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Classiques Garnier

Jacques Derrida D’un Autre l’autre

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2018 – 1, n° 12
    . Politiques de Derrida
  • Auteur : Balibar (Etienne)
  • Résumé : À partir de la formule, équivoque et polémique, « tout autre est tout autre », que Derrida déclare avoir un jour opposée à la « capitalisation » de l’Autre comme Absolu dans l’œuvre de Levinas, cet article explore l’hypothèse d’une démultiplication de l’altérité chez Derrida. Elle s’applique aux questions de « différence » (l’animalité, le sexe, l’étrangèreté) et à leur « différance », pour orienter l’éthique de la responsabilité vers la politique plutôt que la métaphysique ou la religion.
  • Pages : 23 à 44
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406082989
  • ISBN : 978-2-406-08298-9
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08298-9.p.0023
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 17/07/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Altérité, animal, différance, étranger, sexe
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Jacques Derrida

Dun Autre lautre

« Je parlerai, donc, dune lettre ». Laquelle ? Mais la même, évidemment ; que celle dont cette phrase douverture, désormais célèbre, annonçait la parution en philosophie, tout en prévenant « performativement » quelle serait comme telle inaudible, mais ne pourrait que sinscrire dans une écriture1. La lettre a de la différance, donc. Ou plutôt non, je ne parlerai pas de cette lettre même, mais de cette lettre en tant quautre, différant delle-même comme la minuscule diffère de lA majuscule, de la « lettre capitale » A. Différence supplémentaire, celle des grammes, ou des graphies dune même lettre, à nouveau inaudible mais inscriptible, et dont je voudrais aujourdhui commencer dexaminer avec vous comment et pourquoi Derrida linscrit de façon aussi courante, banalisée, et insistante à la fois. Instance de la lettre, comme dirait lautre…

Reprenons. Je propose la constatation de départ suivante : « presque toujours – en usage ou en mention – Derrida écrit autre et lautre avec un petit a minuscule », cest-à-dire quil ne les écrit pas avec un A majuscule, contrairement à dautres parmi ses prédécesseurs, ses maîtres ou ses collègues. Quy a-t-il donc là de si remarquable ? Et pourquoi faudrait-il attribuer une valeur significative ou symptomatique à la différence, mieux, à la différance du petit a (minuscule, bas de casse) et du grand A (majuscule, capitale ou capitalisé) ? Notons que cette différence est assez idiomatique. Sans doute dautres langues, comme langlais, ont la même différence entre other et Other, mais lhabitude éditoriale de capitaliser les mots des titres tend à leffacer : ainsi « Monolinguisme de lautre » devient Monolingualism of the Other, « Inventions de lautre » devient Inventions of the Other, etc. Quant à lallemand, du fait que dans la « haute » tradition il capitalise tous les substantifs, toute notre question y est pratiquement informulable…

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Presque toujours, donc, Derrida écrit lautre avec une minuscule. Mais pas toujours. Ainsi dans ce passage de Donner la mort, commentant Kierkegaard qui cite implicitement saint Paul :

Dans lÉpître aux Philippiens (2, 12), il est demandé aux disciples de travailler à leur salut dans la crainte et le tremblement. Ils devront œuvrer pour leur salut tout en sachant que Dieu décide : lAutre na aucune raison à nous donner et aucun compte à nous rendre, rien à partager de ses raisons avec nous2

Le contexte suggère cependant que ceci nest pas un usage mais une mention. Et cette mention prend ses distances. Mais il y a plus clair et plus grave (car il sagit dune altercation avec Levinas, jy reviendrai), dans « Violence et Métaphysique3 » :

Ce qui échappe au concept comme pouvoir, ce nest donc pas lexistence en général, mais lexistence dautrui. Et dabord, parce quil ny a pas, malgré les apparences, de concept dautrui. Il faudrait réfléchir de façon artisanale, dans la direction où philosophie et philologie se contrôlent, unissent leur souci et leur rigueur, à ce mot « Autrui », visé en silence par la majuscule grandissant la neutralité de lautre, et dont nous nous servons si familièrement alors quil est le désordre même de la conceptualité…

Je note ici au passage à quel point les registres sémantiques que nous touchons ici sont idiomatiques. La distinction Autrui/lAutre est intraduisible en anglais. Inversement, la distinction anglaise de the other et the alien est effacée en français. Des phénoménologues comme Bernhard Waldenfels, écrivant en anglais, distinguent soigneusement other et alien, otherness et alienness ou encore alterity, de même que same et self (lidentité et lipséité de Paul Ricœur), etc. [Et surtout, le français na pas la distinction du masculin et du neutre, de sorte quil ne peut marquer immédiatement une différence entre der Andere et das Andere comme en allemand ou dans dautres langues « germaniques » (comme le néerlandais), mais en contrepartie il peut, grâce à lécriture même, comme nous allons le voir chez Derrida lui-même, évoquer syntaxiquement le « neutre » inexistant dans lénoncé du masculin.]4

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Reprenons. Dois-je dire que Derrida évite de capitaliser lautre ? Ou faut-il aller jusquà suggérer que Derrida supprime, abolit la majuscule, quil la fait disparaître du langage philosophique, céder à la minuscule en philosophie ? Le fait est que, de son temps (commençant avant son arrivée sur la scène de lécriture, mais continuant chez plusieurs de ses contemporains, et non des moindres) lAutre est « presque toujours » écrit avec une majuscule, capitalisé. Telle sera alors mon hypothèse de travail, à vérifier et mettre à lépreuve : cherchant à contredire cet usage, ou du moins à sen écarter, Derrida a décapitalisé lAutre, pour ne pas dire quil la décapité, opposant comme dautres révolutionnaires à la « majuscule grandissant la neutralité de lautre » une minuscule qui, en quelque sorte, en neutralise la grandeur…

Mais il faut des noms. Qui sont-ils, ces autres philosophes qui « le plus souvent » capitalisent lAutre ? Par ordre dinsistance dans le texte de Derrida, ce sont les trois grands représentants de ce quil lui est arrivé dappeler la « configuration française » : Sartre, Lacan, Levinas. Voyez ce passage du texte « Abraham, lautre » (grand A, petit a), auquel je reviendrai : « Là encore se pose la grande question de la tentation exemplariste, et nous pourrions être tentés danalyser ici une configuration en somme assez française – et générationnelle – de discours certes différents, mais tous analogues dans lattention portée à lhétéronomie et à lassujettissement du sujet à la loi de lautre, le discours de Sartre [], les discours de Levinas et de Lacan. La généalogie de cette configuration française ferait un grand rhizome plutôt quun arbre5… ». Le nom de Levinas montre tout de suite que nous nallons pas avoir affaire à une simple opposition. Sil y a conflit, cest dans un voisinage damitié et dinspiration, sinon dalliance, qui dailleurs a changé de modalité avec le temps. Notons que Levinas ne « grandit » pas toujours lautre : par exemple il ne le fait pas dans lessai dont Derrida sest réclamé en définissant la différance à la fameuse séance de la Société Française de Philosophie (La trace de lautre)6. Cependant mon titre veut marquer une 26« distance prise », donc une opposition à létat naissant ou disparaissant, et qui nen est pas moins décisive : lautre de lAutre, chez Derrida, cest la trace décriture dun « autre » qui nest pas, qui nest plus lAutre majuscule, avec qui cependant il conserve une relation polémique ou différentielle.

