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Classiques Garnier

Politique en déconstruction L’archi-écriture

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2018 – 1, n° 12
    . Politiques de Derrida
  • Auteur : Delvaux (Amaury)
  • Résumé : L’article élabore une nouvelle réponse à la question de la dimension politique de la pensée de la différance. Jacques Derrida a réfuté fermement un éventuel tournant de la déconstruction. La perspective développée tente de montrer en quoi le thème de l’écriture connecte directement la déconstruction à la question du politique. Elle met en avant la manière dont l’effacement de la différence entre la parole et l’écriture contribue à mettre à mal la conception moderne du pouvoir politique.
  • Pages : 91 à 109
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406082989
  • ISBN : 978-2-406-08298-9
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08298-9.p.0091
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 17/07/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Écriture, pouvoir moderne, ethnologie, violence
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Politique en déconstruction

Larchi-écriture

Durant les vingt dernières années de sa vie, Jacques Derrida na eu de cesse de clamer que dès ses premiers ouvrages, la pensée de la différance formait une pensée du politique. Toutefois, il apparaît tout à fait singulier que Derrida ressentît le besoin de formuler cette précision à un moment de son itinéraire où il choisit délibérément daborder de plein front des problèmes politiques et éthiques. Sans doute, voulait-il, en formulant cette précision, réfuter la critique dapolitisme adressée par Jürgen Habermas à son encontre, à la fin des années 80. En effet, Habermas dans son commentaire des travaux initiaux de Derrida, ne parvient pas à y traquer une considération du politique, et ce malgré lexcellente lecture quil réalise de la première phase de lentreprise derridienne1. Ainsi, du point de vue de Habermas, Derrida, à linstar de Heidegger, « relègue la politique et lactualité historique dans le domaine superficiel de lontique, afin de sébattre plus librement et avec une richesse dassociations dautant plus grande dans le domaine ontologique de larchi-écriture2 ». Compte tenu de sa formulation et de son ton, cette remarque relève davantage de la critique dénonçant lapolitisme dune réflexion plutôt que de la simple constatation prosaïque.

Certains ont cru déceler à la fin des années 80, ce que lon a appelé à tort un tournant politique de la déconstruction. Prenant conscience dun certain déficit de sa pensée à lendroit de la question du politique, Derrida aurait délibérément, dans le courant des années 1980-1990, choisi dorienter la déconstruction en direction de cette question. Or, comme on le sait, Derrida ne cautionna aucun éventuel tournant de la déconstruction :

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Je rappelle cela, en passant, dun tournemain, de façon algébrique et télégraphique, à la seule fin de rappeler quil ny a jamais eu, dans les années 1980 ou 1990, comme on le prétend parfois, de political turn ou de ethical turn de la « déconstruction », telle, du moins que jen fais lexpérience [Je souligne]. La pensée du politique a toujours été [Je souligne] une pensée de la différance et la pensée de la différance toujours aussi [Je souligne] une pensée du politique, du contour et des limites du politique, singulièrement autour de lénigme ou du double bind auto-immunitaire du démocratique3.

En refusant une telle éventualité, il indiquait, par la même occasion, lattention constante quil développe, tout au long de son œuvre, à légard de la question du politique. Aussi, bien plus que de réfuter simplement lapolitisme quon prêterait un peu trop facilement à ses premiers travaux, Derrida entend souligner que limportance quont revêtus, dès le début de son œuvre, certains thèmes – différance, espacement, devenir-temps de lespace et devenir-espace du temps – ne tient quà la structure de la démocratie.

Toutefois, on serait fort tenté de croire, à la lecture de cette dernière citation, que le refus dun tournant politique de la déconstruction relève dune rhétorique exclusivement péremptoire et sans véritable argumentation. Peut-on se satisfaire dune telle réplique ? Évidemment, nous pourrions ici invoquer un passage de la célèbre Lettre à un ami japonais, où Derrida explique que la déconstruction ne saurait privilégier un objet détude plutôt quun autre, la métaphysique occidentale au détriment du politique et lactualité historique :

Non seulement parce quelle [la déconstruction] ne revient pas à un sujet (individuel ou collectif) qui en aurait linitiative et lappliquerait à un objet, un texte, un thème, etc. La déconstruction a lieu, cest un événement, qui nattend pas la délibération, la conscience ou lorganisation dun sujet, ni même de la modernité. Ça se déconstruit. Le ça se déconstruit nest pas une chose impersonnelle quon opposerait à quelque subjectivité égologique. Cest en déconstruction []. Et le « se » du « se déconstruire », qui nest pas la réflexivité dun moi ou dune conscience, porte toute lénigme4.

Toutefois, moins que dillustrer en quoi la pensée de la différance a toujours été une pensée du politique, Derrida justifie, avec ce dernier 93propos, davantage le refus dun tournant de la déconstruction. Plutôt, faut-il se tourner vers le petit ouvrage Force de loi, pour que Derrida explique pourquoi, dès son commencement, sa réflexion ne pouvait manquer dune dimension hautement politique. Effectivement, à lintérieur de cette conférence prononcée à la Cardozo Law School, on lit :

Un questionnement déconstructif qui commence, comme cela fut le cas, par déstabiliser, compliquer ou rappeler à leur paradoxe des valeurs comme celles du propre et de la propriété dans tous leurs registres, celle de sujet, et donc de sujet responsable, du sujet de droit et du sujet de la morale, de la personne juridique ou morale, de lintentionnalité, etc. et de tout ce qui sensuit, un tel questionnement est de part en part un questionnement sur le droit et sur la justice. Un questionnement sur les fondements du droit, de la morale et de la politique5.

