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Classiques Garnier

Les Afriques de Derrida Un devenir décolonial de la déconstruction ?

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2018 – 1, n° 12
    . Politiques de Derrida
  • Auteur : Ajari (Norman)
  • Résumé : Les positions de Derrida sur la question coloniale ont évolué, d’une attitude peu critique à l’égard de la présence française en Algérie dans les années 1960 à un engagement contre l’apartheid sud-africain dans les années 1980. Cet article avance que sa lecture de la clinique du deuil des psychanalystes Abraham et Torok éclaire ce cheminement.
  • Pages : 59 à 72
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406082989
  • ISBN : 978-2-406-08298-9
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08298-9.p.0059
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 17/07/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Jacques Derrida, Nicolas Abraham, Maria Torok, études postcoloniales, mélancolie, Afrique
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Les Afriques de Derrida

Un devenir décolonial de la déconstruction ?

Ce texte prend pour point de départ le rapport de Jacques Derrida au continent africain, et plus précisément à lAlgérie, ce « pays1 » dont il est originaire, pour questionner la teneur politique de lévolution de sa philosophie. Le problème du colonialisme se tiendra au centre de cette réflexion. Si le colonialisme a toujours été présent dans les recherches de Derrida, sa compréhension de ce phénomène na cessé dévoluer. Tout dabord, on sattardera sur les liens entre les premières esquisses de sa philosophie et les luttes de libération qui leurs sont contemporaines. On verra que le philosophe était alors loin dêtre parvenu aux convictions anticoloniales qui seront plus tard les siennes. Dans un second temps, partant de la lecture par Derrida des psychanalystes Abraham et Torok, on verra de quelle manière il mettra des notions telles que celle de crypte et surtout de fantôme au service dune décolonisation de sa propre pensée, qui sapparente à ce quÉdouard Glissant avait envisagé sous le nom de créolisation.

Lindépendance de lAlgérie
et la dépendance de Derrida

Dans un texte intitulé « Lindépendance de lAlgérie et lindépendance de Derrida », Jean-Luc Nancy mettait en parallèle la parution du premier travail dampleur du philosophe, à savoir la traduction commentée de 60LOrigine de la géométrie de Husserl, avec la libération du joug colonial de sa terre dorigine. Ces deux événements, qui se sont tous deux produits en 1962, coïncideraient dans laffirmation d« une indépendance ou une absoluité qui cependant ne se conçoive ni ne se vive sans être traversée par de lautre2 ». En dautres termes, ce quaurait pensé Derrida dès laube de sa philosophie, cest la conquête dune singularité qui saffirme sans recourir à lextermination de laltérité, sans en exiger ou en requérir labolition. Dans son Écriture et Répétition, Daniel Giovannangeli avait décelé cette attention à laltérité dans la « Préface » à LOrigine de la géométrie, en la définissant comme une tentative dinquiétement de la philosophie transcendantale husserlienne, pointant la naïveté dune confiance aveugle en la parfaite adéquation au fait du langage phénoménologique3. Dès lors, la question qui se pose depuis le texte de Nancy est celle de la pertinence dune mise en parallèle de ces deux événements dune ampleur incomparable. Pourvu quon ait le souci de ne pas exagérer absurdement limportance géopolitique de la parution dune traduction de Husserl, elle ne peut signifier quune chose : que le geste derridien doit être lu comme une traduction spéculative du mouvement anticolonial. Comme une manifestation métaphorique de linquiétement dun centre sûr de lui-même par la périphérie, dès lors quelle parvient à reprendre en main son destin confisqué.

Émouvant récit que celui de Nancy, qui fait pour ainsi dire de Jacques Derrida un « porteur de valise » dans la théorie, animé dune solidarité métaphysique avec lindépendance algérienne. Toutefois, la divulgation par lhistorien Pierre Nora, son ancien condisciple à lÉcole Normale Supérieure, dune lettre datée davril 1961 témoigne contre linterprétation de Nancy. Ce courrier se voulait une réponse à lessai à forte tonalité anticolonialiste intitulé Les Français dAlgérie que Nora venait de faire paraître. Dans ce texte, si Derrida ne manifeste pas dhostilité ouverte à lendroit du FLN, il entend dire son appartenance au camp des « modérés », des « libéraux », des Albert Camus et Germaine Tillon. Si certains passages de la lettre, comme notamment le refus 61par Derrida de parler de « politique discriminatoire » en Algérie4, sont naturellement détestables au sens commun décolonial, il est éclairant de les mettre en rapport avec la philosophie derridienne qui sélabore alors, plutôt que de les traiter comme de simples poncifs. Nancy a raison davancer que la pensée derridienne se manifeste pour la première fois en 1962 ; seulement le rapport que celle-ci entretient avec lAlgérie est loin dêtre aussi clair quil laffirme. Et ce parce que la déconstruction est loin dêtre nativement anticoloniale.

