son essence positive, car cest alors quelle cesse de se confondre avec la perception. On comprend alors que lattitude poétique ne peut être purement passive. Elle ne consiste pas en un abandon à ce flux dimages premières. Elle consiste à mettre ces images dans un état de variation continue, qui exige donc une création, et qui débouche sur des unions inattendues, une prodigalité dimages aberrantes, sans lesquelles il ny aurait rien de nouveau, mais seulement une mémoire familière faite dassociations et dhabitudes en nous, et luniformité de la nature autour de nous.

Bergson se montre certes moins tranché dans celui de ses livres où le concept dimage occupe la place la plus importante : Matière et mémoire (1896). Perception et imagination sont loin de sopposer totalement, et dun certain point de vue, la seconde contribue au fonctionnement de la première. Toutefois, si limagination joue un rôle décisif du point de vue de la perception, cest en rendant possible lobjectivation de celle-ci dans lespace. Cest limagination en effet qui fige le cours de lexpérience pour le pulvériser en une multiplicité de points : 

La division est lœuvre de limagination qui a justement pour fonction de fixer les images mouvantes de notre expérience ordinaire, comme léclair instantané qui illumine dans la nuit une scène dorage63.

En dédoublant notre perception de lintérieur, limagination nous empêche dapercevoir le mouvement réel immédiatement, puisquelle le transforme aussitôt en une ligne virtuelle reliant la multiplicité des points en lesquels elle le résout. Dans lunique passage où Bergson sefforce denvisager limagination en dehors de ce travail dobjectivation, il en fait immédiatement un simple « jeu » aux productions fantaisistes64. Ce passage na dailleurs pas échappé à Bachelard qui le cite au début de 83La poétique de lespace, pour aussitôt reprocher à Bergson davoir manqué la « puissance majeure » de limagination65.

Chez Bachelard en effet, et cest pourquoi il ne cesse de linvoquer, la distinction radicale de limagination et de la perception a justement pour enjeu de redonner à limagination toute sa force. Selon lui en effet, et à la faveur dun renversement complet par rapport à Bergson, ce nest pas limagination qui fige la perception, mais la perception qui bloque limagination, cette dernière ne sexerçant pleinement que lorsquelle saffranchit totalement de la réalité. Cest justement en tant quelle est facteur de nouveauté, que limagination rompt avec la perception, et le mode dexistence de limage est ce que Bachelard appelle sa « fulgurance », cest-à-dire le fait quelle constitue un « dépassement de toutes les données de la sensibilité66 ». Dès quil y a perception, le mouvement est arrêté, ce qui explique la grande méfiance de Bachelard à légard de la vision et du visible, qui ne nous donnent quun monde aux contours définis et aux formes arrêtées.

Il faut donc dire de limagination bachelardienne du mouvement non pas quelle rejoint, par une voie qui serait simplement différente, la perception bergsonienne du changement, mais bien quelle la dépasse. En quel sens ? Soit lexemple du vol de loiseau. Dun point de vue bergsonien, il ne sagit pas dun simple déplacement, effectué par un être vivant dun point à un autre dans lespace homogène. Le vol de loiseau nest jamais un mouvement quelconque. Cest toujours le vol dun oiseau particulier, engagé dans un vol lui-même déterminé : vol de la fuite, de la prédation, de la migration, etc., à chaque fois un mouvement singulier, qui sexplique par une différence qualitative dans le tout de lunivers où il sinscrit, et dont il nest pas indépendant. Dans Cinéma 1, où il expose les « thèses » bergsoniennes sur le mouvement, Gilles Deleuze formule la chose en ces termes, à propos de ce même exemple du vol : « Le mouvement renvoie toujours à un changement, la migration, à une variation saisonnière67 ». Lintuition est justement un effort pour « se fondre à nouveau dans le tout68 », et saisir ainsi la variation densemble qui rend compte dun changement. Mais pour Bachelard, si la tâche 84mérite dêtre reprise, cest avec les moyens de limagination, et non ceux de la perception. Pour saisir le mouvement dans son intimité, ici le vol de loiseau, auquel Bachelard accorde tant dimportance dans Lair et les songes, il faudrait passer du vol réel de loiseau dans le ciel au vol onirique, au vol rêvé, activement médité, qui est le seul plan sur lequel nous pouvons vraiment accéder à la coïncidence du « mû » et du « mouvant », puisque cest alors seulement que nous sommes engagés de tout notre être dans la production dun mouvement dallègement, mouvement que nous pouvons dautant mieux saisir que nous en sommes lorigine. On voit par-là que limagination nous donne réellement quelque chose. Si Bachelard oppose limagination à la perception, ce nest donc pas pour renoncer à tout contact avec lêtre, bien au contraire. Lorsquil parle dune « intuition imaginante », cest pour indiquer que limagination, comprise dans toute sa puissance, nest pas une faculté de seconde position, qui viendrait à la suite du réel. Elle nest pas représentation ou reproduction, mais donation, non seulement, comme ici, donation du mouvement, mais, comme lintuition bergsonienne, de toute chose dans son mouvement.