La déconstruction a beau ne pas privilégier un objet en particulier, il nen demeure pas moins que le « questionnement déconstructif » tel quil débute chez Derrida consiste en une déstabilisation radicale des « valeurs » « du propre et de la propriété », et « de sujet ». En commençant par une remise en cause de ces valeurs, la déconstruction sintéresserait, selon Derrida, directement aux assises du politique. Sans doute, peut-on formuler lhypothèse que les registres à partir desquels Derrida exhibe les paradoxes intrinsèques aux valeurs de propre de propriété et de sujet ne permettaient pas de repérer immédiatement que son interrogation première concernait également le registre politique.

Toutefois, suffit-il daffirmer quune pensée traite, par le biais dautres registres que celui du politique, de ce qui savère fondamental au politique pour que demblée, on puisse la qualifier de pensée du politique ? Pourtant, cest la rhétorique sous-tendue par largumentation avancée par Derrida. Une telle argumentation natténue que partiellement laccusation dapolitisme lancée à lencontre des premiers travaux de Jacques Derrida. Or, une telle accusation, Derrida aurait pu, daprès nous, la réfuter en mobilisant certains acquis et développements concernant une de ses thématiques de prédilection au sein de ses recherches initiales : lécriture. En effet, comme le fait remarquer à juste titre Charles Ramond, « lécriture est la figure centrale de cette 94déconstruction du “propre”6 ». Aussi, on le montrera très rapidement, les trois auteurs abordés successivement par Derrida, dans sa grammatologie – Saussure, Lévi-Strauss, Rousseau – appartiendraient à une tradition liant lécriture à la violence de linstitution politique. En ce sens, dans un premier temps, on tentera de retracer la manière dont Derrida subvertit le rapport hiérarchique entre la parole et lécriture. Dans un deuxième temps, nous verrons que la conséquence de cette subversion consiste à mettre en lumière une irréductibilité de la violence politique. Ainsi, cest lidéal dune communauté première vierge de tout rapport de domination qui se trouvera rangée du côté du leurre politique. Enfin, dans un troisième temps, nous tenterons de saisir en quoi cette subversion amène à reconsidérer ce que Rousseau a appelé, à la fin de son Essai sur lorigine des langues, « la première maxime de la politique moderne7 ». Par le biais de cette reconsidération, on tentera de montrer comment « une morale » permet de façon illusoire de restaurer la présence à soi, nécessaire à la communauté politique formée par le peuple assemblé.

Dans une préface rédigée à loccasion de la réédition de lessai de William Warburton, Essai sur les hiéroglyphes des Égyptiens, Derrida souligne, avec une certaine emphase, la relation indéniable entre lécriture et le pouvoir : « Lécriture narrive pas au pouvoir. Davance, il y est, elle en a, elle en est8 ». Disant cela, Derrida entendait couper court à une représentation de lécriture faisant de celle-ci, un instrument à disposition du pouvoir. On le verra, cette représentation animerait, selon Derrida, le discours ethnologique de Claude Lévi-Strauss. Dabord, il convient de rappeler quà lintérieur de De la grammatologie, tant lœuvre de Saussure que celle de Claude Lévi-Strauss sont jugées, par Derrida, « fidèle[s] à la tradition qui a toujours fait communiquer lécriture avec la violence fatale de linstitution politique9 ». Or, se présentant essentiellement en tant que dépassement de la métaphysique occidentale, ces œuvres auraient dû, daprès Derrida, rompre avec cette tradition. La linguistique et lanthropologie structurale ne tourneraient la page 95de la tradition métaphysique quà la condition de consentir à une autre conception de lécriture.

Davantage que Ferdinand de Saussure, Claude Lévi-Strauss a profondément lié lapparition de lécriture à lexercice dun pouvoir. Pire encore, la survenue de celle-ci sonnerait le glas dune bienveillance et dune bonté naturelles entre les hommes, pour laisser place à lexploitation de lhomme par lhomme, à lasservissement dune partie de lhumanité par une autre partie. En effet, Lévi-Strauss relie lapparition de lécriture à un phénomène particulier : « la formation des cités et des empires, cest-à-dire lintégration dans un système politique dun nombre considérable dindividus et leur hiérarchisation en castes et en classes10 ». Étudiant les peuples sans écriture – les peuples primitifs, comme on les appelait avant lélection de Claude Lévi-Strauss à la chaire danthropologie sociale du Collège de France – Claude Lévi-Strauss pensait retrouver, daprès Derrida, en leur sein cette originelle et naturelle bonté. Compte tenu de ce que lon vient de rappeler, on ne sétonnera pas de ladmiration de Claude Lévi-Strauss pour Jean-Jacques Rousseau. Lethnologue français se sentirait dautant plus autorisé à soutenir la thèse rousseauiste dune corruption des hommes par la société quil aurait pu constater la manière dont les Nambikwara expérimentent lapparition de lécriture, lors de son séjour parmi eux. Daprès le récit de cette expérience, le chef des Nambikwara aurait directement compris que lécriture recouvre dabord une fonction sociologique : celle « daccroître le prestige et lautorité dun individu – ou dune fonction – aux dépens dautrui11 », autrement dit, celle « de faciliter lasservissement12 ». Cette expérience quil décrit remarquablement dans un chapitre de Tristes tropiques, intitulé « La leçon décriture » se trouve au centre de lenquête menée par Derrida à propos de lœuvre de Claude Lévi-Strauss.

