Aller au contenu

Classiques Garnier

Du droit à l’enseignement de la philosophie (en Belgique francophone) ?

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2018 – 1, n° 12
    . Politiques de Derrida
  • Auteur : Janvier (Antoine)
  • Résumé : Cet article propose de « performer » les textes de Derrida consacrés à l’enseignement de la philosophie (et rassemblés dans Du droit à la philosophie) dans une situation nouvelle : les débats sur l’introduction pour la première fois d’un cours de philosophie dans l’enseignement primaire et secondaire en Belgique francophone. Il s’agit de montrer par là que les enjeux d’une telle introduction sont non seulement pédagogiques et didactiques mais, plus essentiellement, philosophiques.
  • Pages : 143 à 156
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406082989
  • ISBN : 978-2-406-08298-9
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08298-9.p.0143
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 17/07/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Enseignement de la philosophie, Belgique, Derrida, droit à la philosophie, institution, zététique
143

Du droit à lenseignement
de la philosophie
(en Belgique francophone) ?

Cest, pour nous, aujourdhui que linlassable interrogation de Jacques Derrida dans Du droit à la philosophie est à la fois nécessaire et impossible1. Ou plutôt, cest aujourdhui que nous en avons le plus besoin et que, pourtant, nous sommes dans lincapacité – au moins en fait – de la tenir jusquau bout, cest-à-dire den assumer toutes les conséquences.

Pour nous : ce peut être bien sûr « nos contemporains » en général ; ce peut-être aussi tous ceux quintéressent le signifiant et le titre de « philosophie » et de « philosophes ». Mais cest dabord, en premier lieu, nous qui nous trouvons interpellés par les institutions de la Communauté française de Belgique comme « philosophes », plus exactement comme titulaires dun diplôme de philosophie. Et cest, en tout cas, nous qui sommes membres temporaires ou définitifs, selon les termes en vigueur, dune institution de lenseignement supérieur – université ou haute école – de la Communauté française de Belgique au titre de « philosophes ». Cest quen effet aujourdhui se met en place un enseignement de la philosophie pour les élèves du fondamental (ou du primaire) et du secondaire (aussi bien général, technique, que professionnel), pour la première fois dans lhistoire de lenseignement « public2 » francophone de Belgique. Il aura fallu un imbroglio juridique autour des cours de religion et de morale non confessionnelle3, la relative impréparation 144du projet dintroduire un « cours commun déducation à la citoyenneté » annoncé en début de législature par la majorité politique4, et un intense travail collectif des différents départements de philosophie des universités francophones adossé à une longue tradition de réclamation dun cours de philosophie dans le secondaire, pour que, en juillet 2015, un décret prévoie la création dune « éducation à la philosophie et à la citoyenneté » (EPC) dès la rentrée 2016 dans le primaire et à partir de la rentrée 2017 dans le secondaire5. Cest dans ce cadre que, depuis près de deux ans, nous ne cessons de réclamer quelque chose comme un « droit à la philosophie ».

145

Dans ce livre qui rassemble des textes écrits entre le milieu des années 1970 et la fin des années 19806, Derrida travaille sans surprise à disséminer, sur une modalité aporétique, la polysémie qui court dans et autour de la formule – « du droit à la philosophie ». Jen retiens, pour commencer, une des dimensions qui doit nous intéresser, donc, aujourdhui.

Dun côté, il sagit pour Derrida de mettre à distance lidée dun accès direct et naturel – naturel parce que direct, et direct parce que naturel – à la philosophie. Aller « tout droit » à la philosophie, cest même une attitude typiquement philosophique, censée permettre au philosopher de rejoindre tout droit sa propre essence et destination par-delà, malgré, indépendamment des formes, institutions et pratiques qui le détournent de lui-même en en conditionnant laccès et lexercice par une série de médiations. Mais plus fondamentalement il y a un droit naturel à la philosophie qui va souvent de pair avec lidée moderne de philosophie – même sil est tout aussi fréquent, chez ceux-là même qui le proclament, destimer quil se présente de nombreux obstacles qui, de fait, rendent difficile, voire impossible dy satisfaire pour tous. Plus profondément encore, Derrida repère une forme didéal de droit naturel à la philosophie partagé par la tradition philosophique : un droit naturel de la philosophie à elle-même en quelque sorte, qui sindique derrière « une dénégation traditionnelle dans le discours de linstitution académique7 ». Quelle dénégation ? La dénégation de linstitution comme telle, cest-à-dire des conditions du discours philosophiques, 146cest-à-dire aussi de ses formes socio-historiques de déploiement et daccès, cest-à-dire encore et par conséquent de linégalité daccès à la philosophie qui fait structurellement tort à sa prétention duniversalité. Cette dénégation, écrit Derrida, portée par le discours philosophique, dit en substance ceci :

La philosophie, cest plus et autre chose que ses « supports », ses « appareils ». Et même sa langue ! Quiconque veut philosopher le peut immédiatement et directement. Le plus court chemin, le meilleur chemin vers la philosophie est tout droit, de grands philosophes, dont Descartes, lont dit. La philosophie est la chose du monde la mieux partageable. Personne ne peut en interdire laccès. Celui-ci est inscrit dans la philosophie même. Leffet des institutions peut être de réglementer, voire de limiter ce droit de lextérieur, non de le créer ou de linventer. Ce droit est dabord un doit naturel et non un droit historique ou positif8.