Chez Sartre, lAutre porte le nom propre « Autrui » dans la grande section homonyme de lÊtre et le Néant, matrice de toute la discussion française sur la distance et lénigme de lautre homme, de lautre être qui nest pas moi (mais par qui je suis pour moi, ou plutôt en tant que « Pour-Soi »). Chez Lacan, on sait que lopposition entre lautre et lAutre est explicite, fondatrice de la théorie et de la clinique, qui opposent limaginaire et le symbolique. Les choses évoluent, cependant, ce qui montre la sensibilité de la question décriture. Alors que lautre est toujours imaginaire, lAutre, dabord purement symbolique, en vient à se distribuer entre les trois instances du symbolique, de limaginaire et du réel. Lobjet a, cest ce qui, dans lautre imaginaire, barrant laccès direct à lAutre, fixe lamour sur un objet fantasmatique, tenant lieu du désir de lAutre. Mais Lacan, semble-t-il, en est venu à inverser le sens de la thèse posant qu« il ny a pas dAutre de lAutre7 ».

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Chez Levinas, en tout cas dans Totalité et Infini, lAutre, de nouveau, cest Autrui, mais connotant laltérité radicale, transcendante, de celui qui mimpose une responsabilité à laquelle il ny a pas déchappatoire (puisquon peut résister à sa requête, transgresser par le meurtre le commandement quelle contient, mais non le méconnaître). La majuscule chez Levinas semble remplir une triple fonction : elle dresse lÉthique en face de lOntologie, dans une dignité égale et même supérieure, comme laltérité et lextériorité se dressent en face de lidentité et du Même (ou de la Totalité) ; elle marque léminence de lAutre, ce que Levinas appelle sa hauteur, paradoxalement combinée avec limmédiateté dune présence (sans « représentation ») ; enfin elle engendre une chaîne déquivalences entre les noms qui désignent linjonction éthique : lAutre, Autrui, le Visage, lÉtranger, lAbsent, lHôte et même, parfois, lOtage. Dans les trois cas (Sartre, Lacan, Levinas) lAutre est ce qui me fait face, ou plutôt ce qui fait face à « moi » (ego), au « moi » centré ou décentré, interpellé ou interpellateur, en se dérobant au statut dobjet (ou au contraire en se laissant capturer par lui). Chez deux au moins de ces auteurs (Lacan et Levinas), la distinction du petit a et du grand A a une connotation théologique8. Dieu, chez Lacan, est un substitut ou un Nom de lAutre – mais ce nest pas le seul (la Femme). Chez Levinas, cest plutôt lAutre qui est un nom de Dieu, ou qui nomme limprononçable, dont labsence se donne ou se présente pourtant à nous comme un impératif éthique.

Je poserai alors la question ainsi : que reste-t-il de lAutre une fois décapité ou décapitalisé ? Peut-on penser, écrire, à propos de lautre en philosophie, sans quinsiste toujours labsence ou le spectre de lAutre ? Mon objectif ici nest pas tant de trouver une réponse « théorique » à la question plutôt académique : quest-ce que laltérité pour Derrida, à la différence de Sartre, Lacan ou Levinas ? Mais plutôt de matérialiser à partir des textes la présomption suivante : chez Derrida lautre nest pas tant lautre du même (à qui il soppose, dont il se différencie au 28premier degré), ce quil est, bien sûr, que lautre de lAutre, lopposé de « lAutre », au second degré : en quelque sorte plus diversifié, mais aussi plus « neutre » (ni ceci, ni cela). Poussons encore dun cran : sil soppose au « même », cest en tant quil soppose à lAutre, parce que lAutre majuscule, capitalisé, est encore un nom et une figure du même, il nest que le même inversé ou rétabli par le biais de son « contraire ». Déposant en cours de route beaucoup de traces à lire et relire, jesquisserai un parcours entre deux formulations fondamentales mais problématiques susceptibles déclairer les enjeux de la différence décriture : « tout autre est tout autre », « la décision est toujours la décision de lautre ». Ce qui me conduira aussi à attribuer une importance particulière, plus quallégorique, à ce texte déjà cité dont le titre inscrit la différance même : « Abraham, lautre9 ».

Commençons
par « tout autre est tout autre ».

En examinant cette formule, il ne faut évidemment pas reculer devant la tautologie quelle comporte : dans les propositions tautologiques il y a toujours quelque chose de banal (stating the obvious) et quelque chose de violent qui attend de ressortir10. Nimporte quel autre est nimporte quel autre, laltérité se répète, se déplace ou se remplace à linfini… Mais surtout il y a un jeu de mots, ou mieux un jeu de syntaxe, dailleurs étrangement réversible, sur les deux valeurs de « tout », pris démonstrativement et adverbialement : « chaque autre » (nimporte quel autre) est « totalement » (absolument) autre ; et à lenvers : « absolument autre est nimporte quel autre » (cest-à-dire que laltérité ou létrangèreté 29absolue est portée, représentée par une singularité quelconque, toujours distincte dune autre)11.

Ladresse à Levinas, avec la violence quelle comporte, a été explicitée par Derrida. Voir, à nouveau, « Abraham, lautre » (notons quAbraham nest pas un petit enjeu entre Levinas et Derrida) : « “tout autre est tout autre”, ai-je un jour répondu à Levinas12 », avec les deux valeurs possibles de répondre en français, faible et forte. Soit : à la question de Levinas (qui est tout autre ?), jai répondu tautologiquement : « tout autre ». Soit : à la thèse de Levinas (Autrui, le Visage, lÉtranger, lAbsent, est (le) tout autre), jai opposé que « tout autre est tout autre », diminuant la hauteur. Avant de trancher, rétablissons le contexte :

Plus radicalement tu rompras avec un certain dogmatisme du lieu ou du lien (communautaire, national, étatique, religieux), plus tu seras fidèle à lexigence hyperbolique, démesurée, à lhybris peut-être dune responsabilité universelle et disproportionnée devant la singularité de tout autre (« tout autre est tout autre », ai-je un jour répondu à Levinas, et je dirai peut-être plus tard les enjeux peu maitrisables de cette formule peu traduisible et peut-être perverse). Je me parle alors13

Peut-être perverse ? En effet, que veut dire Derrida ? quil faut aller encore plus loin que Levinas dans sa conception de la responsabilité, mais toujours dans son sens ? ou quil faut dégager celle-ci de ce qui la contredit ou même la dénature (un « lieu » et un « lien ») ? Le « tout autre » en effet na besoin de nulle hauteur, et même il faut quil lélimine et la rabaisse, car il nest pas le privilège de lAutre qui est comme le nom de lInnommable comme tel, cest-à-dire de Dieu (ou du Dieu que les Juifs ont apporté au monde), même si (surtout si) cet Autre se manifeste à nous dans la figure et comme le visage dun autre ou dun prochain quelconque. Pourquoi, sinon parce que cet agrandissement impose en fait des limites, des conditions à laltérité ou à létrangèreté de lautre, et donc à ma « responsabilité », à ma capacité de lui répondre – limites ou conditions qui dériveraient de sa ressemblance ou de la ressemblance de son visage avec la face invisible, irreprésentable, de lAutre éminent ? Et 30disons même : dans ces conditions il nest pas certain que tout étranger soit lÉtranger comme tel, bien que ceci, pourtant, soit immédiatement exigible14. Diverses questions surgissent, liées à la ressemblance implicite venant limiter laltérité de lautre qui est « tout autre » et ainsi manifesterait la présence de lAutre dans son retrait : est-ce que lAutre peut être féminin ou « autre » sexuellement15 ? est-ce quil peut être un animal ou lAnimalité ? quel est le « visage » de lanimal ? est-ce quil mimpose une responsabilité ?