Il y a pourtant, dès lors quelles atteignent à leur puissance propre, une dimension commune à la perception et à limagination, telles que Bergson et Bachelard les conçoivent, cest celle de lémotion. Pour les deux penseurs, lémotion est même le critère à quoi lon reconnaît quune expérience touche aux vibrations profondes de la réalité. Cest ainsi, selon Bachelard, que lorsque « le poète a touché juste », immédiatement, « son émoi nous émeut, son enthousiasme nous soulève69 ». Le verbe « soulever » est ici décisif. Il est commun à Bachelard et à Bergson pour décrire leffet dynamique de lémotion en nous et sur nous, sans laquelle il ny aurait jamais rien de nouveau. Mais il faut sentendre sur ce quon appelle « émotion ». Pour les deux penseurs, il y a deux sens de lémotion. Il y a, dune part, lémotion au sens courant, celle qui nest quune altération passagère et limitée de la sensibilité, et que lon pourrait confondre avec ce que Bergson appelle une simple « agitation de la surface70 », ou Bachelard les « ondulations de lhumeur71 ». Mais il y a, dautre part, une émotion profonde, qui est inséparable, pour 85celui qui léprouve, de lexpérience dune vie nouvelle. Cette émotion constitue une véritable fonction davenir. Pour les deux auteurs, lémotion est toujours le signe dune transformation, ce que Bachelard exprime en citant une formule de Jean-Paul Richter aux accents bergsoniens : « Lhomme [] doit être soulevé pour être transformé72 ». Certes, il ny a pas chez Bachelard, comme cest le cas chez Bergson, de doctrine autonome de lémotion73. Mais chez lun comme chez lautre lémotion accompagne une expérience de lêtre, qui nest donc jamais purement théorique ou contemplative. Il y a toutefois une différence majeure entre les deux penseurs. Si lémotion est chez Bergson lélément premier qui explique le mouvement, elle est chez Bachelard, non pas ce qui explique, mais ce qui doit être expliqué. Si nous sommes émus par un spectacle ou par un poème, cest parce que sy exprime un dynamisme plus fondamental encore, celui de limagination, qui est lélément absolument primitif, qui doit conduire à « placer limage non seulement avant la pensée, avant le récit, mais avant tout émoi74 ». Lémotion est donc, aux yeux de Bachelard, moins primitive que limagination :

Cest limagination qui pense et cest limagination qui souffre. Cest elle qui agit. Cest elle qui se décharge directement dans les poèmes75.

Mais ce nest pas seulement par la place quils accordent à lémotion que les deux auteurs se distinguent, mais aussi bien par le sens quils lui donnent. Chez Bachelard, lémotion, même profonde, surtout profonde, est constitutivement ambivalente. Ce à quoi nous initie la poésie, cest à une temporalité paradoxale, instantanée, verticale, où les sentiments sont arrachés au temps horizontal, successif, quotidien, où ils se distinguent, senchaînent, sopposent. En vertu de laction poétique, ils sont transposés dans une dimension où ils sont transfigurés pour venir se mêler intimement, ainsi quil arrive en certains cas, comme celui, emblématique, que Bachelard appelle le « regret souriant76 », quintessence de linstant poétique en lequel viennent se fondre, pour y être éprouvés, deux sentiments contraires, selon un mode de présentation absolument 86irréductible à la temporalité vulgaire et successive de notre vie affective commune. Telle serait peut-être la différence profonde avec Bergson sur ce point : si lémotion est, chez celui-ci, toujours associée à laction, à la propulsion, à la poussée en avant, selon un modèle qui reste horizontal, chez Bachelard, lémotion est essentiellement verticale : modification, transformation, « voyage sur place », montée ou descente, chute ou ascension, selon des signes qui peuvent toujours sinverser, daprès la cyclothymie fondamentale qui nous caractérise selon Bachelard, notre être nétant réellement et pleinement dynamisé que « sur ses bords extrêmes, du côté du malheur et du côté des joies77 », polarité essentielle de notre vie psychique qui en fonde le rythme.

Mais avec lémotion, nous parvenons à une nouvelle dimension de lexpérience de la nouveauté : sa dimension intersubjective. Lémotion est, par essence, communicative. Bachelard insiste sur cette propriété de la nouveauté poétique à rayonner au-delà delle-même à travers la charge démotion quelle porte avec elle : « en recevant une image poétique nouvelle, nous éprouvons sa valeur dintersubjectivité, car nous savons que nous la redirons pour communiquer notre enthousiasme78 ».