On peut dire que le questionnement de Derrida prend le parti inverse, depuis la thèse ou lhypothèse de ce quil appelle une « hétérofondation » de la philosophie, et semploie à dégager les enjeux, cest-à-dire le type de pouvoir et de violence, comme les limites de cette dénégation portée par le discours philosophique. En particulier, Derrida met en garde contre le risque dune telle dénégation prise au mot :

Si, du point de vue du droit positif, des lois ou de la police, on peut entamer le droit à linstitution philosophique, cette violence ne saurait atteindre un droit naturel à la philosophie : Théophraste, dans son retrait, peut continuer à exercer ce droit, aller droit à la philosophie, sans médiation statutaire, tout seul ou à lintérieur dune communauté []. Une telle communauté naurait pas à se confondre avec celle de la cité ni à recevoir de celle-ci sa légitimité ou son autorisation. Simplement elle resterait hétérogène à la loi publique de la cité, à lÉtat comme à la société civile9.

Cest donc en un sens desservir la cause que de tout lui donner : le droit naturel à la philosophie, trop vite et trop absolument soutenu, risque, sinon de délégitimer, du moins de laisser la voie ouverte à lentame du droit à linstitution philosophique. Nous ne le savons que trop en Belgique : ce topos du discours philosophique nest-il pas, paradoxalement, ou plutôt ironiquement, ce qui soutient lopinion, si partagée en Belgique, selon 147laquelle faire de la philosophie cest donner, argumenter et mettre en débat ses opinions ? Dire autre chose – en faire lobjet dune maîtrise, dun apprentissage, dune reconnaissance institutionnelle – ce ne serait donc pas seulement, en Belgique, retirer le droit à la philosophie à une très grande majorité de citoyens, ce serait aussi leur retirer le droit à lune des modalités privilégiées – au moins dans limaginaire collectif – de lexercice de la citoyenneté, à savoir la construction, la défense ou la fondation, et léchange des opinions. Ce serait, au fond, leur retirer le (ou une partie du) droit au droit davoir des droits10.

On contestera lamalgame grossier entre philosophie et opinion, ou entre philosophie et conviction. Il le faut, et il le faut dautant plus que la Communauté française de Belgique, si elle a été jusquil y a très peu de temps une des dernières communautés politiques en Europe à ne pas organiser denseignement de la philosophie, dispose néanmoins de cours de religion et de morale non confessionnelle « dits “philosophiques” » et reconnus comme pouvant être « engagés ». Il ne sagit pas ici de mener lenquête sur cette appellation reçue (« dits “philosophiques” ») qui ne figure pas dans la loi organisant les cours en question11. On se contentera de constater que le « philosophique » est communément reçu comme le qualificatif dune forme non religieuse de conviction, ou doption de vie et de pensée12 : cest là déjà mettre le ver dans le fruit. En ce sens, grossissant le trait et portant la confusion à son comble, lenseignement belge13 a peut-être in fine permis de clarifier ce qui, ailleurs, na pas à lêtre14. Il 148apparaît en tout cas, à chaque étape de la création de lEPC et du cours qui la décline dans lenseignement officiel, que lidée dun droit naturel à la philosophie ne cesse de faire retour de manière très concrète.