Éclairons, mais aussi compliquons le débat avec dautres références. Une section entière de Donner la mort porte en sous-titre la « petite phrase16 ». Jextrais quelques phrases, en remontant un peu en amont17. Toujours Abraham, Kierkegaard et Levinas :

Dieu est le tout autre, la figure ou le nom du tout autre, tout autre est tout autre. Cette formule dérange une certaine portée du discours kierkegaardien et le confirme à la fois dans la plus extrême de ses visées. Elle sous-entend que, en tant que tout autre, Dieu est partout où il y a du tout autre. Et comme chacun de nous, chaque autre, est infiniment autre [] ce qui se dit du rapport dAbraham à Dieu se dit de mon rapport sans rapport à tout autre comme tout autre [] Du coup, il ny a plus de généralité éthique qui ne soit déjà en proie au paradoxe dAbraham []. Ne jouons pas à retourner et à faire briller cette petite phrase (« tout autre est tout autre ») sous tous ses angles. Nous ne prêterions quune attention légère et amusée à cette singulière formule [] si dans le discret déplacement qui affecte la fonction de deux mots napparaissaient [] deux partitions vertigineusement différentes, voire, dans leur ressemblance inquiétante, incompatibles. Lune garde en réserve la possibilité de réserver la qualité du tout autre, autrement dit dinfiniment autre, à Dieu, à un seul autre en tout cas. Lautre partition attribue ou reconnaît cette infinie altérité du tout autre à tout autre : autrement dit à chacun, à chaque un, par exemple à chaque homme ou femme, voire à chaque vivant, humain ou non. Jusque dans la critique adressée à Kierkegaard [] la pensée de Levinas se tient dans le jeu [] entre le visage de Dieu et le visage de mon prochain, entre linfiniment autre comme Dieu et linfiniment autre comme lautre homme. Si chaque homme est tout autre, si chaque autre, ou tout autre, est tout autre, alors on ne peut plus distinguer entre une prétendue généralité de léthique 31[] et la foi qui se tourne vers Dieu seul []. Comme Levinas ne renonce pas non plus à distinguer entre laltérité infinie de Dieu et la « même » altérité infinie de chaque homme, ou dautrui en général, il ne peut pas non plus dire autre chose que Kierkegaard []. Mais de son côté, prenant en compte la singularité absolue, cest-à-dire laltérité absolue dans le rapport à lautre homme, Levinas ne peut plus distinguer entre laltérité infinie de Dieu et celle de chaque homme : son éthique est déjà religion. Dans les deux cas la frontière entre léthique et le religieux devient plus que problématique []. Cela vaut a fortiori de la chose politique ou juridique18

Tout ceci est dautant plus important quil fait suite à la discussion de ce qui distingue Levinas de Heidegger à propos de la mort, cest-à-dire de lalternative entre un discours pour qui la « possibilité de limpossible » (qui est aussi lautre en moi) réside dans la pensée et laffrontement de « ma propre mort », et celui pour qui elle réside dans la pensée et laffrontement de la « mort de lautre », ou même sil y a un sens à parler de « mourir pour lautre » au sens de « mourir à la place de lautre19 ». Le « paradoxe dAbraham », cest le double bind, la double contrainte quimposent la réunion de la singularité absolue et de la substituabilité absolue. Derrière la « petite phrase » se tient donc en réserve la redoutable question de la place où lextériorité, laltérité absolue, infinie, « réside », où elle « vient » et doù elle « provient », ce qui fait de lautre un arrivant absolu, donc un étranger.

Voici alors mon hypothèse de travail : lusage derridien de lautre sans majuscule, dont la performativité polémique est incorporée à la « petite phrase », est une multiplication ou démultiplication, impliquant à la fois réitération indéfinie et dissémination sémantique de « lautre ». Mais pour effectuer, à même lécriture philosophique saturée de références à lAutre comme modèle ou comme nom qui connote lAltérité en soi, donc lUn de lAltérité comme instance dinterpellation, de mise en demeure éthico-religieuse (plus encore, bien entendu, que comme concept ou comme idée), il faut soustraire la marque de cet Un qui est la capitale, « décapiter » lAutre. Ce qui se lira, in situ, dans le jeu des textes (non pas en soi ou hors-texte, bien sûr) comme : lautre est multiple, il est constamment altéré, transformé, méconnaissable dans les modalités de son être autre. Laltérité infinita infinitis modis se dissémine 32irréversiblement, elle némerge comme trace que là où on ne pouvait lattendre, par-delà les limites de toute imagination, nomination, recognition ou reconnaissance, et à cette condition seulement lêtre autre est « absolument autre ». En dautres termes il faut linventer, la trouver et linventorier hors de tout lieu et de toute schématisation préétablie (en particulier celle du Visage, qui par définition nomme une figure).

Ici je suis obligé de sauter un développement à inventer, pour une autre fois, entre cette problématisation de laltérité absolue et celle de la khôra cest-à-dire du « lieu sans lieu » dans lequel les places ne sont pas figurées ou figurables. Ce qui les relie, ce nest pas une problématique de lautrement quêtre (même si elle est présupposée), cest, pourrait-on dire, une problématique de lautrement quautre, une mise en abyme de laltérité, toujours autre et ailleurs que là où habite lautre que nous reconnaissons. En décapitant ou décapitalisant lAutre, Derrida dun même geste déconstruit la hauteur (ou si lon veut la verticalité, la transcendance) et ouvre la porte à une différenciation supplémentaire, à une différance de lautre par rapport à lui-même. « Tout autre est tout autre » en vient à signifier : toute altérité nouvelle, différente, sera nécessairement tout autre que celles qui sont connues et respectées comme telles, elle sera « tout autre que tout autre », et donc, historiquement, autre que tout Autre essentialisé. Ce quen termes derridiens on exprimera encore en disant que lénonciation de laltérité est indissociable dune errance, voire doit être absolument « erratique ». De ceci découlent des conséquences décisives : premièrement la neutralisation de tout schème de reconnaissance de laltérité, quil soit philosophique, éthique ou politique, à commencer par la série des oppositions métaphysiques entre le Même et lAutre, lUn et le Multiple, le Soi et Autrui, lIntérieur et lExtérieur, etc. (en langage kantien : les grandes « amphibologies » de la raison philosophique) ; et deuxièmement limpossibilité de systématiser et de ranger sous des types les altérités ou les modalités de laltérité. On comprend pourquoi J.L. Nancy a parlé à propos de Derrida dune « philosophie de lhétérogène en général », et pourquoi Vattimo parle dune « hétérologie » fondamentale, qui dériverait de Levinas pour autant quon sinterdit de « sauter » dans lAbsolu et dans lInfini (ce qui, observons-le, change tout…)20.