Bergson fait le même constat dans Les deux sources de la morale et de la religion, dans le domaine de lagir moral : si les grands hommes de bien, ces héros de la création morale, entraînent les autres hommes à leur suite, cest par lémotion profonde, lenthousiasme, quils provoquent par leur exemple. Lexpérience de la nouveauté ne saurait donc être purement individuelle ou subjective, simplement éphémère. Au contraire, elle ne sépuise jamais dans son surgissement, elle se prolonge, se propage dans un désir de continuer la création. Derrière ce constat, cest un même étonnement, une même question que partagent Bergson et Bachelard : comment ce qui est nouveau peut-il susciter en nous un écho, et provoquer, en chacun, non pas lincompréhension ou le rejet, ou simplement lindifférence, mais ladhésion et limitation, cest-à-dire non plus la surprise, mais la reprise ?

87

« Transsubjectivité » de la nouveauté :
de la surprise métaphysique
à la reprise éthique

Dans Les deux sources de la morale et de la religion, son dernier grand livre, où lexpérience de la nouveauté, considérée dans lhistoire, est désormais au prix dune victoire sur linertie de lespèce et sur la résistance de la nature, Bergson demande :

Pourquoi les saints ont-ils ainsi des imitateurs, et pourquoi les grands hommes de bien ont-ils entraîné derrière eux les foules79 ?

Bachelard, de son côté, ne cesse dinsister, dans ses « poétiques », sur cette dimension intersubjective, quil appelle encore « transsubjective80 », de la nouveauté poétique. Cest là, selon lui, un fait aussi fondamental quénigmatique :

Comment cet événement singulier et éphémère quest lapparition dune image poétique singulière, peut-il réagir – sans aucune préparation – sur dautres âmes, dans dautres cœurs, et cela, malgré tous les barrages du sens commun, toutes les sages pensées, heureuses de leur immobilité81 ?

Ce quil sagit dexpliquer en somme, cest la propagation, dans lhumanité, de quelque chose de nouveau, le mystère de quelque chose de singulier qui, au lieu de se clore sur lui-même comme une anomalie ou comme une exception, tend au contraire à se diffuser : message mystique chez Bergson, ou parole poétique chez Bachelard. Peut-être même que la portée éthique de ce message ou de cette parole dépend de leur pouvoir de propagation. Cest tout au moins la thèse quon peut formuler en convoquant certaines analyses proposées par Gilbert Simondon dans les toutes dernières pages de Lindividuation à la lumière des notions de forme et dinformation. Simondon explique en effet que la propriété fondamentale de lacte moral est létalement :

88

Lacte moral est celui qui peut sétaler, se déphaser en acte latéraux, se raccorder à dautres actes en sétalant à partir de son centre actif unique82.

Lacte non moral au contraire est, daprès lui, lacte « égoïste », cest-à-dire lacte qui tend à lindividuation totale, en se coupant du monde et de tout réseau dactes. Lacte éthique est donc celui qui possède une perpétuelle nouveauté ou actualité, en ce sens quil « ne se laisse pas ensevelir comme passé83 ». Ce que Simondon permet desquisser, cest la possibilité toujours ouverte de la reprise dun acte, en vertu de ce quil appelle sa « force proactive », quil définit ainsi :

Ce par quoi il fera toujours partie du système du présent, pouvant être réévoqué dans sa réalité, prolongé, repris par un acte, ultérieur selon la date, mais contemporain du premier selon la réalité dynamique du devenir de lêtre84.

Or, cest bien cette « force proactive » qui paraît fonder la teneur éthique de lexpérience de la nouveauté chez nos deux auteurs.

Chez Bachelard, ce quil faut élucider, cest la « communicabilité » de limage poétique, le fait quelle puisse « réagir » ou « retentir » – terme chez lui capital – au-delà de son apparition85. Le premier obstacle à la transsubjectivité de la nouveauté poétique, avant même cette tendance à limmobilité qui habite notre psychisme, cest le caractère « éphémère » de limage elle-même. Pour quune image soit communicable en effet, encore faut-il quelle ne sépuise pas dans son apparition, quelle survive à son surgissement. Or, telle est la fonction décisive, plusieurs fois soulignée par Bachelard, de lécriture : elle arrache limage à sa dimension psychologique de simple vécu, pour lui conférer une potentialité nouvelle, celle de pouvoir être répétée ou « revécue86 ». Cette possibilité de la 89reprise est nécessaire pour effectuer lentrée dans le domaine du poétique. Toutefois, elle nest pas suffisante. Tout ce qui est écrit, en effet, natteint pas nécessairement à lintensité poétique, ne touche pas jusquà « lâme », ne va pas jusquau « cœur ». En ce point, surgit un second obstacle à la communication du poétique. Non plus le caractère fugace ou éphémère de limage, mais son caractère éminemment « singulier » (le terme revient par deux fois sous la plume de Bachelard dans la précédente citation), cest-à-dire unique. Comment ce qui est « unique » peut-il nous toucher ? Comment pouvons-nous accueillir, et ne serait-ce quentendre, sans parler de lécouter, ce qui transcende absolument tout ce que nous connaissons, notre culture, comme toute perception ?