Dabord dans le sentiment largement partagé quun cours de philosophie et de citoyenneté nest pas tout à fait un cours comme les autres, cest-à-dire nest pas tout à fait, ou pas seulement, un cours disciplinaire où lapprentissage dune matière, ou une instruction, est en jeu. En effet, la « citoyenneté » résume tous les fantasmes et toutes les utopies de résolution des conflits et des crises qui traversent la société belge et européenne depuis de nombreuses années. Il semble ainsi aux acteurs du monde politique et pédagogique quune éducation à la philosophie et à la citoyenneté ait un rôle décisif à jouer dans la formation des élèves qui excède très largement lacquisition dun certain nombre de compétences et des savoirs qui en relèvent15. Pour reprendre un partage dailleurs éminemment contestable16, plus que tout autre cours, le cours de philosophie et de citoyenneté assumerait la dimension « éducative » de lenseignement, là où les autres cours prendraient en charge sa dimension « instructive ». À cette surcharge denjeux portés par le signifiant « citoyenneté », il faut ajouter que, moins que tout autre discipline, la philosophie apparaît, en Belgique francophone, comme 149étant adossée à un ensemble de savoirs inscrits dans une tradition et un corpus déterminés, elle qui, par ailleurs, dans son exercice universitaire, y semble toute entière réduite. Rarement la thèse kantienne selon laquelle on napprend pas la philosophie, parce quon ne peut apprendre quà philosopher, naura semblé – à tort, du reste17 – aussi juste. Sans doute une telle coupure entre létude de lhistoire de la philosophie et la pratique du philosopher est-elle favorisée par la logique pédagogique des compétences qui a relativisé ou, en tout cas, décentré le rôle et la 150place des savoirs dans lapprentissage. Le « Rapport de la Commission de Philosophie et dÉpistémologie » présidée en 1988-1989 par Bouveresse et Derrida indique pourtant :

Quoi quon pense de la phrase kantienne selon laquelle on napprend pas la philosophie mais à philosopher, et quelle que soit linterprétation quon en donne, cette formule ne peut servir à justifier la situation actuelle où, à traiter les élèves comme de petits philosophes, on finit par ne plus trouver de philosophie dans leurs travaux. Quon parle dapprendre à philosopher ou dapprendre la philosophie, il sagit toujours dapprendre et on doit donc pouvoir déterminer avec une précision suffisante, comme dans toute autre discipline, les savoirs et les compétences exigibles18.

Il nest donc pas impossible de plaider pour un apprentissage de la discipline philosophique, au même titre que toutes les autres disciplines, dans le cadre dun apprentissage par compétences. Mais la Belgique nayant aucune tradition philosophique scolaire, et peu de tradition philosophique tout court, contrairement à un pays comme la France, cette distinction entre la philosophie et lhistoire de la philosophie dune part, et le philosopher ou la démarche philosophique dautre part, est lévidence même, dans la mesure où elle est soutenue depuis plusieurs dizaines dannées par une division entre « la philosophie » quon enseigne à luniversité, et les cours « dits “philosophiques” », cest-à-dire convictionnels, ces cours où lon est amené à se forger une opinion dans le cadre pluraliste de la démocratie. En ce sens, ce qui guette sans cesse lEPC, cest que la formation à la philosophie et à la citoyenneté soit moins lapprentissage dune discipline – de ses compétences propres et de ses savoirs, savoir-faire et attitudes spécifiques, exercés sur des enjeux de citoyenneté – que la canalisation de la capacité « naturelle » à philosopher dans le canevas des « valeurs » jugées « démocratiques ».

Quil y ait un droit naturel à la philosophie, cest aussi ce qui sous-tend la difficulté à éviter quà peu près tout le monde ne se voie reconnu légitime pour dispenser cet EPC. Là encore, il y a sans doute des contingences matérielles et institutionnelles qui permettent de rendre 151raison des forces à lœuvre pour ouvrir le plus largement possible le spectre des « titres requis », depuis la nécessité dassurer le remplacement dune à deux heures de religion ou de morale par une à deux heures de CPC sans perte demploi, jusquaux différents groupes et personnes se reconnaissant légitimes pour la partie « citoyenneté ». Mais il est clair que louverture dune telle lutte pour les titres tient à la possibilité de considérer que, pour peu que lon sache quelle existe et quon en ait été minimalement informé, tout le monde peut disposer facilement, rapidement, directement de la capacité à philosopher. Lestimation peut varier, entre une formation laissée à lappréciation des enseignants eux-mêmes et de leurs lectures personnelles, et un certificat de 20 ou 30 crédits, en passant par quelques journées de formation. Mais cette variation même indique quil est admis quapprendre la philosophie est en principe plus rapide que tout autre apprentissage, ou plutôt que tout apprentissage dune autre discipline.

On peut sen indigner. On peut déplorer la déconsidération de la philosophie par rapport aux autres matières de lenseignement primaire et secondaire : qui oserait soutenir que lon peut enseigner les mathématiques moyennant un certificat, même pour une période transitoire ? On peut revendiquer haut et fort que la philosophie est irréductible à lexpression dune opinion, quelle relève dune démarche spécifique, constitutive de sa dimension disciplinaire, et quen ce sens, elle sapprend comme nimporte quelle autre discipline19 : la philosophie est bien sous conditions institutionnelles. Mais nous irions à notre tour trop vite à faire purement et simplement la critique de la dénégation des conditions de la philosophie, pour la ramener à ses institutions. Plus exactement, il faut voir dans cette dénégation le symptôme, non seulement, de lignorance partagée de la spécificité de la philosophie, ou du privilège de ceux qui érigent en droit naturel ce quils ont eu la chance ou la malchance, cest selon, dacquérir positivement – laccès à la philosophie, son apprentissage et son exercice –, mais aussi le symptôme, donc, dune puissance dexcès ou de soustraction de la pensée à légard de ses formes particulières de réalisation – historiques, institutionnelles, etc. 152Il y a bien une forme de prétention constitutive de la philosophie, une prétention de droit, en droit,

À remettre en question non seulement tout savoir déterminé (ce que peuvent aussi faire les autres chercheurs dans les autres champs) mais même la valeur de savoir et toute présupposition quant à cela même qui reçoit le nom de philosophie20.