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Und dennoch… Et pourtant nest-il pas indispensable, pour comprendre quels sont les enjeux de cette polémique latente, de tenter quelque chose comme une typologie fictive – une « typologie sous rature » – ou simplement de proposer sur le mode du comme si un parcours des altérités qui en souligne au fur et à mesure les différences, cest-à-dire qui donne suffisamment de forme ou de figure à lautre de lautre pour nous préserver de la gigantesque tautologie de lautre (another is another is another) qui fait penser à la « nuit » hégélienne où toutes les altérités sont noires, guettant inévitablement la répétition, lusage réitéré de formules telles que « la responsabilité de lautre », « la décision de lautre », « laccueil de lautre » ou lhospitalité envers tout arrivant : par une terrible ironie, linvention dautant de nominations ne serait quune façon de dire le même, soit quil sagisse de différence sexuelle, damitié et dhostilité, de cruauté et danimalité, etc. Ce qui serait dautant plus désastreux quà mon avis la pratique phénoménologique de Derrida ne consiste pas seulement, négativement, dans le fait de souligner la différance de laltérité par rapport à tout schème unitaire, mais aussi à décrire la contamination de chaque autre par tout autre, en particulier via les systèmes des métaphores quelles se partagent, ou de la textualité métonymique ouverte quelles constituent à elles-toutes.

Esquisser une telle typologie sous rature est aussi une façon dexplorer la façon dont Derrida a déployé la signification de certains quasi-transcendantaux (ou de certaines pseudo-catégories pseudo-transcendantales), comme la neutralité venue de Blanchot (autrement dit lensemble des voies par où une voix moyenne entre lactif et le passif surgit pour nous mettre en « rapport sans rapport » avec laltérité qui, dès lors quelle est tout autre, ne peut être simplement localisée au-dehors du soi, en « face » de lui). Ou encore la spectralité, comme ce qui nest ni mort ni vivant, cette « présence » résiduelle, reste ou anticipation de la mort au sein de la vie, ou « survie », continuation de la vie au sein de la mort – incluant le genre très particulier de « mort » quest lécriture, linscription des noms et des concepts affectant le tracé des différences – ce qui nest pas du tout une eschatologie ou une métaphysique de la mort, ou du moins ne lest que sous rature.

En pleine conscience de larbitraire et du simplisme de mon énumération, je voudrais désigner trois types ou plutôt trois modes daltérité et daltération qui se distinguent et se contaminent « spectralement » : 34disons lanimalité ou la bestialité, le sexe et la différence « sexuelle », et létrangeté de létranger ou « étrangèreté ». On sait bien quil faudrait à chaque fois de longues discussions, de longues relectures, car à ces thèmes ou questions Derrida revenant incessamment sur ses traces a consacré de multiples textes, beaux et difficiles. Je vais couper affreusement court.

Animal, animaux, animots

Tout « commence » sans commencer avec la critique du « carno-phallogocentrisme » et tout « finit » (sans fin) avec la déconstruction de la souveraineté pour autant que, dans la religion comme dans le mythe et la politique, elle repose sur la figure du « monstre » par excellence, cest-à-dire de lanalogie entre la surhumanité du souverain et la sous-humanité de la bête. Il en ressort que les racines de lhumanisme ne doivent pas être cherchées seulement – comme la cru toute une tradition critique – dans la « traduction » ou transposition anthropologique et anthropocentrique des représentations ontothéologiques du pouvoir, mais aussi dans lidée dune ligne de démarcation entre lanimalité comme telle et lhumanité comme telle, telle que la présuppose en particulier lidée du sacrifice : ligne à la fois essentielle (ou essentialisante) et introuvable, constamment déniée dans son affirmation. Cest ce qui conduit à identifier lanthropocentrisme invétéré des « humanismes » de Heidegger et de Levinas.

Déjà dans « Violence et Métaphysique », on lit :

Pour Heidegger, cest donc la métaphysique [] qui reste clôture de la totalité et qui ne transcende létant que vers létant (supérieur) ou vers la totalité [] de létant. Cette métaphysique serait essentiellement liée à un humanisme ne se demandant jamais « en quelle manière lessence de lhomme appartient à la vérité de lêtre » [] Or ce que nous propose Levinas, cest bien à la fois un humanisme et une métaphysique. Il sagit, par la voie royale de léthique, daccéder à létant suprême [] comme autre. Et cet étant est lhomme, déterminé dans son essence dhomme, comme visage, à partir de sa ressemblance avec Dieu [] « Peut-être lhomme seul est substance et cest pour cela quil est visage » (Levinas). Certes. Mais cest lanalogie du visage avec la face de 35Dieu qui, de la façon la plus classique, distingue lhomme de lanimal et détermine sa substantialité : « Autrui ressemble à Dieu21 »…

Ici donc Heidegger sert à déconstruire Levinas. Mais par exemple dans « Il faut bien manger, ou le calcul du sujet » :

En insistant sur le comme tel je désigne de loin linévitable retour dune distinction dogmatique entre le rapport à soi humain, cest-à-dire dun étant capable de conscience, de langage, dun rapport à la mort comme telle, etc., et un rapport à soi non-humain, incapable du comme tel phénoménologique [] Jamais la distinction entre lanimal [] et lhomme na été aussi radicale ni aussi rigoureuse dans la tradition philosophique occidentale, que chez Heidegger. Lanimal ne sera jamais ni sujet ni Dasein. Il na pas non plus dinconscient (Freud) ni de rapport à lautre comme autre, pas plus quil ny a de visage animal (Levinas) [] A-t-on une responsabilité à légard du vivant en général ? La réponse est toujours non, et la question est formée, posée de telle façon que la réponse soit nécessairement « non » dans tout le discours canonisé ou hégémonique des métaphysiques ou des religions occidentales, y compris dans les formes les plus originales quil peut prendre aujourdhui, par exemple chez Heidegger ou Levinas. Je ne rappelle pas cela pour aller au secours dun végétarianisme, de lécologisme ou des sociétés protectrices des animaux – ce que je pourrais aussi vouloir faire []. Je voudrais surtout mettre en lumière [] la structure sacrificielle des discours auxquels je suis en train de me référer []. Le « Tu ne tueras point » [] na jamais été entendu dans la tradition judéo-chrétienne ni apparemment par Levinas comme un « Tu ne mettras pas à mort le vivant en général » []. Lautre, tel quil se laisse penser selon limpératif de la transcendance éthique, cest bien lautre homme, lhomme comme autre, lautre comme homme. Humanisme de lautre homme22

Lhomme nest donc pas lotage de lanimal. Et inversement : les animaux ou animots, dans leur multiplicité irréductible à un type unique et à une différence unique qui est le « manque » dhumanité, ne sont pas les « otages » des humains pour une telle éthique qui trahit du même coup les limites internes de son universalité.