Avant de répondre, on ne peut quêtre frappé par la coïncidence de Bachelard et Bergson sur cette alliance paradoxale du singulier et de luniversel. Dans Le rire, Bergson note en effet :

Rien de plus singulier que le personnage de Hamlet. [] Mais il est universellement accepté, universellement tenu pour vivant. Cest en ce sens seulement quil est dune vérité universelle. De même pour les autres produits de lart. Chacun deux est singulier, mais il finira sil porte la marque du génie, par être accepté de tout le monde. Pourquoi laccepte-t-on ? Et sil est unique en son genre, à quel signe reconnaît-t-on quil est vrai87 ?

De même, dans « La perception du changement », Bergson se demande encore : comment se fait-il qu« une certaine vision des choses », parfaitement singulière donc, devienne pourtant « la vision de tous les hommes88 » ? En dautres termes : comment une œuvre dart, si elle doit être une création, cest-à-dire radicalement neuve, peut-elle pourtant nous toucher, nous parler ? Une telle question revient à cette autre : quest-ce qui sauve lœuvre dart de larbitraire et de la fantaisie, et lui donne une nécessité, un caractère universel, et ce que lon appelle encore sa « vérité » ?

90

Dans un premier temps, Bergson et Bachelard semblent très proches. Pour lun comme pour lautre, la nouveauté ne se joue pas à la surface des choses, simple jeu formel, pur clignotement de visions évanouissantes. Elle a des racines dans lêtre, ce qui lui donne sa force. Lartiste est celui qui nous remet en contact avec quelque chose que nous avons perdu, et quil nous aide à retrouver. Si nous acceptons ce que les artistes nous proposent, et si nous admirons leurs œuvres, cest que, selon les termes de Bergson, « nous avions déjà perçu quelque chose de ce quils nous montrent », mais « nous avions perçu sans apercevoir89 ». Ce qui se joue dans lart na donc rien dun divertissement. Bien au contraire, cest à une expérience métaphysique que lartiste nous convoque à travers ses œuvres, et si cette expérience est communicable, cest parce quà travers elle se trouve mise au jour notre affinité et notre participation avec certains dynamismes fondamentaux de lunivers qui ont la valeur dune origine.

Chez Bergson comme chez Bachelard, lexpérience de la nouveauté est en effet toujours un mixte doriginal – production de singularité – et doriginaire – contact avec un donné primitif. Seulement, de lun à lautre laccent se déplace : chez Bergson, cest loriginal qui enveloppe loriginaire, tandis que chez Bachelard, cest linverse, cest loriginaire qui est gisement doriginalité90. Dans Les deux sources, Bergson donne lexemple de lémotion singulière provoquée par la montagne91. Selon lui, ce nest quaprès Rousseau, que nous pouvons éprouver une telle émotion, parce quelle est uniquement « issue de lâme de Jean-Jacques92 ». De même, note Bergson, toute grande émotion, comme celle suscitée par une tragédie, est « unique en son genre », puisquelle a « surgi dans lâme du poète, et là seulement, avant débranler la nôtre93 ». Le chiasme est dès lors saisissant avec Bachelard. Soit lexemple dOphélie, qui occupe une bonne partie du troisième chapitre de Leau et les rêves94. Pourquoi 91sommes-nous frappés par limage dOphélie, par son corps flottant à la surface des eaux ?

Si le lecteur, qui peut-être na jamais vu un tel spectacle, le reconnaît cependant et sen émeut, cest, » selon Bachelard, « parce que ce spectacle appartient à la nature imaginaire primitive95.

Si derrière la montagne, il y a Rousseau, inversement, avant limage dOphélie rêvée par Shakespeare, il y a « leau de létang qui delle-même ‘‘sophélise’’, qui se couvre naturellement dêtres dormants, dêtres qui sabandonnent et qui flottent, dêtres qui meurent doucement96 ». On retrouverait ici quelque chose qui tient de la célèbre doctrine de la réminiscence opposée par Socrate au paradoxe de Ménon97, mais transposée de la connaissance à lémotion : sémouvoir, cest réactiver une vérité possédée de façon inconsciente. Si une image nous bouleverse, cest parce que, loin dêtre le fruit dune fantaisie (sa puissance serait inexplicable), elle salimente à ce que Bachelard appelle, dun terme quil emprunte à Carl Gustav Jung, un « archétype », par quoi il entend moins une image particulière, quune série dimages qui condensent lexpérience ancestrale de lhomme devant une situation typique, en cristallisant dans un ensemble démotions primitives source de rêveries fondamentales : marcher dans un bois sombre, avancer dans une grotte, se perdre ou être perdu, etc.98 Le contraste avec Bergson est alors frappant sur au moins deux points. Tout dabord, tandis que Bergson dissocie nettement, dun côté, le plan de la motricité et de laction, quil rapporte à la nature et à la simple satisfaction des besoins, et, de lautre, le plan de lémotion, qui renvoie en chaque cas à une création individuelle enrichissant le monde daspects toujours nouveaux99, Bachelard, pour son compte, associe, dans limagination, lémotion et la motricité, le travail effectif de notre corps sur la matière, en lextraordinaire variété de ses formes, entretenant avec le monde une véritable connivence ontologique100. Dautre 92part, et surtout, contrairement à ce qui se passe chez Bergson, pour qui la puissance dentraînement des grandes œuvres doit être toujours rapportée à une source individuelle, pour Bachelard, la capacité dune œuvre à nous affecter tient à sa participation à un archétype, cest-à-dire à la puissance de quelque chose qui na ni nom propre, ni date, et que Bachelard appellera « enfance » dans sa Poétique de la rêverie : « enfance anonyme, pur foyer de vie, vie première, vie humaine première101. »