La déconstruction, comme on la dit avec Giovannangeli, est une pratique, voire une poétique, de linquiétement. En dautres termes, elle procède en libérant, contre la totalité oppressive dun texte, les pouvoirs dun mot, dun concept, dun nom, dun signe. À la façon dAbraham dans le Crainte et Tremblement de Kierkegaard, la déconstruction affirme une suspension téléologique de la signification à la faveur de laquelle la puissance dagir dune singularité sélève contre la cohérence réglée du Tout. Ainsi, notoirement, la notion de « supplément » qui dans De la Grammatologie vient inquiéter larchitecture des écrits de Jean-Jacques Rousseau, pour conquérir une puissance conceptuelle à même den ébranler les bases apparemment les plus claires et les plus stables. Il y a bien sûr ici un geste dont une pensée anticoloniale peut faire son miel – Gayatri Spivak dans « Can the subaltern speak ? » ne dira pas autre chose. Mais, dans la lettre de 1961, il nen va pas ainsi. Certes, il y appert que Derrida na pas encore conquis la pleine intelligence de sa doctrine, qui ne se manifestera dans toute sa consistance quavec la triple parution, en 1967, de ses premiers ouvrages en nom propre. Néanmoins il ly pratique déjà, comme de manière inconsciente ou spontanée, pour mettre en défaut largumentaire de Nora. Ainsi entreprend-il, à loccasion, de faire trembler la stabilité identitaire que lhistorien prêterait aux colons, afin de montrer la pluralité ou la fluidité de leurs modes de vie. Mais une question centrale demeure : au nom de qui, ou de quoi, lentreprise de déconstruction sexerce-t-elle dans la lettre de 1961 ? Quel est ce terme que Derrida cherche à libérer, à retourner contre la totalité qui lemprisonne ? La réponse est contenue dans la citation suivante :

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Un Français libéral dAlgérie se sent dabord français, ne peut pas ne pas commencer par la référence à la France parce quil est Français depuis sa naissance, en droit, et surtout en fait, par toutes les trames de la culture, sa langue, etc. (et tout ce que cela suppose). Alors, il est Français avant dêtre nimporte quoi, à peu près comme tous les Français, même ceux qui réclament lindépendance de lAlgérie. Et je ne vois pas à quel moment, ni pourquoi, il aurait eu à choisir entre son appartenance de fait à la France (comme culture, etc., et non comme pouvoir souverain et colonialiste) et son libéralisme5.

Dans cet extrait, la France et la « francité » résistent opiniâtrement à toute déconstruction. Derrida fait comme sil pouvait y avoir une France « culturelle » magiquement libérée de son colonialisme et de son pouvoir souverain de vie et de mort ; comme si cette culture navait jamais été un lieu privilégié de cristallisation du racisme colonial. Cette prise de position signifie bien que, dans la lettre de 1961, cest au nom de cette totalité oppressive qui, dans la réalité, porte le nom « France » que la déconstruction a choisi de sexercer. Cest la révolte de la francité contre la totalité décoloniale algérienne qui sy lit. Le Derrida dont, à croire Nancy, lœuvre affirme « la nécessité de déplacer lengagement par rapport aux sujétions devenues canoniques, cest-à-dire aux sujétions identitaires6 » dit pourtant bien ici à la fois limpossibilité et lineptie de tout décentrement vis-à-vis de lidentité française. On songe pourtant à Frantz Fanon qui saluait dans lultime chapitre de LAn V de la Révolution algérienne, la bravoure des chrétiens et des juifs qui, contre la France coloniale, avaient fait le choix de lAfrique où ils vivaient et avaient grandi. « En dehors des Européens arrêtés et souvent affreusement torturés par les troupes françaises pour “complicité avec lennemi”, il existe évidemment en Algérie un grand nombre de Français engagés dans la lutte de libération. Dautres ont payé de leur vie leur fidélité à la cause nationale algérienne7 », écrit Fanon. Lascendance française, affirmait-il, na rien dun destin. Insistant sur les manifestations de solidarité entre des groupes naguère séparés statutairement et géographiquement, il entendait défaire le mythe dune consubstantialité entre blancheur et francité, et faire voir une fragmentation agonistique de lidentité française du fait de la possibilité toujours ouverte de la trahison – une trahison qui nest pas autre chose quune nouvelle fidélité existentielle 63et politique8. Ces analyses fonctionnent évidemment comme une critique de lillusion derridienne dune compatibilité de la francité avec la décolonisation, cest-à-dire avec lindépendance.