Faut-il alors aller vers un « antihumanisme de lautre non-humain » qui impliquerait aussi celui de « lautre homme », mais comme un « cas particulier » ? Il y a semble-t-il comme un double bind entre la problématique de la séparation nature/culture et celle dune sorte de panthéisme, également métaphysiques. Mais si la question est tellement importante, 36éthiquement et politiquement, cest bien sûr à cause deux, les animaux avec qui nous sommes en « rapport sans rapport » de violence, de sacrifice, de consommation, de domination ou de familiarité, mais cest aussi à cause de nous, « ces animaux que donc nous sommes ». Ayant établi, contre la tradition qui court dAristote à Heidegger, que « les animaux meurent aussi » (ou que la mort est pour les animaux, ni plus ni moins quelle est pour lhomme), Derrida entreprend de montrer que la violence de lexclusion de lanimalité hors de lhumanité est le secret du « non-rapport » de domination. Écart décisif, ici, par rapport à la « dialectique Maître-Esclave » qui a longtemps dominé (y compris chez Marx) la pensée de la domination et servi à en « civiliser » la cruauté. Dominer, cest réduire au silence ou à lincapacité de parler, pour ce que parler « veut dire ». Dominer cest brutaliser au sens strict. Dominer, cest éliminer et exterminer. Quand le sujet assujetti à son souverain (ou prétendu tel) est torturé et éliminé, ce nest pas un esclave qui souffre et meurt, cest plutôt lanimal dans le sujet, et dans lesclave lui-même. Mais « lanimal » est encore une essence métaphysique, symétrique de lessence humaine. Il y a tant danimalités différentes. Sans doute (mais nous nen savons rien, puisquils ne « répondent » pas, du moins pas verbalement) les animaux ou animots souffrent-ils et meurent-ils dune infinité de manières différentes, aussi différentes entre elles que la nôtre est différente de la leur…

Lanimalité des animaux apparaît alors comme une métaphore générale de la différence entre les altérités précisément déniée par la métaphysique humaniste, et inversement : au moyen de cette dénégation de la différence qui veut que tous les animaux soient les mêmes au regard de lAnimalité en soi, le sujet Humain se procure une essence unique (et éminente) : celle que justement il va projeter sur lAutre pour lui conférer la figure dun Autrui ou dun Grand Autre.

Sexe

Cest Geschlecht, ce mot allemand intraduisible en français (comme la plupart des substantifs génériques en Ge- : Gewalt, Gefühl, Gemein…) en raison de la dispersion incroyable des équivalents que nous lui assignons suivant les contextes : sexe, genre, espèce… Ce qui nous importe ici, cest que la différance interne du Geschlecht, en dépit de vieilles symétries et de permanentes contaminations (relevant typiquement du phallogocentrisme) entre les figures du Féminin ou de la Femellité dune part, celles 37de lAnimalité et de la Bestialité dautre part, est très profondément différente de ce que nous venons dexaminer. Derrida ne la configure pas du tout de la même façon, et surtout il nécrit pas sur la sexualité comme il écrit sur lanimalité.

Je prendrai comme indice le fait que Derrida na jamais – à ma connaissance – appliqué à la féminité la tournure autoréférentielle du « Je suis », ni les problématisations de lidentité quelle autorise. Il y a « lanimal que donc je suis », il y a aussi « je suis le dernier des Juifs », « je suis lotage universel ». Mais il ny a pas « la femme que je suis23… » Dans son rapport à la psychanalyse, qui court tout au long de son œuvre – là encore sauf erreur de ma part – il ny pas de réflexion même déconstructive sur la bisexualité avec laquelle Freud na cessé de se débattre, en cherchant à en localiser le point dinscription dans linconscient ou dans la pulsion. En revanche deux traits de rhétorique sont frappants :

1. Quand lécriture de Derrida devient dialogique – plus précisément quand, suivant lexemple de Blanchot et surtout sadressant à lui, il inscrit dans son texte la métaphore dun dialogue « neutre » ou indéterminé en ce sens que les voix sont toujours anonymes, quelconques, il finit aussi par sexualiser ou « genrer » le texte. Dans un essai antérieur jai décrit la façon dont la marque du genre (et, par ce biais, du sexe) est différée dans La carte postale. Différer, cest une façon de mettre en scène24.

2. Quand Derrida critique lambivalence de lidentification proposée par Levinas entre la Femme ou le Féminin et, de proche en proche, le sujet-objet de la caresse, puis le réceptacle mi-naturel mi-théologique de lhospitalité, la « place » où elle sexerce en tant que lhospitalité implique la relation dun hôte qui, fondamentalement, 38est une hôtesse à une demeure (et la demeure est essentiellement féminine, ou la femme est la gardienne de la demeure, chargée de louvrir et dy accueillir lhôte), il se sert dune forme rhétorique extrêmement provocante. Voir dans Psyché. Inventions de lautre le texte sur Levinas et adressé à lui « En ce moment même en ce lieu me voici ». Il construit une équivalence entre le nom divin de Levinas (puisquEmmanuel Levinas cest E.L. ou El, Ille, donc Dieu) et la féminité latente quon entend par homophonie : Elle.

Mais tout ceci, quel quen soit lintérêt, risque de nous égarer parce que la pointe des analyses de Derrida (à mon avis) ne concerne par laltérité du Féminin (ou de la Femme), thème complètement phallocentrique (comme on le voit bien chez Lacan, dans la thématique du « pas tout » qui permet dinscrire léquivalence de lAutre et de L/a Femme, ou de lessence « barrée » du Féminin)25. Ce qui intéresse surtout Derrida, cest justement le Geschlecht comme notion « amphibologique », et ici la démonstration cruciale est dans lessai du même nom critiquant Heidegger, sous-titré « différence sexuelle, différence ontologique26 ». Le Geschlecht est une différence qui excède ou subvertit la « neutralité » du Dasein, donc lidée de son universalité communiquant encore et toujours, obscurément, avec lesprit. Derrida sappuie sur une notation de Heidegger lui-même, dans une sorte de lecture symptomale, pour montrer quil y a un concept radical de la différence sexuelle qui ne relève ni de la complémentarité ni de la binarité, ni même dune multiplicité dénombrable : cest donc quelque chose comme la variabilité indéfinie des sexualités en tant quelle affecte en retour la notion même du sexe, qui doit être considérée comme une caractéristique « ontologique », ou comme ce qui précède toujours les considérations ontologiques elles-mêmes. Ici peut-être la complicité entre la pratique de lécriture et la reconnaissance de la différence est à son maximum, puisquon peut en déduire que toute sexualité est écrite, un fait décriture (en particulier littéraire), mais aussi que toute écriture est toujours déjà soumise à la « loi du genre ». À travers la critique de lidée de « fraternité » qui occupe une place centrale dans Politiques de lamitié, et peut-être en ayant à lesprit le voisinage très étroit de cette notion 39avec luniversalisme linguistique « exclusif » si puissant dans la tradition républicaine française à laquelle sattaque en particulier Monolinguisme de lautre, on arrive au troisième mode daltérité :

Létrangèreté

Comment « couvrir » ce thème ? En un sens évidemment il est coextensif à toute la question de lautre : lautre est toujours un étranger. Être (un) autre, y compris sous la forme de lautre que soi-même, donc « non identique à soi », clivé ou divisé en soi, cest être étrange, un étrange étranger, ce que traduit le mot allemand unheimlich, dont Derrida remarque à loccasion quil est commun à Freud et à Heidegger.

Certes. Et pourtant il me semble que de moins en moins, à mesure quil explore en particulier les thématiques de lhospitalité et du cosmopolitisme, Derrida a été tenté dignorer la spécificité quon peut dire « empirique » (si on entend par là quelle soppose au transcendantal) de la condition détranger (ou de létrangèreté), cest-à-dire les déterminations historiques, linguistiques, juridiques et institutionnelles, qui font que dautres, des autres, apparaissent ou « arrivent » en tant quétrangers, comme « tout autres ». Il y a là toute une grande phénoménologie (aussi une dialectique) de la nation, de la loi, de lidiome, de la violence étatique, de linternationalisme, dont jextrais seulement deux thèmes, allusivement (qui sont dailleurs bien connus). Ce que je voudrais, cest indiquer comment la question de létrangèreté peut recouper tous les discours sur lautre sans jamais les unifier (donc en évitant léquation : Autrui cest lEtranger, si prestigieuses que soient ses références bibliques).