Excès en ce sens donc de la pensée philosophique sur ses formes de réalisation. Au-delà des contraintes qui, de fait, rendent difficile, en Belgique, la pleine reconnaissance institutionnelle de la discipline philosophique, il me semble que la prétention à un tel excès de la philosophie sur elle-même joue un rôle considérable dans cette difficulté, en mettant les philosophes eux-mêmes – les philosophes « de profession » – dans la difficulté dargumenter en faveur de la reconnaissance de leur propre discipline. Tout se passe comme si les arguments étaient soit trop déterminés, soit pas assez : soit quils réduisent la philosophie à sa propre histoire, et à la fréquentation érudite de sa propre histoire, soit quils linscrivent dans lindétermination et la vacuité dexpressions comme « esprit critique », « exercice de la raison », etc. Peut-on sortir de cette oscillation ? Ou, au moins, la déplacer, pour la rendre, dans les luttes qui nous mobilisent aujourdhui, moins inconfortable ?

Plusieurs textes de Du droit à la philosophie insistent sur la nécessité de tenir ensemble le travail théorique et pratique sur les institutions philosophiques, dans la perspective dune défense active ou affirmative de lenseignement de la philosophie, et lexigence induite par cette prétention excessive de la philosophie à légard de ses propres formes, institutions et pratiques. Si celle-ci dérange nécessairement celui-là, ils nen sont pas moins dans un rapport de présupposition réciproque, et donc de contamination quil sagit dassumer et de réfléchir. Cest, pour Derrida, précisément lune des tâches quil sefforce de placer depuis plusieurs années sous le nom de « déconstruction ».

[] la déconstruction [] nappartenait pas simplement aux formes de linstitution philosophique. Ce travail, par définition, ne se limitait pas à un contenu théorique, voire culturel ou idéologique. Il ne procédait pas selon les normes établies dune activité théorique. [] Ce travail, donc, sattaquait à la subordination ontologique ou transcendantale du corps signifiant par rapport à 153lidéalité du signifié transcendantal et à la logique du signe, à lautorité transcendantale du signifié comme du signifiant, donc à ce qui constitue lessence même du philosophique. Il est ainsi dès longtemps nécessaire (cohérent et programmé) que la déconstruction ne se limite pas au contenu conceptuel de la pédagogie philosophique, mais sen prenne à la scène philosophique, à toutes ses normes et formes institutionnelles comme à tout ce qui les rend possibles.

Si elle en était restée, ce quelle na jamais fait quaux yeux de ceux qui tiraient bénéfice de ny rien voir, à une simple déconstitution sémantique ou conceptuelle, la déconstruction naurait formé quune modalité – nouvelle – de lautocritique interne de la philosophie. Elle aurait risqué de reproduire la propriété philosophique, le rapport à soi de la philosophie, léconomie de la mise en question traditionnelle21.

Doù une certaine hésitation nécessaire dans le texte de Derrida : tantôt la philosophie se voit attribuer une forme de privilège, le privilège de cet excès par rapport à ses propres formes ; tantôt, en bonne logique, Derrida est conduit à distinguer « la pensée » de la philosophie ou du philosophique, pour rappeler que « lexpérience de pensée au sujet du philosophique excède ces modes particuliers de la pensée que seraient la philosophie et la science22 ». Cest que

La chose ou le concept « philosophie », à savoir ce que ce mot intitule à un moment donné et dans des discours déterminés, reste toujours inégal à la responsabilité qui, en son nom, porte au-delà de son nom ou des noms disponibles pour lui23.