Par ailleurs, comme on le soulignera ci-dessous, autant Derrida que Lévi-Strauss saccordent à faire communiquer lécriture avec « la violence fatale de linstitution politique13 », lanthropologue français considère lécriture en tant que critère de linauthenticité sociale :

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Et sur le plan du présent, nous communiquons avec limmense majorité de nos contemporains par toutes sortes dintermédiaires – documents écrits ou mécanismes administratifs – qui élargissent sans doute immensément nos contacts mais leur confèrent en même temps un caractère dinauthenticité. Celui-ci est devenu la marque même des rapports entre le citoyens et les pouvoirs. Nous nentendons pas nous livrer au paradoxe, et définir de façon négative limmense révolution introduite par linvention de lécriture. Mais il est indispensable de se rendre compte quelle a retiré à lhumanité quelque chose dessentiel, en même temps quelle lui apportait tant de bienfaits []. Pour se placer sur un terrain plus familier aux sciences sociales, les débats, bien connus de la science politique français, entre partisans du scrutin à liste et du scrutin darrondissement, soulignent, dune façon confuse que la science des communications aiderait utilement à préciser, cette perte dinformation qui résulte, pour le groupe, de la substitution de valeurs abstraites au contact personnel entre les électeurs et leurs représentants14.

Les relations permises par lécriture ne relèvent pas de lauthenticité. Lécriture confisque à lhomme cette authenticité dont il fait lexpérience dans le contact vécu entre personnes, à lintérieur dune communauté à la population restreinte. Ainsi, linauthenticité en vient à qualifier les rapports entre les citoyens et les pouvoirs politiques. Dans le cadre de lanalyse de Lévi-Strauss, ces rapports ne peuvent être quinauthentiques puisque, comme on la noté plus haut, lécriture, en tant que condition de linauthenticité sociale, émerge simultanément au moment de la formation des empires et des grandes cités, cest-à-dire la prise en compte au sein dun système politique dun ensemble très important dindividus. Comment pourrait-il en aller autrement ? De grands ensembles politiques gérant une large population doivent recourir à des moyens techniques permettant de faire entendre leur parole au-delà de leur point hic et nunc de locution. Voilà ce qui explique « lexpansion des formes indirectes de communications (livre, photographie, presse, radio, etc.)15 ».

Lécriture serait donc contemporaine de ce phénomène où une communauté politique nest plus formée par un ensemble de membres où chacun est à portée de locution de tous les autres, où le dirigeant de la communauté ne peut sadresser directement aux membres de sa communauté. Clairement, dans le chef de Lévi-Strauss, la parole 97paraît être le meilleur médium de la communication en vertu du fait que dans son cas, laspect matériel du signifiant serait réduit à son strict minimum et laisserait ainsi transparaître sans aucun défaut le signifié. Se trouvant à portée de locution de lensemble des membres de sa communauté, le dirigeant peut sassurer directement de la bonne transmission de son information. Ce qui nest pas le cas avec les formes indirectes de la communication.

Cest cet ensemble de thèses socio-politiques autour de lécriture que Derrida va battre en brèche en reconsidérant les rapports entre lécriture et la parole. Car, évidemment, les sociétés sans écriture revêtent, pour Claude Lévi-Strauss, « un caractère démocratique16 ». De plus, les décisions prises au sein de ces sociétés qui aux yeux de lethnologue forment « une ébauche de société politique et de gouvernement17 », sont arrêtées à lunanimité et non à la majorité. Ce qui signifie quà lintérieur des peuples sans écriture, il nexiste pas « ce clivage entre leurs membres qui a permis ou favorisé lessor de la société occidentale18 ». Lécriture viendrait dérégler lharmonie de cette communauté originaire. Or, daprès Derrida, de tels propos à légard de lécriture relève de lethnocentrisme : « le mépris de lécriture, notons-le saccommode fort bien de cet ethnocentrisme19 ». Cest par ailleurs sur la constatation dun concept décriture commandé exclusivement par lethnocentrisme que souvre De la grammatologie. Ainsi, tenant sa condition de possibilité de la critique de lethnocentrisme, lethnologie aurait dû manier le concept classique décriture, avec une grande prudence critique. Défendre à lintérieur dun discours ethnologique que lécriture inaugure la déchéance de la bonté naturelle de lhomme envers ses contemporains renseignerait du peu de rigueur critique avec laquelle lanthropologie structurale manie les concepts de la tradition métaphysique, en particulier celui décriture.

Néanmoins, lethnocentrisme auquel succomberait Lévi-Strauss tiendrait moins au refus dune conception plus élargie de lécriture quà une certaine conception de la vie communautaire des peuples étudiés par lethnologue. En effet, comme le notifie Derrida,

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Lidéal qui sous-tend en profondeur cette philosophie de lécriture [celle de Lévi-Strauss] cest limage dune communauté immédiatement présente à elle-même, sans différance, communauté de parole dans laquelle tous les membres sont à portée de locution20.

Bien évidemment, faisant prévaloir un concept d« écriture généralisée21 », Derrida va démontrer le caractère illusoire dun tel idéal. De ce fait, Lévi-Strauss nous instruit sur ce que serait une communauté sans différance. De cette façon, il semble jouer, dans lorganisation de la pensée derridienne, un rôle analogue à celui dAntonin Artaud. À linstar de Rousseau, Claude Lévi-Strauss rêve dune communauté sans différance tandis que le dramaturge français dune vie sans différance22.