Conformément à la formule deleuzienne dont nous sommes partis, lexpérience de la nouveauté culmine sur un plan où elle prend une dimension éthique, Bergson et Bachelard plaçant cette expérience au cœur dun accomplissement qui, ultimement, prend chez chacun une forme très différente. Chez Bergson, lexpérience de la nouveauté, comme il apparaît dans Les deux sources, son dernier livre, se charge dun contenu moral (la création artistique se trouvant donc dépassée par laction morale), et consiste dans la subversion de cette « clôture » imposée par la nature qui replie les groupes humains sur eux-mêmes dans un souci de conservation en les portant tendanciellement à la guerre, en direction dune « ouverture » éthique, sur les voies de la justice et de la paix dans lhistoire. Chez Bachelard, lexpérience de la nouveauté possède elle aussi un contenu éthique, mais sur la voie dune sagesse individuelle, qui permet à chacun daccéder à un bien-être, une sorte de bonheur cosmique, en œuvrant à lunification de notre imagination, dans la célébration dun événement du monde. En ce point un partage paraît sétablir entre Bergson et Bachelard. Pour lun comme pour lautre, nous avons besoin dêtre entraînés. Le dynamisme a besoin dêtre suscité, amorcé, provoqué. Lun et lautre insiste sur la force de lexemple : « Lexemple, écrit Bachelard, cest la causalité même en morale102 ». Mais si pour Bergson limpulsion vient toujours de quelquun, pour Bachelard, « plus profond encore que les exemples fournis par les hommes est lexemple fourni par la nature103 ». La puissance de lexemple ne peut venir pour ce dernier que dun « accord avec les forces du monde », éprouvé à laide de limagination.

Il reste que, pour les deux penseurs, cette transformation ou cette rénovation de lhumanité est suspendue à une parole médiatrice, une 93parole singulière, celle des poètes et celle des mystiques, profondément autre et pourtant profondément nôtre, qui prend la forme dun « appel », et qui nous entraîne, parce quau fond de nous quelque chose répond. Pour le dire avec Bergson, « la parole quon fera sienne est celle dont on a entendu en soi un écho104 ». De son côté, Bachelard parle de « retentissement105 », selon un terme quil emprunte à Eugène Minkowski – lui aussi grand lecteur et admirateur de la philosophie de Bergson –, pour désigner ce moment où, cessant de nous être extérieure, une parole nous prend tout entier pour nous transformer. Si donc nous nous ouvrons à une parole inédite, à laquelle en apparence rien ne nous prépare, et qui a, au contraire, tout pour nous déconcerter, comme celle, si paradoxale, du Christ dans le Sermon sur la montagne106, selon Bergson, ou comme celle qui, chez Bachelard, sexprime dans les vers du poètes, et qui devrait si facilement passer à nos yeux pour chose risible ou simple fantaisie sans intérêt, cest parce que sétablit, à leur contact, la participation à une origine métaphysique commune, qui est en même temps retour à notre principe : louverture, cest-à-dire la puissance de dépasser le donné. Car sur ces deux voies proposées par Bergson et par Bachelard, le rapport à lorigine ne sera jamais de pure contemplation. Il supposera, chaque fois quil sera rétabli, par le mystique ou par le poète, le réveil de notre capacité à opposer à toutes les formes dinertie, aussi bien dans notre attitude pratique que dans notre rapport au monde, les ressources de la création.

Arnaud Bouaniche

UMR 8163 STL (Université de Lille) – CIEPFC (ENS, Ulm)

1 Gilles Deleuze, « Bergson, 1859-1941 », in Lîle déserte et autres textes, éd. D. Lapoujade, Paris, Minuit, 2002, p. 41.

2 Nous remercions vivement Gilles Hiéronimus pour sa relecture et ses suggestions qui sont parties intégrantes de ce texte.