Toutefois, malgré lobstacle de taille que représente la révélation des positions politiques du Derrida de 1961, il nest pas certain quil soit possible ou souhaitable décarter tout à fait linterprétation de Jean-Luc Nancy. Le Derrida critique du colonialisme existe bel et bien ; cest par exemple celui qui, dans Foi et Savoir, verra dans la géopolitique européenne « un geste pacificateur au sens le plus européano-colonial qui soit » par lequel « il sagirait dimposer, au nom de la paix, une mondialatinisation9 ». Ce dernier écrit datant des années 1990, le problème de linterprétation de Nancy apparaît assez clairement comme un problème de datation. Liant lécriture derridienne et la lutte pour lindépendance algérienne en un unique moment, il perd de vue la complexité du problème de la temporalité décoloniale. Cest-à-dire le fait que la décolonisation ne se décrète pas, mais exige au contraire un effort constant, vigilant, soutenu par une auto-violence toujours dirigée contre ce qui nous lie au colonialisme. Ce problème, qui est celui dune possible transformation décoloniale de soi, se présente ici comme celui de laltération de la francité.

Hantises décoloniales

Derrida, dans sa lettre de 1961, souscrivait à la comparaison que proposait Nora entre lAlgérie et lAfrique du Sud10. Il semble que ces deux régimes ne sont alors pas particulièrement abominables aux yeux de Derrida. Ce fait nest pas un détail lorsquon considère le parcours du philosophe sous langle de ses engagements. Lun des plus importants, en effet, réside dans son soutien actif à Nelson Mandela qui fera dire à 64lhistorien et penseur politique camerounais Achille Mbembe quil a été, avec Sartre et Beauvoir, lun des seuls philosophes français important du xxe siècle à sêtre préoccupé du sort du continent Africain11. Ces phrases dun texte de 1983 intitulé « Le dernier mot du racisme » semblent inspirées par Aimé Césaire ou Frantz Fanon :

Apartheid : le mot à lui seul occupe le terrain comme un camp de concentration. Système de partition, babelés, foules des solitudes quadrillées. [] En isolant lêtre-à-part dans une sorte dessence ou dhypostase, il la corrompt en ségrégation quasi-ontologique. En tous cas, comme tous les racismes, il tend à la faire passer pour une nature – et la loi même de lorigine. Monstruosité de cet idiome politique12.

Ainsi passe-t-on de lacceptabilité du colonialisme à la monstruosité de lapartheid. Un tel revirement de la rhétorique derridienne mérite dêtre souligné et interprété. On défendra lidée que, plus quun simplement changement dopinion, il signale une réorientation à la fois philosophique et existentielle. Réorientation, plutôt que tournant, car elle est progressive et se présente comme le fruit dun long travail sur soi, et surtout dune certaine acceptation par Derrida des conséquences politiques de ses propres intuitions philosophiques. Pour un Européen – et a fortiori pour quelquun qui, comme Derrida, a fait le choix dêtre européen – ce nest pas une mince affaire que daccepter positivement, clairement, nettement lidée dune domination raciste et coloniale du monde blanc sur lAfrique comme il le fait dans sa critique de lapartheid. À mon sens, cette réorientation derridienne a son origine dans une réflexion quil amorce dans le sillage dun couple de psychanalystes hongrois : Maria Torok et Nicolas Abraham. Leurs réflexions sur les traumatismes et leur transmission entre les générations vont lamener à rompre avec une certaine doxa progressiste propre à la philosophie des années 1960. Paru en 1993, le célèbre ouvrage Spectres de Marx est un jalon décisif du cheminement entamé une vingtaine dannées plus tôt et sur lequel je vais à présent revenir.