Dabord je dirai quil y a lambivalence, le caractère éthiquement et politiquement indécidable de létranger, tel que lexprime la transformation de « hospitalité » en « hostipitalité » (inspirée par les analyses de Benveniste) où sinscrit la crase, étymologiquement justifiée, de hostis et de hospes, racine « à sens opposés » comparable à Gift/gift, donc pharmakon dans le champ des institutions et de la politique. Cest dans la forme ambivalente de la relation ami/ennemi, ou dans lindécidable articulation de lamitié et de lhostilité que la politique pénètre dans léthique (ou que « lautre » de léthique se politise irrémédiablement). Nous savons par Politiques de lamitié que Derrida ne lit pas tant cette articulation avec Schmitt, même sil lui consacre une longue discussion, quil ne la lit avec Nietzsche, ou si lon veut Nietzsche après Schmitt :

40

Und vielleicht kommt jedem auch einmal die freudigere Stunde, wo er sagt : « Freunde, es gibt keine Freunde ! », so rief der sterbende Weise ; « Feinde, es gibt keinen Feind ! » – ruf ich, der lebende Tor27.

Car lennemi nest pas tant celui quil sagit de combattre et de mettre à distance, pour se mesurer à lui, que celui dont il sagit de retrouver en soi-même la dé-mesure. Dans lune de ses dernières interviews28 Derrida a déclaré : « je suis en guerre contre moi-même », autrement dit je suis moi-même mon propre ennemi, je suis pour moi-même un autre dangereux et hostile, étrangement familier. Cette phrase est nietzschéenne, elle nest évidemment pas schmittienne. Schmitt pense tout à fait dans la logique de lidentité, celle du ou bien, ou bien.

Ensuite je dirai quil y a lexpropriation, ou plutôt lexappropriation qui forme la clé de toutes les énonciations de soi chez Derrida, de la forme « Je suis le dernier des Juifs », avec son indécidabilité propre : le dernier qui soit encore Juif, le pire ou le moins Juif de tous ceux qui sont ou se nomment juifs. Ces énonciations sont outrageusement narcissiques, ou plutôt elles le seraient si ne perçait une ironie autodestructrice. Leur fondement théorique réside dans lanalyse de la relation que chacun entretient avec son idiome ou langage maternel : « Je nai quune langue et ce nest pas la mienne ». Dun côté donc « il ny a pas de langue maternelle », keine Muttersprache au sein de laquelle on demeurerait pour toujours « chez soi », comme semble lavoir cru Hannah Arendt (ou comme Derrida pense quelle la cru), de lautre il y a ce double bind de notre relation à lidiome : inséparabilité absolue – si quelquun a cru que nous sommes « construits » comme sujets par un langage ou une écriture dont nous héritons, qui nous institue comme « héritiers », cest bien Derrida – mais aussi inadéquation radicale : car aucun sujet ne « maîtrise » la langue ni ne se lapproprie, ne lidentifie et ne sy identifie suffisamment pour compenser labsence des autres langues quelle ignore ou quelle refoule, mais quelle présuppose. Cest Babel, ou plutôt cest sa limite, puisque la traduction « impossible » de lintraduisible constitue précisément la forme privilégiée de lhospitalité, de laccueil de létranger, 41en déconstruisant lillusion meurtrière dune appartenance exclusive, tout en manifestant ce que chaque idiome a pour lui-même détrange.

Ceci nous permet peut-être den venir, pour conclure, à lautre phrase, ou plutôt à lautre série de phrases répétées énonçant que « la décision est toujours [la] décision de lautre. » Ainsi Politiques de lamitié :

Faudrait-il se montrer hospitalier pour limpossible même, à savoir ce que le bon sens de toute philosophie ne peut quexclure comme la folie ou le non-sens, à savoir une décision passive, une décision originairement affectée ? [] La décision passive condition de lévénement, cest toujours en moi, structurellement, une autre décision, une décision déchirante comme décision de lautre. De lautre absolu en moi, de lautre comme labsolu qui décide de moi en moi []. Je décide, je me décide, et souverainement, cela voudrait dire : lautre de moi, lautre-moi comme autre et autre de moi, fait ou fais exception du même. Norme supposée de toute décision, cette exception normale nexonère daucune responsabilité. Responsable de moi devant lautre, je suis dabord et aussi responsable de lautre devant lautre29

Cette formule – la décision est toujours décision de lautre – forme la contrepartie du « tout autre est toute autre », et il faut essayer de les combiner même si, à ma connaissance, Derrida ne les emploie pas ensemble, à la même place. Cela donne quelque chose du genre : la décision – toute décision qui en est une, si ceci existe, si cest possible : mais si cest limpossible, on retrouvera précisément la question dune possibilité de limpossible – est la décision de lautre : non lautre « relatif », contingent, mais le tout autre. Or nous savons que « tout autre », nimporte lequel, est « tout autre », radicalement autre. La décision dont il sagit ici nest donc pas celle dun « souverain » unique en son genre, conscient ou inconscient, cest celle dun quelconque. On a ici la clé de la façon hyperbolique dont Derrida généralise lidée de « responsabilité », instituant en quelque sorte – si lon reprend lexpression de Bataille quil avait commentée dans ses débuts – une responsabilité « sans réserve » ; comme la dépense est sans réserve, cest-à-dire sans conditions, limites, assurances ou dépôt de garantie.

Mon objectif nest pas dévaluer ou de juger ce discours mais, là encore, de souligner les clés dinterprétation que procure lidiome. Derrida écrit qu« une décision est inconsciente en somme, si insensé que cela paraisse, elle comporte linconscient et reste pourtant responsable. Et nous déployons ainsi la conséquence classique, inéluctable, imperturbable, dun concept 42classique de la décision. Cest cet acte de lacte que nous tentons de penser ici : “passif”, livré à lautre, suspendu au battement du cœur de lautre30… ». Une telle passivité très paradoxale doit donc être au-delà de lactivité, ou si lon veut doit venir en supplément de lêtre actif, non en soustraction, et lautre auquel elle se réfère (autre de la décision) nest ni un « moi » (illusoirement, fantasmatiquement) souverain, ni une « structure » ou une « détermination » qui agirait à ma place. Ou plutôt si, « ce » qui agit agit bien à ma place, mais au sens : la « place » où il agit/décide, cest « ma place », cest-à-dire que cest moi. Nous ne devrions donc pas comprendre que lorigine ou le secret de la décision « réside » dans linconscient, ou devrait être déplacé de ce lieu éthico-juridico-politique quest le sujet conscient ou conscient de soi, qui énonce performativement : « je décide que », vers cet autre lieu ou cette autre scène où réside le « sujet de linconscient », à la façon dont Lacan interprète le Wo Es war, soll Ich werden freudien (je pense et je décide où je ne suis pas, au « lieu de lAutre », ce lieu qui est commandé, ordonné, structuré par le désir de lAutre). Plutôt, nous devrions penser quil faut repartir de lhétéronomie de toute décision et de la « réponse » ou « responsabilité » quelle enveloppe, pour discuter de ce quon appelle « inconscient ».