Toutefois, « déconstruire cette tradition [liant essentiellement lécriture à la violence fatale de linstitution politique] ne consistera pas à la renverser, à innocenter lécriture ». De cette façon, il nest nullement question délaborer un autre concept décriture, mais de « montrer pourquoi la violence de lécriture ne survient pas à un langage innocent. Il y a une violence originaire de lécriture parce que le langage est dabord écriture23 ». En ce sens, Derrida nentend pas déprécier la parole en vue de revaloriser lécriture. Simplement, il reconsidère la hiérarchie traditionnelle des places quon attribue à des entités formant un couple dopposition : lécriture comme secondaire par rapport à la parole. Par conséquent, déconstruire cette tradition liant lécriture à la violence de linstitution politique passerait par une extension de cette violence à lentièreté du langage. Autrement dit, cette violence que lon a toujours considérée comme accidentelle, comme contingence de lhistoire, serait au contraire nécessaire et originaire. La violence que lon prêtait traditionnellement à lécriture dériverait dune « violence originaire du langage ».

Derrida récuse de façon assez véhémente la position de Claude Lévi-Strauss voulant quavant le surgissement de lécriture, les Nambikwara ignorent la violence, lasservissement, lexploitation de lhomme par lhomme ; bref tout ce à quoi Lévi-Strauss – et la tradition – lie lapparition de lécriture. Dans le chef de Derrida, « il suffit douvrir les Tristes Tropiques et la thèse à nimporte quelle page pour que le contraire éclate avec 99évidence24 ». Aussi véhémente quelle soit, cette accusation ne dérive que dune accusation plus violente encore puisquelle récuse lexistence de peuple sans écriture. La violence extrême de cette accusation tient à ce quelle nie lexistence de lobjet détude de lanthropologie structurale. Aussi, Derrida défendra queffectivement en se prévalant dun concept ethnocentrique décriture, les peuples sans écriture ne relèvent pas de « lonirisme ethnographique25 ». Mais, en réalité, parler de peuple sans écriture constitue un véritable abus du concept ethnocentrique décriture. On laura compris, Derrida détecte à lintérieur du discours ethnologique de Claude Lévi-Strauss, un élément renseignant lexistence et la connaissance de lécriture au sein du peuple Nambikwara.

Cet élément, Derrida ne le trouve pas dans le chapitre quil étudie avec la plus grande minutie. En effet, il sattardera sur un fait linguistique rapporté dans un autre chapitre de Tristes Tropiques que celui dévolu à lécriture : linterdiction de lemploi du nom propre. Claude Lévi-Strauss ne tente pas de fournir une explication à cet interdit, à tout le moins surprenant. Or, aux yeux de Derrida, cette prohibition ne fait quindiquer la connaissance de lécriture par les Nambikwara : 

Si lon cesse dentendre lécriture en son sens étroit de notation linéaire et phonétique, on doit pouvoir dire que toute société capable de produire, cest-à-dire doblitérer ses noms propres et de jouer de la différence classificatoire, pratique lécriture en général26.

En ce sens, si Claude Lévi-Strauss na pas su repérer la connaissance par les Nambikwara de lécriture, cela ne tient quau fait quil souscrive à un concept trop restreint décriture, une conception phonétique et alphabétique. Surtout, il naurait pas aperçu que lécriture occupe une fonction décisive dans la constitution de la subjectivité. Ainsi, la prohibition de lutilisation de la prononciation du nom propre indique à tout le moins quune subjectivité a, à un moment donné, émergé. Surtout, cette prohibition signifie que lutilisation du nom propre correspond à une violence à éviter. À quelle violence renvoie le nom propre – synonyme de la constitution dun centre de référence et dimputation – pour que son utilisation soit entourée dun interdit si strict ? Si cette question 100ne préoccupe pas Lévi-Strauss, Derrida va néanmoins y apporter une réponse. En vue de lexpliquer, il convient de montrer en quoi Derrida ébranle de façon importante la présence à soi de la subjectivité. Ceci permettra dans un même temps, de constater la manière dont Derrida parvient à déconstruire lidéal guidant la philosophie lévi-straussienne de lécriture. Sans doute est-ce à lintérieur de La Voix et le Phénomène que sexpose le plus explicitement lébranlement de cette présence à soi.

Cette proximité du sujet à lui-même est interrogée par Derrida à partir de la thèse husserlienne de labsence de médium communicationnel dans le monologue intérieur de la conscience solipsiste. Autrement dit, dans ce monologue, aucun dehors du monde ne viendrait contaminer le dedans de la conscience solitaire, et ce parce que cest seulement quand je communique avec un autre quun dehors sentrelace avec le dedans. Dans le soliloque, les actes et vécus sont instantanément présents à la conscience solipsiste. La conscience peut se parler à elle-même, il nen demeure pas moins quelle ne se communique rien, et ce parce que, dans le monologue intérieur, elle na pas à recourir « à un signifiant “extérieur”, “sensible”, “spatial”, interrompant la présence à soi27 », cest-à-dire à lécriture ou même à la substance phonique de la voix. Linstantanéité de la présence à soi, au sein du soliloque, tiendrait, à suivre Derrida, au fait que le signifiant ne fait que refléter le signifié ; il forme une pure diaphanéité. Bien entendu, il ne sagit pas de la voix que nous mobilisons dans nos relations langagières intersubjectives, mais bien de la voix phénoménologique – la parole réduite phénoménologiquement – ou, pour employer un terme saussurien, des images acoustiques. La voix phénoménologique possède cette particularité essentielle de pouvoir être entendue par celui qui sexprime : je mentends parler. Ce qui fait delle « une autoaffection dun type absolument unique28 » puisque la conscience peut sentendre parler sans le secours « de lextériorité, du monde, du non-propre29 ». La voix, dira Derrida, ne constitue quun « ordre de signifiant par lequel le sujet sort de soi en soi, nemprunte pas hors de lui le signifiant quil émet et qui laffecte en même temps30 ». En se produisant en tant que pure autoaffection, la voix phénoménologie 101peut sémettre sans rencontrer aucun obstacle mondain. Par conséquent, « cette autoaffection est sans doute la possibilité de ce quon appelle la subjectivité ou le pour-soi ; []. La voix est la conscience31 ».