Si les travaux dAbraham et Torok portent notamment sur une clinique du deuil, de la mélancolie ou des secrets de famille, leur transposition en philosophie en révélera certaines potentialités politiques. Derrida, 65à partir dun texte intitulé « Fors » et daté de 1976, leur emprunte la conception dune ontogénèse marquée par une série ininterrompue de cassures subjectives et de reconstitutions dunité par-delà lamputation. Le paradigme de ce schéma étant la brisure de lunité primordiale de la mère et de lenfant, qui fait dire aux psychanalystes que « nous sommes tous des mutilés de mère13 ». En dautres termes, léconomie libidinale est faite de telle sorte que lindividu est condamné à voir son désir porter sur des objets quil perdra. Cest la rémission de ces pertes, la reconstitution de lunité du moi par-delà toute une série dabandons forcés qui forme la dynamique même de son devenir et de sa construction. Ainsi Derrida adopte-t-il cette cette conception paradoxale selon laquelle lindividuation, cest-à-dire lélargissement du moi, passe essentiellement par des séparations, des pertes, des deuils. Ce mouvement, quon désignerait dans le langage courant comme une série de deuils réussis (cest-à-dire de pertes ne dégénérant pas en situations mélancoliques), les psychanalystes le qualifient dintrojection. Chez Abraham et Torok, ce que la première perte a de particulier et dinaugural, cest quelle crée un vide subjectif matérialisé par lespace creux de la bouche. Ce lieu vide est le paradigme de lintrojection, précisément parce que la bouche ne cesse jamais vraiment dêtre silencieuse. Elle est dabord vide et ne va se remplir quaprès coup, « par supplémentarité14 », au moyen du langage. Dans lintrojection, la place de lobjet de désir perdu est laissée vacante, mais va être métaphoriquement déplacée au moyen du langage. Le travail de deuil est toujours le déplacement métaphorique du mort dans la bouche. La métaphore ne doit pas être ici comprise comme une simple figure : elle consiste en une transformation du mort en autre chose que lui-même, et cette autre chose, cest du moi. Plus clairement, être en mesure de parler de ce quon a perdu, cest-à-dire de le poétiser, cest combler le vide. Cest enrichir poétiquement le moi des caractéristiques de ce qui a été perdu, et lui offrir une nouvelle intégrité, le renforcer et lagrandir. En disant la perte, le moi ré-agence son amour perdu en part positive de sa personnalité. Introjecter, cest manger du mort, cest-à-dire de lautre, pour accroître son moi. Le moi 66lui-même est ce processus nécrophage, cette dévoration de lautre perdu devenu part du moi.

Mais cette ripaille de cadavres quest le travail de deuil ne se déroule pas toujours sous les heureux auspices de lintrojection. Le fantasme dincorporation la menace, qui opère un « renversement catastrophique15 » de cette situation : la métaphore introjective ne prend pas, laissant la mélancolie sinstaller. En effet, la perte est ici innommable et le mort se voit comme assigné à résidence dans le moi, mais selon une modalité étrange. Lincorporation, cest de lautre, de linassimilable qui se trouve logé à lintérieur même du moi : « En proie à un deuil impossible, le moi se fait le gardien de ce tombeau quil porte en lui16 ». Et ce tombeau abrite un mort-vivant, un zombie muré en une crypte. Dans ce refus du deuil, cette dénégation de la mort de lobjet installe une situation fantasmatique où il se trouve « vivant, intact, sauf (fors) en moi mais cest pour refuser, de manière nécessairement équivoque, de laimer comme partie vivante, mort sauf en moi17 ». Lambivalence de lincorporation tient en ceci que le mort est, si lon peut dire, maintenu et entretenu comme mort par le moi. Mais, entretenir du mort, cest nécessairement, dune certaine façon, le garder vivant, en empêcher lintrojection, la digestion subjective, puisquil doit toujours demeurer dans sa crypte et à être sans cesse appelé à comparaitre, témoin de sa propre mort. « Quil sengage lui-même, vivement, à occuper sa place de mort, à y rester. Quil sy engage donc tout vif18 ». Cette incorporation, cette crypte dans le moi, Derrida la qualifie de « vomissement interne19 », de rejet dune altérité, comme altérité, vouée à demeurer à lintérieur du moi. Linassimilable, lélément impossible à introjecter est alors sous le coup dune inclusion emmurée. Or cest précisément ainsi quil décrira lapartheid en 1983. Lapartheid, la ségrégation raciale, cest la spatialisation raciste de lincorporation. Cest le vomissement interne et interminable du Noir ou de lArabe par le système colonial. Limaginaire colonial est fondamentalement mélancolique, en tant quil est condamné à convoquer et conquérir incessamment une européanité perdue à travers la violence raciale, en traçant et retraçant la ligne de séparation entre les couleurs. 67Le colonisé est comme un mort en sursis que le colon ne peut liquider tout à fait, car cette altérité niée renforce et consolide, par contraste, sa certitude de soi, son assise subjective.