Mais attachons-nous encore aux mots eux-mêmes : « décision de lautre », « responsabilité de lautre », entendus comme décision ou responsabilité du et de « tout autre » (des ganz anderen et von jedem anderen), ce sont des formules qui contiennent une double contrainte grammaticale, inhérente à la double fonction et au double usage du génitif en français et plus généralement dans les langues « indo-européennes31 » : « décision de lautre », en vertu de la double fonction dite « subjective » et « objective » du génitif, connote à la fois lautre décide (cest toujours lautre qui décide, même en moi32) et je décide lautre, voire je décide 43qui est lautre, quel est lautre (voire : sur qui est lautre ; comme chez Schmitt le souverain décide « sur létat dexception », ce qui revient en particulier à décider « qui est lennemi »). Ce qui, chez Derrida, ne signifiera pas que je prends des décisions pour quelquun dautre, sur son sort, mais plutôt que je décide – si je décide, sil y a quelque chose comme la décision et des décisions – quelque chose qui est tout autre, radicalement autre : en dautres termes qui nest pas anticipé ou calculé, que ce soit dans ma représentation ou dans ma conscience, ou dans un « projet » que jaurais formé au préalable. En dautres termes si je décide jinvente. Mais inventer dans un sens radical ce nest pas être « actif » comme est actif le Créateur de limage ontothéologique, même et surtout ramené à la mesure humaine de lartiste, ou du « politique » fondateur, etc. Cest actualiser cette « passivité » qui est lacte de lacte : avoir été dans lattente ou laccueil dun « arrivant » et dune « arrivée », larrivée de lautre imprévu et imprévisible. Cest ce que Derrida appelle « messianique » ou messianicité sans (le) messie. Compliqué, parce quévidemment dans leschatologie monothéiste, le Messie est un nom emblématique pour larrivant imprévu, létranger qui « sintroduira comme un voleur »…

Notons lanalogie et peut-être la synonymie de toutes ces formules : invention de lautre, attente de lautre, arrivée de lautre, décision de lautre, langue de lautre (et même monolinguisme de lautre). Toutes comportent le même jeu sur le double génitif, la conversion implicite qui fait passer dune décapitation de lAutre dirigée contre tous les noms métaphysiques dAutrui ou de lAltérité à une énonciation messianique, voire eschatologique, qui ne perdrait pas les bénéfices de la déconstruction, et qui, donc, préviendrait, entre autres choses, toute écriture du type « Je suis lAutre ». Seule, peut-être, pourrait se glisser la phrase de Rimbaud : « Je est un autre », que tous les philosophes français modernes ont variée chacun à sa façon. De cette façon peut-être on peut entendre lénonciation prise à Kafka : « Je pourrais, pour moi, penser un autre Abraham » : Ich könnte mir einen anderen Abraham denken, et plus loin : aber ein anderer Abraham, que Derrida « force » pour lui faire dire : « mais encore un autre Abraham », et ainsi de suite, indéfiniment : si jamais je suis tenté de me penser moi-même comme un autre Abraham, ou comme lautre de ce Grand Autre quest éminemment Abraham – figure singulière, archi-historique, ancestrale, mais aussi nom générique de tous les Abrahams et de tous les Ibrahims (comme 44lexpose Gil Anidjar)33 –, je suis pourtant encore autre que lautre de cet Autre. Je narrêterai pas la dissémination. Telle est la « décision de lautre ». Tout ce que je peux faire, et ce nest pas rien, cest den exercer la responsabilité.

Mais où ? comment ? Il faut ici, pour refermer la question, cest-à-dire louvrir, réintroduire le « tout autre est tout autre » dans la décision de lautre. Si elle doit être la décision du tout autre (au sens « objectif » et « subjectif » du génitif), il faut quelle soit la décision de tout autre, de nimporte quel autre. Ce qui veut dire : de nimporte quel arrivant inattendu, mais aussi dune réelle multiplicité dautres « déterminés », cest-à-dire singularisés, qui ne sont pas les « images » les uns des autres parce quils ne sont pas limage dun Autre archétypique, dans leur ouverture ou leur indétermination même : par exemple des animaux, des sexes ou des genres, des étrangers ou des étrangetés. Et dautres encore autres. Et je dirai que cest cette détermination multiple de lindétermination quelconque quon pourrait appeler la condition politique de léthique (ou de la justice) inconditionnée (« sans condition ») chez Derrida. Car seule la politique, en nous assaillant par surprise, nous donne cette multiplicité. La politique est donc essentielle à léthique – ou si lon veut léthique ne saurait ni être ni être pensée hors de la politique, bien que la politique lui reste irrémédiablement extérieure, cest-à-dire quelle lui arrive non par la porte étroite, mais par la petite lettre, le petit a. La politique est ce qui altère incessamment léthique, donc ce qui laffecte à chaque instant de différance, et ainsi lempêche de redevenir métaphysique, pour ne pas dire religion.

Étienne Balibar

Professeur émérite,
Université de Paris-Ouest

Anniversary Chair
in Modern European Philosophy, Kingston University London

1 J. Derrida, « La différance », in Marges de la philosophie, paris, Minuit, 1972, p. 3.

2 J. Derrida, Donner la mort, Paris, Galilée, 1999, p. 82.

3 J. Derrida, « Violence et métaphysique », in LÉcriture et la Différence, Paris, Seuil, 1967, p. 154.

4 Je transcris ici et incorpore à mon exposé une remarque proposée pendant la discussion de celui-ci par Egidius Berns, qui aide grandement, me semble-t-il, à en expliciter le ressort.

5 J. Derrida, Le dernier des Juifs, Paris Galilée, 2014, p. 107.

6 Ici Derrida ne cite quun texte, celui de Emmanuel Levinas, La trace de lautre, publié en septembre 1963 et repris dans le recueil En découvrant lexistence avec Husserl et Heidegger. La majuscule se réintroduit dans linterprétation quen donne Stéphane Mosès dans son article « Emmanuel Levinas » du Dictionnaire déthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 2004 : « De lilléité, cest-à-dire de ce qui est toujours absent, on ne peut parler quau passé. En ce sens, laltérité de lautre ne se révèle à nous que comme quelque chose qui, toujours a déjà passé, cest-à-dire comme une trace. La trace de lautre, cest ce qui reste pour nous de son absence : absence que rien ne peut venir rattraper, parce quelle renvoie à un au-delà du visage, à une extériorité absolue. La trace, dit Levinas, nest pas leffet dune cause (comme la fumée est leffet du feu), mais un signe, certes très particulier, puisquil ne renvoie à aucune signification positive, mais seulement à une absence. Dans son sens le plus absolu, la trace de lAutre fait allusion, chez Levinas, à la trace de Dieu, qui nest jamais là. Ici, comme dans le fameux passage du chapitre 33 de lExode, Dieu ne se révèle que par sa trace. De ce point de vue, laltérité absolue dautrui, conçue comme absence, correspondrait à la trace de Dieu en lhomme. »