Bien que tout ceci ne vaut que pour le monologue dune conscience solipsiste, on doit toutefois concéder la concordance avec linterdit de lutilisation du nom propre décrit par Lévi-Strauss. En effet, ce nest pas tant au soliloque que cette prohibition sadresse, mais à la communication. On ne peut communiquer à un tiers son nom ou celui dun autre. Si on doutait encore de cette concordance, voici ce quécrit Derrida au sujet de la conversation :

Dans le colloque, la propagation des signifiants semble ne rencontrer aucun obstacle parce quelle met en rapport deux origines phénoménologiques de lauto-affection pure. Parler à quelquun, cest sans doute sentendre parler, être entendu de soi, mais aussi du même coup, si lon est entendu de lautre, faire que celui-ci répète immédiatement en soi le sentendre-parler dans la forme que je lai produit. Cette possibilité de reproduction, [], se donne comme le phénomène de maîtrise ou dun pouvoir sans limite sur le signifiant, puisque celui-ci a la forme de la non-extériorité32.

En faisant prévaloir une telle conception de la voix au sein du soliloque, on comprend mal ce silence autour du nom propre au sein du peuple Nambikwara. À moins de repérer à lintérieur de cette autoaffection pure quopère le « sentendre-parler », de lextériorité mondaine, du non-propre. La mise au jour dun tel élément au sein de lautoaffection pure de la voix phénoménologique aurait pour conséquence quà linstant de sa constitution, la subjectivité sabime dans lim-propre et, de ce fait, sefface. Ainsi, lélément rendant possible quelque chose comme une subjectivité coïnciderait avec la condition de son impossibilité. Évidemment, dans le chef de Derrida, lautoaffection par laquelle une subjectivité voit le jour na pas la pureté que toute une tradition tant philosophique que linguistique voudrait lui conférer.

Nous aurions pu démontrer limpureté de lautoaffection constitutive de la subjectivité, à laide de linterprétation derridienne de la théorie husserlienne du signe. Toutefois, cela nous aurait contraints à devoir aborder des problèmes techniques pointus de cette théorie. Plutôt, 102nous proposons à notre lecteur de rapidement rappeler la manière dont Derrida fait sauter la frontière entre la parole et lécriture. Si lopération menée par Derrida à lencontre de cette frontière peut être ramenée à deux moments, nous naurons besoin, dans le cadre de notre propos, que du premier tant il concerne toute la tradition métaphysique et pas exclusivement la linguistique.

Après avoir étudié la manière dont Saussure traite lécriture afin de faire de la langue un système clos sur lui-même, Derrida affirme que sil y a un arbitraire du signe, cela suppose déjà une écriture au niveau de la langue. En effet, lisant Saussure traitant de lécriture, Derrida constate que, pour le linguiste genevois, lécriture se distingue de la parole par sa solidité, sa fixité par rapport au caractère évanescent de cette dernière. Ensuite, quelle tend à simposer, dans létude de la langue, au détriment de la parole. Elle inverserait le rapport naturel entre le son et sens. À linstar de Rousseau et de Lévi-Strauss, lécriture ne correspond, dans le chef de Saussure, quà une institution. Or, poursuit Derrida, quest-ce que larbitraire du signe sinon linstitution immotivée dune correspondance entre un signifiant et un signifié ?

Si « écriture » signifie inscription et dabord institution durable dun signe (et cest le seul noyau irréductible du concept décriture), lécriture en général couvre tout le champ des signes linguistiques. Dans ce champ peut apparaître ensuite une certaine espèce de signifiants institués, “graphiques” au sens étroit et dérivé de ce mot, réglés par un certain rapport à dautres signifiants institués, donc « écrits » même sils sont « phoniques33 ».

Une écriture travaille déjà à lintérieur du langage ; il savère, par conséquent, erroné de prétendre que lécriture ne se limite quà représenter graphiquement de la parole : le langage est « une espèce de lécriture34 » ; il procède dune archi-écriture. Nétant pas seulement limage de la parole, lécriture sy immisce davantage en son sein que Saussure nosait le prétendre.