Le raciste est celui qui consent à se laisser habiter, animer, ventriloquer, par cet imaginaire colonial et cette mélancolie raciale. Et, à cette aune, lattachement obstiné à la France du Jacques Derrida de 1961 nétait pas éloigné dun tel racisme. Comment se libérer dune telle mélancolie ? Lintérêt de la réponse du philosophe réside dans le fait quil nen appelle pas à lintrojection. Pas question, aux yeux de Derrida, de dévorer quelque autre mort afin de reconstituer lintégrité dune unité. Il voit clairement quinterprété politiquement, un tel geste assimilateur dabolition de laltérité nest quune autre modalité possible de lexpansion coloniale. Pour sortir de la dichotomie entre, dune part, le « deuil réussi » de lintrojection comme assimilation et, de lautre, la « mélancolie » de lincorporation comme apartheid, Derrida va recourir à un troisième terme, lui aussi inspiré de la clinique dAbraham et Torok. Ce troisième terme est celui de « fantôme », qui était défini par les psychanalystes hongrois comme les « lacunes laissées en nous par les secrets des autres20 ». Derrida entreprend de le redéfinir en un sens politique, qui est également un sens existentiel.

La question de lincorporation et de lintrojection occupe une place extrêmement restreinte dans Spectres de Marx : la notion apparaît une fois, dans une note. À linverse, dans « Fors », cétait le fantôme qui voyait son explication cantonnée à un espace marginal. Derrida y explique qu« il faut rigoureusement distinguer létranger incorporé dans la crypte du moi et le fantôme qui vient hanter depuis linconscient dun autre21 ». Le fantôme est une formation de linconscient qui nest pas propre au sujet qui labrite, mais qui lui a été transmise de lextérieur, le plus souvent par la génération qui la précédé, à la façon dun secret de famille que les inconscients se passeraient entre eux, silencieusement. Le fantôme est un « étranger par rapport à la topique propre au sujet22 » qui se manifeste à travers des actes, des fantasmes proprement étrangers à son hôte. Linconscient dun autre prend la parole, parle, agit à sa place. Cest bien cette inquiétante étrangeté qui va intéresser Derrida puisquelle se déroule, pour reprendre les mots de Freud à propos de das Unheimliche, « de sorte 68quon ne sait plus à quoi sen tenir quant au moi propre, ou quon met le moi étranger à la place du moi propre – donc dédoublement du moi, division du moi, permutation du moi23 ». Plus que la crypte, la hantise inconsciente explose les limites du moi, le fait fuir dans lespace et dans le temps. Cest sur ce trait, plus que sur la dimension pathologique de la spectralité, que va insister Derrida. Le philosophe étatsunien Colin Davis exprime clairement la différence entre lapproche philosophique et la démarche psychanalytique dont elle sinspire :

Abraham et Torok cherchent à faire revenir le fantôme dans lordre de la connaissance ; Derrida entend éviter une telle restauration afin de rencontrer ce que le fantôme a détrange, dinouï, dautre. Pour Derrida, le secret du fantôme nest pas un puzzle à résoudre ; cest louverture structurelle ou ladresse en direction des vivants qui émerge des voix du passé ou de possibilités à venir, non encore formulées24.

Spectres de Marx est le texte où saffirme ce déplacement derridien du concept de fantôme. Ce livre, rappelons-le, souvre sur un texte militant : un hommage rendu à Chris Hani, militant sud-africain, noir et communiste, assassiné le 10 avril 1993 par un activiste raciste blanc. Cela éclaire ce que Derrida qualifie plus loin de « justice à légard de ceux qui ne sont pas là », cest-à-dire « les fantômes de ceux qui ne sont pas encore nés ou qui sont déjà morts, victimes ou non des guerres, des violences politiques ou autres, des exterminations nationalistes, racistes, colonialistes, sexistes ou autres, des oppressions de limpérialisme capitaliste ou de toutes les formes de totalitarisme25 ». Si linventaire et les précisions qui laccompagnent importent, cest quils permettent de comprendre que ceux qui ne sont pas là, ce ne sont pas uniquement ceux qui ne sont plus là. Derrida parle des exclus, des vies non reconnues comme telles, de toutes celles qui relèvent du non humain. Cest-à-dire de ceux que Frantz Fanon appelle les habitants de la zone du non-être : ceux dont la mort est sans importance.