Ce nest donc paradoxalement quà porter sur le privilège quelle sarroge, et sur les formes historiquement déterminées de cette prétention, quil peut y avoir quelque chose comme de la pensée philosophique. Celle-ci commence lorsquelle sexpose à sa propre mise en question. Non pour, par un tour de vis supplémentaire, se ressaisir et raffermir son identité dans une assurance dun ordre supérieur à légard de sa spécificité – une spécificité qui serait celle de ne pas en avoir, un peu comme lhumain de lanthropologique philosophique moderne. Lexposition dont il est ici question consiste plutôt à affronter, pour la philosophie, le principe de 154sa détermination institutionnelle comme démarche de pensée excessive à légard de toute détermination institutionnelle, irréductible à toute figure déterminée et donc prédéterminée, à travers le miroir déformant des figures déterminées de sa détermination. Il ne sagit pas dune autocritique, mais dune mise à lépreuve de lhistoricité de ses propres formes qui engage lexpérience à la fois constitutive et expropriante24 dune transformation de sa forme actuelle25. Cest en ce sens que Derrida évoque – au sein même dune série de revendications précises en faveur dun enseignement élargi et entièrement revu de la philosophie, du lycée à luniversité, qui souvrirait à la pluralité contingente de ses formes et de ses pratiques – lidée dune sorte de garantie, par lÉtat, dun étrange droit de la philosophie à la pensée26 qui assurerait lirresponsabilité de la philosophie devant lÉtat, au motif de la « responsabilité de la philosophie devant sa propre loi – ou de ce que nous appelions plus haut la pensée », dans ce que à titre de pensée, la philosophie peut toujours rompre son contrat avec sa propre institution27.

Cette position fait forcément sourire, quand on connaît les évolutions récentes de lenseignement, qui, au nom dinjonctions à lautonomie et lactivité (de lélève), a renforcé le poids hiérarchique des différents niveaux institutionnels les uns sur les autres et retiré une bonne part de leur liberté pédagogique aux enseignants, et plus encore, au nom de modèles pédagogiques reçus, de la liberté dapprendre aux élèves. Elle fait aussi sourire en raison de son horizon utopique lui-même, de son idéalisme ou son irréalisme et, en un certain sens, de sa naïveté. Elle 155nest pour autant pas, à mes yeux, stupide, dans la mesure où elle tente de tenir jusquau bout louverture à sa propre contingence constitutive de la prétention de la philosophie à légard delle-même. On peut donc y voir moins une utopie quun constat, ou la prise en compte de quelque chose comme le réel de la philosophie, moins à souhaiter ou à espérer quà assumer. Le droit à la philosophie peut certes être « géré, protégé, facilité par un appareil juridico-politique », mais « il ne peut être assuré, encore moins produit par la voie du droit28 ».

Je dirais, dans des termes qui ne sont pas moins naïfs en un sens : une telle position sefforce dexpliciter et dadosser toute réflexion à lenseignement de la philosophie sur la puissance de déstabilisation et démancipation dont la philosophie a été et, jespère, est porteuse, pour nous qui nous y sommes engagés. Parlant de Sartre, Deleuze disait quil avait été comme un courant dair pur, un grand vent. Parmi ceux qui sont pris par la philosophie, et par ses formes les plus conventionnelles aujourdhui – série non ordonnée : les contrats plus ou moins précaires de recherche doctorale et postdoctorale, le management néolibéral de la recherche, le formatage stylistique et théorique qui commande désormais, peut-être plus que jamais, la rédaction darticles et douvrages dignes dêtre reconnus par les institutions académiques, les formats de réunions scientifiques vraiment scientifiques (reposant par exemple sur le partage entre le commun de la production scientifique en ateliers et les grands pontes qulifiés sans rire de « keynote speakers29 »), etc. –, qui na pas éprouvé cette déprise de soi et de son milieu, ce coup de balai impulsé par ce qui porte le nom de philosophie, et qui porte toujours aussi sur cela même quon appelle « philosophie », rendant à nos yeux la philosophie à la fois absolument évidente et absolument incertaine ? Au moment de se pencher sur les modalités de sa reproduction, il convient de sen souvenir, si jamais on lavait oublié.

Jemploie à dessein ce mot : reproduction. Car sen souvenir, cest aussi travailler sur ceci que cette puissance de déstabilisation, la philosophie en a été porteuse pour nous, et que ce pour nous nest pas un « pour nous autres hommes » : elle la été pour certains, et non pour tous. Cest pourquoi 156Derrida refuse de distinguer entre lappréhension philosophique de la philosophie dans son propre, qui laisserait à la philosophie elle-même le soin de sa propre défense en vertu de ses propres enjeux et de ses propres intérêts, pour ainsi dire purs, dun côté, et dun autre côté quelque chose comme une « philosophie critique de lenseignement30 », et notamment, cest-à-dire pas seulement, de lenseignement philosophique, qui soit aussi un travail de transformation pratique de ses modalités actuelles. Cest bien, a minima, ce que la lecture du travail de Derrida autour des institutions philosophiques nous apprend : on ne peut réclamer et construire un cours de philosophie dans lenseignement primaire et secondaire sans que, dune part, nos formes et pratiques denseignement, et notamment, donc pas seulement, denseignement de la philosophie, et, dautre part, les formes de notre pratique philosophique et dhistoire de la philosophie, ne soient interrogées et pour une part transformées. Sur ces deux points, il reste bien du travail à faire, pour nous, aujourdhui.