Cette approche de la linguistique saussurienne peut sans difficulté sentremêler à celle de la théorie husserlienne du signe puisque toutes deux optent pour une neutralisation de la substance phonique. La matérialité du signe na, à lintérieur de ces deux théories, aucune espèce 103dimportance. En démontrant que le langage forme en réalité « une espèce décriture », Derrida court-circuite cette idée husserlienne de la voix phénoménologique en tant qu« un ordre de signifiant par le sujet sort de soi en soi35 ». En effet, pour quelle puisse fonctionner, il faut que cette voix passe inévitablement par lextériorité du monde ; sans cela, aucun arbitraire du signe ne peut être envisagé. Par conséquent, la subjectivité – si elle dépend essentiellement de la structure auto-affective de cette voix – doit recourir à linstant de sa constitution à « lextériorité, du monde, du non-propre36 ». Le moment de lapparition de la subjectivité se confond avec celui de son effacement. La condition de possibilité de la naissance dun pour-soi équivaut à sa propre mort, à sa propre impossibilité.

Bien évidemment, on pourrait rétorquer que la présence à soi de la subjectivité puisse se faire indépendamment du langage, cest-à-dire de façon purement intuitive et muette. Ceci supposerait que mon vécu soit directement présent à moi-même. Or une telle idée se trouve remarquablement désamorcée dans La Voix et le Phénomène à laide dune interprétation magistrale des Leçons pour la conscience intime du temps qui range du côté de lillusoire linstantanéité de la présence à soi dune conscience37. Ce qui mest le plus propre, mon vécu, je ne peux le vivre instantanément ; il doit mêtre communiqué – indiqué – à laide dun langage ne pouvant se départir de lextériorité du monde. Dans le silence du monologue intérieur, la conscience se communique bien quelque chose à elle-même. Aucune présence à soi de la subjectivité nest envisageable avant la parole intersubjective de soi à soi. Ainsi, si cette présence à soi na lieu pas en dehors de la parole, on saisit mieux encore à quel type la violence sexpose le sujet en faisant ce détour nécessaire par le langage. Ce qui lui est le plus propre lui est révélé en se confondant avec sa représentation dans lélément impropre du langage. En se formant, le sujet se clive.

Que les Nambikwara taisent leur nom propre témoigne de cette violence. Fort de son concept darchi-écriture, Derrida peut mieux expliquer cet interdit entourant la prononciation du nom propre. Il ne forme que la réaction face la violence originaire du langage : « cette 104prohibition est nécessairement dérivée au regard de la rature constituante du nom propre dans ce que nous appelé larchi-écriture38 ». Et Derrida de caractériser cette violence originaire de la façon suivante : « archi-violence, perte du propre, de la proximité absolue, de la présence à soi [], dune présence à soi, qui na jamais été donnée mais rêvée et toujours dédoublée, répétée, incapable de sapparaître autrement que dans sa propre disparition39 ». Parce quil va à lencontre de lintolérable situation normale du langage, le mutisme autour du nom propre forme bien une contre-violence. Celle-ci intervient afin de maintenir le rêve de la présence à soi. Il sagit véritablement de taire la situation du pour-soi une fois que celui-ci commence à parler. La prohibition de lemploi du nom propre nest là que pour passer sous silence lexpropriation violente que toute subjectivité doit subir pour se rendre présente à elle-même et par là, maintenir lillusion de la présence à soi du sujet.

Toute la réflexion menée par Derrida navait pour ambition que de démontrer en quoi les Nambikwara pratiquaient « lécriture en général ». Pour ce faire, nous avons expliqué pourquoi Derrida avançait quun peuple prohibant lemploi des noms propres devait nécessairement avoir connaissance de lécriture. Par ailleurs, nous avons été amenés à constater que lutilisation du langage suppose la pratique dune écriture. Ceci disqualifie lexpression anthropologique de « peuple sans écriture » ; elle ne relève que dune rêverie ethnographique. Bien plus que dune simple dénonciation, Derrida renverse complètement le schéma à partir duquel depuis au moins Rousseau, on essaie de considérer lorganisation politique des sociétés humaines. En effet, on la mis en exergue ci-dessus, Lévi-Strauss avait lié lapparition de lécriture à une série de phénomènes politiques : lexploitation de lhomme par lhomme, lasservissement, linauthenticité sociale, la hiérarchisation de la société en caste et en classe. Cette liaison reconduirait, aux yeux de Derrida, un rousseauisme politique. Ce qui naurait rien détonnant compte tenu du fait que, pour Lévi-Strauss, Rousseau doit être tenu pour le père de lethnologie.

En effet, Rousseau, dans son Essai sur lorigine des langues, associe la liberté à un certain type de langue « sonore[s], prosodique[s], harmonieuse[s], dont on distingue le discours de fort loin40 ». Ce type 105de langue permettait déviter une certaine hiérarchisation de la société en classe puisque tout individu pouvait être entendu clairement par le reste du peuple. De surcroit, contrairement lécriture, la parole éviterait que linformation se dénature au cours de la communication. Toutefois, une telle organisation ne serait tenable quà lintérieur dune société à la population très limitée. Lexpansion démographique amène irrémédiablement à devoir intégrer à ce système politique un nombre trop important dindividus pour que se maintienne une telle forme de gouvernement. Lapparition de lécriture annoncerait la fin de cette langue de la liberté avec laquelle chacun pouvait se faire entendre de tous. Avec une telle annonce, lécriture ne peut que sonner le début de lasservissement et de lexploitation des hommes par les hommes. Aussi, Rousseau lexpliquera très clairement, « la première maxime de la politique moderne41 » consiste à diviser le peuple, cest-à-dire à ne plus devoir le convoquer en assemblée afin de lui parler de vive voix. On ne communiquera avec le peuple quà laide « des placards au coin des rues ou des soldats dans les maisons42 ». Doù la thèse défendue par Lévi-Strauss, dun rapport inauthentique entre les citoyens et le pouvoir et dune perte dinformation, une fois quau « contact personnel43 », on privilégiera des formes indirectes de communications.