Ces derniers, cest-à-dire les colonisés de toutes sortes, connaissent bien la hantise ; la proximité de la mort les a familiarisés avec la présence 69des spectres, ces morts opiniâtres qui ne veulent pas céder la place. Ils connaissent bien ce que le romancier congolais Sony Labou Tansi a nommé « la vie et demi ». Ceux qui en ont oublié lexistence, et que Derrida rappelle à lordre, ce sont les Européens. Ces Européens qui refusent obstinément de se laisser hanter par les spectres de leurs victimes innombrables. Or ce refus, Derrida le redéfinit ici comme la manifestation de linjustice. Dans Force de loi, il pose que la justice consiste en linstant dune décision qui confine à la folie, « comme si le décideur nétait libre quà se laisser affecter par sa propre décision et comme si celle-ci lui venait de lautre26 ». Cette hétéro-affection venue « ventriloquer » la décision procède du fait que lautre comme subalterne, comme Noir, comme victime du colonialisme, est comme un fantôme prompt à venir hanter le moment du passage à laction. La justice, cest la hantise de lautre qui sourd de la zone du non-être, de telle sorte quelle disloque ou disjoint la présence à soi autonome de lEuropéen. Il ne peut être juste que dès lors quil ne sappartient plus ou, plus précisément, dès lors quil nappartient plus à lEurope ou à la France. Ainsi se trouve-t-il mis en demeure de renoncer à devenir tout, dabandonner tout fantasme de souveraineté, de renoncer à larraisonnement de laltérité, car elle lhabite comme le souvenir irrémédiable des crimes des siens et de la légitimité indue dont elle se drapait.

Conclusion :
créoliser la conscience européenne

Le penseur africain-américain W.E.B. Du Bois est notamment connu pour avoir élaboré la notion de double conscience du Noir. Il la définit comme suit :

Cest une sensation bizarre, cette conscience dédoublée, ce sentiment de constamment se regarder par les yeux dun autre, de mesurer son âme à laune dun monde qui vous considère comme un spectacle, avec un amusement teinté de pitié méprisante. Chacun sent constamment sa nature double – un Américain, un Noir ; deux âmes, deux pensées, deux luttes irréconciliables ; 70deux idéaux en guerre dans un seul corps noir, que seule sa force inébranlable prévient de la déchirure27.

Dun point de vue existentiel, on peut lire leffort derridien comme une tentative de dédoubler, cest-à-dire de pluraliser, la conscience européenne – et dabord la sienne propre. Comme un effort pour la faire sortir de sa pleine assurance de son intégrité, de sa justice et de ses principes, pour la laisser se faire habiter par les revers catastrophiques de lhistoire.

Le parcours de Derrida la amené à écarteler sa conscience obnubilée par la francité. Il a consenti à la voir hantée par les spectres torturés, massacrés, violés des victimes de lOccident. Il a accepté limpossibilité de faire le deuil, comme en une introjection restauratrice, de ceux quont emporté les crimes contre lhumanité. Cest pourquoi, à ses yeux, aucune décision ne peut être juste si elle nest pas habitée, cest-à-dire hantée, par le souvenir de ces morts-là, et la conscience aigüe du fait que leur calvaire nest pas achevé. Cest comme un témoignage de cette réorientation de la pensée de Derrida quon peut lire ce passage dun texte consacré à lAlgérie, repris dans Papier Machine. Plus quun simple hommage aux fantômes, cest un témoignage de la force inébranlable des Algériens :

La colère, la souffrance, la commotion mais aussi la résolution de ces Algériens et de ces Algériennes, nous en avons mille signes. Il faut percevoir ces signes, ils nous sont aussi destinés, et saluer ce courage – avec respect. Notre Appel devrait se faire dabord en leur nom, et je crois quavant même de leur être adressé, il vient deux, il vient delles, quil nous faut aussi entendre. Cest en tous cas ce que je sens retenir, au fond de ce qui reste algérien en moi, dans mes oreilles, ma tête et mon cœur28.