3 Même si elle se retrouve dans toute son œuvre, cette critique, qui est en même temps une « rupture », constitue surtout lenjeu des deux livres que Bachelard consacre coup sur coup à la conception bergsonienne du temps : Lintuition de linstant (1932) et La dialectique de la durée (1936). Sur ce point, voir F. Worms, « La rupture de Bachelard avec Bergson comme point dunité de la philosophie du xxe siècle en France », in La philosophie en France au xxe siècle. Moments, Paris, Folio, 2009, p. 339 et s.

4 Lévolution créatrice, Paris, PUF, « Quadrige », 2007, p. 11. Plus tard, en 1922, Bergson dira encore quà une métaphysique fondée sur lexpérience, « la durée se révélera telle quelle est, création continuelle, jaillissement ininterrompu de nouveauté » (La pensée et le mouvant, « Introduction », Paris, PUF, Quadrige, 2009, p. 9, nous soulignons).

5 Gaston Bachelard, Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, Quadrige, 2004, p. 43.

6 Id., Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, Quadrige, 2009, p. 11.

7 Voir La formation de lesprit scientifique, Paris, Vrin, 1989, p. 16 : « Par les révolutions spirituelles que nécessite linvention scientifique, lhomme devient une espèce mutante, ou pour mieux dire encore, une espèce qui a besoin de muter, qui souffre de ne pas changer ».

8 Certes, lorsquil considère les transformations de lesprit scientifique, Bachelard refuse toute forme de continuité. Sur ce point, il soppose à L. Brunschvicg et à la thèse dun progrès continu de la raison dans les sciences. Toutefois, Bachelard insiste à plusieurs reprises sur lopposition tranchée entre lidée scientifique, qui possède un « long passé derreurs », et limage poétique, qui est, au sens fort, « sans passé », pur surgissement, ce quil appelle encore la « fulgurance » de limage. Sur la distinction entre les deux régimes de lidée et de limage, voir, notamment, La poétique de lespace, Paris, PUF, Quadrige, 2011, p. 1, et Fragments dune poétique du feu, Paris, PUF, 1988, p. 32.

9 Peut-être faudrait-il préciser que cette rupture concerne le passé « empirique ». Comme on le verra plus loin, lexpérience poétique fait en effet retentir en le réactivant, par lintermédiaire darchétypes inscrits en nous, un passé plus profond et plus lointain, que Bachelard qualifie d« immémorial ».

10 Id., Lair et les songes, Paris, Le Livre de Poche, 2007, p. 325.

11 Id., La poétique de lespace, Op. cit., p. 199.

12 Cette expression, qui revient comme un leitmotiv et un mot dordre dans Le bergsonisme de G. Deleuze (voir par exemple Le Bergsonisme, Paris, PUF, 1966, p. 52), où elle signifie littéralement « sortir de la psychologie », sappliquerait aussi bien au geste accompli par Bachelard sur le versant poétique de son œuvre, dès lors que limagination, prise dans son sens profond, ne doit plus être comprise comme une simple « faculté », mais comme un « principe » de lêtre.

13 Nous rejoignons ici Étienne Bimbenet dans sa belle étude « La grande vertu de limagination verticale. Merleau-Ponty et Bachelard » (in Après Merleau-Ponty, Paris, Vrin, 2012), où il soutient quentre Bachelard et Merleau-Ponty, la convergence est troublante autour dune « éthique du point de vue ontologique ». Nous ajouterions pour notre part que Bergson – dont ils sont lun et lautre lecteurs – est celui qui permet précisément de les relier sur ce point.

14 Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et lInvisible, Paris, Gallimard, coll. Tel., 1964, p. 261, souligné par Merleau-Ponty.

15 Voir Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002. Hadot définit lexercice spirituel comme une « pratique destinée à opérer un changement radical de lêtre » (Quest-ce que la philosophie antique ?, Paris, Folio, 1995, p. 271) ; sur ce point, voir larticle de Julien Lamy, « Bachelard et la tradition des “exercices spirituels” », dans J.-J. Wunenburger (dir.), Science et poétique, une nouvelle éthique ?, Paris, Herman, 2013.

16 Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Op. cit., p. 142.

17 Expression récurrente sous la plume de Bachelard.

18 G. Bachelard, La poétique de la rêverie, Paris, PUF, Quadrige, 2011, p. 156.

19 Selon le jeu de mots proposé par Bachelard, dans Ibid., p. 166.

20 Ibid., p. 176.

21 Ibid.

22 G. Bachelard, Lair et les songes, Op. cit., p. 146. Au début de ce même ouvrage (ibid., p. 5-6), Bachelard dit même de limagination quelle est « dans le psychisme humain lexpérience même de louverture, lexpérience même de la nouveauté », en soulignant ces deux termes profondément bergsoniens.