Antoine Janvier

Université de Liège (Ulg)

1 Jacques Derrida, Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990.

2 Cest-à-dire de lenseignement subventionné par la Communauté française de Belgique : enseignement officiel organisé et subventionné par la Communauté française, enseignement officiel subventionné par la Communauté française (Communes et Provinces), enseignement libre non-confessionnel et enseignement libre confessionnel subventionnés par la Communauté française.

3 À la suite dun recours en justice déposé par des parents refusant que leur enfant soit contraint par la tutelle administrative de son établissement scolaire de suivre un cours de morale non confessionnelle ou de religion, la Cour constitutionnelle a émis le 12 mars 2015 un Arrêt stipulant notamment que : 1/ si la Constitution belge oblige bien les établissements officiels à organiser un cours de morale non confessionnelle et les cours des religions reconnues par lÉtat, elle noblige pas les élèves dy assister ; 2/ lévolution du cours de morale non-confessionnelle au cours des années 1990 (reconnaissance en 1993 dun certain nombre dassociations de la laïcité organisée, les Centres daction laïque, plus exactement des organisations « qui offrent une assistance morale selon une conception philosophique non confessionnelle », comme organisations du même ordre que celles qui ont en charge les cultes confessionnels reconnus ; requalification en 1994 du cours de morale non confessionnelle en « cours de morale inspiré par lesprit du libre examen » ; reconnaissance en 1994 que, comme les enseignants des cours de religion, les enseignants du cours de morale ne sont pas soumis à limpératif de neutralité en vigueur dans tous les autres cours) empêche de le considérer comme une option résiduelle au sein des cours philosophiques, cest-à-dire une option pouvant être prise tout en garantissant (ce que requiert la jurisprudence de la Cour européenne des droits de lhomme en matière de droit dinstruction) quil ny ait pas contradiction entre les convictions philosophiques propres au cours dune part, et les convictions philosophiques ou religieuses des parents dautre part (voir Arrêt de la Cour constitutionnelle no 34/2015 du 12 mars 2015, en particulier le point B, pages 6 à 13). Cet Arrêt a ouvert la possibilité juridique pour les parents délèves de ne pas inscrire leur enfant à un cours de morale ou de religion, sans demande de dispense qui contraindrait les parents à rendre publique leur éventuelle conviction ou orientation spirituelle. Il fallait donc trouver une solution de substitution pour ces élèves : très vite, dans un contexte par ailleurs marqué par les attentats à Charlie Hebdo de janvier 2015, les débats se sont orientés vers la création dun cours de citoyenneté comme le prévoyait la Déclaration de politique communautaire (voir note 4) qui permettrait doffrir une alternative aux élèves nassistant pas aux cours de morale ou de religion.

4 Fédérer pour réussir : déclaration de politique communautaire, législature 2014-2019, point 1.3, p. 10.

5 Suivant un compromis entre le principe dégalité du droit à linstruction et le principe de liberté denseignement, le décret impose lEPC à tous les réseaux, mais prévoit de le décliner dans le cadre des cours déjà existant au sein de lenseignement libre confessionnel, et dans le cadre dun cours spécifique de philosophie et de citoyenneté au sein de lenseignement officiel et dans lenseignement libre non-confessionnel, en remplacement dune heure de morale ou de religion, et, de manière optionnelle, des deux heures prévues pour lenseignement de la morale ou de la religion.

6 Du droit à la philosophie reprend, après une longue introduction issue du séminaire de Derrida à lÉcole normale supérieure et au Collège international de philosophie en 1984 (voir note p. 9), une série darticles, dentretiens et de documents institutionnels rédigés dans le cadre dune séquence qui souvre avec la constitution du Greph, Groupe de Recherches sur lEnseignement Philosophique en 1974-1975, qui se poursuit avec les fameux États Généraux de la Philosophie et la création du Collège international de Philosophie au début des années 1980 (1983), et qui se ferme avec le travail de la Commission spécialisée de Philosophie et dÉpistémologie dans le cadre des travaux menés en 1988-1989 par la Commission de Réflexion sur les contenus de lenseignement dirigée par Pierre Bourdieu et François Gros. Cette séquence est marquée par la tentative de réforme du lycée, et dans ce cadre de lenseignement de la philosophie au lycée, initiée sous la présidence de Valéry Giscard dEstaing par le ministre de lÉducation nationale René Haby, et par les réactions des communautés et des institutions philosophiques françaises à ce projet de réforme.

7 J. Derrida, « Privilège. Titre justificatif et Remarques introductives », dans Du droit à la philosophie, op. cit., p. 43.