Certains commentateurs contestent, au nom de la déconstruction elle-même, cette dimension décoloniale de la pensée politique de Derrida :

Il ny aurait pas à faire de distinction entre les États « coloniaux » et dautres qui ne le seraient pas. La colonisation, comme la violence, est première : « Toute culture est originellement coloniale » (Le Monolinguisme de lautre, p. 68) – par où se trouve déconstruite demblée, ou, ce qui revient au même, universalisée, la notion de “post-colonial”29.

71

Toutefois, une telle interprétation me semble à la fois partielle et excessive. Partielle, dabord, car elle occulte, à la différence de Derrida lui-même, la spécificité de la violence coloniale moderne. Or cette occultation nest possible quà condition domettre ce que, dans Le Monolinguisme de lautre, lauteur ajoute aussitôt après avoir introduit limportante idée dune origine coloniale de toute culture :

Il ne sagit pas deffacer ainsi la spécificité arrogante ou la brutalité traumatisante de ce quon appelle la guerre coloniale moderne et « proprement dite », au moment même de la conquête militaire ou quand la conquête symbolique prolonge la guerre par dautres voies. Au contraire. La cruauté coloniale, certains, dont je suis, en ont fait lexpérience des deux côtés, si on peut dire. Mais toujours, elle révèle exemplairement, là encore, la structure coloniale de toute culture30.

Il nest pas question, pour Derrida, de noyer toutes les formations sociales-historiques dans un bain dindifférenciation politique, à la faveur de laquelle les positions du colonisateur et du colonisé, du Nord et du Sud global, seraient simplement interchangeables. Cela serait non seulement empiriquement faux, mais reviendrait, pour reprendre les mots de Derrida, à effacer la brutalité et larrogance spécifiques au colonialisme moderne, qui est le moment inaugural de ce quon nomme aujourdhui « mondialisation ». Mais il souligne bien que toute culture est en son fond travaillée par « la possibilité déterminable dun asservissement et dune hégémonie31 ». Ce qui implique que toutes ne se sont pas effectivement déterminées dans lhistoire de la même façon. Toutes nont pas actualisé de la même manière, ni avec la même intensité et la même ampleur, leur potentialité originaire dimposition violente.

72

Interprétation excessive, ensuite, car elle assimile la violence constitutive de toute culture à une fatalité, passant sous silence les stratégies susceptibles de laffaiblir ou de la détourner. Lidée que toute culture est originellement coloniale invite à la vigilance. Derrida lui-même nous met sur la voie de manières possibles de conjurer la violence originaire des cultures, par exemple en se référant explicitement à la notion de créolisation forgée par lécrivain et critique martiniquais Édouard Glissant, à sa propension « à brouiller les frontières, à la passer et donc à faire apparaître leur artifice historique, leur violence aussi, cest-à-dire les rapports de force qui sy concentrent et en vérité sy capitalisent à perte de vue32 ». Sa convocation des fantômes de lAfrique et du colonialisme, permise par la psychanalyse dAbraham et Torok, nest-elle pas une manière de créolisation de sa propre écriture ? Il faut le croire, si la créolisation est bien, comme lécrit Glissant, la mise en relation enfin égalitaire, cest-à-dire guidée par un certain sens de la justice, des traces héritées déléments culturels hétérogènes33. Désamorçage, peut-être, de leur violence originaire, dès lors quelles consentent à se laisser hanter lune par lautre.

Norman Ajari

Université Toulouse Jean Jaurès

1 « Pour nous, dès lenfance, lAlgérie, cétait aussi un pays, Alger une ville dans un pays, et en un sens trouble de ce mot qui ne coïncide ni avec lÉtat, ni avec la nation, ni avec la religion, ni même, oserais-je dire, avec une authentique communauté » (J. Derrida, Le Monolinguisme de lautre (1996), Paris, Galilée, 2016, p. 74).