Bien évidemment, Derrida soutient presque la thèse inverse du rousseauisme politique. Elle ne consistera pas à dédouaner lécriture de tous les affres que Rousseau et à suite Lévi-Strauss lui prêtent. À linverse, Derrida soutiendra que de ces affres, la parole nest nullement exemptée. Au contraire, faut-il plutôt avancer que dès quil mobilise le langage, lhomme commence à se débattre avec ceux-ci. Principalement, avec ce que nous avons déployé ci-dessus, il faut dire que Derrida assène le coup fatal à lidéal « politique » guidant la philosophie lévi-straussienne de lécriture. En effet, on sen souvient, daprès Derrida, lethnocentrisme dont Lévi-Strauss ne parvient pas à se départir tient à ce quil souscrit en tant quidéal, à « limage dune communauté immédiatement présente à elle-même, sans différance, communauté de parole dans laquelle tous les membres sont à portée de locution44 ». Or, montrant en quoi la 106parole en même temps que de rendre présent à soi le sujet, le divise en lui-même, Derrida fait voler en éclat cette image dune communauté présente à elle dans lespace de la parole échangée.

Ceci a pour conséquence immédiate lirréductible division de la communauté. De cette manière, du point de vue de la pensée politique, on la souligné, loriginalité des gouvernements modernes nest pas davoir, comme le pensait Rousseau, rompu lassemblée que formait la communauté des hommes parlant entre eux. Cette rupture a toujours déjà eu lieu dans lespace public dune communauté de parole : la présence dun peuple assemblée savère une pure rêverie politique négligeant le rapport hiérarchique de lécriture à légard de la parole. Lassemblée du peuple – sa présence à lui-même – ne tient que par lillusion dune diaphanéité du signifiant à légard du signifié faisant de la parole le meilleur moyen de communication entre les hommes. Aussi, autre conséquence importante, pas plus que lécriture, la parole ne peut garantir une communication sans perte dinformation. Pas plus que lécriture, elle nest à labri de léquivoque, du malentendu susceptible dexacerber la conflictualité entre les hommes. Par conséquent, faut-il dire quune fois que les hommes font société, la culpabilité, la violence et linauthenticité règnent sans commune mesure ?

Il faut répondre à cette interrogation par laffirmative mais dans une certaine mesure seulement. Assurément, pour se manifester, la violence na pas attendu lapparition de lécriture au sens courant du terme chez les Nambikwara. Toutefois, lémergence de lécriture ne correspond pas à lentrée en fonction de la domination et de lasservissement. Au contraire, larchi-écriture explique les motifs de la violence présente antérieurement à la naissance de lécriture. Parce quelle réagit à la violence de larchi-écriture, la contre-violence décrétant le silence absolu autour du nom propre instaure « une morale45 ». Une fois instaurée, la morale ouvre la possibilité de sa propre transgression, cest-à-dire à la violence au sens commun du terme. Toute « la leçon décriture » nest quune description du troisième niveau dont Derrida essaie de penser la condition a priori. En ce sens,

larchi-écriture est lorigine de la moralité comme de limmoralité. Ouverture non éthique de léthique. Ouverture violente. Comme on la fait avec le concept 107vulgaire décriture, il faut sans doute suspendre rigoureusement linstance éthique de la violence pour répéter la généalogie de la morale46.

De cette façon, la morale procède dune violence visant à passer sous silence la « violence » de la perte du propre par lequel une subjectivité peut se rendre présente à elle : linstitution violente de la morale vise à lutter contre la violence de la situation faisant disparaître le pour-soi à linstant de son apparition. Sans cette « morale », il nest pas possible de concevoir une communauté de parole. Il faut quelle vienne voiler lécart au sein de lauto-affection pure afin que se constitue une communauté pensant – à tort – parler dans lespace public dune voix claire et distincte. Voilà comment le politique viendrait sarticuler à une morale. Lanalyse que nous déployons ici seffectue à partir de thèmes et de thèses ethnographiques qui, sans aucun doute, rejoignent donc certaines préoccupations politiques de notre modernité. Ce discours ethnologique réinterprété par Derrida à laide dun autre concept décriture a le grand mérite dindiquer la manière dont des hommes se comportent face au décentrement de la métaphysique de la présence. En effet, contrairement à la philosophie occidentale, les Nambikwara, par le fait de taire leur nom propre, montre que cette métaphysique se révèle aussi illusoire que nécessaire à leur organisation sociale. Il leur faut maintenir lillusion de cette présence à soi par la prohibition de lutilisation de leur nom propre en vue de pouvoir communiquer entre eux.

Le chemin que nous avons parcouru voulait mettre en exergue en quel sens le thème central de la grammatologie – lécriture – connectait de façon essentielle, la pensée de Derrida, à la question du politique. On la constaté, lélaboration de larchi-écriture prend appui sur une tradition appréhendant lécriture en tant que violence de linstitution politique. Partant de cette tradition voyant dans lécriture la violence propre à linstitution politique, Derrida montre que cette violence se déroule originairement à lintérieur du langage. De cette démonstration découle la remise en cause dun certain nombre daxiomes sous-entendus par la philosophie politique. Avec ceux-ci, on se situe au niveau des conséquences politiques de la philosophie de la différance. Larchi-écriture va mettre en cause la manière dont la philosophie a depuis, ses débuts, conçu la subjectivité et le langage.