7 Cf. Jacques-Alain Miller, « lAutre sans Autre » : « Lacan a donné à la formule “il ny a pas dAutre de lAutre” la valeur dune révélation, dun secret, parce quil y avait là une proposition – “il ny a pas dAutre de lAutre” – quil avait lui-même méconnue. Cette proposition est dans son enseignement un moment de bascule. Je ne crois pas que cest lenthousiasme davoir achevé ce travail qui me fait dire que cest un mouvement de bascule tout à fait décisif pour la suite de son enseignement. Lacan enseignait dabord le contraire. Il lui a fallu penser contre lui-même pour formuler “il ny a pas dAutre de lAutre” ». http://www.kring-nls.org/files/miller_-_lautre_sans_autre.pdf. Voir aussi Jacques-Alain Miller : « Une réflexion sur lŒdipe et son au-delà » : « Pour savoir ce quest lAutre de lAutre, il suffit de lire le Séminaire, qui précède celui-ci, ainsi que la fin de la “Question préliminaire”. LAutre de lAutre est une catégorie que Lacan a lui-même forgée, et quil utilise dans les temps qui précèdent le Séminaire vi. Il lutilise comme équivalente au Nom-du-Père, il lutilise comme signifiant de la loi, inscrit dans le langage. À partir de la distinction quil introduit entre lAutre de la loi et lAutre du langage, on a la position de lAutre de lAutre : lAutre de la loi étant lAutre de lAutre du langage. Et le grand secret qui apparaît à Lacan – le premier – à partir dHamlet, cest précisément quil ny a pas dAutre de lAutre, à savoir que lAutre est troué, inconsistant. Et, donc, il fait sauter le bouchon du Nom-du-Père. Et ceci est reporté, cest très clair, sur le graphe de Lacan » (http://www.amp-nls.org/page/fr/171/le-congrs-de-gand-2014/0/1187).

8 La comparaison entre Lacan et Levinas a été tentée, en particulier, par Kenneth Reinhard : « Kant with Sade, Lacan with Levinas », in MLN 110.4 (1995) 785-808 (The Johns Hopkins University Press).

9 Ce texte a été publié pour la première fois dans le volume collectif Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly (dir.), Judéités. Questions pour Jacques Derrida, Paris, Galilée, 2003. Le titre est alors inscrit uniformément en capitales, ce qui efface la différence : « ABRAHAM, LAUTRE ». Il est réédité en 2014 par Jean-Luc Nancy dans le volume Le dernier des Juifs, (Paris, Galilée) en rétablissant la graphie différentielle : « Abraham, lautre », inspirée dun passage de Kafka.

10 Cf. Stanislas Breton, « Dieu est dieu. Essai sur la violence des propositions tautologiques », in Philosophie Buissonnière, Grenoble, Millon, 1989.

11 Avec Egidius Berns, remarquons ici que la différence de genre, dans les langues germaniques, explicite le jeu de mots si on la « suppose » dans la phrase française : « chaque autre » cest jeder andere, « absolument autre » cest das ganz andere.

12 J. Derrida, Le dernier des Juifs, op. cit., p. 89.

13 Ibid.

14 Comme le fait remarquer Judith Butler en discutant Levinas dans Parting Ways : Jewishness and the Critique of Zionism, Columbia University Press, 2012 ; trad. fr. Vers la cohabitation. Judéité et critique du sionisme, Paris, Fayard, 2013.

15 H. de Balzac : « pension bourgeoise des deux sexes et autres » (la « Pension Vauquer » dans Le Père Goriot).

16 J. Derrida, Donner la mort, op. cit., p. 114 sq.

17 Ibid., p. 110 sq.

18 Ibid., p. 117.

19 Ibid., p. 66.

20 Jean-Luc Nancy prononce cette formule dans le film de Safaa Fathy, Dailleurs, Derrida (Gianni Vattimo, « Historicidad y diferencia. En torno al mesianismo de Jacques Derrida », Solar (Lima), 2.2 (2006), 123-137).

21 J. Derrida, LÉcriture et la Différence, op. cit., p. 209-210.

22 J. Derrida, Points de suspension, Paris, Galilée, 1992, p. 283-293.

23 Je laisse subsister cette affirmation bien que, peut-être, elle soit erronée. Dans larticle « Féminisme » de lEncyclopaedia Universalis, Françoise Collin écrit à propos de Derrida : « Sil qualifie de “féminine” cette position dindécidabilité des frontières sexuées, cest en un sens métaphorique []. Ainsi nhésite-t-il pas à affirmer – reprenant une citation de Maurice Blanchot : “je suis une femme”, la position spéculative tenant lieu, à moindres frais, de la révolution socio-politique… » (http://www.universalis.fr/encyclopedie/feminisme-les-theories/). La référence implicite est à J. Derrida, « La loi du genre », in Parages, Paris, Galilée, 1986. Mais la formule exacte paraphrasant Blanchot nest pas « je suis une femme », cest « je suis femme », et la voix quelle fait entendre nest pas celle de lauteur du livre, mais celle du « je » de lénonciation dont Derrida, ici, commente lambiguïté.

24 E. Balibar, « De la certitude sensible à la loi du genre : Hegel, Benveniste, Derrida », reproduit dans Citoyen Sujet et autres essais danthropologie philosophique, Paris, PUF, 2011.

25 Cf. J. Lacan, Le séminaire. Livre XX, Encore : 1972-1973, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Éd. du Seuil, 1993.

26 J. Derrida, « Geschlecht I. Différence sexuelle, différence ontologique », dans Heidegger et la question. De lesprit et autres essais, Paris, Champs-Flammarion, 1990.

27 Derrida cite en allemand et donne la traduction suivante (daprès Nietzsche, Humain, trop humain. Un livre pour les esprits libres, in Œuvres philosophiques complètes, III, traduction R. Rovini revue par M.B. de Launay, Gallimard 1988, p. 243) : « Peut-être alors lheure de joie viendra-t-elle aussi où chacun dira : “Amis, il ny a point damis !”, sécriait le sage mourant ; “Ennemis, il ny a point dennemi !” sécrie le fou vivant que je suis. »

28 J. Derrida, « Je suis en guerre contre moi-même », Le Monde, 18 août 2004.

29 J. Derrida, Politiques de lamitié, Paris, Galilée, 1994, p. 87-88.

30 J. Derrida, Politiques de lamitié, op. cit., p. 88. Je pense que « acte de lacte », copié sur « Wesen des Wesens » et sur « noèsis noèseôs », rend le sens de energeia.

31 Je suis moins sûr à propos du Grec que du Latin, et je ne sais rien de lArabe ou de lHébreu : est-ce quil y a du « génitif » marqué comme tel dans toutes les langues ? Est-ce que le génitif avec ce double usage est un « universel syntaxique » ? Probablement pas puisquil relève dune syntaxe flexionnelle, « déterminative ». On ne déconstruit que dans un idiome, ou peut-être dans le transfert dun idiome à un autre, et par conséquent le « plus dune langue » est la condition de possibilité et la limite qui simpose à toute déconstruction.

32 Souvenons-nous de lextraordinaire formule préfreudienne de Kant dans les « Paralogismes de la Raison pure » (B 404) : « das Wesen, welches in uns denkt [] Durch dieses Ich, oder Er, oder Es (das Ding), welches denkt ».

33 Gil Anidjar : « Derrida, le Juif, lArabe », in Joseph Cohen, Raphael Zagury-Orly (dir.), Judéités. Questions pour Jacques Derrida, Éditions Galilée, Paris 2003.