2 Jean-Luc Nancy, « Lindépendance de lAlgérie et lindépendance de Derrida », Cités, no 30, 2007, p. 67.

3 Daniel Giovannangeli, Écriture et Répétition. Approche de Derrida, Paris, Union Générale dÉditions, 1979, p. 17-18.

4 J. Derrida, « Mon cher Nora… », P. Nora, Les Français dAlgérie, Paris, Christian Bourgois, 2012, p. 291. De nombreuses années plus tard, évoquant lAlgérie française de son enfance, il contredira cette description : « jhabitais à la bordure dun quartier arabe, à lune de ces frontières de nuit, à la fois invisibles et presque infranchissables : la ségrégation y était aussi efficace que subtile » (J. Derrida, Le Monolinguisme de lautre, op. cit., p. 66).

5 J. Derrida, « Mon cher Nora… », op. cit., p. 282.

6 J.L. Nancy, « Lindépendance de lAlgérie et lindépendance de Derrida », art. cité, p. 68.

7 Frantz Fanon, Œuvres, Paris, La Découverte, 2012, p. 392-393.

8 Ce geste nest pas inédit dans lhistoire de lactivisme politique et de la théorie sociale. Le Marx du Manifeste, affirmant le caractère intrinsèquement révolutionnaire de la classe ouvrière, enjoignait ses lecteurs issus des autres classes à trahir les leurs pour rejoindre le projet politique et historique du prolétariat comme classe organisée.

9 J. Derrida, Foi et Savoir, Paris, Seuil, coll. « Points », 2000, p. 66.

10 J. Derrida, « Mon cher Nora… », op. cit., p. 276.

11 Achille Mbembe, Sortir De La Grande Nuit, Paris, La Découverte, 2010.

12 J. Derrida, Psyché. Inventions de lautre, Paris, Galilée, 1998, p. 386-387.

13 Nicolas Abraham et Maria Torok, LÉcorce et le noyau, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1987, p. 399.

14 J. Derrida, « Fors », N. Abraham et M. Torok, Le Verbier de lhomme aux loups, Paris, Flammarion, 1976, p. 56.

15 J. Derrida, « Fors », op. cit., p. 56. Italiques dans loriginal.

16 Jacob Rogozinski, Faire Part. Cryptes de Derrida, Paris, Lignes, 2005, p. 22.

17 J. Derrida, « Fors », op. cit., p. 17. Italiques dans loriginal.

18 Ibid., p. 57.

19 Ibid., p. 56.

20 N. Abraham et M. Torok, LÉcorce et le Noyau, op. cit., p. 427.

21 J. Derrida, Fors », op. cit., note 1, p. 42.

22 N. Abraham, et M. Torok, LÉcorce et le Noyau, op. cit., p. 429.

23 Sigmund Freud, « Linquiétante étrangeté », LInquiétante étrangeté et autres essais, trad. Bertrand Féron, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1985, p. 236.

24 Colin Davis, « État présent : hauntology, spectres and phantoms », French Studies, Vol. LIX, no 3, 2005, p. 378-379. Cest moi qui traduis.

25 J. Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 16. Italiques dans loriginal.

26 J. Derrida, Force de loi (1994), Paris, Galilée, 2005, p. 58.

27 William Édouard Burghardt Du Bois, Les âmes du peuple noir (1905), trad. Magali Bessone, Paris, La Découverte, 2007, p. 11.

28 J. Derrida, Papier Machine, Paris, Galilée, 2001, p. 227.

29 Charles Ramond, Dictionnaire Derrida, Paris, Ellipses, 2016, p. 231. Dautres auteurs, tout au contraire, nhésitent pas à rapprocher explicitement la philosophie de Derrida de la doctrine des idéologues de lorganisation État Islamique, affirmant quils « mettent sur le même plan action humanitaire, croisades et génocides, comme naguère Derrida dressant dans Le Monolinguisme de lautre la liste des méfaits secondaires de “la pulsion coloniale” » (François Rastier, « Sur linterprétation postcoloniale du terrorisme islamiste », Cités, no 72, 2017, p. 105-106). La position que je défends ici consiste à soutenir que lœuvre de Derrida comporte bien une critique de la modernité coloniale européenne, qui ne la réduit pas à un avatar indifférent de « la violence » en général. Mais aussi que cette seule caractéristique est très insuffisante pour assimiler la philosophie derridienne à une vision du monde terroriste.

30 J. Derrida, Le Monolinguisme de lautre, op. cit., p. 69.

31 Ibid., p. 45. Italiques dans loriginal.

32 Ibid., p. 24.

33 Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 17-18. Voir aussi Jane Anna Gordon, Creolizing political theory, New York, Fordham University Press, 2014.