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Effectivement, avec larchi-écriture, il sagit davancer quà lintérieur du langage, une écriture est déjà au travail. De cette façon, cest toute une théorie de la communication qui est mise en péril : la parole nest plus ce médium communicationnel irréprochable. À linstar du signe écrit, le signe phonique peut altérer ou perdre le contenu de sens quil était censé transmettre. Cette situation linguistique, avons-nous vu, possède une dimension politique puisque sans une parole susceptible, par le signifiant phonique quelle mobilise, de transmettre sans aucune opacité lidéalité du sens au moment du colloque, aucune communauté de parole – telle que celle des Nambikwara – ne peut être envisagée. Il faut donc dire que, conformément à larchi-écriture, la présence à elle-même dune communauté humaine restreinte au niveau du nombre de ces membres ne sest jamais réalisée par la parole échangée dans lespace public. Également, larchi-écriture invalide deux thèses importantes de la philosophie politique moderne : dune part, lécriture permet à lhomme dasservir ses contemporains et dautre part, la division du peuple assemblé forme la grande maxime de la politique moderne.

Enfin, linvalidation de la présence à soi dune subjectivité par lintermédiaire de la structure auto-affective de la voix employée à lintérieur du soliloque a permis de mieux saisir les motifs de linterdiction de lemploi du nom propre chez Nambikwara. Nous avons essayé de montrer en quoi cette interdiction était dune part nécessaire à la formation – certes, illusoire – dune communauté de parole et dautre part, permettait la mise en place « dune morale ». Peut-être faudrait-il afin de transposer ces analyses à notre modernité politique en appeler à la logique psychanalytique de linconscient. Ce qui ne veut pas dire que nous souhaiterions interpréter linterdit de la prononciation du nom propre à laide de loutillage de la psychanalyse. Si nous faisons ici cette suggestion dun pas vers la psychanalyse, cest quil faut bien essayer de voir comment dans une société où la prohibition de lemploi du nom propre na pas cours se traduirait le maintien de lillusion dune présence à soi de la subjectivité. Sans doute que lhistoire de la métaphysique, par le discours quelle a mobilisé contre le pouvoir de lécriture, a constitué un excellent garde-fou à la présence à soi. Toutefois, le mouvement dans lequel sest engagée lhistoire de la métaphysique avec Nietzsche, Freud et Heidegger a pour téléologie la mise en pièce de cette présence originaire. Et si, certainement, Derrida sinscrit dans ce mouvement, il 109ne peut sagir dun mouvement quune figure particulière de lhistoire aura initié, mais bien dun mouvement venant de linflation du signe en général. Bien quelle nen figure ni la cause ni la conséquence, cette inflation savère, à ne pas en douter, être contemporaine dun phénomène de convergences des grands ensembles politique et économique dont leffectivité requiert une utilisation plus accrue encore de lécriture.

Amaury Delvaux

FNRS / Université de Namur / Université de Lille 3

1 Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1985, p. 191-249.

2 Ibid., p. 214. Cet ouvrage ne sera traduit en français que trois ans plus tard, en 1988.

3 J. Derrida, Voyous, Paris, Galilée, coll. “Philosophie en effet”, 2003, p. 64.

4 J. Derrida, « Lettre à un ami japonais », Psyché. Inventions de lautre, Paris, Galilée, 1987, p. 391. Jacques Derrida souligne.

5 J. Derrida, Force de loi, Paris, Galilée, coll. « Philosophie en effet », 1994 p. 22.

6 C. Ramond, Dictionnaire Derrida, Paris, Ellipses, 2016, p. 188.

7 J.-J. Rousseau, Essai sur lorigine des langues, Paris, Garnier Flammarion, 1993, p. 125.

8 J. Derrida, « Scribble. Écriture/pouvoir », W. Warburton, Essai sur les hiéroglyphes, Paris, Aubier, 1992, p. 16.

9 J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1967, p. 52.

10 C. Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 354.

11 Ibid., p. 352.

12 Ibid., p. 354.

13 Op. cit.

14 C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Pocket, coll. « Agora », 1974, p. 426. Cité par Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 192.

15 Ibid.

16 G. Charbonnier, Entretiens avec Lévi-Strauss, Paris, Éditions 10/18, 1961 p. 37.

17 Ibid., p. 40.

18 Ibid.

19 J. Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 157.

20 Ibid. p. 191.

21 Ibid., p. 78.

22 J. Derrida, « La parole soufflée », op. cit., p. 268.

23 J. Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 52-53.

24 Ibid., p. 190.

25 Ibid., p. 156.

26 Ibid.

27 Ibid., p. 142.

28 J. Derrida, La Voix et le Phénomène, Paris, PUF, 1967, p. 93.

29 Ibid.

30 J. Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 142.

31 J. Derrida, La Voix et le Phénomène, op. cit., p. 94.

32 Ibid.

33 J. Derrida, De la grammatologie, op.cit., p. 63.

34 Ibid., p. 72.

35 Op. cit.

36 Op. cit.

37 Voir les chapitres 5 et 6 de La Voix et le Phénomène, p. 71-103.

38 J. Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 155.

39 Ibid., p. 160.

40 J.J. Rousseau, Essai sur lorigine des langues, op. cit., p. 125.

41 Ibid.

42 Ibid.

43 Op. cit.

44 Op. cit.

45 J. Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 160.

46 Ibid., p. 195.