23 Chez Bergson, comme chez Bachelard, le lyrisme (« dans » leur philosophie, mais aussi, pourrait-on ajouter, « de » leur philosophie) est intrinsèquement lié à la nouveauté. Bergson note ainsi que les « explosions de lyrisme », que lon rencontre dans lenseignement de Socrate, dans la mesure où elles « ont livré passage à un esprit nouveau, (expression bachelardienne sil est !) ont été décisives pour lhistoire de lhumanité » (Les deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, Quadrige, 2008, p. 62). De même, pour Bachelard, « chanter » la réalité, ainsi que font les poètes, cest invoquer des images « qui dépassent la réalité » (Leau et les rêves, Paris, Livre de Poche, 1993, p. 25), autrement dit des images nouvelles.

24 H. Bergson, Lévolution créatrice, Op. cit., p. 218.

25 Id., « Le possible et le réel », in La pensée et le mouvant, Op. cit., p. 99.

26 G. Bachelard, Lénergie spirituelle, Paris, PUF, Quadrige, 2009, p. 23-24.

27 Id., Fragments dune poétique du feu, Op. cit., p. 29.

28 Ibid., p. 54.

29 Id., La poétique de lespace, Op. cit., p. 10 ; Bachelard renvoie en note au célèbre passage de « La conscience et la vie », où Bergson distingue le « plaisir » de la « joie ».

30 Id., Lévolution créatrice, Op. cit., p. 164, souligné par Bergson.

31 Ibid., p. 270-271.

32 Voir Id., La poétique de lespace, Op. cit., p. 10.

33 Ibid., p. 17.

34 Id., Lair et les songes, Op. cit., p. 316.

35 Ibid.

36 Id., La poétique de lespace, Op. cit., p. 8. Sur ce point, on peut souligner une évolution dans la philosophie bachelardienne de limagination. Cest en effet autour du critère de la nouveauté précisément, que les enjeux critiques se radicalisent de plus en plus, selon un déplacement remarquable à mesure que les enjeux ontologiques montent en puissance : dans un premier temps, celui de la « psychanalyse des éléments », cest la matérialité des images qui, selon Bachelard, est manquée par la psychologie, tandis que, dans un second temps, celui de la poético-analyse, cest avant tout la nouveauté de limage que la psychologie et la psychanalyse se montrent constitutivement incapables dappréhender comme telle.

37 Id., Fragments dune poétique du feu, Op. cit., p. 53.

38 H. Bergson, Matière et mémoire, Paris, PUF, Quadrige, 2008, p. 205.

39 G. Bachelard, Leau et les rêves, Op. cit., p. 26.

40 La poétique de lespace, Op. cit., p. 15.

41 Au même moment, Bachelard rejoindrait dautres entreprises majeures de son époque, comme celle de Levinas par exemple, pour penser, avec et au-delà de la phénoménologie, lavènement dune différence radicale, incommensurable. Mais chez lui, cette différence ne se produirait pas tant dans la transcendance dune « altérité », que dans limmanence dune altération : altération de soi dans et par le langage, singulièrement celui de la poésie.

42 Id., La poétique de la rêverie, Op. cit., p. 46.

43 Id., La poétique de lespace, Op. cit., p. 10.

44 Ibid., p. 3.

45 Lair et les songes, Op. cit., p. 211.

46 Ibid., p. 193.

47 Ibid., p. 185.

48 Jean-Paul Sartre mobilisera exactement la même analyse (sans citer Bergson) dans la réponse au reproche adressé à lexistentialisme de promouvoir larbitraire en morale, dès lors quil ny a plus de valeurs a priori, mais seulement la liberté de celui qui choisit. Voir Sartre, Lexistentialisme est un humanisme, Paris, Folio, 1996, p. 64 et s.

49 La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, Folio essais, 2009, p. 185, cest Bachelard qui souligne.

50 Ibid., p. 186, cest nous qui soulignons.

51 Id., Fragments dune poétique du feu, Op. cit., p. 32.

52 Id., La poétique de lespace, Op. cit., p. 10.

53 Ibid.

54 Id., Lair et les songes, Op. cit., p. 9.

55 H. Bergson, « La perception du changement », in La Pensée et le mouvant, Op. cit., p. 176.

56 Id., Lair et les songes, Op. cit., p. 331.

57 Ibid., p. 332.

58 Au-delà de Bergson et Bachelard, on peut penser notamment à Simondon, Merleau-Ponty et Deleuze.

59 Voir Gilles Deleuze, « Quest-ce quun dispositif ? », in Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2003, p. 321.

60 Ibid.

61 Id., Lair et les songes, Op. cit., p. 8.

62 Sur cette forme première de limagination, voir Emmanuel de Saint-Aubert, Du lien des êtres aux éléments de lêtre. Merleau-Ponty au tournant des années 1945-1951 (Paris, Vrin, 2004), où lauteur évoque (p. 264), à propos de cette imagination primitive, une « spiritualité viscérale ».