8 Ibid.

9 Ibid., p. 47.

10 Je fais ici allusion à la formule dArendt, the right to have rights, commentée reprise et commentée par Étienne Balibar (« Arendt, le droit aux droits et la désobéissance civique », dans Étienne Balibar, La Proposition de légaliberté, Paris, PUF, 2010, p. 201-227).

11 La loi issue du Pacte scolaire de 1958-1959. On notera en passant que, en 1825, cest-à-dire durant lépoque hollandaise, Guillaume dOrange avait créé un « collège philosophique », attenant à luniversité de Louvain, chargé dassurer linstruction et la formation des « jeunes gens du culte romain, destinés à létat ecclésiastique » (Arrêté royal du 14 juin 1825) avant leur entrée au séminaire. Larrêté précise que « les étudiants du Collège philosophique sont considérés comme étudiants en théologie ».

12 Ainsi la Cour européenne des droits de lhomme parle, à propos du droit à linstruction, du respect par lÉtat du droit des parents à assurer léducation et lenseignement « conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques ».

13 Et avec lui les instances et textes juridiques : la Constitution parle ainsi des « convictions philosophiques non confessionnelles » (voir note 3) ; cest donc quil y a bien des convictions philosophiques confessionnelles.

14 Au printemps 2015, une carte blanche publiée dans le quotidien Le Soir et signée par un nombre important de chercheurs et de professeurs de philosophie duniversité, de haute école, et de philosophes enseignant la morale dans le secondaire, indiquait ainsi quen Belgique, lexigence dun vrai cours de philosophie dans le secondaire est difficile à entendre, « parce que “la philosophie” reste obscure aux yeux de beaucoup. On croit souvent quil sagit dun réservoir doptions spirituelles, au même titre que les religions. On choisirait dêtre platonicien, kantien ou sartrien comme on est musulman, juif, bouddhiste ou chrétien. Rien nest plus faux. La philosophie nest pas affaire dadhésion personnelle. Le geste premier de la philosophie, depuis Socrate et Platon au moins, est très exactement linverse : une rupture avec lopinion, un pas de côté à légard de nos convictions les plus profondes, lintroduction dun écart avec nos habitudes de pensée les plus évidentes. En ce sens, un cours de philosophie permettrait aux élèves de sexercer à la prise de distance à légard deux-mêmes – de leurs cultures, de leurs coutumes, de leurs traditions, de leurs croyances. Cest à partir de ce recul critique que peuvent se construire de véritables engagements citoyens. » (Le Soir, 3 avril 2015)

15 Au point de donner le sentiment, dans les débats publics qui ont précédé la mise en place de lEPC, quune telle éducation était censée résoudre à la fois les problèmes de politesse, dabsence desprit critique, de perte du lien social, de déclin de la démocratie, de radicalisation religieuse, de méconnaissance respective des traditions culturelles et religieuses, etc. Jexagère à peine.

16 Chez ceux-là même quon estime avoir posé et soutenu ce partage, en premier lieu Condorcet. Voir à ce propos Bruno Barthelmé, « Linfluence des Lumières sur la formation de la morale laïque », dans A.C. Husser, B. Barthelmé et N. Piqué (dir.), Aux sources de la morale laïque : héritages croisés, Lyon, ENS Éditions, 2009, p. 15-28.

17 À tort, dans la mesure où il est évident pour Kant que le philosopher sapprend au contact de lhistoire de la philosophie. La formule kantienne se trouve dans lAnnonce du programme des leçons de M. Emmanuel Kant durant le semestre dhiver (1765-1766), tr. M. Fichant, Paris, Vrin, 1973, p. 68. Il est utile de restituer largument densemble dans lequel elle trouve sa place. On y voit que Kant ny défend pas une distinction entre histoire théorique de la philosophie dun côté, et pratique philosophique dun autre côté, que lenjeu nest aucunement de promouvoir le développement dune pensée « personnelle » (ni même, dailleurs, en lespèce, autonome) contre la tradition, et quil nest pas question de considérer que le philosopher serait dune quelconque manière « donné » naturellement aux individus matures, mais quil sagit de faire droit à linachèvement structurel de la philosophie, qui doit conduire à lenvisager comme une recherche, dès lors ouverte : « Létudiant qui sort de lenseignement scolaire était habitué à apprendre. Il pense maintenant quil va apprendre la Philosophie, ce qui est pourtant impossible car il doit désormais apprendre à philosopher. Je vais mexpliquer plus clairement : toutes sciences quon peut apprendre au sens propre peuvent être ramenées à deux genres : les sciences historiques et les sciences mathématiques. Aux premières appartiennent, en dehors de lhistoire proprement dite, la description de la nature, la philologie, le droit positif, etc. Or, dans tout ce qui est historique, lexpérience personnelle ou le témoignage étranger – et dans ce qui est mathématique, lévidence des concepts et la nécessité de la démonstration, constituent quelque chose de donné en fait et qui par conséquent est une possession et na pour ainsi dire quà être assimilé : il est donc possible dans lun et lautre cas dapprendre, cest çà dire dimprimer soit dans la mémoire, soit dans lentendement, ce qui peut nous être exposé comme une discipline déjà achevée. Ainsi, pour pouvoir apprendre aussi la Philosophie, il faudrait dabord quil en existât réellement une. On devrait pouvoir présenter un livre, et dire : “Voyez, voici de la science et des connaissances assurées ; apprenez à le comprendre et à le retenir, bâtissez ensuite là-dessus, et vous serez philosophes” : jusquà quon me montre un tel livre de Philosophie, sur lequel je puisse mappuyer à peu près comme sur Polybe pour exposer un évènement de lhistoire, ou sur Euclide pour expliquer une proposition de Géométrie, quil me soit permis de dire quon abuse de la confiance du public lorsque, au lieu détendre laptitude intellectuelle de la jeunesse qui nous est confiée, et de la former en vue dune connaissance personnelle future, dans sa maturité, on la dupe avec une Philosophie prétendue déjà achevée, qui a été imaginée pour elle par dautres, et dont découle une illusion de science, qui ne vaut comme bon argent quen un certain lieu et parmi certaines gens, mais est partout ailleurs démonétisée. La méthode spécifique de lenseignement en Philosophie est zététique, comme la nommaient quelques Anciens (de dzètein, rechercher), cest-à-dire quelle est une méthode de recherche, et ce ne peut être que dans une raison déjà exercée quelle devient en certains domaines dogmatiques, cest-à-dire dérisoire ».

18 Synthèse du Rapport rédigé par la Commission Philosophie et Épistémologie (composée, outre Bouveresse et Derrida, de Jacques Brunshcwig, Jean Dhombres, Catherine Malabou et Jean-Jacques Rosat) de la Commission de Réflexion sur les contenus de lenseignement (présidée par Pierre Bourdieu et François Gros), et remis au ministère de lÉducation nationale au mois de juin 1989, repris dans Du droit à la philosophie, op. cit., p. 634.

19 Cest ce quaffirme, du reste, lintroduction du Référentiel de compétences terminales pour lEPC : « La philosophie est une discipline à part entière pour laquelle les enfants possèdent des dispositions mais dont ils ne peuvent acquérir les compétences spécifiques que grâce à un enseignement ».

20 J. Derrida, Du droit à la philosophie, op. cit., p. 33.

21 « Où commence et comment finit un corps enseignant », texte publié une première fois en 1976 dans un volume intitulé Politiques de la philosophie (qui rassemble des textes de Michel Serres, François Châtelet, Michel Foucault et Jean-François Lyotard) et repris dans Derrida, Du droit à la philosophie, op. cit., p. 118.

22 J. Derrida, Du droit à la philosophie, op. cit., p. 38.

23 Ibid., p. 36.

24 « Ce quon a appelé la “déconstruction”, cest aussi lexposition de cette identité institutionnelle de la discipline philosophique : ce quelle a dirréductible doit être exposé comme tel, cest-à-dire montré, gardé, revendiqué, mais dans cela même qui lœuvre et lexproprie [] » (Ibid., p. 22).

25 Cétait le projet du Greph (au niveau de lenseignement primaire et secondaire), Groupe de recherche sur lenseignement de la philosophie, créé dans la foulée de la Réforme Haby en 1974, et du Collège international de philosophie (au niveau de la recherche et de lenseignement supérieur), fondé en 1983. On trouve un certain nombre de documents concernant le Greph et le Collège dans Du droit à la philosophie. Le dossier a été repris et actualisé magistralement par Sébastien Charbonnier dans Que peut la philosophie ?, Paris, Seuil, 2013.

26 LÉtat une fois tenu dassurer les conditions techniques, matérielles, professionnelles, institutionnelles, etc. dun droit à la philosophie, aucun contrat ne lierait la philosophie elle-même et ninstituerait celle-ci en partenaire réciproque et responsable de lÉtat (J. Derrida, Du droit à la philosophie, op. cit., p. 69).

27 Ibid., p. 69.

28 Ibid., p. 70.

29 Comment faudra-t-il par conséquent considérer les autres ? Cest peu dire que, à beaucoup dentre nous, ces pratiques font honte. Encore faut-il que la honte ne tourne pas en démission ou en culpabilité, mais en transformation active de soi et de son milieu.

30 Voir J. Derrida, Du droit à la philosophie, op. cit., p. 44-45, note 1.