63 H. Bergson, Matière et mémoire, Op. cit., p. 211.

64 Ibid.

65 Voir G. Bachelard, La poétique de lespace, Op. cit., p. 16.

66 Id., Lair et les songes, Op. cit., p. 15.

67 Voir G. Deleuze, Cinéma 1, Op. cit., p. 18.

68 Selon la formule fameuse de Lévolution créatrice, Op. cit., p. 193.

69 G. Bachelard, La poétique de la rêverie, Op. cit., p. 108.

70 H. Bergson, Les deux sources, Op. cit., p. 40.

71 G. Bachelard, Le droit de rêver, Paris, PUF, Quadrige, 2010, p. 244.

72 Id., Lair et les songes, Op. cit., p. 339.

73 Elle est formulée par Bergson dans le premier chapitre des Deux sources de la morale et de la religion, Op. cit., p. 34-50.

74 G. Bachelard, Lair et les songes, Op. cit., p. 131, nous soulignons.

75 Ibid.

76 Id., Le droit de rêver, Op. cit., p. 229 et s.

77 Ibid., p. 244.

78 Id., La poétique de lespace, Op. cit., p. 8, nous soulignons.

79 H. Bergson, Les deux sources, Op. cit., p. 30.

80 G. Bachelard, La poétique de lespace, Op. cit., p. 3.

81 Ibid.

82 Gilbert Simondon, Lindividuation à la lumière des notions de formes et dinformation, Grenoble, Jérôme Millon, 2005, p. 334.

83 Ibid.

84 Ibid.

85 On voit par-là combien il serait peu conforme à la pensée de Bachelard, de rabattre la science sur lintersubjectivité, et la poésie sur lexpérience individuelle et solitaire. Par la poésie, cest plutôt une modalité spécifique de lintersubjectivité, autre que celle qui est fondée sur laccord objectif des esprits, qui trouve à saffirmer. Cette modalité est même le cœur de l« action suprême » de la poésie : effectuer le passage du « fait » à la « valeur », et « de la valeur pour moi à la valeur pour des âmes congénères aptes à la valorisation par le poétique » (voir Fragments dune poétique du Feu, Op. cit., p. 47).

86 Il faudrait sans doute rapporter cette possibilité de la réactivation par lécriture, mise en avant par Bachelard, aux analyses de Husserl dans Lorigine de la géométrie (trad. J. Derrida, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1962). Pour Husserl, lécriture est en effet lélément transcendantal qui fonde la possibilité de la communication de formations psychiques qui autrement resteraient ineffables et solitaires. Par-là, lécriture permet de quitter le domaine du vécu psychologique toujours voué à la disparation, et de sélever au rang de qui peut être répété et prolongé, indéfiniment « rénové », cest-à-dire maintenu à létat de perpétuelle nouveauté. Simplement, Bachelard déplace le champ de lanalyse de la science (la géométrie) vers la poésie.

87 H. Bergson, Le rire, Paris, PUF, Quadrige, 2008, p. 124.

88 Id., « La perception du changement », in La pensée et le mouvant, Op. cit., p. 150.

89 Ibid.

90 Sur la synthèse paradoxale de loriginaire et de loriginal, qui produit lœuvre, voir Bachelard, Lautréamont, J. Corti, 1995, p. 118-119, où celui-ci précise bien que cest loriginaire, sous la forme de ce quil appelle « complexe », qui est « la mesure dynamique » de loriginalité : là où loriginalité est puissante, cest que « le complexe est énergique, impérieux, dominant », et là où loriginalité est pauvre, « le complexe est larvé, factice, hésitant » (Lautréamont, Op. cit., p. 118).

91 H. Bergson, Les deux sources, Op. cit., p. 38.

92 Ibid.

93 Ibid., p. 44, nous soulignons.

94 Voir G. Bachelard, Leau et les rêves, Op. cit., p. 95 et s.

95 Ibid., p. 98.

96 Ibid., nous soulignons.

97 Voir Platon, Ménon, 80e.

98 Selon les exemples que donne Bachelard dans La terre et les rêveries du repos, Paris, J. Corti, 1948, p. 237.

99 Voir H. Bergson, Les deux sources, Op. cit., p. 37.

100 Voir par exemple la première partie de La terre et les rêveries de la volonté (Paris, Corti, 2004), et notamment le chapitre iv consacré à « La pâte » (Op. cit., p. 75 et s.), qui propose une extraordinaire phénoménologie du pétrissage.

101 G. Bachelard, La poétique de la rêverie, Op. cit., p. 108.

102 Id., Lair et les songes, Op. cit., p. 145.

103 Ibid.

104 H. Bergson, Les deux sources, Op. cit., p. 31.

105 Sur le « retentissement », voir Bachelard, notamment La poétique de la rêverie, p. 108 et s., et E. Minkowski, Vers une cosmologie, Paris, Aubier, 1936, p. 101 et s.

106 Sur ce point, voir Les deux sources, Op. cit., p. 58.